Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
Les cinq premiers jours, je les passai sur ma paillasse sans presque me lever. Je mangeais très peu, dormais beaucoup et délirais en rêve. Le troisième jour, une personne était apparue dans la Tanière, ce n’était ni Rolg ni Yal, mais je ne savais plus très bien comment elle était ni même si elle avait réellement existé. Il faut dire que mon esprit dansait comme une plume dans un brasier brumeux et assourdi. Le quatrième jour, Yal se pencha près de moi avec une serviette mouillée et me dit sur un ton tendu :
— « Cela suffit, sari : arrête de créer des illusions. Défais-les tout de suite. C’est dangereux. »
Je clignai des yeux et me rendis compte qu’effectivement, j’avais dessiné le visage de mon maître nakrus flottant juste devant moi, au plafond, avec ses yeux verts magiques et souriants.
— « Défais-la, » insista Yal. « Tout de suite. Tu ne veux pas que quelqu’un la voie, n’est-ce pas ? S’il te plaît. »
Je la défis à contrecœur et, avec une certaine peine, je vis le visage squelettique de mon maître s’évanouir. Je l’entendis presque dire : quoi ? Tu n’as pas encore trouvé l’os de férilompard, Mor-eldal ? Yalet soupira.
— « Les Esprits soient loués… Écoute, sari. Les harmonies peuvent être dangereuses si tu perds le contrôle sur elles. Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Il y a des gens qui ont perdu la tête à cause d’elles, des gens qui ont très mal fini. Les harmonies sont dangereuses, » répéta-t-il. Il passa à nouveau la serviette mouillée sur mon front couvert de sueur et, après une pause, il m’adressa un léger sourire. « Repose-toi. Ne pense à rien et repose-toi. »
Le sixième jour, je me sentais beaucoup mieux, mais je ne sortis pas de la maison, ni le septième, ni le huitième jour non plus, parce que Yal me l’interdisait. Il était absent pendant la journée : il travaillait comme correcteur dans une imprimerie. Une fois, en automne, je lui avais demandé pourquoi il travaillait s’il pouvait être riche en volant des bijoux, et il m’avait répondu que les voleurs cupides finissaient toujours par se faire prendre, que la richesse n’apportait pas le bonheur et, bref, qu’il préférait gagner son pain honnêtement.
De sorte que, les heures que je ne passais pas à bavarder avec Rolg, je les passais seul, jouant aux cartes, chantant ou lisant un petit livre que m’avait acheté Yal en utilisant ces cinq siatos gagnés en échange des perles de salbronix. Il s’intitulait Alitard, le bienheureux Valléen, et son agneau Destinée et il contait les aventures d’un jeune berger originaire de la Vallée d’Evon-Sil : il traversait tout Prospaterre, des Terres Nordiques jusqu’à Doaria, fuyant Osmiron, un charlatan malfaisant, qui voulait lui voler son agneau parce que celui-ci était capable de parler drionsanais. Finalement, le berger parvenait à lui tendre un piège dans un bateau, sur la Mer de Cendre, et le méchant terminait sa funeste vie dans la gueule d’un dragon. Le bon Alitard retournait dans la vallée où il épousait une jeune bergère et ils vivaient heureux, auprès de Destinée, l’agneau qui savait parler. Le livre m’enchanta. Je me dis que j’aimerais bien, moi aussi, avoir un agneau à défendre. Puis je pensai à Manras et à Dil, et je me dis : mais j’ai déjà deux camaros à défendre ! Sauf que ce n’était pas exactement pareil parce que, dans le livre, Alitard ne tombait jamais malade, tout le monde était aimable avec lui à part le méchant et il ne laissait jamais Destinée seul.
Le dixième jour, le matin, Yalet me donna une infusion et, tandis que je la buvais, il se mordit la lèvre supérieure, hésita et commenta :
— « Je ne sais pas si tu te rappelles que, cette nuit, nous volons la Wada. Dis-moi, si tu penses que tu n’es pas remis… »
— « Remis ? Je suis frais comme une rose ! » assurai-je. « C’est quoi, une Wada ? »
Yal m’observa avec attention tout en répondant :
— « Une sorte d’amulette de beaucoup beaucoup de valeur. C’est une sculpture en or pleine de pierres précieuses. Elle est suspendue à un mur à la Bourse de Commerce et, d’après certains, c’est un peu comme le totem des financiers. »
— « La Bourse de Commerce, » répétai-je.
Je savais où cela se situait : c’était près de l’Esplanade. Manras, Dil et moi, nous y faisions toujours un tour fructueux avec nos journaux. Enfin, toujours… du moins en automne, rectifiai-je. Parce qu’en hiver, j’avais à peine pu aller avec eux une ou deux fois par semaine, et ce que je connaissais le mieux maintenant, c’était le labyrinthe du Conservatoire.
— « Et pourquoi on va voler cette… Wada ? » demandai-je. Yal grimaça, et je dis : « Les financiers, c’est aussi des grippe-clous, pas vrai ? »
Yal sourit et secoua la tête.
— « Eh bien… Il se trouve que les Daguenoires aussi, nous avons nos petites inimitiés. Écoute, toute cette histoire a à voir avec un certain Monsieur Stralb, le propriétaire de l’édifice de la Bourse de Commerce. Il y a quelques lunes, ce financier s’est mis en contact avec Korther et lui a proposé un travail : il s’agissait de voler des documents compromettants sur un concurrent. Korther a refusé. Et le financier… Bah, c’est un cinglé. Il s’est mis en colère, il a insisté et, face aux refus de Korther, il a menacé de révéler des informations sur notre confrérie : c’était de l’esbroufe, bien sûr. Korther a fait le sourd. Et le financier s’est obstiné, il a cru découvrir la véritable identité de Korther, et il lui a envoyé un sicaire. »
— « Un sicaire ? » répétai-je, sans comprendre.
— « Un assassin, » expliqua Yal. Je pâlis. « Heureusement, cette présumée véritable identité n’était que l’une parmi tant d’autres de Korther. Il a appris qu’un sicaire le cherchait, il l’a trouvé, il l’a… euh… menacé, et l’assassin a disparu d’Estergat du jour au lendemain. Après ça, Korther a averti le financier que, s’il ne le laissait pas tranquille, les Daguenoires ruineraient sa vie. Ce type est peut-être riche, mais Korther a aussi des moyens et, surtout, il peut compter sur des appuis. Et, bon, pour parachever la menace et se venger du coup du sicaire, Korther nous a engagés pour que nous l’aidions à sortir la Wada. Quand ils verront qu’elle a disparu de la Bourse du Commerce, il y aura un scandale de l’Esprit Patron. Le financier va avoir un tel choc qu’il va en perdre sa barbe, » dit-il en riant.
J’arquai un sourcil.
— « Toi, tu l’as déjà vu ? »
— « La Wada ? Non, je n’ai jamais… »
— « Non, non, je parle du financier. Tu dis qu’il a de la barbe. »
Yal roula les yeux.
— « C’est une expression, sari. Même une dame peut perdre sa barbe si elle a un choc. »
J’éclatai de rire en me l’imaginant ; il déposa alors un petit paquet sur la table et le poussa vers moi.
— « Des biscuits au beurre ! » annonça-t-il joyeusement. « Pour que tu reprennes des forces, » fit-il, avant de se lever. « Bon, je m’en vais. Normalement, je serai là avant huit heures. Repose-toi bien, sari. »
Rolg n’était toujours pas sorti de sa chambre, aussi Yal s’en alla sans lui dire adieu. Ce vieil elfe était vraiment un grand dormeur.
Dès que je fus seul, je piochai un biscuit du paquet et, après l’avoir examiné quelques instants, je le goûtai. Je le trouvai si bon et si délicieux que je dévorai les dix en un paix-et-vertu.
Après avoir attendu un moment et constaté que Rolg ne se réveillait pas, j’allai jeter un coup d’œil par la fenêtre et je souris largement. Le ciel était bleu et la neige commençait déjà à fondre. C’était un jour idéal pour sortir. Je me rappelai les paroles de Yal et haussai les épaules. À présent, je me sentais si énergique que j’aurais pu gravir une montagne. Je me reposerais plus tard. Je courus jusqu’à ma paillasse et mis mon manteau, la casquette et les bottes. Rolg récupérait tout ça du Foyer : là-bas, apparemment, on gardait des vêtements pour les Daguenoires dans le besoin. Après avoir vérifié que j’avais toujours la plume jaune et la pierre affilée dans mes poches, je me précipitai vers la porte et sortis. Je fis attention de ne pas glisser dans les escaliers enneigés, laissai l’impasse derrière moi, sortis des Chats en trottant et grimpai la côte de l’Avenue de Tarmil. Il faisait un temps radieux et, forcément, cela m’encouragea à fureter et à zigzaguer de vitrine en vitrine et de trottoir en trottoir. Quand j’arrivai à l’Esplanade, je reconnus un jeune garçon grand et blond et je l’appelai :
— « Garmon ! »
Le crieur se retourna, un tas de journaux sous son bras gauche.
— « Tiens, le Débrouillard ! » dit-il, souriant. « Ça faisait longtemps que je te voyais pas. Où t’étais passé ? »
— « Au lit, ch’suis tombé malade, » expliquai-je.
— « Mince ! Eh beh, comme mes frères alors : y’en a pas un qui y a échappé, sauf moi. Mais ils sont déjà tous remis, les Esprits soient loués, » assura-t-il. « Tu cherches tes compères ? » J’acquiesçai, et il m’indiqua le Capitole. « Je les ai vus passer par là, y’a un rien de temps. Je crois qu’ils allaient vers la Grande Galerie. »
— « Merci, Garmon ! » lui dis-je.
— « Eh, le barde ! » me lança-t-il alors que je partais déjà en courant. « Dis-moi un mot nouveau ! »
Je souris. Garmon adorait m’entendre dire des mots inventés ou tirés des profondeurs du quartier des Chats. Cette fois, je lui en lançai un de mon maître nakrus :
— « Démorjé ! »
Le blond arqua un sourcil.
— « Et ça veut dire quoi, ça ? »
— « Isturbié, mais en plus stylé ! » lui répliquai-je en riant, et je m’en fus en courant vers la Grande Galerie.
Je trouvai mes amis à l’entrée sud. Face aux passants qui allaient et venaient, Manras criait à pleins poumons :
— « Affrontements à Tribella ! L’Estergatois ! Affrontements entre les Esturgeons et les Serpents Ailés ! L’Estergatois ! Affrontements à Tribella ! »
Je m’arrêtai, vis le petit elfe noir vendre un exemplaire et m’accroupis pour ramasser de la neige. Je fis une boule bien grosse. Manras s’aperçut de ma présence et ouvrit la bouche pour crier mon nom, mais je mis l’index sur mes lèvres et, avec un sourire canaille, je jetai la boule à Dil, qui était occupé à se gratter la tête un peu plus loin. Le P’tit Prince reçut la neige en plein dans le cou, et je m’esclaffai en criant :
— « Ayô, fils des Esprits ! »
Manras m’accueillit tapageusement et Dil, avec une autre boule de neige qui m’atteignit en pleine figure.
— « Bonne mère ! » m’exclamai-je, avec une grimace qui se changea vite en sourire.
Les batailles de neige me rappelaient tant mes hivers passés avec mon maître nakrus… ! Eh oui, ce n’était peut-être pas facile à imaginer, mais mon maître et moi, nous étions de grands experts en batailles de neige. Bien sûr, lui, il était plus difficile à atteindre quand il ne portait pas sa cape. Mais le temps qu’il ramasse une boule, moi j’en avais lancé trois.
— « Affrontements à Estergat ! » cria Manras. « Affrontements entre le P’tit Prince et le Débrouillard ! »
Nous éclatâmes de rire et nous allâmes nous installer sur un muret de pierre sans neige, nous asseyant sur les journaux pour ne pas nous geler.
— « Vous avez commencé à quelle heure ? » leur demandai-je.
— « À six heures, comme d’habitude, » répondit Dil.
Manras bâilla et passa ses bras autour de ses genoux tandis que ses yeux verts et attentifs regardaient les gens passer.
— « Alors, comme ça, t’es tombé malade ? » me dit-il. « Et c’est le Grippe-clous qui t’a soigné ? »
Je soufflai.
— « Non. À celui-là, mon cousin est allé lui dire que j’étais malade. Et apparemment, lui aussi, il était malade. Mon cousin dit que ces choses sont contagieuses. Sûr que c’est le peintre qui m’a refilé ça, » grommelai-je. « Dites, vous, ça vous est déjà arrivé d’être malades ? »
— « Ou en hiver ou au printemps, mais tous les ans, ça oui, » affirma Manras. « Bon, le P’tit Prince, ch’sais pas, mais quand je l’ai trouvé l’année dernière, il était malade, c’est sûr. »
J’arquai un sourcil, une pensée me passant soudain par la tête.
— « Mais vous vous connaissez pas depuis toujours ? »
Tous deux firent non de la tête, et je remarquai une certaine réserve sur le visage de Dil.
— « Dil est venu l’année dernière, » expliqua Manras. « Je l’ai trouvé quand je rentrais de vendre les journaux. Il était tout seul, et il avait attrapé une Froide d’enfer, alors… je l’ai emmené à la maison. Et mon frère m’a dit : tant qu’il travaille dur, il peut rester. Alors, il est resté, » conclut-il avec un sourire.
Dil secoua la tête affirmativement pour confirmer et dit :
— « Warok a dit que ça lui était égal que je sois un diable tant que je rapportais de l’argent. »
Un soudain frisson glacé me parcourut et j’expirai :
— « Qui ça ? »
— « Mon frère, » traduisit Manras.
Je le regardai, ahuri.
— « Ton frère s’appelle Warok ? Mères des lumières, je connais un Warok. C’est un elfe noir comme toi. Et il a un ami qui s’appelle Tif. »
Manras grimaça.
— « Ben, c’est lui. »
Je soufflai bruyamment. En automne, j’étais allé voir Warok cinq fois dans une taverne du Labyrinthe pour lui donner des clous et payer ainsi les dommages de l’encre verte. C’est qu’une nuit où je rentrais à la Tanière, l’Ojisaire m’avait barré le passage et j’avais fléchi devant ses menaces. Heureusement, la cinquième fois, il m’avait lancé un « fiche le camp » sans me dire de revenir et je n’étais pas revenu.
— « Bouffres, » dis-je. « Et… vous le trouvez sympa ? »
Dil s’assombrit ; Manras se mordit la lèvre et admit :
— « Non. »
— « Ah. Ben, moi non plus, » avouai-je.
Manras me regarda, la mine triste.
— « C’est qu’il est dur, » dit-il.
J’arquai les sourcils.
— « Même avec vous ? »
Manras acquiesça silencieusement, et Dil s’assombrit encore davantage. Je n’aimai pas ça.
— « Et pourquoi vous restez avec lui alors ? Vous devriez… »
Je me tus. J’allais leur dire de venir avec moi chez Rolg, mais je me rappelai à temps que Rolg ne permettait à personne qui ne soit Daguenoire d’entrer. Peut-être que si je lui demandais la permission avant… Je devrais lui demander.
— « Je peux pas m’en aller, » répondit Manras. Le petit elfe noir avait baissé les yeux sur ses mains bleutées.
— « Et pourquoi ? » répliquai-je.
Il haussa les épaules et expliqua :
— « L’été dernier, on s’est enfuis et, quand mon frère m’a trouvé, il s’est mis très en colère. Il a failli chasser Dil, mais je lui ai dit que la fuite, ça avait été une idée à moi. Et c’est vrai. Dil, il se plaint jamais. C’est peut-être parce qu’il est noble. » Dil lui jeta un regard noir, et Manras prit un air innocent. « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Dil soupira.
— « C’était un secret, Manras. »
— « T’inquiète pas, je le dirai à personne, » assurai-je. « Alors, comme ça, tes parents sont nobles ? »
— « Oui, mais ma mère n’est plus là, et mon père ne veut pas de moi parce que je suis un diable. Voilà. Et maintenant, je vais travailler, » conclut-il. Il se leva brusquement, ramassa ses journaux et s’éloigna vers l’entrée de la Galerie.
Manras me regarda, l’air inquiet, et, affecté comme lui, je décidai :
— « Il vaudra mieux qu’on lui parle plus de ça. »
Le petit elfe noir acquiesça et, alors qu’il s’éloignait vendre les journaux, je lui en empruntai un. Debout sur le muret, comme une statue de lecteur savant, je me mis à lire les articles avec attention. Grâce à Miroki Fal, j’avais appris à lire à voix basse, mais parfois j’articulais quelques mots et laissais échapper des commentaires de surprise, d’ennui ou d’incompréhension.
— « Bouah, » fis-je au bout d’un moment, en écartant le journal. Je sautai à bas de mon piédestal et criai : « L’Estergatois ! Vol à main armée au Port de Menshaldra ! »
Je vendis mon exemplaire en un paix-et-vertu et, rejoignant Manras, je lui dis :
— « Parle du vol, pas des Ailés de Tribella : c’est les choses de chez nous qui intéressent les gens, c’est moi qui te le dis, ces journalistes, ils savent pas y faire. »
Et Manras, bien sûr, m’écouta.
* * *
Quand je revins à la Tanière, Rolg n’était pas là. C’était déjà l’après-midi et je devinai qu’il devait être dans quelque taverne à jouer aux cartes ou en train de faire sa promenade habituelle pour « dégourdir sa patte boiteuse ». Je fis la sieste et je la fis si bien que, lorsque je me réveillai, mon maître me secouait l’épaule et je l’entendis me dire :
— « Réveille-toi, Draen. Alors, comment tu te sens ? »
J’ouvris les yeux et m’étirai en répondant :
— « En pleine forme ! On y va déjà ? »
Yal secoua la tête.
— « Non, pas encore. À minuit, dans une heure. Et, à trois heures, on entrera dans l’édifice. Je t’ai apporté le dîner, tu as faim ? »
— « Je meurs de faim ! » confirmai-je. C’est qu’à part les biscuits du matin, je n’avais rien mangé.
J’engloutis presque sans mâcher le pain au fromage et l’orange, tandis que Yal se laissait tomber sur une chaise et commentait :
— « Aujourd’hui, ça a été une journée infernale. Le patron de l’imprimerie nous a fait travailler jusqu’à neuf heures. À la fin, j’ai cru que j’allais devoir inventer une excuse pour sortir à temps. »
— « Pourquoi y’avait tant de travail ? » demandai-je, la bouche pleine.
— « Oh. Des tas de choses, des formulaires urgents et je ne sais quelles autres commandes. Eh, doucement, Mor-eldal, mâche sinon tu vas t’étouffer. »
Je roulai les yeux, mais je mangeai plus lentement et demandai :
— « Où est-ce qu’il est, Rolg ? »
— « Un vieil ami à lui est malade et il est allé chez lui pour en prendre soin, » expliqua Yal.
Je pris un air compréhensif et m’apitoyai :
— « Cette Froide, c’est pire que la faim. Dis, Yal, comment on va faire pour entrer dans la Bourse du Commerce ? »
Les yeux de Yal sourirent et scintillèrent.
— « Par la coupole. »
La coupole, me répétai-je. Et j’écarquillai les yeux.
— « Le toit rond d’en haut ? Et personne va nous voir ? »
Yal haussa les épaules.
— « Korther a tout planifié. Il sait où sont les pièges, comment les désactiver et… enfin, nous, nous n’avons pas à nous préoccuper de quoi que ce soit. »
Je fronçai les sourcils.
— « Mais, alors… nous, qu’est-ce qu’on va faire ? »
Yal me regarda, l’air amusé.
— « Korther ouvrira le chemin, moi, je te descendrai d’en haut avec une corde et, toi, Mor-eldal, tu voleras la Wada. »
Je sursautai.
— « Moi ? »
Je ne parvenais pas encore à très bien comprendre ce qu’il attendait de moi, mais l’idée d’être descendu par une corde depuis une coupole aussi haute me fascinait. Je continuai à mâcher de plus en plus lentement. Yal me sourit.
— « Ne t’inquiète pas : ce sera un jeu d’enfant. Mais, si les choses tournent mal, rappelle-toi le dicton des voleurs. »
J’acquiesçai fermement.
— « Qui fuit à temps pourra voler demain, » récitai-je. Et je frappai la table de la main en clamant : « En avant ! Volons la Wada de cet embauche-sicaires ! »
Yal sursauta et siffla :
— « Parle moins fort, par tous les Esprits ! »
Je lui adressai une moue innocente suivie d’un sourire enthousiaste et je terminai les quartiers d’orange.
Quand nous entendîmes les douze coups de cloche, Yal prit son sac avec la corde, nous sortîmes et nous nous rendîmes au parc qui se trouvait juste devant l’Hôpital de la Passiflore, dans le quartier de Riskel. Nous passâmes devant la Bourse de Commerce, et Yal m’attrapa par le cou pour m’empêcher de contempler l’édifice avec trop d’intérêt. Comme cette après-midi avait été printanière, la neige avait totalement fondu et, dans la Rue des Artisans, il y avait encore du monde qui se promenait. Cependant, dans le Parc de la Passiflore, tout était sombre et désert.
Le Grand Temple venait de sonner la première cloche quand Yal s’assit sur un banc et je l’imitai.
— « Et maintenant ? » murmurai-je.
Il répondit :
— « On attend. »
Nous attendîmes donc et, pendant un bon moment, avant de voir apparaître une silhouette sur l’étroit chemin. Ce n’était pas un garde : sinon il aurait porté une lanterne.
— « Yal ? »
— « M’sieu, » répliqua mon maître. Et il se leva ; aussi, je fis de même.
— « Vous avez apporté des cagoules, j’espère, » chuchota le kap.
— « On les a, » assura Yal.
Il y eut un silence pendant lequel Korther semblait réfléchir. Alors, il se tourna vers moi, et je crus deviner un sourire dans l’obscurité.
— « Alors, cette grippe, galopin ? »
— « Balayée, » assurai-je. « Alors… on y va ? »
Korther se tourna pour scruter le fond de l’allée et murmura :
— « Quand tu seras à l’intérieur, Draen, ne touche à rien sans me demander la permission sinon je te mets sur un bateau et je te vends à un esclavagiste tassien… sans te demander la permission, tu m’as compris ? »
Je le regardai d’abord avec horreur, puis je fis une moue ennuyée.
— « Oui, m’sieu. »
— « Bien. » Il nous fit signe au milieu des ombres : « Suivez-moi de loin. »
Il s’éloigna et nous le suivîmes. Nous traversâmes la Rue des Artisans déjà presque déserte et nous arrivâmes devant la façade arrière de la Bourse de Commerce. Je jetai un coup d’œil derrière moi et… l’instant d’après Korther avait disparu.
— « Où… ? »
Yal marmotta, m’imposant silence, et, après avoir laissé passer un groupe d’ivrognes qui chantaient, il agrippa une saillie et grimpa jusqu’à la balustrade d’un long balcon de la Bourse du Commerce. Je m’empressai de le suivre et, quand j’atterris, je vis Korther tapi près d’une porte du balcon. Il avait quelque chose dans la main, quelque chose qui émit un léger éclat qui m’intrigua. Cependant, quand je voulus m’approcher pour voir, la porte s’était déjà ouverte.
Silencieux comme des chats, nous pénétrâmes dans une pièce dans le noir. Cette nuit, il n’y avait ni Lune, ni Gemme, ni Bougie et la lointaine lumière des réverbères parvenait à peine à entrer. Korther lança un très léger sortilège harmonique de lumière et se dirigea vers l’unique porte de la pièce. Il sortit une clé, l’examina, secoua la tête, en prit une autre, l’introduisit dans la serrure et la fit tourner. Quelques instants après, nous parcourions un luxueux couloir comme si nous étions les maîtres de cette imposante maison. Korther semblait la connaître par cœur. Il nous guida vers une autre porte, qu’il ouvrit, et il nous fit monter des escaliers de service. Nous grimpâmes au moins trois étages avant que les marches ne s’arrêtent. Arrivés là, les mouvements de Korther se firent plus lents et consciencieux. C’est que, comme je le constatai, il n’y avait pas d’alarmes uniquement sur les portes : il y en avait aussi sur le sol. Korther les désactivait pas à pas, jusqu’au moment où il nous fit entrer dans un énorme bureau avec une écritoire qui semblait faite pour dix personnes. Il nous ouvrit une fenêtre et murmura à Yal :
— « Tu as un appui là et un autre plus haut. Attache-toi au cas où. Je te détacherai d’en bas. Quand tu arrives à la coupole, brise le vitrage qui est juste derrière la statue du Dragon de la Fortune. Tu m’as compris ? »
Yal acquiesça.
— « Oui. »
Je crus percevoir une certaine nervosité dans sa réponse. Korther lui tapota l’épaule.
— « Alors au travail. »
Yal s’attacha fermement, il mit ma casquette dans le sac, au cas où elle m’échapperait, et il me dit :
— « Attends ici. Après, Korther va t’attacher, et je t’aiderai à monter. »
Avec une certaine appréhension, je le vis disparaître par-dessus le bord de la fenêtre. Je voulus regarder, mais Korther m’en empêcha jusqu’à ce que la corde se soit tendue. Alors le kap dénoua la corde et la fixa autour de moi avec rapidité mais solidement.
— « Utilise les ombres et monte silencieusement, » me dit-il.
Je m’enveloppai d’ombres harmoniques et je grimpai sur le rebord. Je fus stupide : je regardai en bas. Et en voyant le sol si loin, j’eus si peur que je fermai les yeux et bredouillai en caeldrique une berceuse que me chantait mon maître autrefois :
Survivant,
N’aie pas peur.
L’orage s’en va.
Je suis là avec toi.
N’aie pas peur.
L’orage s’en va déjà.
Dors, mon enfant.
Je sentis la corde se tendre et je cherchai rapidement une saillie sans cesser de me répéter la berceuse. Pour ainsi dire, les derniers mètres, c’est Yal qui me hissa. Quand j’arrivai en haut, il me siffla :
— « Y’en a pas deux comme toi, Mor-eldal. Tu veux bien te taire ? Je parierais un siato que Korther t’a entendu parler dans la langue des morts. »
Très pâle, je cessai de marmonner ma chanson et je jetai un regard autour de moi. Un bord de peut-être un mètre de largeur entourait toute la coupole et, à intervalles réguliers, se dressaient les majestueuses statues de la Bourse de Commerce. Yal détacha la corde d’une de celles-ci et indiqua :
— « Le Dragon de la Fortune est juste là. » Je me penchai près de lui devant l’un des vitrages de la coupole. Tandis qu’il sortait ses instruments, j’entendis mon maître chuchoter : « Sari… Qu’est-ce qu’elle raconte, cette chanson ? On aurait dit un abracadabra sinistre. »
Je grimaçai et, comme je ne répondais pas, Yal se tourna vers moi, intrigué, et je me raclai la gorge.
— « C’est une berceuse que me chantait mon maître quand j’étais petit, » répondis-je.
Yal souffla doucement et se concentra pour briser le verre. Je l’aidai à renforcer son sortilège de silence : celui-ci consistait sans plus à calmer les ondes de son et à les réduire à un petit espace. Nous parvînmes à ôter le panneau de verre et Yal me murmura :
— « Les ombres, Mor-eldal. N’oublie pas. »
Je m’entourai de nouveau rapidement d’ombres harmoniques car, malgré tout, les lumières de la ville pouvaient être traîtresses. Pendant qu’il attachait la corde au Dragon de la Fortune, je passai la tête par le trou. On ne voyait rien. Comment allais-je faire pour trouver la Wada dans cette obscurité ? Je n’étais jamais entré dans cette salle, mais je l’avais vue de l’extérieur et je savais qu’elle était gigantesque. Même avec une lumière harmonique, je pouvais passer des heures à la chercher. À moins que Yal et Korther ne sachent exactement où elle se trouvait, ce qui était très probable.
Quand Yal revint, il m’attacha, lima le verre pour que la corde ne s’abîme pas et me murmura :
— « Nous attendons le signal. Korther est descendu s’assurer que le veilleur a pris le sédatif. »
Visiblement, celui-ci l’avait pris parce qu’un moment plus tard, Yal perçut le signal d’une lumière harmonique clignotant depuis la salle du bas.
— « Maintenant, c’est à toi, sari. T’inquiète pas, tu ne vas pas tomber : tu es bien attaché. Écoute. Je vais te descendre de quelques mètres. Quand j’arrête de te descendre, commence à te balancer, vers le côté où je suis. C’est là que se trouve la Wada, dans un creux du mur ; on la reconnaît tout de suite. Tu auras probablement besoin de plusieurs tentatives. Ne perds pas ton calme. Quand tu trouveras la Wada, tu devras être très prudent : d’après ce que sait Korther, il n’y a pas d’alarmes dessus, mais sois sur tes gardes. Normalement, elle est suspendue à un simple crochet. Attache-la avec la corde qui te reste, comme ça elle ne tombera pas. Et prends ce couteau, au cas où : si la Wada est attachée à autre chose, tu coupes avec ça. Si c’est du bois ou même du fer, ça marchera, mais fais attention en l’utilisant : c’est très tranchant. Quand tu auras la Wada, tu te laisses tomber : moi, je surveillerai, t’inquiète. Et tu m’envoies un signal avec trois lumières rapides pour confirmer que tu veux que je te remonte. Tu as compris ? »
Je déglutis et acquiesçai.
— « Je crois. »
Je l’entendis soupirer.
— « Eh bien, vas-y. »
Je passai par le trou avec la corde tendue et je descendis petit à petit dans le noir. Cela faisait une drôle d’impression de descendre de la coupole de la Bourse du Commerce par une corde, surtout en sachant qu’il me restait des mètres pour arriver en bas.
— « J’vois rien, » murmurai-je.
Heureusement, au bout d’un moment, je parvins à apercevoir certaines formes. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était suffisant pour savoir que je n’étais pas dans les Souterrains à mille mètres sous terre.
Soudain, je cessai de sentir les vibrations de la corde et je compris que je ne descendais plus. Les yeux grands ouverts, je commençai à me balancer vers l’endroit que m’avait indiqué Yal, mais je ne le faisais pas avec assez de décision et je restais à des lieues de ce qui me semblait être le mur. Au bout d’un moment, j’entendis un sifflement, quoique je ne sache pas s’il provenait d’en haut ou d’en bas. Alors j’inspirai profondément et j’expirai :
— « Courage, Mor-eldal, tu peux le faire, allez, allez… »
Je me balançai avec plus de force et je touchai enfin le mur avec mes pieds. J’eus besoin de trois tentatives avant de m’accrocher à quelque chose. Se pouvait-il que ce soit la Wada ? Pour m’en assurer, je lançai un sortilège très timide de lumière harmonique et j’entendis un autre sifflement. Cette fois, cela venait d’en bas, pas de doute. Korther était en train de perdre patience, devinai-je. En tout cas, ce que j’entrevis m’assura que l’objet auquel je venais de m’agripper était bien la Wada : c’était une petite statue en or en forme de femme-manticore avec deux pierres précieuses dans les yeux et encore plus de gemmes incrustées par-ci par-là. Je me cramponnai au totem et déplaçai la lumière harmonique vers le bas. Il y avait un crochet, effectivement, et aussi… un sortilège sur ce même crochet.
Je fronçai les sourcils et, après une hésitation, je posai ma main droite sur le crochet. À ma grande surprise, je reconnus le tracé : c’était un piège anti-vol simple qui, en s’activant, donnait une terrible décharge. J’allais la défaire, mais je réfléchis et je la désactivai simplement car, d’après Yal, cela faisait bien plus professionnel. Franchement, pensai-je, ahuri, j’étais suspendu à une corde à un mille du sol et je me mettais à penser à l’art professionnel ? Démons.
Je soulevai la Wada, non sans une certaine difficulté, car elle était assez lourde. Heureusement, elle n’était pas très grande. Non sans mal, après quelques secousses, je la dégageai du crochet, l’attachai à la corde, la serrai contre ma poitrine et, finalement, sans prendre le temps de trop réfléchir, j’écartai le pied du crochet avec lequel je me tenais encore au mur. Je tombai. Ou du moins au début. Puis la corde se tendit, et ma respiration se bloqua d’un coup avant de reprendre un rythme plus accéléré. Je mis un moment à me rappeler du pas suivant : le signal.
Sans lâcher la Wada, je réalisai trois sortilèges de lumière de suite, et mon cœur fit un bond dès que la coupole commença à se rapprocher. Je passai enfin par le trou et, quand mes pieds touchèrent, en haut, la pierre solide du rebord, mes jambes fléchirent et je m’empressai de me mettre à quatre pattes, quoique toujours attaché. Yal me demanda :
— « Tout s’est bien passé ? »
— « Tout s’est bien passé, » répondis-je, avec plus d’assurance que celle que je ressentais.
Avec une rapide précision, Yal détacha la corde du Dragon de la Fortune, l’attacha à la statue juste au-dessus de la fenêtre de la pièce par laquelle nous étions montés et il me descendit avec la Wada. Korther m’attendait déjà à l’intérieur. Il me libéra, mit à l’abri l’objet volé dans son propre sac et attacha la corde. Quelques instants après, mon maître atterrissait à l’intérieur.
— « On ne vole rien dans les autres pièces ? » murmura Yal.
— « Rien d’autre, » affirma Korther. « Je suis venu chercher une vengeance : pas de l’argent. »
Je ne sus si le croire, parce que j’avais vu que son propre sac était un peu plus gonflé même avant qu’il n’y ait mis la Wada… Cependant, son ton de voix avait l’air convaincant. Yal ne protesta pas : il rangea la corde, me rendit ma casquette, et nous redescendîmes jusqu’au balcon du premier étage sans aucun problème. Korther récupéra le couteau, il donna une tape amicale à Yal et murmura :
— « Bon travail, les gars. »
Et, d’un saut, il passa par-dessus la balustrade et disparut dans les ombres d’une rue. Quelques instants après, Yal et moi descendîmes aussi et prîmes la direction du quartier des Chats. Je sentis la tension disparaître presque aussitôt : nous étions maintenant en sécurité. Et en plus, nous avions accompli notre mission.
Nous passions par l’Esplanade d’un pas tranquille quand Yal laissa échapper :
— « Par les Quatre Esprits de l’Aube… » Et, dans un murmure presque inaudible, il me dit à l’oreille : « Tu te rends compte, sari ? Ça, c’est le plus grand vol d’Estergat depuis des années. D’accord, on ne va pas en tirer grand-chose, parce que je devais déjà une faveur à Korther, à cause des études qu’il m’a payées. Mais maintenant : finies les dettes ! » Il me sourit largement. « Et tu ne sais pas à quel point un saïjit peut se sentir heureux sans dettes. »
Je lui rendis son sourire et, comme nous amorcions la descente par l’Avenue de Tarmil, une subite idée me vint à l’esprit et je fis un bond.
— « On va fêter ça ? »
— « Le fêter ? » Yalet s’esclaffa tout bas. « Eh bien, pourquoi pas ? Comment veux-tu le fêter ? »
Je me mordis la lèvre et suggérai :
— « Avec des biscuits au beurre ? »
Yal, cette fois, rit de bon cœur.
— « Je t’en achèterai demain matin, » promit-il. « Mais n’y prends pas trop goût, parce qu’ils sont chers. Ah, au fait, je suppose que, maintenant que tu es remis, tu vas retourner chez Miroki Fal. »
Toute ma joie se retrouva au fond d’un puits. Je poussai un long soupir.
— « Pfff… Je dois vraiment y revenir ? »
— « C’est si terrible ? » se moqua-t-il.
Je haussai les épaules.
— « Non. Mais le Grippe-clous est… ch’sais pas, c’est pas un mauvais type, mais en réalité il est aussi grippe-clous que ses amis Shudi, Dalvrindo et compagnie. Ces gens-là, l’or leur sort par les oreilles, et ils ont la main aussi collante que la colle vélirienne. C’est ce que m’a dit Yerris, et c’est vrai. Et bon, Rux… il a bon cœur, mais il est plus sec qu’un os cramé. » Je conclus : « En fait, je préfère mille fois être avec mes amis ou même à La Rose du Vent. Je peux vraiment pas attendre quelques jours de plus ? J’ai volé la Wada, » ajoutai-je comme argument de poids.
Yal grogna.
— « Parle plus bas, sari… C’est bon, » céda-t-il. « Je lui dirai que tu as besoin de deux jours de plus de repos. Mais qu’il ne te voie pas en train de courir dans les rues, sinon il se demandera quelles sont ces façons de se reposer. Et le Jour-Jeune tu y retournes sans faute, hein ? Allez, ne te plains pas : tu ne te rends pas compte de tout ce que tu as appris avec ce travail. Tout ne s’apprend pas dans la rue. »
Je pris un air sceptique, mais je ne répliquai pas. Je frottai ma main gauche à cause du froid et la mis dans ma poche. Je sentis soudain comme si quelqu’un me jetait un seau d’eau glacée sur la tête. Ma plume, pensai-je, éberlué. Ma plume jaune. Elle n’était pas dans ma poche. Où avait-elle pu tomber ?
Je jetai un coup d’œil discret à Yal tandis que nous marchions, mais je n’osai rien lui dire. Peut-être que je l’avais fait tomber dans la rue, le matin, en vendant les journaux, ou… ou alors dans la salle de la Bourse du Commerce.
— « Bravo, Mor-eldal, » murmurai-je en caeldrique.
Yal me regarda.
— « Tu as dit quelque chose ? »
Je secouai la tête. Après un silence, je demandai à voix basse :
— « Élassar. Si on s’était fait prendre, ils nous auraient envoyés en prison, n’est-ce pas ? »
— « Euh… Oui, sari. Je dirais même qu’ils nous auraient envoyés aux travaux forcés. Pendant des années. Mais tout s’est bien passé et, toi, tu t’es débrouillé comme un chef, alors demain je t’achèterai ces biscuits pour fêter ça, hein ? »
Je m’aperçus qu’il me souriait et je lui rendis un sourire hésitant qui se raffermit au fur et à mesure que le souvenir des biscuits me remontait le moral. Bah, me dis-je. La plume ne pouvait pas être tombée dans la Bourse du Commerce et, si c’était le cas, qui pourrait la reconnaître ? Yerris, mais il n’était pas là et, en plus, c’était un Daguenoire. Manras, Dil… et quelque autre crieur de journaux. Personne d’autre. Conclusion : tout avait marché comme sur des roulettes.