Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
Le jour suivant, j’arrivai avant huit heures à la demeure rouge et je dus attendre jusqu’à huit heures et demie dans le salon avant que le Grippe-clous soit prêt pour aller en cours. Il me salua d’un sourire, tendit son sac avec ses notes et autres affaires et me dit :
— « Ne te sépare pas de moi. »
Je ne me séparai pas. Le Conservatoire était vraiment tout proche de chez lui et nous n’eûmes qu’à marcher quelques minutes avant d’arriver devant la porte principale. Celle-ci était énorme.
— « On dirait la gueule d’un monstre, » laissai-je échapper.
Miroki Fal me jeta un coup d’œil, les sourcils arqués, mais il ne répondit pas, il salua le concierge, et nous entrâmes dans l’école des magiciens. Là, le trajet fut plus long : nous passâmes par de nombreux escaliers et couloirs, croisant des gens de temps à autre. Parfois, le Grippe-clous saluait, parfois non. Finalement, il salua un autre elfe aux cheveux châtains qui attendait devant une porte.
— « Bonjour, mon ami ! » lui dit-il sur un ton pompeux. « Je n’arrive pas en retard, j’espère ? »
— « Bien en retard, mais le professeur aussi, comme d’habitude, » répliqua son ami, souriant. Ses yeux se posèrent sur moi. « C’est ton nouvel accompagnateur ? Quelle allure ! Où l’as-tu trouvé, dans un hospice ? »
— « Pas du tout, son cousin me l’a amené. Et pour le moment, je suis satisfait de lui, » assura Miroki Fal.
— « Un humain, » observa son ami. « Et cuivré, en plus. »
— « Shudi, » souffla le jeune noble, « qu’as-tu donc contre les humains et les cuivrés ? »
Shudi haussa les épaules, narquois, et à ce moment la porte s’ouvrit, et apparut celui qui, sans aucun doute, devait être le professeur. C’était un humain. Mais il n’était pas cuivré : il était blond, grand, mince et assez jeune.
— « Bonjour, professeur, » le saluèrent les deux elfes.
Comme ils allaient entrer, je donnai le sac au Grippe-clous et je lui demandai à voix basse :
— « Eh, m’sieu, qu’est-ce que c’est, un hospice ? »
Miroki Fal me regarda avec étonnement.
— « Un hospice ? Un endroit où vivent des enfants sans famille. Tout de même, ne pas savoir ça à ton âge… Tu es sûr d’avoir dix ans, petit ? »
Je haussai les épaules, et il me tendit un papier en disant :
— « Tiens, c’est un message. Va à la bibliothèque d’endarsie, à la porte cinquante-six, et donne-le à mademoiselle Lésabeth. C’est une dame elfe avec des cheveux blonds bouclés et des yeux bleus, tu ne peux pas te tromper : elle est unique en son genre. Dès que tu le lui auras donné, tu reviens ici et tu attends, compris ? »
J’acquiesçai en silence et je vis la porte de la salle de classe se fermer avec un mélange de désillusion et de curiosité ; désillusion parce que, ce jour, le Grippe-clous n’allait pas me laisser la matinée libre et curiosité parce que j’avais un château entier à explorer.
Cinquante-six, pensai-je alors, en m’éloignant dans le couloir. Je ne risquais pas d’oublier le numéro : plus d’une fois, j’avais entendu mon maître jurer par les cinquante-six phalanges de ses mains et pieds. Et, heureusement, les chiffres s’écrivaient encore comme me les avait enseignés mon maître et j’imaginai que je n’aurais pas de mal à trouver la porte. Je me trompai. Cet endroit me rappelait le Labyrinthe. Il n’était pas boueux mais, pour le reste, c’était un peu pareil.
Je déambulai un bon moment dans des couloirs de pierre déserts jusqu’au moment où je trouvai le numéro vingt. De là, j’arrivai au numéro vingt-neuf et je passai directement au deux-cent-trois. Je m’arrêtai net, ahuri.
— « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » dis-je.
Je fis volte-face. Et je me retrouvai face à un jeune magicien semi-elfe qui passait par là. Il avait un œil vert et l’autre noir. Comme il allait passer sans à peine me jeter un regard, je l’appelai :
— « M’sieu ! Où est la porte cinquante-six ? »
Le magicien ralentit, mais il ne s’arrêta pas et je dus marcher à ses côtés pendant qu’il répondait :
— « C’est de l’autre côté du Conservatoire, dans une autre aile. Tu cherches quelqu’un ? »
— « Oui, » affirmai-je. « La demoiselle Lésabeth. Le Gripp… le… j’veux dire, Monsieur Fal m’a demandé de lui remettre un message. »
Cette fois, le jeune magicien s’arrêta, et ses yeux de couleur différente me troublèrent.
— « Lésabeth ? » Je le vis faire une moue amusée. « Tiens donc… Tu es le messager de Miroki Fal ? Intéressant. Je peux voir ? » lança-t-il, en tendant une main désinvolte vers la lettre.
Je fronçai les sourcils, en reculant, mais il m’arracha le papier des mains.
— « Eh ! » protestai-je.
— « Bas les pattes ! » grommela le magicien, écartant la lettre de mes mains. « Je veux juste voir. Je suis Jarey Edans, un de ses amis. »
Il déplia le papier, le lut, et je vis un sourire illuminer son visage. Un sourire qui ne me plut pas.
— « Eh, rends-moi ça, » lui dis-je. Je pris le papier, mais il ne le lâcha pas, et je le foudroyai du regard. « Lâche-le ! »
Il le lâcha et me grogna :
— « Parle-moi avec plus de respect, morveux ! »
Il me donna une taloche, et je partis en courant. Au fond du couloir, je me retournai et lui lançai :
— « Bavosseux ! »
Je tournai l’angle et disparus en courant. Ce Jarey Edans ne comprit sûrement pas l’insulte. Seul mon maître nakrus l’utilisait contre les vautours ou les lynx qui s’approchaient trop de la grotte.
Quand je trouvai la bibliothèque d’endarsie et entrai, la première chose que je vis fut l’horloge suspendue à l’entrée. Elle indiquait onze heures moins vingt. Je me mordis la langue, observant les tables et les livres, j’avançai et…
— « Gamin, où vas-tu ? » Un petit homme avec un binocle m’arrêta de la main. « Ceci est la bibliothèque d’endarsie, on n’entre pas comme ça. Que viens-tu faire ? »
Je lui expliquai que je devais remettre un message et j’ajoutai sur un ton plaintif :
— « Je me suis perdu dans les couloirs. C’est que c’est très compliqué et, les numéros, ils se suivent pas, et… »
— « Je sais, » compatit le petit homme avec un sourire. « Ce n’est pas facile pour les nouveaux, ni pour les anciens quelquefois, crois-moi. Je suis désolé de te dire que la demoiselle Lésabeth n’est plus là, elle est partie il y a à peine quelques minutes. Je l’ai entendue dire avec ses amies qu’elles allaient sortir dans le parc en bas. Si tu te dépêches, tu les rattraperas peut-être. »
Je le remerciai et partis en courant dans le couloir qu’il m’indiquait. Je descendis tous les escaliers que je pus et j’arrivai enfin en bas. Je sortis par la porte principale avec un certain soulagement, mais j’eus à peine le temps de respirer car, à cet instant, j’aperçus l’elfe blonde avec un groupe de jeunes filles. Elle s’éloignait dans le parc qui entourait le Conservatoire. Je me précipitai avant qu’elle ne m’échappe et criai :
— « Demoiselle Lésabeth ! Demoiselle Lésabeth ! » Je la vis se retourner et, son identité ainsi confirmée, je la rejoignis et tendis le message en expliquant : « Miroki Fal m’a donné un message pour vous. »
Lésabeth fit une moue et jeta un regard à ses amies avant de prendre le message. Elle le déplia et rougit un peu. Et comme ses amies tentaient de lire par-dessus son épaule, elle plia brusquement le message et souffla.
— « Sottises, » dit-elle. Et, sans plus, elle déchira le message en quatre, le jeta, me tourna le dos et repartit avec ses amies.
— « Qu’est-ce qu’il te dit, qu’est-ce qu’il te dit ? » lui demandait l’une.
— « Boh, rien, comme d’habitude, un poème plein de jolies sottises, » répondit Lésabeth.
Je la regardai s’éloigner, les yeux écarquillés d’indignation. Deux heures à me promener dans les couloirs de cette jungle de magiciens, et tout ça pour quoi ? Pour voir cette sorcière jeter mon message ?
— « Sorcière, » marmonnai-je.
Et je me baissai pour ramasser les quatre morceaux du message déchiré. Je le recomposai sur l’herbe et essayai de le lire. Je mis un bon moment à déchiffrer les deux premières lignes mais, quand j’y parvins, je demeurai ébahi. Cela disait : “Oh belle âme pour qui je soupire, pour toi mon cœur aime et délire.”
De « jolies sottises », avait-elle dit ? Cela ressemblait à une chanson d’amour ! Et l’elfe blonde traitait ainsi des vers si chaleureux ? Je n’arrivais pas à comprendre une telle absurdité.
— « Draen ! » s’écria soudain une voix derrière moi. « Quand je t’ai dit d’attendre, je croyais que tu resterais dans le couloir, pas dehors. Bon, ça ne fait rien. Tu as donné le message à Lésabeth ? »
Je me levai et glissai discrètement les morceaux de papier dans ma chemise avant de me retourner et de répondre :
— « Oui, oui, m’sieu, je le lui ai donné. »
Le Grippe-clous était accompagné de son ami, Shudi. En m’entendant, il eut l’air satisfait et hésita.
— « Et qu’est-ce qu’elle a dit ? »
Je grimaçai et avalai un peu de travers.
— « Euh… Eh ben… que ça alors. »
— « Que ça alors ? » s’étonna Miroki Fal.
— « Oui, c’est ce qu’elle a dit : ça alors, » fis-je en me raclant la gorge.
Les deux elfes sourirent face à mon expression et Miroki Fal se réjouit :
— « Tu vois, Shudi ? Je fais des progrès. »
L’elfe noir roula les yeux, et je les suivis jusqu’à la maison tandis qu’ils parlaient de je ne sais quel spectacle que l’on donnait le soir à L’Émeraude. Miroki avait invité son ami à manger chez lui, et Rux me laissa leur porter les assiettes et le repas en me faisant promettre d’abord de ne rien faire tomber. De retour à la cuisine, je profitai d’un moment où Rux s’absenta pour jeter les quatre morceaux du message au feu. Et, au passage, je touchai la plaque métallique brûlante avec le doigt de ma main droite pour voir ce qui se passait. Rien : je la retirai, et la main était toujours intacte. Je sentis seulement l’énergie brulique à l’état brut s’évanouir d’un coup dès que je rompis le contact. Je souris. Décidément, mon maître nakrus était un expert fabricant de magaras.
— « Eh, gamin, » me dit Rux en revenant à la cuisine. « Monsieur Fal veut te parler. »
J’entrai dans le salon et, assis avec désinvolture dans un des fauteuils, Miroki Fal me dit :
— « Deuxième commission, petit. Va acheter un pot d’encre bleue à la boutique de Rochinel, c’est dans la Grande Galerie, tu sais où c’est ? »
— « Oui, m’sieu : là-bas, les journaux se vendent comme des petits pains, » répondis-je.
— « Parfait, eh bien, vas-y avec ce papier et dis à l’employé qu’il mette l’encre sur mon compte. Dépêche-toi ! »
Je sortis, descendis la rue en courant et arrivai à la boutique de Rochinel, haletant.
— « Mon-sieur, » soufflai-je au roux derrière son comptoir. « Je veux un pot d’encre verte. »
Je posai le papier de Miroki Fal, j’emportai le pot et… je m’arrêtai devant la porte.
— « Ah, non, c’était pas de l’encre verte, c’était… » Je réfléchis. « Mince, rouge ? noire ? »
Je ne m’en souvenais pas.
— « Nous en avons de beaucoup de couleurs, mon gars, » fit le commerçant, avec un raclement de gorge. « Il vaudra mieux que tu ailles demander et que tu reviennes quand tu seras sûr. »
— « Oui, » approuvai-je. « J’y vais ! »
Et, oubliant de rendre le pot d’encre verte, je partis en courant de nouveau en remontant la rue. Quand je lui contai mon trou de mémoire, Miroki Fal me regarda, l’air exaspéré.
— « J’ai dit : bleue. »
— « Bleue ! » m’exclamai-je. « Bien sûr ! »
Et je retournai toujours en courant à la boutique. J’étais presque arrivé à la Grande Galerie quand une carriole faillit m’écraser, je fis un bond de côté en catastrophe, je m’affalai par terre et le pot s’échappa de mes mains au loin. À l’instant, j’entendis un bruit de verres cassés et un feulement.
— « Par tous les esprits et démons ! »
Coïncidences de la vie, ce jeune qui venait de crier n’était autre que Warok, l’Ojisaire qui travaillait pour le Fauve Noir. Il avait le visage et la chemise tachés d’encre verte parce que le pot s’était écrasé contre le mur juste derrière lui. Je laissai échapper un bruyant éclat de rire, l’elfe noir me vit et, me relevant précipitamment, je m’enfuis en courant dans la Galerie. J’entrai dans la boutique en trombe.
— « De l’encre bleue ! » dis-je, hors d’haleine, au commerçant. « Bleue, » répétai-je, en reprenant mon souffle.
— « Bon… Et je suppose que Monsieur Fal voulait aussi l’autre pot ? » me demanda-t-il en me tendant le pot d’encre bleue.
Hum… J’acquiesçai silencieusement et dis :
— « Merci, m’sieu. Ayô. »
Et je partis, en empruntant l’autre sortie de la Grande Galerie, au cas où Warok aurait l’esprit vindicatif. Le problème, c’est qu’en plus d’avoir un esprit vindicatif, Warok savait aussi réfléchir. Le maudit m’attendait dehors. Sans avertir, il me saisit par le bras et je criai :
— « J’ai pas fait exprès, j’ai pas fait exprès ! »
Il me regarda, le visage mauvais.
— « Ça, tu vas me le payer, morveux. Dis-moi, toi, » fit-il en me secouant. Heureusement, cette fois j’avais mis le pot d’encre dans ma poche, sinon il m’aurait sûrement encore échappé. « Tu sais où est le Chat Noir ? »
Je fis non de la tête.
— « J’en sais rien. »
— « Tu mens, » grogna Warok.
— « Il est parti avec son mentor ; moi, ch’sais rien, je le jure. Tu me fais mal, » l’informai-je avec toute la dignité dont je fus capable.
Warok me foudroya du regard.
— « Ch’sais très bien où tu vis, tu sais ? Et ta vie vaut moins qu’un grain de sable. Tu vas me payer pour l’encre. Et tu payeras bien plus si tu mens. » Il me lâcha avec brusquerie. « Décampe. »
Je m’éloignai en massant mon bras, les yeux pleins de larmes. Et dire que c’était mon premier jour au service du Grippe-clous de la demeure rouge…