Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant

8 Diplôme

Une semaine après, je me dirigeais avec Yalet vers le quartier de la Harpe. Mon maître voulait me placer dans une famille aisée comme page en échange de repas et d’une expérience domestique. Pour cela, il m’avait fait laver mon visage, couper les cheveux et mettre une chemise neuve et bien blanche. Je le suivais avec entrain, quoiqu’un peu à contrecœur malgré tout, car cela me brisait le cœur de devoir laisser Manras et Dil pour aller servir les grippe-clous. Yerris m’aurait traité de lèche-bottes.

— « Élassar, » dis-je, alors que nous montions une jolie rue pavée. Je trottai pour le rejoindre. « Tu sais vraiment pas quand est-ce que Yerris va revenir ? »

— « Non, » répondit Yal sans s’arrêter. « Alvon a quitté Estergat avec lui, c’est tout ce que je sais. »

Je soupirai tristement.

— « Et je vais vraiment devoir travailler dans une maison ? »

Yal me lança un regard mi-ennuyé mi-moqueur.

— « Allons, ne te désespère pas, Mor-eldal. Pense que je fais ça pour ton bien. Tu apprendras les bonnes manières, tu verras un monde différent de celui des Chats et de ces crieurs de journaux et, bref, ça te fera beaucoup de bien. »

Je fis une moue sceptique et observai :

— « Ça, s’ils m’acceptent. »

Yal soupira.

— « Oui, s’ils t’acceptent. Je te préviens, si tu fais une bêtise tout de suite, je te fais lire dix fois Les chemins de Vingtemberries. »

J’ouvris grand les yeux, épouvanté. Pour m’apprendre à lire les signes modernes du drionsanais, Yal m’avait apporté au Sommet un livre qu’il avait emprunté à la bibliothèque des Ormes. Et j’avançais à pas d’escargot. Lire dix fois ça… cela m’aurait pris dix ans !

— « Ouh… » Je déglutis. « Pas ça, élassar. Ça non. »

— « Eh bien, alors, tiens-toi bien. »

Nous arrivâmes au bout de la rue, et mon maître continua tout droit vers une demeure rouge —dans le quartier, toutes les maisons étaient énormes. Il tira la sonnette et, alors qu’elle tintait, il se tourna vers moi :

— « Au fait, rappelle-toi que nous sommes cousins, hein ? »

J’acquiesçai et agrandis légèrement les yeux quand la porte s’ouvrit et un homme brun, vêtu de noir, apparut. On aurait dit un corbeau. Mais c’était un humain. Il avait le visage pointu, des yeux bridés et une expression lugubre qui ne me plut pas.

— « Bonjour, » dit Yalet. Il toucha le bord de son chapeau haut-de-forme. Mon maître était habillé comme un véritable gentilhomme. « Je suis Yalet Ferpades. Un ami m’a dit que cette maison avait besoin d’un garçon comme page et je voulais… »

— « En aucune façon, ici, on n’a besoin de personne, » l’interrompit l’homme à la tête de corbeau.

Et il nous ferma la porte au nez. Je soufflai.

— « Tête de corbeau, » grognai-je.

Yal me jeta un regard d’avertissement et il descendit le perron en grognant lui aussi.

— « Bon sang, je me suis trompé de maison ? » Il jeta un coup d’œil au numéro, fit non de la tête et répéta : « Bon sang. »

— « Vendre des journaux, c’est pas mal non plus, élassar, » intervins-je. « Si j’y allais tout de suite, j’aurais le temps de prendre ceux de l’après-midi et… »

Je soupirai face à son regard exaspéré. D’un geste, il m’indiqua de le suivre et il me commenta à voix basse :

— « Ne m’appelle pas élassar en plein jour, d’accord ? »

— « Toi, tu m’as appelé Mor-eldal, » rétorquai-je.

Yal leva les yeux au ciel et acquiesça avec un léger sourire amusé, avant d’adopter une expression plus sérieuse.

— « Écoute, Draen. Je veux seulement que tu apprennes autre chose que de vagabonder dans les rues et chanter comme un lutin. »

— « Qu’y a-t-il de mal à cela ? » répliquai-je. « En plus, j’apprends pas que ça. Toi aussi, tu m’apprends beaucoup de choses. Les serrures magiques, le Vingtemberries, les harmonies… »

— « Parle moins fort, tu veux bien ? » souffla Yal.

Je pris une mine désolée.

— « Pardon. »

Yal soupira et il allait dire quelque chose quand, tous deux, nous entendîmes une voix appeler :

— « Monsieur Ferpades ! »

Nous nous retournâmes et vîmes un jeune elfe descendre en deux bonds le perron de la demeure rouge. Il portait une chemise blanche ample encore plus blanche que la mienne. À sa façon de souffler, il avait l’air d’avoir couru.

— « Bingo, » murmura Yal. Il me sourit et me poussa par l’épaule pour que je m’approche du perron. Je le fis sans grand enthousiasme.

— « Monsieur Ferpades, » répéta le jeune noble. « Je suis Miroki Fal. Je regrette ce malentendu, je n’avais pas averti le majordome de l’annonce que j’avais passée. De fait, je ne pensais pas que quelqu’un viendrait si tôt. C’est lui, le garçon, n’est-ce pas ? Quel âge a-t-il ? »

— « Dix ans, » répondit Yal. Il le dit sans une hésitation et je le crus presque. Bon, c’était très probablement vrai : mon maître nakrus m’avait dit que mon anniversaire était vers la fin du printemps et nous étions déjà en automne. Yal poursuivit : « Il s’appelle Draen, c’est mon cousin et… pour l’instant, il n’a pas beaucoup d’expérience, mais c’est un bon garçon et, en tout cas, il a de bonnes dispositions et il sait obéir. »

Cela aussi, il le dit sans hésiter, mais je ne le crus pas. J’avais les dispositions que bon me semblait, que diables. Je levai la tête, fier. Mal interprétant peut-être mon geste, l’elfe grippe-clous sourit.

— « Bien. Eh bien, écoutez, je vais le prendre à l’épreuve durant quelques jours et, s’il me satisfait, il pourra rester davantage. »

— « Vous… le prenez ? » fit Yal. Cette fois, il ne semblait pas y croire lui-même, pensai-je avec un petit sourire.

— « Oui, si son travail me satisfait, » répéta le jeune grippe-clous.

— « Ah. Eh bien, parfait, » se réjouit Yal. « Dites, je souhaiterais seulement poser une condition. Le logement ne sera pas possible. Il a déjà une maison et son grand-père préfère qu’il rentre dormir là-bas. J’espère que ce n’est pas un problème. »

— « Pas du tout, » assura Miroki Fal. « Du moment qu’il arrive à temps le matin. Je vous assure que je le relâcherai tous les jours avant huit heures du soir, probablement bien plus tôt. Bonne journée, monsieur Ferpades. Draen, entrons. »

Je jetai un regard appréhensif à mon maître, mais l’expression de celui-ci m’invita à obéir au grippe-clous et, mal à l’aise, nerveux comme un lapin qui entre dans la maison du loup, je franchis le seuil sous le regard indifférent du Corbeau et les yeux souriants du Grippe-clous. Ce dernier me conduisit à l’étage et, plus vite que je ne l’aurais imaginé, mon appréhension se changea en curiosité. Cette maison était inimaginable. Il y avait des objets si bizarres ! Mon maître nakrus, lui qui disait qu’il ne voulait pas que je remplisse la grotte de choses inutiles, comme de jolies pierres ou des bâtons sculptés… qu’aurait-il dit de cette demeure ?

— « M’sieu, » dis-je, alors que le Grippe-clous me guidait dans un large couloir. Celui-ci avait trois portes de chaque côté, toutes fermées. Je repris : « M’sieu ! Qu’est-ce que c’est ? »

J’indiquai un objet doré et grand d’une forme incompréhensible. Miroki Fal se racla la gorge.

— « C’est une œuvre d’art que mon père a achetée il y a des années. Ma mère n’a pas voulu l’emporter à Griada quand ma famille a déménagé et, par tous les esprits, comme je la comprends ! C’est une horreur. Sincèrement, je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est. »

J’arquai un sourcil. Ça alors.

— « Et ces gens ? » m’enquis-je, en montrant de grands tableaux suspendus tout le long du couloir. « Des ancêtres ? »

— « Quelques-uns, » acquiesça Miroki Fal, s’arrêtant devant une porte et sortant une clé. « Cette maison est celle de mon oncle, alors il y a plein de tableaux de ses enfants et petits-enfants. Mais il y aussi des œuvres religieuses qui représentent des Esprits illustres, et des œuvres modernes. Regarde, celle-ci, c’est mon meilleur ami qui l’a peinte. Il me l’a vendue pour à peine deux-cents siatos au printemps dernier, mais c’est le tableau que j’aime le plus. »

Le tableau était étrange, complètement noir avec des choses argentées qui ressemblaient à des toiles d’araignées. Je pris un air déconcerté.

— « Mais il est pas peint, » dis-je.

Miroki Fal resta sans voix une seconde puis éclata de rire.

— « Bien sûr qu’il est peint ! C’est de l’art, mon garçon. Ne t’inquiète pas, tu ne peux pas le comprendre. » Oh, mais je ne m’inquiétais pas, pensai-je, mais je ne dis rien. Il ouvrit son bureau et entra en ajoutant : « Je suppose que ton cousin a compris les conditions de l’annonce : en échange de ton travail comme page, je te donnerai à manger, un logement, mais je vois que, ça, ce ne sera pas nécessaire, et peut-être quelque pourboire. »

J’acquiesçai pendant qu’il refermait la porte et je jetai un regard autour de moi. Je vis des étagères avec des livres et des livres et encore des livres et des figurines et des vases et de très hauts rideaux blancs… Je demeurai bouche bée. Je me croyais dans un autre monde. Pour moi qui avais vu au total quatre livres dans ma vie, tout ça… c’était une énormité.

— « Ça alors, » laissai-je échapper. « Ils sont tous vrais ? » demandai-je en m’approchant des livres.

— « Euh… oui, n’y touche pas, d’accord ? Assieds-toi. Je vais t’expliquer rapidement ce que tu devras faire : c’est très simple. »

Ébloui, je m’assis sur une chaise majestueuse. Mes pieds étaient loin de toucher le sol. Je levai un regard attentif sur Miroki Fal, assis derrière le bureau. Que pouvait bien vouloir ce Grippe-clous ?

— « Bon, » poursuivit le jeune elfe. « Je ne sais pas si tu sais ce qu’est le Conservatoire. »

Je fronçai les sourcils et acquiesçai.

— « L’école des magiciens, non ? »

Miroki Fal acquiesça.

— « C’est cela. J’y étudie, et il se trouve que je n’ai pas de page depuis quatre lunes. Le précédent s’est enfui. Et… bon, décidément j’ai besoin d’un page. Tu devras porter mes notes, faire des commissions, envoyer des messages… Rien de très compliqué. L’après-midi, je n’ai pas de cours, alors tu aideras Rux à préparer le repas, à nettoyer la maison et tout ce qu’il te demandera. Compris ? »

Je clignai des paupières. Mères des Lumières… Tout ça ?

— « C’est qui, Rux ? » demandai-je.

— « Le majordome, celui que tu as vu tantôt, » expliqua l’elfe. Je grimaçai, et il sourit. « Ne te tracasse pas, il ne va pas te mordre. »

C’est ce que j’espérais… Je déglutis.

— « M’sieu ? Pourquoi l’autre page s’est enfui ? »

Cette fois, c’est lui qui grimaça.

— « Eh bien… Le Conservatoire réserve parfois des surprises. Il y a eu un petit accident pendant une expérience, le garçon a eu une peur bleue et, le jour suivant, je ne l’ai pas revu. » Il secoua la tête et se leva de son fauteuil sous mon regard appréhensif. « C’est pourquoi je t’interdis formellement d’entrer dans les salles de classe. Et si je te dis que tu peux t’en aller, tu t’en vas, tu sors du Conservatoire, et tu reviens à l’heure indiquée, d’accord ? »

Je soufflai. Ça, c’était une bonne nouvelle.

— « Ça court, ça court, » dis-je, plein d’espoir. « Ça fait combien d’heures libres ? »

Le Grippe-clous me regarda avec un mélange de surprise et d’amusement.

— « Eh bien… Cela dépend de mon agenda. Mais, quand je dis que tu sors du Conservatoire, c’est pour venir ici et aider Rux. »

Je le regardai, la mine atterrée.

— « Vraiment ? »

Miroki hésita et se racla la gorge.

— « Bon… Je suppose que Rux pourra se débrouiller seul le matin. »

Je lui souris largement.

— « Alors, je peux aller où je veux ? Hein, m’sieu ? Merci, m’sieu, ça c’est gentil ! »

Le jeune elfe roula les yeux.

— « Je suis de ceux qui pensent que même les pauvres ont besoin de temps libre. Alors oui, tu pourras aller jouer avec tes amis, du moment que tu reviens à l’heure indiquée sans retard, » insista-t-il. « Un seul retard et notre accord tombe à l’eau, compris ? »

J’acquiesçai énergiquement sans un mot, et il sourit, fronça les sourcils et ajouta :

— « Une dernière chose. Si je vois disparaître un seul objet de cette maison, c’est toi que j’accuserai. Alors, attention à ce que tu touches. » J’acquiesçai de nouveau, et il tonna : « Rux ! »

Le majordome tarda à arriver ; ce n’est pas qu’il boitait comme Rolg, mais il marchait avec beaucoup de calme.

— « Oui, Monsieur Fal ? » demanda-t-il d’une voix sèche.

— « Draen sera ton assistant, » déclara Miroki Fal. « S’il te plaît, montre-lui ses nouvelles tâches et veille à ce que, demain, à huit heures, il soit devant la porte et prêt à partir. »

Rux le Corbeau fit un bref signe de la tête et, non sans quelque appréhension, je me levai et le suivis dans le couloir, puis en bas des escaliers. Ce type ne m’inspirait pas confiance. Sans prononcer un mot, il m’emmena au grand salon principal de l’entrée et m’indiqua une porte fermée.

— « Là, c’est l’office. Tu ne dois pas l’ouvrir, » me prévint-il. Il s’éloigna vers une porte ouverte. « Ça, c’est la cuisine. Là, tu n’entres pas. Les repas, c’est moi qui les prépare, tu m’as compris ? »

Il me regarda si fixement que je ne répondis pas et je restai cloué sur place, intimidé. Il fronça les sourcils.

— « Tu m’entends quand je te parle ? »

Je me repris.

— « Oui, oui. Je rentre pas dans la cuisine ni dans l’office. J’vous comprends rageusement, » assurai-je.

Rux fronça les sourcils encore davantage.

— « Bien, » dit-il. « Alors prends ce balai et nettoie le couloir d’en haut. Sans rien toucher ni ouvrir de portes. »

Je fis un petit bond de joie. Enfin une occasion de m’éloigner du corbeau !

— « J’y vais, » dis-je. Je pris le balai et grimpai les escaliers presque en courant. Je décidai de commencer depuis le fond, où il y avait une magnifique et énorme fenêtre. Mais, en chemin, je m’arrêtai pour contempler les tableaux. Il y en avait de toutes sortes, des portraits de gentilshommes moustachus et de dames aux chapeaux farfelus, des paysages avec de jolies jeunes filles vêtues tout de blanc… Et le tableau noir des toiles d’araignée. J’observai ce dernier avec curiosité. Pourquoi le Grippe-clous aimait-il autant ce tableau qui n’était même pas peint ? Après avoir jeté un coup d’œil vers la porte fermée du bureau, je tendis ma main droite et touchai la superficie noire. Je sentis une étrange énergie et m’écartai d’un coup. Un tableau enchanté ! Si Rux m’avait averti de ne pas toucher, ce n’était pas pour rien. Heureusement que ma main droite était relativement imperméable aux sortilèges externes.

Je m’éloignai vivement, secouai ma main pour chasser cette désagréable sensation et commençai à donner des coups de balai énergiques tout en jetant un regard par la vitre. De là, on voyait le Conservatoire, un grand château plein de fenêtres, avec des murs aussi noirs que la Roche.

— « Un bastion, » murmurai-je.

Je me souvenais que, dans le livre de contes avec des images de mon maître nakrus, il y avait un dessin de ce genre avec le mot : bastion. Là, vivait une petite princesse seule et désemparée…

— « Mais elle était courageuse et, un jour de printemps, elle partit à l’aventure, le cœur ensoleillé de joie, » susurrai-je, continuant le conte. Je le savais par cœur : mon maître nakrus me l’avait lu de nombreuses fois et j’en avais fait autant tout seul. C’était assez frustrant de voir que l’écriture d’alors n’était plus du tout la même à présent.

Je soupirai et, m’apercevant que j’avais cessé de balayer, je poursuivis en entonnant :

Tralatralala !
En balayant on balaie,
On balaie en balayant,
Je balaie et tu balaies,
Balayant nous balayons !
Tralatralala !

Je continuai et j’étais déjà arrivé à la fin du couloir quand la porte du bureau s’ouvrit et le Grippe-clous apparut.

— « Petit ! » me dit-il.

Je m’arrêtai, me tus et le regardai, interrogateur.

— « Euh… Ici, tu peux chanter autant que tu veux, mais dehors et au Conservatoire, ne fais pas ça. Je ne veux pas que tu te fasses remarquer, hein ? »

Je haussai les épaules.

— « Ça court, m’sieu ! »

Et je jetai toute la poussière rassemblée sur la première marche, je passai à la suivante et continuai à jeter toute la saleté tout en fredonnant ma chanson. Arrivé en bas, je jetai un coup d’œil à la cuisine et je vis Rux assis à une table en train de couper quelque chose avec un couteau. Il leva les yeux et, à ma grande surprise, il me sourit. Sur le moment, son sourire me fit très peur, surtout parce qu’avec son couteau à la main, le tableau qu’il offrait était, disons, un peu inquiétant. Cependant, après réflexion, je me dis que son sourire, bien qu’un peu sinistre, n’était pas mauvais.

Et je ne me trompais pas. Je passai deux bonnes heures à chanter tout en passant le balai et le plumeau et, quoi qu’il ait dit avant, Rux me laissa entrer dans la cuisine pour l’aider à laver les assiettes et il partagea même avec moi les restes de soupe que Miroki Fal avait laissés la veille. Alors que nous mangions, assis à la petite table de la cuisine, je m’enthousiasmai :

— « Qu’est-ce que c’est bon ! Qu’est-ce que c’est ? »

— « Mmpf, » dit Rux. « Des légumes, de la viande… Il y a beaucoup d’ingrédients, comme dans toutes les soupes. Et ne parle pas la bouche pleine. »

Je fermai la bouche et, après un silence, je terminai mon bol et demandai :

— « À quoi ils servent, tous ces instruments ? »

Je montrai un tas de casseroles et de louches de différente taille. Rux laissa échapper un autre : Mmpf. Et après un silence pendant lequel je le regardais, attendant sa réponse, il expliqua :

— « Ce sont des poêles, des casseroles, des marmites… Tu n’as donc jamais vu une poêle ? »

Comme je n’en étais pas sûr, je fis non de la tête. Rux dit une nouvelle fois : Mmpf. Et il ajouta un :

— « Nettoie les bols, allez. »

Il me tendit le sien et je me levai pour les nettoyer. Finalement, Rux n’était peut-être pas si mauvais que ça, mais il était aussi expressif que Dil, ou même moins.

— « Quand tu auras fini, tu pourras t’en aller, » fit Rux.

J’ouvris grand les yeux à l’annonce de cette bonne nouvelle, et je faillis faire tomber le bol.

— « Reviens demain à huit heures sonnantes, » ajouta Rux. « Si tu arrives en retard, Monsieur Fal va t’essoriller. »

Je laissai les bols impeccables sur la table et j’adressai à Rux un large sourire.

— « À huit heures, je serai là ! » assurai-je.

Et je partis en courant. Juste avant de sortir de la cuisine, je crus percevoir un autre léger sourire amusé du majordome.

Je descendis et descendis des rues jusqu’à l’Esplanade. Il était à peine trois heures de l’après-midi. Je me rendis au bureau et de là aux places où, le duo chanteur et le P’tit Prince, nous avions l’habitude de vendre. Après une heure à les chercher, je finis par tomber sur mes compagnons et je leur criai :

— « Ayô, camaros ! »

Le petit elfe noir, en me voyant, sourit et s’approcha en courant suivi de Dil.

— « Où t’étais passé ? »

— « J’ai trouvé un nouveau travail, » expliquai-je. « Dans le quartier de la Harpe. »

Manras resta bouche bée.

— « C’est vrai ? Avec les princes ? »

J’acquiesçai.

— « Avec un magicien qui étudie au Conservatoire. »

— « Mères des Lumières ! » souffla Manras, impressionné.

Je souris.

— « Oui, mais, t’inquiète, dès que j’aurai laissé le Grippe-clous au Conservatoire, après je peux aller où je veux, s’il me dit que je peux, bien sûr. Alors, dès que je pourrai, j’viendrai avec vous. Comment vont les ventes ? »

— « Vent en poupe, » assura Manras. « Mais qu’est-ce que tu vas faire maintenant si t’as pas de journaux ? »

— « Vendre ceux de Dil ! » répondis-je. « De toute façon, t’en as toujours en trop, » dis-je au P’tit Prince. « Donne-m’en quelques-uns. Après je te file la moitié des clous, parce que j’ai déjà mangé chez le magicien, qu’est-ce que t’en dis ? »

Forcément, le P’tit Prince trouva ça très bien. Tant qu’il ne s’agissait pas de se faire remarquer ou de faire de mauvais tours, tout lui paraissait très bien. Aussi, je passai les dernières heures de l’après-midi avec eux, j’allai dîner un demi casse-croûte de fromage à La Rose du Vent et, mâchant encore la dernière bouchée, je trottai directement jusqu’à l’Impasse. Après m’être assuré que personne ne passait dans la rue contigüe, je me concentrai, j’unis mon jaïpu à mon entourage et je m’enveloppai d’ombres harmoniques. La vérité, c’est que je les réussissais assez bien, pensai-je avec un sourire. J’agrippai la gouttière sans presque la regarder, grimpai et atterris sur le toit en silence. Je le traversai et je continuai à grimper, m’accrochant toujours aux même saillies, avec la rapidité qui s’acquiert avec l’habitude.

Finalement, je me hissai par-dessus le mur de la terrasse et j’atteignis le Sommet. Il ne faisait pas encore totalement nuit, peu de réverbères étaient allumés et, dans le ciel, on apercevait les étoiles. On ne les voyait pas toujours. Aussi, je m’allongeai sur le dos pour les voir dans toute leur splendeur. Cette nuit-là, c’était Lune noire, mais un croissant de Gemme pointait déjà, là-bas au-dessus des plus hautes aiguilles affilées de la Roche. Je levai un index et cachai la Gemme de façon à ne voir qu’un anneau de lumière bleue autour. Puis je laissai retomber la main, je bâillai et j’entendis un :

— « Alors ? Ça a été dur, le premier jour de travail ? »

Je tournai la tête et vis la silhouette de Yal apparaître au-dessus du mur de la terrasse.

— « Élassar ! » dis-je, en me redressant. « Tu sais que le Grippe-clous va m’emmener au Conservatoire ? »

Yal venait de s’asseoir, s’appuyant contre le mur, et il détourna brusquement le regard des étoiles.

— « Qu’est-ce que tu dis, là ? » souffla-t-il.

— « Ce que ch’te dis. C’est un étudiant magicien, et il veut que je lui fasse des commissions là-bas, » expliquai-je.

Il y eut un silence. Yal toussota.

— « Ça, ce n’était pas dit dans l’annonce, » grogna-t-il. « Je comprends maintenant pourquoi il n’a pas pris de serviteur noble… »

— « C’est vraiment dangereux, le Conservatoire ? » m’enquis-je.

Yal croisa les jambes en se raclant la gorge.

— « Ça ne l’est pas si tu te tiens loin de leurs expériences. Ton ancien maître t’a sûrement averti des dangers des arts celmistes. »

— « Pour soi-même, oui, pas pour les autres, » dis-je, étonné.

— « Eh bien, elles peuvent être dangereuses, » affirma Yalet. « L’alchimie en particulier. Ce printemps, sans aller chercher plus loin, peu de temps avant que tu arrives, il y a eu une explosion dans toute une aile du Conservatoire. Tu n’imagines pas la fumée qui sortait, dense et toute verte ; on la voyait depuis le quartier des Chats. Il y a eu plusieurs intoxications graves. Hum. Dis-moi, ce Miroki Fal n’est pas alchimiste, j’espère ? » s’inquiéta-t-il.

Je secouai la tête, inquiet.

— « Ch’sais pas, il me l’a pas dit. Mais il a dit que, moi, j’entrerai pas dans les salles de classe. »

— « Et t’as intérêt à l’écouter, » appuya Yal et il dit plus joyeusement : « Au fait, au fait, sais-tu que j’ai obtenu le diplôme ? »

J’inspirai une bouffée d’air.

— « Ouah ! C’est bien ! »

Yal acquiesça, l’air songeur.

— « J’ai étudié plus dur qu’un mage et les esprits savent que je mérite ce diplôme. Sans Korther, je ne serais pas arrivé à moitié endormi à l’examen… Enfin, » il se racla la gorge et leva la tête. « Bon, au travail, sari. Dis-moi, qu’est-ce que nous avons vu hier ? »

— « Des crochets, des pièges et des crochets, » fis-je avec une moue théâtralement ennuyée, puis je souris. « Et des harmonies ! »

— « Précisément, » dit Yal, en se levant. « Aujourd’hui, nous allons les mettre en pratique en vrai. Ça te dit ? »

Je le regardai, éberlué, et je me levai d’un bond, enthousiaste.

— « Nous allons voler des choses précieuses ? »

— « Non, cette nuit, nous ne sommes pas des voleurs : nous sommes des fantômes, » sourit mon maître.

Et avec agilité, il commença à descendre du Sommet. Je le suivis.

— « Fais attention où tu mets les pieds, » me dit-il, quand il me vit atterrir près de lui sur un toit.

— « Je fais très attention, » assurai-je.

— « Un faux pas à cette hauteur signifie la mort, » me répliqua-t-il, très sérieux.

Je soupirai, parce qu’il commençait à me le répéter autant que mon maître nakrus, ses histoires de squelettes grincheux.

— « Oui, élassar. »

Nous n’atterrîmes pas dans l’Impasse mais dans un endroit différent et, dès que je posai les pieds par terre, Yal s’éloigna. Je dus courir pour le rejoindre.

— « On va où ? » demandai-je.

— « Suis-moi et tu verras. »

Au lieu de descendre la pente, nous la montâmes. Bientôt, nous tombâmes sur de larges escaliers qui marquaient la fin des Chats et le début d’Atuerzo. Nous traversâmes le Parc des Pierres et, quand je vis mon maître s’accroupir derrière un arbuste, je l’imitai.

— « Un garde de nuit, » expliqua Yal à voix basse.

Quelques instants après, je vis passer ledit garde avec sa lanterne dans le parc sombre. De l’autre main, il fumait une pipe. Il s’arrêta un moment près d’un banc pour la rallumer, puis il continua. Dès qu’il disparut, Yal se leva et traversa la rue vers un grand édifice. Je fronçai les sourcils avant de demander :

— « Et cet endroit, c’est quoi ? »

— « L’École des Ormes, » répondit Yal en chuchotant. « À part le concierge, tout est vide. Par ici. Utilise les harmonies. »

Il grimpa rapidement par-dessus le portail. Je souris et le suivis, enthousiasmé à l’idée de visiter l’endroit où Yal avait étudié pendant trois ans. Nous traversâmes une cour pavée, enveloppés d’ombres harmoniques. Yal ouvrit la première porte avec une clé et, une fois à l’intérieur, il me murmura avec amusement.

— « J’ai fait une copie en utilisant de la cire. Viens. »

Nous parcourûmes un couloir plein de portes, mais nous n’en ouvrîmes aucune, et Yal me guida directement au troisième étage par des escaliers. Sachant exactement où il allait, mon maître s’arrêta devant une porte et tendit une main vers la poignée sans la toucher.

— « Dis-moi s’il y a un piège, » me demanda-t-il.

Je haussai les épaules et plaquai ma main droite sur la porte. J’entendis mon maître souffler ; il ne s’était pas encore habitué à ce que les pièges magiques anti-vols ne détectent pas ma main comme une intruse. Je perçus une énergie et acquiesçai.

— « Y’en a un. »

Logique, sinon Yal ne m’aurait pas demandé de le chercher.

— « Eh bien, désactive-le, » m’invita-t-il.

Je me concentrai, j’examinai le tracé du piège et je le reconnus : c’était un de ceux que Yal m’avait montrés. Je localisai rapidement le détonateur, je brisai les liens autour de lui et… Je m’arrêtai.

— « Je le désactive ou je le défais ? »

Yal s’esclaffa tout bas.

— « Tu le désactives, sari ; le désactiver, ça fait beaucoup plus professionnel. Quand nous sortirons, tu le réactives, comme ça personne ne saura que quelqu’un est passé par là. »

— « Eh ben, c’est fait, alors, » l’informai-je.

Il le vérifia en tournant la poignée et je le vis si tranquille que je demandai :

— « C’est pas grave si on nous surprend, n’est-ce pas ? »

— « Euh… Si, c’est grave, sari. Mais on ne nous surprendra pas, t’inquiète pas, je connais cet endroit par cœur. »

J’entrai derrière lui et une odeur de papier me submergea. La lumière de la Gemme éclairait doucement l’intérieur, et j’étouffai un cri de surprise.

— « Y’a plus de livres ici que chez le Grippe-clous ! »

— « Parle plus bas, Mor-eldal, » grogna Yal.

— « Pardon, pardon, » murmurai-je tandis qu’il s’éloignait entre les étagères.

Je courus jusqu’au fond, puis revins par un autre rayon et, comme Yal ne m’avait pas dit de ne pas toucher, je passai la main sur le dos de chaque livre. Après avoir fureté un moment, je vis mon maître avec un livre ouvert et une lumière harmonique allumée, et je m’approchai.

— « Élassar, » murmurai-je. « Ils sont tous écrits ? »

Le sourire de Yal apparut dans toute sa splendeur.

— « Les livres ? » J’acquiesçai. « Bien sûr, sari. Dans les bibliothèques, il n’y a que des livres écrits. »

Je pointai la tête pour voir quel livre il regardait.

— « Et celui-là, qu’est-ce qu’il raconte ? »

— « Des choses d’histoire, » répliqua Yal. Et il le ferma avant de le replacer sur l’étagère. Je l’entendis marmonner : « Quatre-mille-trois-cent-soixante-huit. »

Il consulta un autre livre et murmura :

— « Satranine. Quatre-mille-trois-cent-soixante-huit. »

Je le contemplai, perplexe.

— « Satranine ? C’est quoi ça ? »

— « Une poudre blanche, un sédatif puissant, » répondit Yal distraitement. Et il remit le livre à sa place avant de se diriger vers la porte. « Viens, sari, et ne fais pas de bruit. »

Je le suivis, de plus en plus déconcerté. Je réactivai le piège sur la porte de la bibliothèque et, cette fois, nous descendîmes les escaliers jusqu’au deuxième étage. Yal examina une porte massive différente des autres et alors il me fit signe de la main et chuchota :

— « Désactive-la, tu le fais très bien. »

Cette fois, j’eus plus de mal, parce que le tracé n’était pas un de ceux que Yal m’avait appris, mais j’y parvins et Yal me passa une main affectueuse sur la casquette.

— « Dans un an, je te vois déjà dormir sous des tentures d’or, sari. »

Je roulai les yeux et le suivis à l’intérieur. Cette fois-ci, nous ne trouvâmes pas de livres mais des montagnes de dossiers et de papiers posés sur plusieurs bureaux. Avec promptitude, Yal fouilla plusieurs piles et, soudain, en prenant une, il s’assit sur une chaise avec un soupir.

— « Je t’ai appris à lire le nom de Yalet, n’est-ce pas ? » me murmura-t-il. « Eh bien, prends ça. »

Il me donna un tiers de la pile et, de plus en plus étonné, je lançai un sortilège de lumière, mais celui-ci s’éteignit presque aussitôt. Je me concentrai et le lançai de nouveau. Ce que je vis sur ces feuilles me fit froncer les sourcils. C’était un formulaire imprimé avec des choses écrites à la main. J’essayai de lire la première ligne en haut, écrite en gros :

— « Ex… Examen… de… théontie ? »

Je secouai la tête, et Yal m’aida :

— « Théologie, sari. »

— « Oh ! Bien sûr. » Je plissai les yeux et lançai un nouveau sortilège de lumière. Je ne le maîtrisais pas très bien encore. J’allais continuer à lire quand Yal brandit trois feuilles jointes comme un trophée et s’exclama dans un murmure :

— « Je vous tiens ! Ne cherche plus, sari, je les ai trouvées. »

Il sortit alors tout un attirail, plume incluse, il plongea celle-ci dans son encrier et, très consciencieusement, il se mit à ajouter des signes. Je l’entendis murmurer : Quatre-mille-trois-cent-soixante-huit. Satranine. Et je ne sais quoi d’autre.

— « Ça y est, » fit-il en souriant. Il renouvela sa lumière harmonique qui commençait à faiblir et sécha l’encre de sa feuille. Moi, je le regardais, abasourdi. Il rangea l’encrier, remit la pile à sa place, et nous sortîmes du bureau comme nous étions entrés. Assimilant encore ce que venait de faire mon maître, je réactivai le piège, Yal s’assura que je l’avais fait correctement et, une fois dans la cour, nous repassâmes par-dessus le portail et ne tardâmes pas à prendre le chemin du retour vers le quartier des Chats. Après un long silence, je soufflai.

— « Élassar… T’avais dit que t’avais réussi ton examen. »

Yalet me jeta un regard moqueur.

— « Et je ne l’ai pas fait ? »

Je souris et m’esclaffai.

— « Rageusement, oui ! »

Yal souffla, amusé, passa un bras sur mes épaules et prononça :

— « Et toi aussi, sari, tu t’es débrouillé encore mieux que je l’espérais. Finalement, tu vas avoir raison quand tu dis que tu es plus attentif qu’un hibou. »

Mon sourire s’élargit, et il ajouta, plus sérieux :

— « Écoute, je ne veux pas que tu penses que j’ai l’habitude de tricher. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour une bonne raison. Tu comprends, Korther m’a demandé d’aller le voir la veille de l’examen. Je n’ai jamais vraiment eu un mentor particulier, mais… lui, il m’a appris à utiliser les harmonies et… bon, je ne pouvais pas ne pas y aller. C’est le kap. Le problème, c’est que, par sa faute, je n’ai presque pas pu dormir de toute la nuit. Sinon, j’aurais réussi l’examen sans besoin de tricher, crois-moi. »

J’acquiesçai, lui faisant comprendre que ses raisons me semblaient plus que légitimes. Il me sourit et me tapota l’épaule.

— « Je t’accompagne jusqu’à la Tanière. »