Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
Le refuge où nous emmena Yerris était, de fait, presque invisible pour qui ne savait pas où il se trouvait. Il s’agissait d’une cavité rocheuse située derrière l’un des innombrables immeubles du Labyrinthe. Il avait deux orifices. L’un, « la cheminée », était un simple trou dans la roche de peut-être un empan de large. L’autre était « la porte », qui était en réalité une étroite ouverture au fond d’une impasse particulièrement perdue où les résidents du voisinage jetaient toutes leurs ordures et vieux ustensiles inutilisables. La Taupe et la Devineresse avaient tenté de mettre un peu d’ordre dans ce fatras et ils avaient mis une caisse en bois à l’entrée pour dissuader les rats d’entrer, mais il était impossible d’échapper à l’odeur.
J’appelai notre refuge la Grotte, car, par sa petite taille et son aspect, elle me rappelait la grotte de mon maître nakrus. Bon, ce n’était pas exactement pareil. Il n’y avait pas de coffre, ni de lanterne, ni de paillasse non plus, et la première nuit que je passai là, serré entre Manras et Yerris, me fit souhaiter être comme mon maître nakrus. Lui, il n’avait pas besoin de dormir, les odeurs ne lui donnaient pas de haut-le-cœur, et ses muscles ne s’ankylosaient pas. Mais, bon, comme il aurait dit, la vie d’un nakrus avait aussi ses inconvénients.
Nous passâmes huit jours à jouer au chat et à la souris avec les Ojisaires. Chaque fois que nous sortions de la Grotte, nous avions l’air de paranoïaques. Nous faisions des détours exagérés, nous sortions toujours en groupe d’au moins trois personnes et nous évitions de passer par les places du quartier des Chats. En fait, nous ne croisâmes aucun Ojisaire. Et pourtant, Yerris et Slaryn rôdèrent dans tout le quartier à la recherche de nos compagnons du puits. Ils trouvèrent Syrdio et Nat le Voltigeur : tous deux étaient revenus avec la bande du Vif. Ils trouvèrent aussi la Venins et Damba, un autre garçon. Mais ce fut tout. Il en manquait vingt. Je comprenais l’inquiétude du Chat Noir et de la Solitaire : si l’un d’eux avait échappé aux Ojisaires et ressentait les effets du manque de sokwata, qui sait s’il serait même capable de se déplacer pour se rendre à nos exploiteurs ? Yerris assurait que les effets étaient… très désagréables. Je me souvenais bien de l’image du Prêtre à propos des Esprits du Mal qui entraient dans le corps pour tout déchirer. Je n’avais aucune envie de le vérifier. Yerris nous avait dit très clairement de revenir au refuge immédiatement, dès que nous sentirions que les yeux nous brûlaient ou quoi que ce soit d’anormal. Il ne nous avait pas dit où il gardait la sokwata, et je dois dire que je n’insistai pas pour le savoir, pas après le regard pénétrant qu’il me jeta, assurant qu’il valait mieux que nous ne sachions rien.
Pas un jour ne s’écoula sans que je n’aille rendre visite à Rogan à l’hôpital pour l’aider à guérir avec mes sortilèges. Je le trouvais chaque fois endormi, excepté le huitième jour où il cligna des paupières et me regarda avec des yeux qui semblaient être totalement dans un autre monde. Je lui dis « ayô », plein d’espoir, mais il ne me répondit pas et, après l’avoir vu de nouveau fermer les yeux, je lui laissai un papier dans la paume de la main. Je l’avais découpé dans un journal, ce même après-midi. Il s’agissait d’une jolie gravure de la Roche vue depuis Menshaldra.
Je me levai.
— « En avant, shours, » dis-je à Manras et à Dil.
Nous sortîmes de l’hôpital et prîmes joyeusement la direction des Chats. Le temps que nous rentrions, la nuit tombait déjà. Malgré les plaintes de Manras, nous prîmes le chemin le plus long pour passer le plus loin possible du territoire ojisaire et nous rejoignîmes la rivière Timide qui prenait sa source dans la Roche, avant d’entrer dans le Labyrinthe par l’est. Certaines des ruelles que nous empruntâmes étaient pleines de gens de toutes tailles et couleurs ; d’autres étaient désertes. Après avoir escaladé des escaliers étroits et traversé un petit pont de bois, nous arrivâmes enfin à l’impasse… ou plutôt au Couloir de la Puanteur, comme l’appelait Manras. Le nez froncé, nous passâmes par le petit corridor aussi vite que nous pûmes. Si j’avais osé ouvrir grand la bouche, j’aurais lancé un « ayô, ayô ! » en entrant, mais je ne dis rien, parce qu’en plus, Yerris disait que moins les voisins nous entendaient, mieux c’était et que, sinon, ils seraient bien capables de nous expulser. À peine entré dans la Grotte, j’entendis un gémissement et je plissai les yeux dans l’obscurité.
— « Guel ? » fit Manras.
C’était la Devineresse. Elle était allongée dans un coin, tremblante. La Taupe, recroquevillé non loin, dit d’une voix faible et sombre :
— « Elle va très mal. Et moi… j’vais pas beaucoup mieux. Je crois que c’est à cause de cette… sokwata. On est là depuis des heures. Sla et le Chat Noir ne viennent pas. Ils ne viennent pas, » répéta-t-il. La tension vibrait dans sa voix, comme s’il essayait d’étouffer la douleur.
Mon humeur s’assombrit d’un coup, et je m’accroupis à côté de lui, en demandant :
— « Ça fait très mal ? »
La Taupe ne répondit pas. Il se contenta de s’allonger et de pousser un long soupir saccadé. Le silence était chargé d’attente et d’inquiétude. Je ne sais combien de temps s’écoula avant que Manras ne murmure :
— « J’ai les yeux qui brûlent, Débrouillard. »
Je déglutis et avouai :
— « Moi aussi. »
Et c’était vrai. Mes yeux me brûlaient comme si la Froide s’était emparée de moi, et je sentais des élancements un peu partout dans le corps. La sensation s’intensifia au fur et à mesure que le temps passait. La Devineresse ne faisait plus de bruit : elle semblait s’être évanouie. La Taupe, par contre, répétait entre ses dents :
— « Il faut qu’on sorte. Sla ne viendra pas. Il faut qu’on sorte… »
Partir, d’accord, mais pour aller où ? La seule solution était d’aller voir les Ojisaires, et ceux-ci se trouvaient de l’autre côté du Labyrinthe, à peut-être une demi-heure ou plus, vu notre état. Non, me dis-je. Le Chat Noir reviendrait. Il reviendrait et il nous apporterait de la sokwata. Maudit soit-il s’il ne le faisait pas…
La chute en enfer, graduelle au début, se précipita. La douleur passa d’être supportable à être un véritable supplice. Alors je pensai aux paroles de Rogan et je crus réellement que les Esprits du Mal s’étaient déchaînés à l’intérieur de moi. Puis je pensai à Rogan et, m’imaginant qu’il souffrait la même chose que nous, je trouvai les forces suffisantes pour me traîner vers la sortie et bredouiller à la nuit silencieuse :
— « Aidez-nous… aidez-nous… »
Je ne sais pas combien de temps je répétai la même chose jusqu’au moment où, n’en pouvant plus et voyant venir la mort, je relativisai et me dis que les Ojisaires nous faisaient peut-être pêcher des perles, mais au moins ils nous donnaient de la sokwata. Une vie de mineur prisonnier valait mieux que la mort. Je n’avais qu’à me lever, mettre sur pied mes camaros, sortir et mettre un pied devant l’autre jusqu’à… jusqu’à ceux qui nous avaient laissés dans cet état. Si, en cet instant, Slaryn n’était pas apparue dans l’impasse, je crois bien que j’aurais fini par me décider, mais la voix de la Daguenoire me rendit espoir. Je sentis une main me secouer.
— « Débrouillard ! Bouffres, vous êtes tous… ? Pousse-toi, laisse-moi passer. »
Elle m’écarta plus que je ne m’écartai. De toute manière, Sla alla juste vérifier que nous étions tous dedans et elle fit :
— « Où diables est Yerris ? »
Ceci arracha d’un coup mon espoir. Comment ? Slaryn ne savait pas où était le Chat Noir ?
— « Aide-nous, » balbutiai-je. « Sokwata. Sla… le Prêtre… »
— « Diables, ne demande pas à te confesser, t’es pas encore en train de mourir. Je vais vous apporter la sokwata. Vous affolez pas. Yerris dit que, la fois d’avant, il est resté deux jours sans en prendre et il a survécu. Je serai pas longue. »
Elle mit une éternité à revenir. Bon, sur le moment, je ne fus pas réellement conscient de son retour ; en fait, je ne me rendais pas compte de grand-chose à part que je souffrais. Je sais seulement que j’avais trouvé un petit bâton près de l’entrée et que je le mordais férocement. Des mains saisirent le bâton et tentèrent de me l’enlever de la bouche. Elles y parvinrent, me firent avaler quelque chose et, d’un coup, je sentis une vague d’énergie m’envahir, comme si, soudain, mon corps se rappelait comment il devait fonctionner. La douleur s’évanouit petit à petit, mes yeux cessèrent de brûler et, mon esprit commença à raisonner de nouveau. J’entendis les respirations sifflantes de mes compagnons, je clignai des yeux face à la lumière harmonique que soutenait Sla et je vis à côté d’elle le Chat Noir.
— « Yerris, » haletai-je. Mes mains tremblaient de peur, mais tout semblait être redevenu normal à présent.
— « Esprits et démons, » murmura Yerris. Il semblait encore plus épuisé que nous. « Désolé, shours. J’ai fait l’idiot. »
Je fronçai les sourcils, sans très bien comprendre ses paroles, et je tournai la tête pour m’assurer que Manras et Dil étaient rétablis maintenant. Tous deux avaient l’air aussi effrayés que moi. C’est que… ce que nous venions de vivre était un vrai cauchemar. Sla défit la lumière harmonique et, curieusement, nous ne nous retrouvâmes pas dans le noir : dehors, l’aube se levait déjà.
— « C’était pas ta faute, Yerris, » dit finalement Sla.
— « Si, c’est ma faute, » grogna Yerris. « J’aurais dû le prévoir. Je sais comment sont ces gwaks. Ils attaquent avant qu’on les attaque. Et ils sont incapables de faire confiance à quelqu’un. Ce sont des diables. »
— « N’importe quoi, » dit Slaryn avec calme. « Toi, t’aurais fait la même chose à leur place. »
Yerris ne répliqua pas et, de plus en plus perplexe, je m’enquis :
— « De quoi vous parlez ? »
Yerris était inhabituellement irrité. Il répondit dans un feulement sourd :
— « De cet isturbié de gwak. Syrdio. Et le Voltigeur. Hier soir, l’un d’eux a fait semblant d’être malade. Je l’ai cru et je suis allé leur chercher de la sokwata. J’ai été idiot. Ils m’ont suivi et… »
Il se tut, et je pâlis en devinant.
— « Ils t’ont volé la sokwata. »
— « T’as rond, » soupira Yerris, altéré. « Tout rond. Et maintenant, va savoir où ils l’ont mise. »
Je secouai la tête, confus.
— « Mais alors… comment est-ce que tu nous as donné de la sokwata, à nous ? »
Yerris inspira, et Slaryn répondit :
— « Syrdio la lui a donnée. »
— « Disons plutôt qu’il me l’a vendue, » rectifia Yerris entre ses dents. « Bouffres, comme je serais content de tordre le cou de ce fichu gredin de baise-clous. Si je le tenais devant moi… Gaaah… Maudits gwaks ! »
Comme s’il n’en était pas un, pensai-je. Cela m’arracha presque un sourire, mais je me rembrunis aussitôt rien que de penser que Syrdio était maintenant en possession de la sokwata. Comme Yerris continuait à lancer des imprécations, je l’interrompis, hésitant :
— « Mais, Yerris… qu’est-ce que tu lui as donné en échange ? De l’argent ? »
La faible lumière et mes yeux de sokwata me permirent de voir la grimace du Chat Noir.
— « De l’argent, » confirma-t-il. « Jusqu’à ce qu’il se rende compte que l’argent qu’on lui donne n’en vaut pas la peine. Ce jour-là, il arrêtera de nous donner de la sokwata pour pouvoir vivre quelques années au prix de notre vie. Je n’ai aucun espoir que cette ordure soit capable de partager du temps de vie. Il est pire qu’un isturbié. C’est un assassin… »
— « Ça suffit, Yerris, » le coupa Slaryn. « Arrête maintenant. Nous parviendrons à un accord. Soyons logiques : ce n’est pas dans leur intérêt d’avoir sept, que dis-je, neuf ennemis. »
— « Sept, » répliqua le Chat Noir. « La Venins et Damba se sont unis à la bande du Vif. On est sept contre une quinzaine de gwaks, presque tous d’entre douze et quinze ans. Bouah, j’ai dit sept ? Tu peux enlever Manras et Dil. Ça fait cinq. Et, toi-même, tu m’as dit que la Taupe n’a jamais donné un coup de poing de sa vie… »
— « Tiens ta langue, » grogna Slaryn. « C’est pas ce que j’ai dit. La Taupe sait se défendre, pas vrai ? »
— « Oui, bien sûr, il se défend en prenant ses jambes à son cou, haha ! » se moqua Yerris. Slaryn lui donna une bourrade, exaspérée. Contrairement à la Solitaire et à moi, le Chat Noir ne remarqua pas l’expression honteuse de la Taupe ; il faut dire que Yerris était peut-être un bon chat, mais le tact n’était vraiment pas son fort, c’est le moins qu’on puisse dire.
Je roulai les yeux et observai :
— « Eh ben, peut-être que c’est ça, la solution : on leur rend la monnaie de leur pièce, on fauche la sokwata, on part en courant et on rentre chez nous avec la sokwata. »
— « Avant, il faudrait qu’on sache où ils la cachent, » dit Slaryn. « Et après, faudrait pas que le Vif donne un coup de main à Syrdio pour nous tomber dessus le lendemain. »
La Taupe hasarda :
— « Mais peut-être que si on leur en laissait la moitié… »
— « Peut-être qu’ils se calmeraient pendant un moment, » concéda Slaryn. « Mais seulement pendant un moment. »
Il y eut un silence. Alors la Devineresse intervint :
— « Chat Noir. Combien d’argent ils t’ont demandé ? »
Yerris toussa, embarrassé.
— « Eh ben… il dit que la dose est à un doré. Alors, la prochaine fois… il a dit qu’on devrait lui en apporter deux chacun. »
Conclusion : Yerris n’avait pas pu payer et s’était engagé pour nous tous. Il y eut un silence tandis que nous assimilions la nouvelle. Un doré par semaine, c’était faisable si nous nous y employions. Mais ce n’en était pas moins une escroquerie.
— « Il faut absolument qu’on fasse sortir cet alchimiste, » laissa échapper Slaryn.
Nous acquiesçâmes silencieusement. Cependant, l’idée était très belle, mais la mettre en pratique, c’était suicidaire. Et en plus, si nous laissions les Ojisaires sans alchimiste, nos compagnons qui avaient été ramenés au Puits allaient nous maudire jusqu’à leurs derniers souffles.
Après un autre long silence, je me rendis compte que, malgré la sokwata, la nuit blanche nous avait tous laissés exténués et, finalement, repoussant les préoccupations à plus tard, j’imitai mes camaros, revins m’allonger et bâillai… avant de me redresser d’un coup et de m’écrier :
— « Bonne mère des ancêtres ! Rogan ! Rogan n’a pas de sokwata ! »
Je me levai si rapidement que je heurtai une partie du plafond plus bas, et le coup fut si violent que je vis trente-six chandelles.
— « Tonnerre, shour ! Va doucement, » souffla Yerris en me prenant par le bras. « Il manquerait plus que tu t’esquintes tout seul. »
Après avoir souffert comme un damné durant toute la nuit, il était surprenant de voir comme un simple coup m’arracha un véritable flot de larmes, mais celles-ci n’étaient pas seulement dues à la douleur.
— « Yerris ! Il faut que tu m’aides, je dois apporter de la sokwata à Rogan. Dis-moi où est ce scafougné, je vais lui tailler les oreilles s’il me donne pas de sokwata. Dis-moi où il est ! »
Yerris soupira et acquiesça.
— « Reste ici, Débrouillard. Je reviens tout de suite. »
Je refusai catégoriquement et sortis avec lui en me tenant la tête. Je m’étais même fait une blessure, constatai-je. Mes mains avaient du sang.
— « Bouffres. Quelle bavosserie, » croassai-je, en essayant de ravaler mes larmes.
Au bout de l’impasse, le Chat Noir s’arrêta pour jeter un coup d’œil à ma blessure, il grimaça et dit seulement un :
— « Bouffres. »
Il prit une direction et je le suivis du mieux que je pus. Chaque pas résonnait dans ma tête. Bien que le Labyrinthe commence à être un terrain connu pour moi, je me perdis un peu avec tant de ruelles, surtout que je n’étais pas en état de trop faire attention où nous allions. Le ciel s’éclaircissait et, quoiqu’il soit encore très tôt, il y avait déjà des ouvriers qui prenaient le chemin des fabriques ; néanmoins, l’atmosphère était encore silencieuse et endormie. Nous arrivâmes enfin à une impasse un peu plus large où des gwaks dormaient comme des bienheureux. Le Vif, cependant, était réveillé et assis sur un tonneau, limant ses ongles avec un poignard. En nous voyant approcher, l’elfe roux ne bougea pas, mais il ne nous quitta pas des yeux. Quand nous fûmes à quelques mètres, il fit calmement :
— « Encore toi, Chat Noir ? Ayô, Débrouillard. »
J’avais essayé de nettoyer mes joues autant que possible, mais ma voix me sembla un peu tremblante quand je dis :
— « Ayô. »
Le kap de la bande pencha la tête de côté, son regard alternant entre nous deux, tandis que Yerris déclarait :
— « Faut que je parle à Syrdio. »
— « Si c’est pour parler affaires, c’est avec moi que ça se passe, » avertit le Vif. Et il descendit enfin du tonneau, glissant le poignard dans sa manche avec une habileté manifeste. « Il s’agit de la sokwata ? »
— « C’est pour le Prêtre, » expliquai-je. Je me raclai la gorge pour donner un peu plus de fermeté à ma voix : « Il est à l’hôpital et, tout de suite, il est peut-être en train de souffrir un enfer. Je dois aller le sauver. »
Le Vif acquiesça, l’air compréhensif.
— « Je vois. Tu veux que je t’aide, hein ? Mais, diables, qu’est-ce qui t’est arrivé à la tête ? C’est pas toi qui l’as bastonné, isturbié ? »
— « Isturbié toi-même, » grogna le Chat Noir. « Le gwak s’est cogné tout seul ; moi, je frappe pas mes compères. Écoute, je voulais juste te dire une chose, Vif : tu te crois très malin maintenant que tu profites de nous comme l’ont fait les Ojisaires, mais ça ne durera pas. On libèrera l’alchimiste. Et votre sokwata, on n’en aura rien à faire. Et tes amis sokwatas, je les ferai payer, tu m’entends ? Je les ferai payer très cher. »
Son hostilité me choqua et m’effraya en même temps, parce que s’en prendre au Vif de cette façon et dans son propre refuge, ce n’était pas spécialement prudent. Le kap prit un air théâtralement impressionné.
— « Tu as l’esprit vengeur. Écoute, moi, je protège mes compères, c’est tout. Toi, tu voulais pas leur dire où était la sokwata. Je comprends qu’eux, maintenant, ils te le disent pas. Parce que, eux aussi, ils sont rancuniers. » Il jeta un regard à sa bande. Plusieurs s’étaient réveillés et levés, sans approcher. Il reprit : « Il se trouve qu’il me reste une dose ici, dans ma poche. Et je vais la donner à mon doublet gratis. Parce que ch’suis un gwak charitable. » Il mit la main gauche dans sa poche et me tendit une petite pastille noire. Je l’observai avec curiosité et, alors que j’allais la prendre, le Vif l’écarta légèrement en ajoutant : « Toutes les doses pour toi et le Prêtre, tu pourrais aussi les avoir gratis… à une condition. »
Je fronçai les sourcils.
— « Quelle condition ? »
Le Vif jeta un regard en biais au Chat Noir avant de passer un bras sur mes épaules et de m’éloigner un peu en disant tout bas :
— « J’ai pas oublié que je t’ai appris pas mal de trucs pour chaparder, cet hiver, et je sais que tu te débrouillais bien, tu te rappelles ? »
Comme acquiescer me donnait mal à la tête, je répondis par un :
— « Naturel. »
Il sourit.
— « Naturel, » répéta-t-il. « Et comme j’ai appris que t’es un Daguenoire… Bon, comme t’es encore qu’un gosse, je te demanderai pas de chouraver la Couronne des Déchus, mais je veux te proposer un accord. Tu entres dans ma bande et tu me donnes la moitié de ce que tu gagnes. En échange, comme je te dis, deux rations de sokwata gratis et aussi un bon refuge où dormir et pas… le dépotoir où le Chat Noir vous a installés. » Il sourit, moqueur. « Qu’est-ce que t’en dis ? »
L’offre était très tentante. Mon regard glissa subrepticement vers les poches du Vif, si proches. Y gardait-il plus de pastilles de sokwata ? Je tournai de nouveau les yeux vers le visage couvert de cicatrices de l’elfe et j’hésitai, tentant de comprendre, malgré ma tête douloureuse et ma fatigue, tout ce que me proposait mon doublet. En d’autres mots, il me disait : rejoins ma bande, compère, et associons-nous. Et cela signifiait aussi un : coupe les liens avec le Chat Noir et la Solitaire et envoie-les chasser les nuages. Je secouai la tête et dis :
— « Ch’peux pas. Yerris est mon ami. »
Le Vif arqua un sourcil.
— « Quel rapport ? »
Je vacillai.
— « Eh ben… ch’peux pas le laisser. »
Mon doublet prit un air sceptique.
— « Ça serait pas plutôt que t’as la trouille de gagner ta vie en voltigeant ? »
Je lui renvoyai un air têtu.
— « Ch’t’en ficherai, c’est pas ça. Les grippe-clous, j’leur fais les poches sans ciller. Non, c’est plutôt que… » Je haussai les épaules et, comme j’avais toute son attention, j’en profitai. « J’ai une autre proposition. Une meilleure. Tu me donnes la sokwata gratis. Quatre rations. Pour moi, le Prêtre et mes camaros des journaux. Et, en échange, je m’associe, mais seulement de jour, et ch’te jure que t’y gagneras davantage. Mais tu dis pas un mot au Chat Noir ou à la Solitaire, ça court ? »
Le Vif me regardait maintenant, la mine pensive.
— « Pour le moment, ça me va. Ça court. Si le Chat Noir l’apprend, ce sera pas par moi. Mais je crois qu’il soupçonne déjà qu’on est arrivés à un accord, doublet. Aujourd’hui, je te donne ta journée à cause de ta tête. Mais, demain, on se voit sur l’Esplanade, près de la manticore, à onze heures. Sois pas en retard. »
Il m’ébouriffa les cheveux et je poussai un « aïe » de douleur. Je m’éloignai rapidement avec le Chat Noir sous les regards indifférents, curieux ou moqueurs des compères du Vif. Nous marchâmes dans les ruelles étroites, en silence. Moi, avec mon mal de tête, je n’étais pas d’humeur à parler. Au bout d’un moment, Yerris fit :
— « Tu t’en vas avec lui, pas vrai ? »
Dans sa voix, je perçus une pointe de déception. Je roulai les yeux.
— « Bouffres non. On a juste parlé, c’est tout. »
Le Chat Noir me regarda du coin de l’œil, mal à l’aise, et je me sentis mal à l’aise à mon tour. Mais je ne me voyais pas du tout en train de lui dire : écoute, Yerris, t’inquiète pas, maintenant je vais m’associer avec le Vif, mais juste un peu, je sais que tu ne l’aimes pas, mais, réfléchis, c’est lui qui a la sokwata maintenant, ce n’est pas le moment de se brouiller avec lui, hein ? Je soupirai et réaffirmai mon opinion : mon accord était un accord de survie, pas une trahison.
Quand nous laissâmes derrière nous le quartier des Chats, le Chat Noir me dit au revoir en déclarant :
— « Je vais voir si je trouve… d’autres compagnons du puits. Je suis sûr qu’il y en a d’autres ici dehors. Ayô, shour. »
Je perçus nettement son ton un peu sec, mais je n’y accordai pas beaucoup d’importance. Durant le trajet jusqu’à l’hôpital de la Passiflore, je ne pensai qu’à ma fatigue et à ma tête. À mi-chemin, je me rendis compte que j’avais oublié ma casquette dans la Grotte. En passant par l’Esplanade et en croisant le regard froncé d’un mouche, je vis mes mains couvertes de sang et, craignant d’attirer l’attention, je m’empressai de les laver dans une fontaine et de passer de l’eau sur ma blessure. Quand j’arrivai à l’hôpital, le jour s’était complètement levé et le soleil illuminait toute la partie basse d’Estergat. Je traversai la salle principale, saluai le kadaelfe, qui travaillait comme secrétaire ce matin-là, et passai directement à la grande salle où se trouvait Rogan. La scène que je vis me fit blêmir. Deux infirmiers étaient près du lit du Prêtre, essayant de le calmer. Rogan délirait, poussait des cris inarticulés et d’autres que je compris très clairement.
— « Confession, confession, je veux mourir ! » disait-il.
Je me précipitai vers le lit et, en me voyant, il sembla s’apaiser un peu. Il croassa sur un ton déchirant :
— « Débrouillard, tue-moi, pour l’amour de tes ancêtres, tue-moi… »
Le voyant plus calme, un des infirmiers s’éloigna et, je profitai d’un instant où l’autre tournait la tête, pour mettre la pastille de sokwata dans la bouche de Rogan.
— « Avale, Prêtre, avale, » lui murmurai-je.
Je lui pris la main et vis comme, petit à petit, son visage se détendait, ses yeux se faisaient moins brillants et, alors, ses lèvres bougèrent. Il balbutia :
— « Es-Esprits. »
Il le dit avec si peu de force et expira si longuement que je crus qu’il venait de rendre son dernier souffle et je me traitai de tous les noms parce que je n’avais pas insisté pour que le Chat Noir me donne au moins une dose de sokwata à l’avance pour le Prêtre. Qui sait si sa crise, ajoutée à sa blessure au flanc, n’avait pas été trop pour un seul corps. Mais le Prêtre était résistant et, lorsqu’en posant ma tête sur sa poitrine, j’entendis les battements de son cœur, le soulagement m’empêcha de protester quand l’infirmier me pria de m’en aller car ils allaient changer le bandage de mon ami. Ils ne voulaient pas que je reste voir, aussi je m’éloignai, non sans m’assurer avant, une deuxième fois, que le Prêtre dormait maintenant profondément. Je n’allai pas très loin. Je sortis de l’hôpital, je traînai les pieds à travers le parc et, comme je n’eus pas le courage de faire une si longue marche pour rentrer à la Grotte, je grimpai à un arbre au tronc court et aux branches épaisses, me recroquevillai en faisant attention à poser doucement ma tête entre mes bras et fermai enfin les yeux, respirant paisiblement. Ainsi, bercé par les rumeurs de la ville, le chant des oiseaux et la douce brise d’été, je sombrai dans un long sommeil. Et je rêvai d’un enfant nécromancien, sauvage et innocent, ignorant et heureux qui, de retour dans la vallée, escaladait les troncs de ses amis les arbres et chantait en riant : karilon lu, karilon lu, Été, sois le bienvenu, moi, je chante et te salue, karilon lu, karilon lu…