Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
Avec l’agilité du vétéran, Nat le Voltigeur me lança le portefeuille, je l’attrapai et le lançai à Damba. Celui-ci le fit disparaître sous sa chemise, réalisa un geste pour dire « je rentre à la maison » et, en un paix-et-vertu, il se fondit dans la foule de l’Esplanade. Après avoir jeté un regard attentif alentour, le Voltigeur s’approcha de moi avec un de ses sourires de loup.
— « On se fait un double, compère ? »
Faire un double signifiait, dans notre jargon, voler quelque chose de valeur qui nous permette de passer le jour suivant sans travailler et même peut-être plus longtemps. La semaine précédente, nous avions raflé une théière en porcelaine dans un magasin. Et la semaine d’avant, je m’étais emparé d’une montre de poche, je l’avais vendue pour deux siatos à Yarras, le ruffian de la Blanche, et j’avais invité mes camaros, la Taupe et la Devineresse à manger chaud dans une taverne de Tarmil. Je savais que Yerris l’avait appris, mais il s’était contenté de me jeter un regard inquiet et il m’avait dit : fais attention, shour. Lui qui disait auparavant que seul le jugement des Daguenoires l’empêchait de se faire voleur à la tire… il ne pouvait pas me donner beaucoup de leçons. Surtout qu’à mon avis, il était beaucoup plus imprudent de voler quelque chose à Korther qu’à un grippe-clous huppé et distrait en pleine rue.
Le Voltigeur me regardait, interrogateur. Je passai mes mains derrière la tête, bâillai et acquiesçai.
— « Ça court. »
Nous nous éloignâmes ensemble jusqu’au perron du Capitole. Je grimpai quelques marches et scrutai la place à la recherche de Manras et Dil. Je les avais laissés avec les journaux, près du commissariat central, et il me sembla les apercevoir. Cinq heures de l’après-midi venaient de sonner et l’endroit était plus peuplé qu’un jour de fête. C’est qu’en réalité, ça l’était presque, puisque, cette nuit même, commençaient les fêtes de la mi-Puits, pendant lesquelles les rues se couvriraient de guirlandes de fleurs en l’honneur des ancêtres, leurs esprits et allez savoir quoi d’autre. Le regard posé sur l’Esplanade et la houle de chapeaux, je lançai une imprécation et dis :
— « Voltigeur ! Tu te rappelles ce gredin qui a presque failli m’ouvrir la tête avec son bâton ? »
— « Celui de la semaine dernière ? »
— « Celui-là, oui. Je crois que je viens de le voir. Ah, le maudit gredin… Tu sais pourquoi il s’en est pris à moi ? »
Mon associé s’esclaffa.
— « Naturel que je sais ! Tu l’as traité de radin parce qu’il te donnait pas un clou. Et il t’a flanqué une bonne volée. J’ai eu le temps de lui chiper son portefeuille et même son mouchoir ! »
Il riait en s’en souvenant et, moi, je grimaçai. Le bras où j’avais reçu le premier coup de bâton me faisait encore un peu mal. Une chance qu’il ne m’ait pas tapé sur la tête, car ma blessure d’il y a trois semaines était tout juste guérie. Je soupirai et m’appuyai sur la balustrade, en disant :
— « Mais t’as pas entendu ce qu’il m’a dit avant de me lâcher. Tu sais ce qu’il m’a dit ? »
Le Voltigeur roula les yeux et hasarda :
— « Chenapan, voyou, tique, vaurien parasite ? »
J’esquissai un sourire.
— « À part ça. Il m’a lu mon avenir, ch’te jure, il m’a dit : misérable, tu finiras à l’Œillet un de ces jours, mais j’espère que tu crèveras avant et que tu seras dévoré par les rats… ! Et d’autres choses du genre. De toutes les malédictions que j’ai reçues jusqu’à aujourd’hui, ce maudit isturbié a remporté la palme. Ch’te jure. Y’en a qui méritent pas seulement qu’on leur fauche leur portefeuille. Bouffres ! Si je le croise dans le Labyrinthe, c’est pas moi qui vais recevoir, ch’te le dis, je lui jetterai un rat à la figure ! Mes ancêtres sont témoins, c’est un maudit diable teigneux et… »
Le Voltigeur m’interrompit, impatient.
— « Abrège, Débrouillard. Et arrête avec les ancêtres, on dirait le Prêtre. Les diables teigneux, y’en a des tas. À commencer par les Ojisaires. Et si on veut faire quelque chose pour récupérer l’alchimiste, on a d’abord besoin d’argent pour acheter de bonnes armes, parce que maintenant ils sont plus que jamais sur leurs gardes et ça suffira pas de leur jeter des pierres… ni des rats. Alors, en avant, allons faire ce double. J’ai une idée. »
Je mordillai ma joue et le suivis sans protester, ravalant encore l’envie de jeter du venin sur ce grippe-clous dont la vue m’avait rappelé de mauvais souvenirs. Nous passâmes près d’un étal de pommes, le Voltigeur prit un fruit et, moi, pour ne pas être moins, j’en fis autant. Nat n’était pas beaucoup plus âgé que moi, un an de plus, peut-être, pas plus de deux, mais il volait et mendiait pour vivre depuis qu’il avait l’âge de raison et ses gestes étaient si naturels que je me demandais parfois s’il y pensait même.
Nous arrivâmes devant la Bourse de Commerce et le Voltigeur s’arrêta.
— « Attends. Je pensais monter une scène, mais on a besoin de renforts. »
— « Damba est parti, » objectai-je.
— « Mouais… » Nat se mordit la lèvre, pensif. « Je me demande où diables est Syrdio ; depuis que tu t’es associé, on le voit plus… » Il me jeta un regard en coin. « Tes camaros pourraient nous donner un coup de main. »
Je fronçai les sourcils.
— « Ils travaillent. »
— « Et ils gagneraient bien plus s’ils changeaient de gagne-pain, » se moqua le Voltigeur. « Toi-même, tu dis que, ces temps-ci, ils gagnent même pas trente clous à tous les deux. » Et, comme j’hésitai, il insista : « Allez ! Tu vois bien qu’ils meurent d’envie de nous aider. Manras, du moins. L’autre est plus long à la détente. En plus, ils ne serviront qu’à faire distraction, t’inquiète pas. »
Je cédai et nous partîmes chercher Manras et Dil. Nous les trouvâmes assis sur un perron, en train de parler avec d’autres crieurs de journaux. J’arquai un sourcil, amusé. En train de travailler dur, hein ? J’allais les appeler quand, soudain, Manras se leva brusquement et s’écria avec rage :
— « Retire ça ! »
Et devant mon regard stupéfait, il se jeta sur un crieur de journaux blond. Tous deux crièrent, roulèrent sur les pavés, s’attrapèrent les vêtements, heurtèrent sans le vouloir un passant qui, offusqué, leur décocha un coup de pied. Mais Manras ne dut même pas le remarquer, occupé comme il l’était à mordre le bras du petit blond… Les rejoignant enfin, je donnai une taloche à Manras pour qu’il le lâche et je l’écartai en marmonnant :
— « Bouffres, mais qu’est-ce qui t’arrive, shour ! Tu sais pas que se battre, c’est bon pour les isturbiés ? »
Du moins, c’était ce que m’avait dit Yal une fois, il y avait longtemps de cela, quand il m’avait trouvé au Sommet, couvert de bleus. Le petit elfe noir prit un air têtu et, comme l’autre crieur de journaux geignait et pleurait à chaudes larmes, en suçant sa morsure, il se défendit :
— « Il s’est moqué de moi ! Il m’a dit que ch’suis un idiot parce que Dil me lit les titres et que, moi, ch’sais pas les lire. »
Nat le Voltigeur éclata d’un grand rire et s’exclama :
— « Ben le monde est plein d’idiots alors ! Arrête de pleurnicher, isturbié ! » dit-il au crieur de journaux blond, avec mépris. « Manras, il sait peut-être pas lire, mais en tout cas il sait mordre, tu t’en es aperçu ? Bestiole savante, navet cultivé ! » Et il prit Manras par le bras en lui disant : « Viens, shour. Sois pas aussi susceptible. Laisse ces journaux et viens avec nous, on a un travail sérieux à te proposer. »
Les yeux de Manras s’illuminèrent.
— « Pour de vrai ? »
— « Pour de vrai, » sourit le voleur.
Son ton ne me plut pas beaucoup. Malgré tout, je fis signe à Dil de nous suivre ; en voyant celui-ci porter tous les journaux, je me raclai la gorge.
— « Euh… Dil. Tu vas vraiment emporter tout ça ? »
Le P’tit Prince prit un air surpris.
— « Ben… naturel. Il faut les rendre si on les vend pas. »
Malgré les railleries du Voltigeur, nous l’accompagnâmes rendre les journaux au bureau de presse et ce n’est que lorsque nous fûmes de retour sur l’Esplanade, assis sur la margelle de pierre de la Fontaine de la Manticore que Nat expliqua son plan.
— « C’est simple, » dit-il sur un ton excité. « On va faire le truc de l’aumônier et rincer une bijouterie. En fait, cette bijouterie que vous voyez là. »
Je pâlis un peu et tentai de lire les lettres sur la vitrine.
— « La bijouterie Canostre ? »
— « Tout rond. D’abord, attendez ici, je vais aller chercher un compère à moi qui sait bien s’habiller. Il m’en doit une, alors il sera de la partie à coup sûr. Lui, il fait le client grippe-clous et, vous, vous entrez et demandez l’aumône. Mon ami fera le généreux, il vous donnera de la ferraille et, le tour est joué, vous décarrez en disant merci mais sans traîner. Ça court ? »
Je fronçai les sourcils.
— « J’ai pas capté, là, » avouai-je. « La ferraille, c’est ton ami qui nous la donne ? »
— « La ferraille et, surtout, la bague ou la broche qu’il aura chouravée, naturel ! » m’expliqua le Voltigeur, amusé. « Moi, j’y vais pas parce que le bijoutier me connaît. Il est fait du même bois que celui qui t’a passé cette raclée la semaine dernière, Débrouillard : c’est un diable teigneux. L’heure de la vengeance a sonné ! »
Je le dévisageai attentivement. Manras dit :
— « Ça me va ! Combien que ça coûte, une bague ? »
— « Des dorés, » répondit le Voltigeur.
— « Des dorés ! » s’enthousiasma le petit elfe noir.
Je jetai un regard sombre à Manras et lançai à Nat :
— « T’as pensé que, s’ils nous attrapent et qu’ils nous envoient à l’Œillet, on est morts ? Les gardes vont pas nous donner de la sokwata. »
Les yeux du Voltigeur étincelèrent.
— « On se fera pas prendre, c’est pain bénit. Allez, te défile pas, Débrouillard. En plus, Syrdio m’a demandé de faire quelque chose de grand, parce qu’il a besoin d’argent le plus tôt possible. Il a dit qu’il avait déjà un plan pour sortir l’alchimiste. »
Je ne fus pas surpris. Yerris et Sla, aussi, en avaient un ; même qu’ils en avaient plus d’un. J’avais contribué en achetant des crochets à Korther avec l’argent qui m’était resté après avoir payé les soins du Prêtre. Le kap Daguenoire me les avait vendus bon marché, me rappelant que, si les mouches entendaient prononcer le mot « Daguenoire » de ma bouche, adieu notre amitié. Il y avait deux semaines de cela. Et Yerris et Sla n’avaient encore mis en pratique aucun de leurs plans si grandioses et hyper-secrets. Je soupirai.
— « Et c’est quoi, le plan de Syrdio ? Acheter des couteaux et poignarder les Ojisaires ? »
Mon compagnon haussa les épaules.
— « Il m’a pas tout expliqué, mais il a dit que le Vif trouvait que c’était un bon plan. »
Un plan auquel il ne participerait pas, devinai-je. Je croisai les bras.
— « Le Chat Noir a déjà un plan et je veux pas le lui gâcher. Alors, je vais pas entrer dans la bijouterie. Sauf si tu me dis où est la sokwata. »
La réaction fut immédiate. Aussitôt, le Voltigeur s’assombrit et me jeta un regard méfiant.
— « Non. »
Sa réponse m’arracha un souffle d’exaspération et je me levai.
— « Mais, Voltigeur ! Tu me connais. Tu sais que ch’sais partager. Et je dirai rien au Chat Noir si tu veux pas. Je le jure. Mais imagine un peu, s’il vous arrive quelque chose à toi et à Syrdio, vous nous condamnez tous. »
Le Voltigeur me jeta un regard moqueur et se leva à son tour.
— « Tout rond. C’est pour ça qu’il vaudra mieux que tu couvres bien mes arrières. Et maintenant franchement : t’es avec nous ou t’es avec le Chat Noir ? »
Nous nous regardâmes dans les yeux. Nous nous montrâmes presque les dents. En fait, lui, il attendait le moment où je baisserais la tête ou me jetterais sur lui. Et moi, j’essayais de trouver un bon argument. Mais je ne le trouvai pas. Je serrai les mâchoires et, alors, Manras intervint ; il s’interposa en disant :
— « Débrouillard, tu vas pas te battre avec lui, hein ? Se battre, c’est bon pour les isturbiés, » me rappela-t-il très sagement.
Je lui jetai un regard incrédule et moqueur à la fois, secouai la tête et lançai dignement :
— « T’es un lâche, Voltigeur. Ch’croyais qu’on était des amis. Si tu me dis pas où est la sokwata, c’est que t’as pas confiance en moi. Et je travaille pas avec des gens qui me font pas confiance. On s’en va, shours. »
Je commençai à m’éloigner et, quoique hésitant, Manras me suivit. Dil, par contre, n’hésita pas une seconde. Alors, le Voltigeur me coupa le passage.
— « Eh ! Attends, Débrouillard. » Il était agité. « C’est bon. Je te le dis. Rien qu’à toi. Mais, si tu le dis au Chat Noir, je te le pardonnerai jamais. »
J’affichai un sourire joyeux.
— « Ça court. Ch’serai aussi muet qu’un esprit. »
Le Voltigeur hésita avant d’approcher les lèvres de mon oreille et de me dire :
— « Elle est à la rivière Timide, dans un trou entre les rochers. À quelques mètres en descendant à partir de la Rue des Elfes. »
J’acquiesçai avec la ferme intention de le vérifier malgré toute la… euh… confiance que j’avais en l’expert chapardeur.
— « Merci, Voltigeur, » lui dis-je et je souris largement cette fois-ci. « Allons soulager ce bijoutier. »
Le Voltigeur me tapota l’épaule et me lança un regard troublé, l’air de se dire : bouffres, depuis quand suis-je devenu si confiant ?
* * *
Le vol dura pour ainsi dire le temps d’un clin d’œil. Manras, Dil et moi entrâmes dans la bijouterie parés de fines guirlandes de fleurs chipées sur l’Esplanade et je me mis à beugler sur un ton plaintif :
— « Messieurs ! Donnez l’aumône pour les enfants pauvres en ce jour saint ! On a faim. De grâce. »
Il y avait trois clients dans la boutique. L’un d’eux était l’ami de Nat, un type dans la vingtaine, vêtu en grippe-clous de la tête au pied. Le bijoutier faisait déjà mine d’aller nous jeter dehors quand notre complice s’exclama :
— « Pauvres âmes ! »
Il avait l’air si bon enfant, si innocent, que, lorsqu’il me jeta les pièces de monnaies et, entre elles, une bague, je lâchai du fond du cœur :
— « Merci, m’sieu ! Que vos ancêtres vous le rendent. »
Et nous sortîmes de là, haut la main, tout calmes, avec trois ou quatre clous d’aumône et une bague qui coûtait des dorés. Le tour était joué. Nous nous fondîmes tous trois dans la foule de l’Esplanade, nous retrouvâmes bientôt le Voltigeur et je lui glissai notre butin.
— « Tout s’est bien passé ? » s’enquit Nat.
— « Rageusement ! » affirmai-je en souriant de toutes mes dents.
— « Cet isturbié n’a rien vu ! » s’esclaffa Manras.
Dil se contenta de secouer la tête et de soupirer, l’air de penser : franchement, sur quels amis je suis tombé…
Nous laissâmes le Voltigeur se carapater avec la bague et, encore excités par notre petit succès, mes camaros et moi entamâmes la descente vers l’Avenue de Tarmil ; nous nous arrêtions à chaque vitrine, trottions de-ci de-là et observions avec insouciance les honnêtes gens qui s’affairaient.
Finalement, nous prîmes le chemin du retour au Labyrinthe, sans oublier de faire des détours et de demeurer aux aguets, car depuis que les Ojisaires savaient que nous avions une réserve de sokwata, ils étaient furieux et, trois jours plus tôt, sans aller plus loin, ils avaient failli capturer Slaryn et la Devineresse. Yerris pensait même à changer de refuge, parce qu’il se méfiait de Syrdio et n’était pas sûr qu’il tienne sa langue si on l’attrapait et l’interrogeait.
Quand nous arrivâmes dans l’impasse du Vif, la nuit tombait déjà et, bien qu’il ne fasse pas froid, ils avaient allumé un petit feu pour éclairer. J’aperçus Damba assis sur un tonneau et je lui demandai :
— « Oùsqu’il est, le Voltigeur ? »
Il haussa les épaules.
— « Aucune idée. Il est pas encore rentré. »
Je fronçai les sourcils et, un instant, j’imaginai qu’un mouche chasseur de gwaks l’avait coffré et avait emporté la bague, enfermant au passage le Voltigeur à l’Œillet. Mais, non, c’était impossible : le Voltigeur ne se laissait presque jamais coincer par les mouches, et encore moins avec un butin comme ça.
Je me disposai donc à l’attendre avec Manras et Dil tandis que les autres gwaks jouaient aux dés, pariant des clous. Alors, le Vif apparut avec Syrdio et le Voltigeur. Tous les trois, en me voyant, s’arrêtèrent net. Une petite voix me dit que quelque chose n’allait pas et je le vérifiai aussitôt quand le Voltigeur s’approcha et me poussa de ses deux mains en grognant :
— « Traître ! »
J’ouvris grand les yeux, perplexe.
— « Que bouffres ? »
Le Vif intervint.
— « Oh, oh, du calme, Voltigeur : on va se comporter en gentilhomme, » dit-il avec calme, en s’approchant. « Dis-moi, doublet, et sois franc. Est-ce que le Voltigeur t’a dit où se trouvait la sokwata ? »
Je me pétrifiai et jetai un coup d’œil au Voltigeur avant de mentir :
— « Non. »
L’elfe roux me saisit brusquement par le bras et me plaqua contre un mur. Je n’eus pas l’impression qu’il se conduisait exactement « en gentilhomme ». Il siffla :
— « J’ai dit : sois franc. Lui, il a avoué. Et si c’est pas toi qui as volé la sokwata, c’est que t’as dû le dire au Chat Noir. »
Je le regardai, épouvanté.
— « On nous a volé la sokwata ? »
Cette fois, c’est Syrdio qui, me prenant par l’autre bras, me le serra de telle sorte que je laissai échapper un gémissement de douleur.
— « Avoue, Débrouillard : tu nous as trahis. »
Je fis non de la tête, ahuri.
— « Non ! C’est pas vrai ! J’ai été avec le Voltigeur toute l’après-midi. Je viens juste de revenir… »
— « T’as bien dû le faire : la sokwata n’est plus là ! » rugit Syrdio.
Je vis un éclat de panique se refléter dans ses yeux et je compris qu’aucun argument raisonnable n’allait le convaincre. Je criai cependant :
— « Je vous ai pas trahis ! »
Et je me débattis pour me libérer. Le Vif s’écarta, mais pas Syrdio, et Manras se jeta sur celui-ci, lui donnant un coup de poing sur l’épaule et criant :
— « Lâche-le, isturbié ! »
Sans me lâcher, Syrdio lui décocha un coup de sa main libre. Ceci fut plus que je n’en pus supporter. Qu’il s’en prenne à moi, bon, mais qu’il s’en prenne à mes camaros ? Ça, pas question ! Hors de moi, je me ruai sur Syrdio, le griffant et le jetant par terre.
— « Traître ! » me criait-il.
— « Espèce de cinglé ! » lui disais-je.
À ma grande fierté, bien que Syrdio soit plus âgé, il ne l’emporta pas sur moi. On nous sépara. Le Vif me prit par la taille et, quoique je continue à me démener, il me souleva en l’air avant de me poser quelques mètres plus loin en soufflant un :
— « Ça suffit. Écoute-moi : que tu l’aies volée ou non, tant qu’on n’aura pas récupéré la sokwata, tu restes en dehors. Tu m’as compris ? »
Je ne lui répondis pas. Je foudroyai Syrdio du regard, reculai de quelques pas, entouré de Manras et de Dil, et, avec une moue fière, je leur tournai à tous le dos et m’en allai en boitant. Le P’tit Prince se racla la gorge, tandis que nous nous éloignions.
— « T’avais pas dit que se battre c’était bon pour les isturbiés ? »
Je perçus un brin d’amusement dans sa voix. Je soupirai bruyamment et me massai la mâchoire.
— « J’l’ai dit. Mais c’est que ch’suis un vrai sauvage, moi. Je viens des montagnes, j’ai une excuse. »
Et je pestai un bon moment contre Syrdio. Je ne me tus que lorsque nous entrâmes au Tiroir pour demander le dîner à Sham. Bien que ce soit fête dans toute la ville, dans cette taverne, on révérait davantage les cartes et les choses mondaines que les ancêtres et il régnait donc la même atmosphère bruyante et familière que d’habitude. Un grippe-clous aurait trouvé que cet endroit était un antre de délinquants ; pour moi, c’était presque une famille. Je venais dîner là presque tous les soirs avec mes camaros, et tous me traitaient bien. Cependant, mon humeur en cet instant n’était pas particulièrement joyeuse et aux « ayô, le barde ! » que me lancèrent certains, je répondis sans enthousiasme par un « ayô, ayô ».
— « Tu as l’air d’avoir croisé un nadre rouge, mon gars ! » me dit le grand elfe noir tandis qu’il posait trois plats de bouillie de gruau sur le comptoir.
Je donnai un coup de coude à Manras en le voyant sourire et je m’emparai d’une assiette en répliquant :
— « Un nadre rouge, non, c’était un chat bipède avec des phalanges et des griffes non rétractiles. »
La taverne s’emplit d’éclats de rires.
— « Il nous sort de ces mots, dis donc ! » s’impressionna le vieux Fieronilles, moqueur. « Mais où est-ce que tu as étudié, toi, à Dériens ? »
— « À l’école de la rue ! » dis-je.
Je souris en les voyant tous rire de ma plaisanterie et je m’appliquai à engloutir la bouillie, je léchai l’assiette et, comme Dil mâchait à la vitesse d’un escargot, Manras et moi, nous errâmes entre les tables regardant les cartes de ceux qui jouaient, écoutant les paris, les voix fortes et les piques… Et petit à petit, l’assoupissement me gagna. J’étais assis par terre, bâillant et caressant Châtaigne, le chien du vieux Fieronilles, quand la porte s’ouvrit d’un coup et toute une bande entra en parlant avec animation.
— « C’est clair qu’il y a eu de la bagarre ! » disait l’un. « Qu’est-ce que vous pariez que c’est Frashluc ? »
Et un autre, un certain Loto le Bricoleur, annonça :
— « Devinez, la compagnie ! Y’a fête chez les Ojisaires. On les a entendus beugler depuis la Place Laine. »
Comme tous demandaient davantage de détails, ils s’exécutèrent, mais ce n’était pas grand-chose : ils savaient juste qu’il y avait eu du bazar en territoire ojisaire. L’un assurait que c’était une simple dispute entre eux, un autre pariait ses yeux que ceux de Frashluc leur avaient donné un avertissement parce qu’ils ne payaient pas assez d’impôts, et d’autres pensaient que le plus probable, c’était qu’ils étaient en train de déboucher des bouteilles pour fêter leurs maudits ancêtres autour d’une montagne de siatos. Moi, j’écoutais, attentif, puis, me rendant compte qu’en restant là je n’allais pas en apprendre plus sur le sujet, je me levai, tirai Dil par la manche et nous sortîmes tous les trois en direction de la Grotte. J’ignorais si Frashluc, ce grand kap du Labyrinthe, pouvait avoir intérêt à s’attaquer au Fauve Noir —certains disaient même qu’il avait intérêt à ne pas le faire—, mais ce que je savais, c’est qu’à partir de rumeurs, les habitués du Tiroir inventaient mille histoires. En tout cas, s’il y avait eu du chahut chez les Ojisaires, il se pouvait aussi que Yerris et Sla aient mis en pratique leur plan sans nous avertir. À moins que les gwaks qui étaient dans le puits aient réussi à s’évader une nouvelle fois, mais cette dernière possibilité me semblait improbable.
La Devineresse et la Taupe étaient déjà dans la Grotte, dormant à poings fermés. Mes camaros restèrent à l’intérieur mais, moi, je sortis de nouveau dans le Couloir de la Puanteur sans très bien savoir quoi faire. Rôder une nouvelle fois dans le territoire ojisaire et risquer me faire prendre ? Non, ça non, me dis-je en frissonnant. Je traversai le petit pont de bois, descendis les étroits escaliers et, inquiet, je m’assis sur les marches pour attendre le Chat Noir et Sla. J’attendis un bon moment. Rien. Bon, ce n’était pas étonnant ; dernièrement, on les voyait à peine, et ils ne venaient pas toujours dormir avec nous, mais… diables, s’ils avaient tenté quelque chose et que les Ojisaires les aient capturés… Je me désespérai rien que d’y penser. C’est que je doutais beaucoup que les Ojisaires fassent preuve de compassion envers eux.
J’étais si absorbé par mes pensées que je tardai à remarquer la silhouette volumineuse qui avançait dans la ruelle au pas de course, et je me levai d’un bond pour éviter qu’elle ne me fonce dessus. L’espace d’un terrible instant, je crus qu’il s’agissait d’un Ojisaire. Mais alors, je l’entendis marmonner un juron, vis son visage, le reconnus et soufflai de soulagement.
— « Chat Noir ! » chuchotai-je. « Ouf, j’ai cru qu’ils t’avaient tué. »
Le semi-gnome haleta, reprenant son souffle, avant de dire :
— « Débrouillard. J’ai besoin de ton aide. »
Ces paroles m’arrachèrent un sourire plein d’espoir.
— « Pour de vrai ? »
— « Pour de vrai, » confirma-t-il.
Et il me donna un des deux sacs qu’il portait. Je sifflai entre mes dents.
— « Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, des têtes d’hydre ? »
— « Des magaras explosives. » Je le regardai, les yeux écarquillés, et il se racla la gorge. « Je t’expliquerai après. Allons-y. »
Abasourdi, je le suivis aussi rapidement que je pus dans la ruelle sombre, portant une charge qui, sans aucun doute, m’aurait spirité à l’instant si elle s’était activée. Le ciel s’était couvert et la Lune éclairait à peine, mais, étant sokwata, je voyais plus qu’assez pour éviter les obstacles, le linge suspendu et les saillies de pierre.
Yerris me conduisit dans un endroit dangereusement proche du territoire ojisaire, situé un peu plus bas sur le versant. Nous descendîmes des escaliers déserts qui bordaient un des escarpements les plus pentus du Labyrinthe. Au pied de celui-ci, se dressaient des bâtiments avec des terrasses. Le Chat Noir pénétra dans une des arrière-cours encombrée de fourbis et il s’arrêta au milieu. Il murmura :
— « Ça va être grandiose. »
Je le regardai, impatient de savoir. Mais le Chat Noir n’ajouta rien, il posa son sac de magaras explosives et s’approcha de la paroi rocheuse haute d’une trentaine de mètres environ. Il escalada témérairement un pan et scruta quelques instants avant de se laisser tomber avec agilité et de dire à voix basse :
— « Durant mes explorations dans le puits, j’ai trouvé un trou caché par la lumière. Ce trou conduit à une caverne sombre, sans écume vampirique. Et à partir de là, y’a deux tunnels. Au fond de l’un, y’a une porte d’acier noir fermée qui mène les esprits savent où. Mais le plus incroyable, c’est qu’au fond de l’autre tunnel, on voit la lumière du soleil. Imagine un peu ce j’ai ressenti quand je l’ai découvert. On le voyait à peine, mais diables, après avoir passé tant de temps à chercher et chercher dans les tunnels de la mine, voilà que je trouve un morceau de soleil ! Et, pour comble, après avoir écarté toutes les roches branlantes que j’ai pu, j’ai vu… » Il fit un mouvement du menton vers les terrasses plongées dans l’obscurité de la nuit. « Ça. » Il me sourit. « J’ai mis un bon bout de temps à reconnaître l’endroit. Mais, maintenant, j’ai plus le moindre doute. Il y a quelques jours, j’ai reconnu la même vieille femme sur un balcon. J’ai plus le moindre doute, » répéta-t-il.
Je le regardais, bouche bée. Je n’arrivais pas à croire qu’il ait gardé ça pour lui et qu’il ne nous ait rien dit.
— « J’ai essayé d’agrandir le trou, » continua le Chat Noir. « Mais c’était impossible. Et je me suis dit : ayô liberté, je resterai dans ce puits jusqu’à ma mort. Mais, alors, ce jeune ami à toi nous a apporté les clés, on est sortis et… Sla et moi, on s’est mis à chercher le trou depuis l’extérieur. On l’a trouvé. Et, bon, maintenant, on va le faire exploser. Et on va faire sortir nos compagnons de la mine. Et on en finira avec ces crapules d’Ojisaires une fois pour toutes. » Il fit une pause et se tourna vers moi. « Eh, shour. Qu’est-ce que t’en dis ? T’as avalé ta langue ? »
Je m’éclaircis la voix.
— « Non, non. C’est que… Ça alors, c’est… incroyable, mais… Chat Noir, je sais pas si j’ai bien compris. On fait un trou et on sort les gwaks, j’ai rond ? »
— « T’as tout rond, » approuva le semi-gnome.
Je secouai la tête, posai mon sac près du sien avec beaucoup de précaution, m’approchai de la paroi et me retournai.
— « Mais, Yerris, les Ojisaires ont toujours l’alchimiste. Si c’est pas eux qui nous capturent, c’est nous qui finirons par aller les voir. Syrdio et le Voltigeur ont perdu la sokwata qu’ils avaient. »
Yerris roula les yeux et, ne le voyant pas atterré par la nouvelle, je devinai.
— « Bonne mère ! C’est toi qui l’as fauchée ? »
— « C’est Sla qui l’a fauchée, » dit Yerris. « Au cas où les gwaks qui sont dans le puits en auraient besoin. Et crois pas tout ce que te disent ces isturbiés : la sokwata qu’ils avaient cachée là-bas, c’était même pas la moitié de ce que l’alchimiste m’a donné. Ils doivent encore avoir pas mal de pastilles cachées aux quatre vents. J’aurais dû faire la même chose avant qu’ils me la chipent, je sais bien, mais j’étais trop occupé à aider Sla à trouver des dorés et à payer ces explosifs… pour me préoccuper de deux isturbiés de gwaks. Enfin. Les choses sont ce qu’elles sont. »
J’expirai brusquement.
— « T’aurais pu me demander de l’aide avant. Ch’suis un Daguenoire. Je sais comment soulager les grippe-clous. »
— « En tirant quelques clous de leurs poches ? » se moqua Yerris. « Les magaras explosives sont chères, shour. Elles s’achètent pas avec des trucs de chapardeur. »
Je me défendis :
— « J’ai volé la Wada et un diamant. Ça, c’est pas des trucs de chapardeur. »
Yerris tourna la tête vers moi et laissa échapper un rire étouffé.
— « Bon. Ça, c’est différent, » concéda-t-il. « Mais, de toute façon, les explosifs sont là, et grâce à toi : rappelle-toi que t’as donné à Sla les crochets pour se couler en douce dans une maison. Moi, je me suis chargé des achats. Chacun son rôle, shour. Et, maintenant, au travail. »
Il se mit à écarter tout le fatras qu’il y avait près du mur, probablement pour ne pas le faire voler dans les airs quand il activerait la magara. Moi, son plan ne me convainquait toujours pas.
— « Yerris. Et l’alchimiste ? » insistai-je.
— « Te préoccupe pas de ça, » dit le Chat Noir sur un ton moqueur.
— « Et comment veux-tu que je me préoccupe pas ? » répliquai-je vivement. « On sort les gwaks de la mine, ça court, mais pour quoi ? Pour revenir à la mine le jour suivant ? »
— « Non, » dit le Chat Noir en posant une pile de paniers à côté de moi. « Les Ojisaires ne pourront tout simplement pas nous renvoyer dans la mine, parce qu’il n’y aura plus de mine. »
Je demeurai interloqué et, comprenant ce que le Chat Noir se proposait de faire, je laissai échapper un bruit étouffé.
— « Bonne mère… Je comprends maintenant. »
— « T’es sûr ? Pas tout, je crois, » me dit Yerris sur un ton amusé. « Parce que, si tout va bien, avant de tout faire exploser, Sla et toi, vous viendrez avec l’alchimiste par le tunnel. Vous êtes de bons harmonistes. Vous le sortirez de son laboratoire avec ses appareils pour fabriquer la sokwata. Aucun Ojisaire ne s’attendra à ce que l’alchimiste s’enfuie par le tunnel, parce que, pour eux, il n’y a aucune issue par là. » Il sourit. « C’est faisable. Tout peut bien se passer… ou peut-être que non. Mais, au point où on en est, on perd rien à tenter quelque chose. Tu crois pas, shour ? »
J’hésitai à peine avant d’acquiescer. L’idée d’avoir quelque chose à faire me donnait des ailes.
— « Ça court. Alors, moi, je vais travailler avec Sla. Où est-ce qu’elle est ? »
— « Elle devrait pas tarder à arriver. Elle… elle est allée acheter une magara de silence à Korther. On enveloppera la magara explosive avec elle, comme ça, peut-être qu’on réveillera pas tout le quartier. En plus, on va attendre les feux d’artifice des fêtes de Puits : ils commencent à onze heures et ils durent pendant quelques minutes. Dans le meilleur des cas, personne ne se rendra compte de rien. »
— « Eh beh, vous avez tout sacrément préparé, » fis-je, impressionné.
— « Naturel, on est des Daguenoires, » lança Yerris avec une certaine fierté.
J’arquai un sourcil, agréablement surpris.
— « Korther t’a pardonné ? »
Yerris avala de travers.
— « Euh… Non, pas exactement. Mais je lui ai fait un certain nombre de promesses et… au moins, il m’a pas planté sa dague noire dans la gorge. »
Je déglutis. Rassurant.
— « Elle arrive, » ajouta le semi-gnome dans un murmure. « Mais, diables, qui c’est, l’autre ? »
Je me tournai et vis les deux silhouettes qui descendaient les escaliers. On entendait des rumeurs lointaines de fête en ville mais, là où nous étions, tout était silencieux. Slaryn atteignit la petite cour et nous rejoignit, suivie de l’encapuchonné. Celui-ci me sembla familier.
— « In-cro-yable, » souffla l’elfe noire. « Korther nous a donné une lanterne sourde, une magara de silence, et il nous a même envoyé un observateur. Et c’est pas tout : il nous a proposé un endroit sûr pour cacher l’alchimiste. Finalement, il va même s’avérer altruiste et tout. »
Yerris émit un petit rire sceptique, mais il n’osa faire aucun commentaire à cause de la présence de l’observateur, qui s’approcha en tendant une main.
— « Abéryl, pour vous servir, les gwaks. Yerris, n’est-ce pas ? La dernière fois que je t’ai vu, tu n’étais qu’un marmot, mais tu es toujours aussi noir et, moi, aussi blanc. »
Le jeune Daguenoire serra la main de Yerris énergiquement, puis il serra aussi la mienne. Je perçus son léger tressaillement et le coup d’œil qu’il jeta à ma main avant de la lâcher… Je pâlis. Avait-il senti quelque chose de bizarre ? En tout cas, il ne dit rien et déclara sur un ton léger :
— « Je suis venu inscrire mon nom dans l’Histoire. À partir de cette nuit, tous me connaîtront comme Abéryl, le Héros des Gwaks. Alors l’entrée est par là ? » s’enquit-il, en jetant un coup d’œil intéressé à la paroi rocheuse.
Yerris et moi échangeâmes un regard et sourîmes. Abéryl avait vraiment l’air content de pouvoir nous aider.
— « Elle est à environ trois mètres de hauteur, » informa Yerris. « Si tout explose comme ça doit exploser, la partie d’en bas du tunnel devrait se retrouver à moins d’un mètre de haut, je crois. Ce que je me demande, c’est pourquoi les mineurs d’autrefois ont fait un autre tunnel plus loin et n’ont pas ouvert ici, alors qu’ils avaient une issue si proche. »
— « Hum… Intéressant, » dit Abéryl. « Et vous savez comment fonctionnent les explosifs ? »
— « On sait comment ça marche, » répondit Slaryn. « Mais je n’ai fait aucun essai. »
Abéryl acquiesça, pensif.
— « Pour ça, je peux vous aider. » Il posa une main sur le sac d’explosifs et demanda : « Je peux ? »
Yerris hésita, puis fit un geste.
— « Vas-y. »
Abéryl défit la corde, ouvrit le sac et y pêcha un étrange instrument circulaire. Malgré ma curiosité, je n’osai pas m’approcher. Comme disait mon maître nakrus : n’approche pas ton crâne du casseur d’os si tu peux l’éviter.
— « Ils ont l’air pas mal, » approuva Abéryl. « Vous les avez achetés à l’Artificier, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire qu’il était de passage dans la ville. Il vend cher mais, pour le moment, je n’ai jamais eu à me plaindre d’aucun de ses articles. Il y en a combien ? »
— « Au total ? Cent, environ, » répondit le Chat Noir.
Abéryl souffla et, soudain, il s’esclaffa, et son éclat de rire, étouffé par son cache-nez, me sembla un peu sinistre.
— « Cent ! Et qu’attendez-vous pour faire sauter la Roche ? » demanda-t-il avec entrain.
Yerris se racla la gorge.
— « C’est la mine qui va sauter, pas la Roche… »
Abéryl émit un bruit de gorge amusé et, horrifiés, nous le vîmes jeter la magara en l’air avant de la rattraper au vol.
— « Cent de ces trucs-là… ça a dû vous coûter les yeux de la tête. »
Le semi-gnome marmonna quelque chose tout bas et dit :
— « Ça nous a coûté pas mal, oui. Et maintenant, tu veux bien arrêter de jouer avec ça ? »
— « Oups. » Abéryl attrapa de nouveau la magara à la volée et fit : « Pardon. Tu as raison. On a assez causé comme ça : au travail. »
S’ensuivit tout un inquiétant processus au cours duquel je l’aidai à enchevêtrer cinq disques explosifs sur un fil. Quand Abéryl dit que tout était parfait, Yerris grimpa jusqu’au fameux trou, fixa le cordon de disques comme le lui demanda le Daguenoire et à peine était-il redescendu qu’un boum retentit et me prit tellement par surprise que je fis un bond, croyant que les magaras s’étaient activées toutes seules.
— « Calme tes nerfs, compère ! » se moqua Sla. « Ce sont les feux d’artifice. »
Je poussai un soupir de soulagement suivi d’imprécations inintelligibles. Cette histoire d’explosions ne me plaisait pas. Franchement, j’aurais préféré que mon maître soit là pour lever une petite troupe de squelettes et les envoyer droit sur les Ojisaires. Sûr que certains mourraient d’une crise cardiaque et que les autres partiraient en courant comme des écureuils effarouchés.
Je revins à la réalité quand je vis Abéryl prendre la magara de silence et se tourner vers nous. Il nous fit un geste de la main.
— « Écartez-vous, ça, c’est mortel. »
Non, sans blague ? Ça, je l’avais bien compris depuis le début. Nous prîmes les sacs, allâmes les déposer loin de là et, finalement, nous restâmes tous les trois cachés derrière le coin du bâtiment contigu. Comme Yerris pointait le nez, ne voulant pas rater le spectacle, Sla, exaspérée, le tira par la chemise.
— « Chat Noir ! »
— « Je veux juste voir, » protesta-t-il.
— « La curiosité tue le chat, » répliqua Slaryn. Elle hésita et ajouta : « Espérons que ça va marcher, sinon… »
Le Chat Noir se tourna et sourit en s’approchant très près d’elle.
— « Ça va marcher, princesse, » murmura-t-il. « Il faut que ça marche. »
Je les contemplai, les yeux ronds. Bonne mère… Ils n’allaient tout de même pas s’embrasser juste quand tout allait exploser, n’est-ce pas ? Soudain, Abéryl apparut au coin au pas de course, il heurta le Chat Noir et lança :
— « Bouchez-vous les oreilles ! »
Malgré la magara de silence, l’explosion s’entendit, même avec les oreilles bouchées. Plusieurs secondes après, on entendait encore des roches et des pierres rouler. Je m’écartai du mur de l’édifice en titubant et risquai un coup d’œil, le premier. Un impressionnant nuage de poussière s’était levé et je toussai tout en m’approchant. Je lançai un sortilège perceptiste et souris largement en m’apercevant qu’il n’y avait plus d’obstacle. Le tunnel était ouvert.
— « Voie libre ! » fis-je.
— « Attention, shour, » me lança Yerris en me prenant par le bras et me tirant en arrière. « Il se pourrait qu’une magara n’ait pas explosé. »
Je reculai avec lui mais, après avoir attendu un moment et constaté qu’aucun voisin ne venait et que rien d’autre n’explosait, nous décidâmes de nous approcher. Les feux d’artifice étaient déjà terminés et, dans la petite cour, le silence régnait. Quand j’entendis Abéryl assurer que les cinq disques avaient été vidés de leur énergie, je me hissai agilement par le trou et lançai un sortilège de lumière harmonique. Le tunnel était si étroit et si bas que n’importe quel saïjit n’aurait pas pu y passer. J’avançai de quelques pas et, arrivant à un léger virage du tunnel, je crus alors distinguer une lumière lointaine, là-bas au fond. Était-ce l’écume vampirique ? C’était plus que probable.
J’allais faire un pas de plus quand mon pied droit heurta quelque chose. Curieux, je m’accroupis et examinai l’objet. C’était un os. Et il avait l’air très vieux. Par réflexe plus que par nécessité, j’absorbai le morjas et, tout en le faisant, mon autre main trouva un autre os.
— « Fichtre, c’est quoi ça, un cimetière ? » murmurai-je.
— « Draen ! » chuchota Yerris.
Il m’appelait depuis la bouche du tunnel et, le voyant tenter de monter le sac d’explosifs avec précaution, je laissai les os et me précipitai vers le Chat Noir pour l’aider. Une fois en haut, Yerris fit :
— « Bon. D’abord, je vais faire sortir tous les gwaks et, ensuite, je placerai les explosifs. Abéryl, je crois pas qu’il puisse me suivre à travers l’écume vampirique : il faut quand même marcher un bon moment pour arriver à la caverne. Mais tout se passera bien, t’inquiète pas. Toi, va avec Sla chercher l’alchimiste. Dans deux heures, au plus, tout sera prêt. » Comme j’acquiesçai, il me prit par le bras et me murmura : « Eh. Fais très attention. Les Ojisaires ont peut-être pas réussi à nous capturer pour le moment mais, s’ils t’attrapent sur leur territoire, ils te fumisent, tu m’entends ? Et n’oublie pas, shour : s’il arrive quelque chose à Sla, tu me le paieras. »
Je frémis en sentant sa main serrer mon bras avec plus de force et je secouai la tête.
— « Prends pas la mouche, Chat Noir. Je fais ce que je peux. »
Yerris soupira, me lâcha et me tapota l’épaule.
— « Je sais. En avant et bonne chance. »
J’esquissai un sourire, lui tapotai moi aussi l’épaule, m’appuyant sur lui pour me lever, et je me glissai au-dehors. Abéryl venait de placer deux caisses en bois sous le trou, pour former un petit escalier. Il écarta une pierre, donna un coup de pied à une autre et, sous mon regard curieux, il se frotta les mains en déclarant calmement :
— « Préparer le chemin de retour est essentiel. »
J’acquiesçai et, me rappelant que Yal m’avait dit une fois quelque chose de semblable, j’affirmai :
— « Yal dit que, pour un bon voleur, y’a pas d’aller sans retour… Non, attends, qu’y’a pas de retour sans aller. Il dit que… »
Sla me saisit en soufflant.
— « Allons-y, shour ! On a des choses à faire. »
Je la suivis sans protester, traversant les ombres de la nuit, et je crus entendre derrière nous Abéryl lancer sereinement un :
— « Bonne chance. »