Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
Dehors, il ventait, neigeait et, comme aurait dit mon maître nakrus, il faisait un temps à ne pas mettre un os dehors.
— « C’est à toi de jouer, Rolg, » dis-je au vieil elfe.
Le vieil elfe regarda ses cartes en se frottant le menton de ses ongles longs, et Yalet bâilla, s’appuyant sur le dossier de sa chaise.
— « Eh, sari, tu ne nous as pas encore dit comment s’est passée ta journée, » observa-t-il.
Je grimaçai et soufflai. Yal sourit.
— « Encore des histoires avec Lésabeth et le Grippe-clous ? »
Je soupirai.
— « Si c’était que ça… »
— « Raconte, raconte, » m’encouragea Yal. « Il n’y a rien de mieux qu’une histoire d’amour pour occuper les nuits d’hiver. »
Je lui adressai un regard moqueur et dis :
— « D’amour, tu parles. Lésabeth est une sorcière. Je l’ai déjà dit au Grippe-clous, mais il m’écoute pas, il s’est même mis en colère. Il aime souffrir. Aujourd’hui, Lésabeth lui a dit que c’était un cas désespéré, un poète raté et un fou, et Miroki, au lieu de lui dire qu’elle était une sorcière arrogante et vaniteuse, il lui a dit… » Et j’entonnai, levant la main comme l’avait fait Miroki : « Oh, libellule gracieuse et cruelle, qui, se dérobant, devient plus belle. »
Yal s’esclaffa.
— « Par tous les esprits, il est sacrément pris. »
— « Sacrément oui, » assurai-je. « Mais c’est horrible. Même son ami Shudi lui dit de la laisser, qu’il se fait un monde de quelque chose qui n’en vaut pas la peine. Bah, une embrouille ! Et ça, c’est pas le pire. Aujourd’hui, Shudi m’a dit qu’il veut faire mon portrait. »
Yal fronça les sourcils.
— « Ton portrait ? À toi ? Et pourquoi ? »
Je haussai les épaules.
— « Il dit que c’est original parce qu’il n’a jamais peint d’enfant pauvre. Je lui ai dit que j’avais rien d’un enfant pauvre, mais il m’a regardé avec l’air de dire : tu veux te taire, oui ? Et il s’est mis à me peindre. J’espère seulement que ce sera pas comme ce tableau noir des toiles d’araignée, parce que ça fait peur. »
Yal roula les yeux et, comme Rolg avait joué sa carte, il joua la sienne et je regardai mes cartes en tirant la langue.
— « J’ai plus de rois, » informai-je.
— « Ça, d’habitude, ça ne se dit pas à voix haute, » me fit remarquer Rolg, amusé.
Pensif, je soupirai, jetai une carte et dis :
— « Mais le portrait, c’est pas le pire non plus. Le pire, c’est qu’en automne, Miroki me laissait plus de temps libre et, maintenant, il arrête pas de me donner vingt-mille commissions. Il me demanderait même d’aller chercher des fleurs en plein hiver s’il pouvait. Tu sais, élassar ? J’en ai marre des magiciens et des grippe-clous. »
Yal laissa échapper un rire étouffé.
— « Ça se voit, ça se voit, » assura-t-il.
Je lui adressai une moue détachée et je relativisai :
— « Mais ça va, ça se passe pas si mal. Aujourd’hui, Rux m’a appris à donner des coups de marteaux. On a réparé une chaise, » expliquai-je avec fierté.
— « Ah, bon ! Alors, finalement, tu vas te faire menuisier ? » se moqua Yalet. « Et où en est cette lecture à propos de corbeaux, d’amours et de fantômes ? »
Je souris.
— « C’est réglé. J’ai dit à Miroki Fal que j’aimais pas son livre, et il m’en a donné un autre. Un d’aventures. Moi qui croyais déjà que je savais plus lire, j’ai presque tout lu d’une traite. Esprits… Aux diables les fantômes de Miroki Fal… » soufflai-je en gonflant les joues.
Yal et Rolg s’esclaffèrent et, m’apercevant que c’était encore mon tour, je grognai et étalai mes cartes sur la table.
— « La chance n’est pas avec moi ce soir, » affirmai-je.
Ils montrèrent aussi leurs cartes, et Rolg sourit.
— « Ah ! Pour une fois, c’est moi qui gagne. Bon, » dit-il, en se levant avec lenteur. « Le temps passe et passe et, à mon âge, je ne suis plus fait pour de longues veillées. Bonne nuit, les garçons, et faites de beaux rêves. »
Nous lui répondîmes tous deux et, comme le vieil elfe s’en allait dans sa chambre, je ramassai les cartes.
— « Tu sais, élassar ? » dis-je. « Ch’te l’ai pas dit, mais je suis très content que tu aies déménagé et que tu sois venu habiter à la Tanière. »
Yal sourit.
— « Tu me l’as dit peut-être une dizaine de fois ces cinq dernières lunes, sari. »
Je souris, donnant de petits coups au tas de cartes pour les réajuster. Dehors, une longue rafale de vent fit trembler la porte de telle sorte que j’aurais juré que c’était le souffle d’un dragon. Quand la porte cessa de trembler autant, j’expirai inconsciemment de soulagement.
— « Écoute, » dit soudain Yalet. « Il faut qu’on parle de… de quelque chose de sérieux. »
Je levai les yeux, intrigué.
— « Qu’est-ce qu’il se passe, élassar ? »
— « Eh bien… » Yal hésita, changea de chaise et alla s’asseoir sur celle que Rolg venait de quitter, plus près de moi. « Eh bien, voilà, Mor-eldal. Korther a un travail pour nous. »
Je le regardai, incrédule et ravi. Le kap des Daguenoires d’Estergat, un travail pour nous ?
— « Quel travail ? »
— « Mais, en fait, pour réaliser le premier travail, Korther veut que tu lui prouves que tu es capable de le mener à bout. Et il t’a lancé un défi. Il veut que tu entres dans une maison aisée d’Atuerzo et que tu voles quelque chose de valeur. C’est… comme une épreuve, pour lui prouver qu’il peut avoir confiance en toi. Je lui ai dit que tu apprenais vite… Je ne sais pas si j’aurais dû le lui dire si tôt, » reconnut-il.
Je secouai la tête.
— « Quelle maison ? N’importe laquelle ? »
— « Non. Une bien particulière. Je te guiderai, » assura-t-il.
— « Mais quand ? » demandai-je, saisi.
Yalet m’observa attentivement et répondit :
— « Demain. »
— « Demain ! » répétai-je. Et je souris, non seulement parce que j’avais envie de mettre en pratique tout ce que m’avait appris Yalet, mais aussi parce que je n’aimais pas attendre et, là, je n’aurais pas à attendre longtemps. « Alors, demain, je deviens un Daguenoire pour de bon ! »
Yal roula les yeux et leva la main écartant l’index et le pouce.
— « Ou du moins une Épingle Noire. »
Je pris un air théâtralement offensé et lui donnai une bourrade.
— « Épingle, ta mère ! Ch’suis un Daguenoire, » affirmai-je.
— « Et où est ta dague ? » se moqua Yal. Face à mon expression interdite, il me tapota l’épaule, l’air amusé. « T’inquiète, tu en auras une, un jour, forgée en acier noir par le Forgeron Noir en personne. Mais pas encore. Pense que, même moi qui étais un élève exemplaire, je ne l’ai obtenue qu’à quinze ans. »
Je lui adressai une moue moqueuse.
— « Élève exemplaire ? Pff, t’as sorti ton encrier, à coup sûr, et… »
Je me tus sous son regard impératif, et je compris que Rolg n’était pas au courant de l’examen truqué des Ormes.
— « Bon, » dis-je. « Alors, demain, je vole quelque chose ? Et comment je saurai si ça a de la valeur ? »
Yalet leva les yeux au ciel.
— « Tu le sauras, Mor-eldal. Ça, c’est l’instinct. »
Je le crus et, comme il éteignait sa lanterne, je me laissai glisser de ma chaise et nous allâmes nous allonger. Le vent soufflait, s’infiltrait dans l’impasse et passait en sifflant à travers les rainures de la maison. Je remontai bien la couverture et m’agitai. Je me sentais inquiet. Était-ce à cause de ce travail pour Korther ? Probablement. C’est que Yerris m’avait dit que les mouches étaient amis des grippe-clous et enfermaient les voleurs dans la prison de l’Œillet. Un endroit peu agréable, d’après le Chat Noir. Comme s’il avait deviné mon inquiétude, mon maître me serra brièvement l’épaule en me disant :
— « Tu te débrouilleras bien, sari. J’ai confiance en toi. »
Je souris et acquiesçai.
— « Bonne nuit, élassar. »
— « Bonne nuit, sari, » me murmura-t-il.
Une autre rafale fit craquer le bois et, parcouru d’un frisson, je me recroquevillai dans ma couverture auprès de mon maître. Celui-ci inspirait confiance et sécurité. Tout comme mon maître nakrus. Avec cette pensée en tête, je m’endormis et rêvai d’écureuils qui couraient dans les arbres et d’un enfant qui sautait de rocher en rocher, descendant un ruisseau et chantant à pleins poumons.
* * *
« Tourne la tête un peu sur la gauche, c’est cela, c’est cela ! Et les yeux bien en face… Cesse de te curer le nez, morveux dégoûtant ! Et ne lève pas les yeux au ciel, je t’ai dit bien en face. Diables, cesse donc de t’agiter, » s’exaspéra le peintre.
Miroki Fal s’esclaffa.
— « Si tu veux, je l’attache à une chaise. »
Je regardai le Grippe-clous avec appréhension puis compris qu’il plaisantait. Je soufflai et fixai mes yeux sur ceux de Shudi Fiedman. Je commençais à en avoir par-dessus la tête de ce grippe-clous d’elfe peintre.
— « Comme ça, voilà ! » s’exclama le peintre, enthousiaste. « Ne bouge pas. »
Il donna plusieurs coups de pinceaux sur sa toile et…
— « Les épaules bien droites ! »
Je serrai les mâchoires et m’armai de patience. Immobile comme mon maître, pensai-je. Lui, il pouvait rester des heures immobiles sur son coffre. Le problème, c’est qu’à force de rester si longtemps debout sans bouger, la tête me tournait et, finalement, alors que le soleil du soir éclairait déjà le salon de peinture, je renonçai et m’assis par terre en croisant les jambes.
— « Mais quel fainéant ! Lève-toi donc, » m’ordonna Shudi.
— « Ch’suis fatigué, » me plaignis-je.
Le peintre souffla et m’ignora, de sorte que je devinai qu’il n’avait plus besoin de moi et, à un moment où il semblait totalement absorbé dans son tableau, je marchai à quatre pattes vers la sortie et m’échappai de la pièce. Miroki Fal était déjà rentré chez lui et, comme il était déjà tard, j’imaginai qu’il n’attendait pas de moi que je revienne. Aussi, j’ouvris la porte principale de la maison des Fiedman et, par politesse, je criai en sortant :
— « Bonsoir, Monsieur Fiedman ! »
Et je partis de là en trottant, espérant que le peintre ne m’appellerait pas pour que je revienne. Ce jour-là, je ne me sentais pas très bien. J’avais mal à la tête, ce qui m’arrivait rarement. Et mes yeux se fermaient tout seuls, comme si je n’avais pas dormi depuis des jours. Quand j’arrivai à la Tanière, j’avais l’impression d’avoir parcouru trente kilomètres. Ni Rolg ni Yal n’étaient là, aussi, sans plus, je m’allongeai sur la paillasse et m’endormis lourdement.
— « Draen ! Réveille-toi ! »
Je clignai des paupières et vis mon maître debout, près de la porte. Il faisait déjà nuit et tout était dans le noir.
— « Dépêche-toi, debout, allez. Aujourd’hui, tu vas réaliser ton premier travail. En route, » insista-t-il sur un ton léger.
Je me redressai et me levai, en frottant mon visage. Je me sentais horriblement mal. Je ne me souvenais pas de m’être jamais senti aussi mal. J’essayai de me dégourdir, sortis avec Yal et acceptai le jeu de crochets qu’il me tendait. Je les gardai sous mon manteau et le suivis comme un fantôme hébété.
— « Tu es très silencieux, » observa Yal au bout d’un moment. « Allez, courage. Je suis sûr que tout va bien se passer. »
J’émis un grognement. Je fus incapable de savoir où nous allions. Je compris seulement que la maison était proche du Parc des Pierres et de la muraille en ruines qui entourait le quartier d’Atuerzo. La maison s’élevait au milieu d’un jardin avec des arbustes dénudés qui ressemblaient à de grandes araignées noires couvertes de neige. Yal s’arrêta près d’un arbre du Parc et me chuchota :
— « C’est cette maison. Il y a deux portes, la principale et celle des domestiques, qui se trouve de l’autre côté. Aujourd’hui, il y a un bal à la Citadelle et ceux qui vivent dans cette maison ne sont pas là. Ils vont rentrer dans deux heures minimum, mais tiens-toi sur tes gardes, parce qu’il y a sûrement quelque serviteur et probablement quelque magara anti-vol. Allez, Mor-eldal : surprends Korther et rapporte quelque chose de valeur. Bonne chance. »
J’acquiesçai, étourdi, et je bredouillai :
— « J’me sens pas bien, élassar. »
— « Bah, ne t’inquiète pas, le plus dur, c’est de commencer ; une fois à l’intérieur, tu auras l’impression que c’est un jeu. Allez, » m’encouragea-t-il. « Et souviens-toi de ce que je t’ai appris. »
Je m’éloignai en traînant les pieds, mais je m’arrêtai en apercevant un veilleur de nuit qui passait dans la rue. Je reculai et me cachai derrière un arbre. Puis je continuai, la tête en feu.
— « Diables, qu’est-ce qu’il m’arrive ? » murmurai-je faiblement.
J’aurais aimé le demander à Yalet, mais mes mains agrippaient déjà le mur. Je grimpai maladroitement, entrai dans le jardin et avançai, me frappant le front avec les poings.
— « Qu’est-ce qu’il t’arrive, Mor-eldal ? » grognai-je.
Je ramassai une poignée de neige et m’en frottai le front. Ça, au moins, ça me réveilla. J’arrivai à l’entrée principale et, me rappelant à temps que je devais être discret, je me retins de heurter la tête contre la porte pour la reposer un peu. Je l’appuyai, mais discrètement, et je sortis un crochet. Comme je n’étais pas encore un expert, je lançai un sortilège perceptiste pour me faire une idée de la serrure. Et je constatai que la porte était barrée de l’intérieur. En soupirant, je m’éloignai, contournai la maison et m’approchai de la porte de service. Celle-ci, je parvins à la forcer, en désactivant d’abord une alarme. Avant de la pousser, je lançai un sortilège de silence et je le réussis assez bien : la porte en s’ouvrant n’émit aucun bruit. J’entrai, refermai et, voyant une chaise juste à côté, je m’assis lourdement. Je tremblais de froid et j’avais envie de vomir. Mais pourquoi ?
— « Allez, Mor-eldal, » gémis-je tout bas.
Au bout d’un moment, je me levai et avançai vers ce qui semblait être un salon. Et je trouvai des escaliers. Je montai aussi silencieusement que je pus. J’ouvris une porte au hasard et entrai dans une chambre. Dès que j’entendis des ronflements, je me dis : non. À moitié dans le monde des rêves, je ressortis et me dirigeai vers la pièce du fond. Celle-ci était fermée à clé. Et je mis un bon bout de temps à l’ouvrir même à l’aide de mes sortilèges perceptistes. Quand j’y parvins, je m’assurai que la chambre était déserte. J’allumai une lumière harmonique très faible et… je m’assis au milieu de la pièce.
— « Cherche, cherche, » murmurai-je. Je m’allongeai sur le confortable tapis et, bien que ma tige énergétique soit déjà assez consumée, je lançai un autre sortilège perceptiste. Des armoires, des chaises, des miroirs… Ben voyons, comme si j’allais trouver ici les bijoux des propriétaires ! Ma tige énergétique deviendrait folle et me rendrait apathique avant.
Je soupirai et j’allai défaire le sortilège quand, soudain, je perçus quelque chose juste au-dessous de moi. Un creux. Se pouvait-il que… ?
Je m’écartai du tapis et l’enroulai, découvrant les lames de bois du parquet. Là, il y avait quelque chose. J’introduisis nerveusement mes ongles et je parvins à séparer les lames et à en soulever une, mettant à jour un petit trou. Une poche ? Oui, c’était une bourse et ce qu’il y avait à l’intérieur avait tout l’air d’être de l’argent. Je pensai que, si le propriétaire avait caché ça ici, cela devait avoir de la valeur, aussi je le mis dans ma poche, remis la lame de bois, déroulai le tapis et… J’entendis un craquement dans le couloir.
— « Rotules et clavicules, » balbutiai-je en caeldrique.
Je reculai jusqu’au lit avec l’intention de me cacher dessous, mais je pensai ensuite que, si c’étaient les propriétaires, ils finiraient par me trouver. Les bruits de pas se rapprochaient. Je me résignais déjà à aller droit à l’Œillet quand, soudain, je vis quelque chose derrière une fenêtre. Une branche. Et elle était proche. J’ouvris rapidement les battants et, juste au moment où la poignée de la porte tournait, je sautai et m’agrippai à la branche. Je m’appuyai surtout avec ma main droite, bien plus résistante, je m’entourai d’ombres harmoniques et, oubliant un instant mon malaise, je récupérai mon instinct de grimpeur d’arbres et, en un clin d’œil, j’étais en bas. J’entendis un cri aigu de femme atterrée.
— « Un Esprit du Mal ! Au secours ! Un fantôme ! » s’époumona-t-elle.
Je m’enfuis en courant, escaladai le mur et entrai dans le Parc des Pierres sans presque ralentir. Le sang tambourinait frénétiquement contre mes tempes.
— « Draen ! » entendis-je quelqu’un chuchoter.
Je m’arrêtai, la respiration sifflante.
— « Élassar ! On m’a vu ! » bégayai-je.
Je l’entendis jurer et je le vis sortir rapidement de sa cachette.
— « Comment ça, on t’a vu ? »
— « Une femme. Mais elle m’a confondu avec un fantôme, » expirai-je.
Yal soupira bruyamment.
— « On rentre aux Chats, vite. »
Il me saisit par le bras et nous sortîmes du Parc des Pierres. Nous descendîmes des escaliers et, en quelques instants, nous étions dans une impasse pleine d’objets disparates. Moi, je tremblai et claquai des dents.
— « Élassar… » murmurai-je.
— « Attends, » me dit Yal.
Il frappa à une porte et, à peine m’étais-je appuyé contre le mur glacé, Yal me saisit par le manteau et me poussa à l’intérieur. Il y avait beaucoup de lumière. Et il faisait une chaleur asphyxiante. Mais je continuais à frissonner. Assis dans un fauteuil, devant la cheminée, se tenait un elfocane aux cheveux châtains, avec des sourcils écailleux et des yeux violets à la pupille verticale comme le P’tit Prince. Comme auraient dit les gens : c’était un diable. Il portait des vêtements sombres et, entre les mains, il tenait une dague complètement noire.
— « Le galopin de la vallée, n’est-ce pas ? » s’enquit le kap.
Yal acquiesça, Korther me sourit et me dit :
— « Bonsoir. Et félicitations pour ton premier travail. Tout s’est bien passé ? »
J’ouvris la bouche et bégayai quelque chose d’incompréhensible. Le kap m’observa, la mine curieuse.
— « Euh… bon. Ne t’inquiète pas, je ne mords pas. Tu as volé quelque chose, je suppose, non ? Si ce n’est pas le cas, ne t’en fais pas : si tu es entré dans une maison et que tu en es sorti entier, je m’en contenterai. Approche, approche, » ajouta-t-il quand il me vit sortir le petit sac que j’avais volé.
Il me le prit doucement des mains et le vida dans sa paume. Il en sortit cinq billes noires. J’entendis Yalet se racler la gorge :
— « Euh… »
Mais Korther, lui, examina les billes avec intérêt.
— « Très curieux, » murmura-t-il. « Tu vas être surpris de savoir que ton apprenti a volé des perles de salbronix, Yal. »
J’entendis Yal soupirer de soulagement, comme s’il avait craint que ces perles ne soient réellement que de simples billes.
— « Écoute, galopin, » ajouta le kap, en me regardant dans les yeux. Ses yeux violets et reptiliens me parurent très grands. « Que me dis-tu si je te les achète pour cinq siatos, hein ? Je t’en donne cinq. »
Moi, qui n’avais pas la tête à penser, je murmurai :
— « Ça court. »
Korther fronça légèrement les sourcils.
— « Tu n’as pas bonne mine, galopin. »
Je vis sa main se tendre vers moi et, saisi d’une soudaine pointe de prudence, je reculai et chancelai. Cette fois, Yal me regarda plus attentivement à la lumière du feu et un éclat d’inquiétude apparut dans ses yeux sombres.
— « Sari ? Sari, tu te sens bien ? »
Je fis non de la tête et bafouillai :
— « Élassar, je veux rentrer à la maison. »
Je sentis sa main glacée sur mon front et je l’entendis souffler.
— « Par les Quatre Esprits de l’Aube, tu es brûlant ! »
— « Je veux rentrer à la maison, » répétai-je.
— « Diables, emmène-le, Yal, et mets-le au lit, » soupira Korther. « Et soigne-le bien parce que je veux qu’il soit prêt dans dix jours. »
Je le regardai, les yeux à moitié fermés, et balbutiai sans force :
— « Prêt pour quoi, m’sieu ? »
L’elfocane me sourit.
— « Prêt pour voler le plus grand joyau d’Estergat. »
Je le fixai des yeux, clignai des paupières et, soudain, la tête me tourna et je rendis tout ce que j’avais dans l’estomac, là, sur le sol du Foyer des Daguenoires. Et j’éclaboussai même les bottes du kap. Le sourire de Korther s’était changé en une grimace pétrifiée de dégoût. Je le vis déglutir. Moi, je crachai, m’appuyant sur le parquet, les bras tremblants. Ma bouche était en feu.
— « Esprit Patron ! » bredouilla Yal, en s’accroupissant auprès de moi. « Pardon, Korther. Il est malade… »
— « Ce n’est rien, emmène-le, » le coupa le kap. « T’as intérêt à te remettre vite, gamin. Allez, dehors. »
Yal ramassa la casquette que j’avais fait tomber, il me la mit et me souleva de ses deux bras sans apparente difficulté. Je m’accrochai à son cou comme je pus. Mon esprit ne cessait de sombrer. J’entendis le bruit d’une porte que l’on ferme. Puis un bruit rythmique de bottes craquant dans la neige.
— « Pourquoi tu ne m’as rien dit, Mor-eldal ? » souffla Yal tandis qu’il avançait, me tenant fermement.
Je gémis et, après un silence, je demandai :
— « Ch’suis vraiment malade ? »
— « Sacrément, » affirma Yalet en soufflant.
— « J’ai jamais été malade, » sanglotai-je. « Je vais mourir ? »
Son bref silence me transporta dans ce monde plein d’esprits et d’ancêtres dont parlaient les prêtres des temples. Et moi qui ne connaissais même pas mes ancêtres… ! Envahi par l’épouvante, j’attendis anxieusement la réponse de Yal. Heureusement, elle ne tarda pas à venir.
— « Non, sari, » murmura mon maître. « Bien sûr que non, quelle idée. Je vais te soigner. Tu ne vas pas mourir. »
Il m’embrassa sur le front. Absolument convaincu que mon maître me disait la vérité, je fermai mes yeux brûlants et je plongeai dans un profond délire.