Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées
— Là ! C’est là ! —m’interrompit Marévor Helith, exalté.
Je soupirai bruyamment et le nakrus fit mine de s’excuser, me regardant avec avidité. Je repris le fil et je continuai à prononcer des mots étranges au sujet de cycles régénérateurs mortiques et d’os de créatures dont je n’avais pas entendu parler de toute ma vie.
— Des os de gahodals ! —s’écria au bout d’un moment le nakrus—. Bien sûr !
Je le foudroyai du regard. Je n’avais plus autant de difficultés pour reprendre le fil des souvenirs, mais tant d’interventions commençaient à m’agacer.
— Continue, continue —me demanda-t-il humblement.
Je me raclai la gorge et je continuai. Le visage de Marévor Helith s’illuminait graduellement. Quand je parvins à la fin du chapitre, il m’arrêta d’une main.
— Arrête-toi, j’ai ce que je voulais savoir. Les gahodals. Comment avais-je pu les oublier ? Leurs os regorgent de morjas. Ce sont des créatures merveilleuses.
— Si merveilleuses qu’elles se sont déjà éteintes —intervint Aryès, en bougeant une fiche sur le damier de l’Erlun—. Que je sache, cela fait plus de mille ans que le dernier gahodal est mort. Je parie que c’est un nakrus qui l’a tué.
— Impossible —objecta le maître Helith—. J’en ai vu un une fois.
Je le regardai avec ironie.
— Ah, oui ? Et il y a combien de temps ?
Le nakrus souffla et reconnut :
— Il y a peut-être bien plus de mille ans. Mais s’il n’y en a plus dans la Terre Baie, il y en a sûrement ailleurs. Haréka est grande. —Il fit un geste vague de la main—. Shaedra, tu pourrais me répéter une autre fois ce chapitre ? Un jour, je devrais le recopier quelque part, avant que je l’oublie de nouveau. Heureusement que Ribok a une mémoire infaillible.
Infaillible, me répétai-je, en réprimant une grimace. Eh bien, cette mémoire infaillible ne lui servait pas à grand-chose s’il la gardait dans l’esprit d’une autre personne !
Je commençai à réciter une nouvelle fois le chapitre. J’étais en train d’expliquer de nouveau comment transporter le morjas d’un matériel à un autre, quand, soudain, la porte s’ouvrit et Drakvian entra précipitamment.
— Ils arrivent !
Son sifflement pressant nous laissa tous interdits.
— Qui cela ? —demanda Marévor sans s’altérer.
— Lénissu et le Mentiste ! Qui, sinon ? —grogna la vampire.
Un rapide coup d’œil à Aryès et à Iharath me fit comprendre qu’ils pensaient la même chose que moi : la liche, le nakrus et la vampire ne pouvaient pas rester là. Je me levai d’un bond et j’ouvris la porte de la chambre vide.
— Entrez, vite ! —dis-je fébrilement.
Le nakrus et la liche échangèrent un regard avant de se lever à l’unisson et de se diriger sans un mot vers la chambre. Au-dehors, on entendit des voix et je m’empressai de fermer la porte derrière Drakvian. Je soupirai intérieurement. Il ne restait plus qu’à expliquer au Mentiste qu’il avait fait le voyage pour rien. Et surtout, nous devions parvenir à nous en débarrasser rapidement. En supposant, bien sûr, que Lénissu ne s’était pas trompé et que cet Alal était capable de voir un démon sans tenter de l’embrocher.
Soudain, j’aperçus le chapeau rouge de Marévor Helith, abandonné sur une chaise. Je gémis mentalement. Je me précipitai, je saisis le chapeau, j’ouvris de nouveau la porte de la chambre et je le jetai à toute vitesse. J’entrevis Drakvian sortant par la fenêtre du fond avant de me retourner. Lénissu venait d’apparaître dans l’encadrure de la porte d’entrée.
— Lénissu ! —haletai-je, en m’approchant—. Tu en as mis du temps.
Il arqua un sourcil en me voyant aussi agitée.
— Moins que prévu —répondit-il—. Finalement, j’ai trouvé deux chevaux pour voyager jusqu’à Belyac. —Il se tourna vers l’humain de haute taille et aux habits sombres qui venait d’entrer—. Alal, je te présente Shaedra, ma nièce. Shaedra, je te présente Alpyin Alvistalm Urk’Olwen. —Il articula avec attention chaque syllabe et il jeta finalement un regard interrogatif au Mentiste—. J’ai prononcé correctement ?
— Parfaitement —approuva celui-ci, amusé. Il me salua d’un léger signe de tête—. Enchanté.
J’ouvris la bouche pour lui répondre… et je demeurai stupéfaite en croisant ses yeux bleus. Je le regardai plus attentivement. Il portait une épée courte à la ceinture et un pendentif circulaire avec un éclair doré autour du cou, identique, logiquement, à celui que portait le Mentiste qui avait voyagé de Mirléria à Aefna dans la diligence. Mais la vérité, c’est que son visage aussi était identique.
— Nous nous connaissons —s’étonna Alal, aussi surpris que moi. Un sourire commença à flotter sur ses lèvres—. De sorte que j’ai voyagé à Aefna en compagnie d’un démon. D’un démon avec un phylactère de liche. Et je ne me suis rendu compte de rien. —J’eus un tic nerveux et je tentai de ne pas perdre mon calme : c’était un ami de Lénissu ; je n’avais rien à craindre—. J’avoue que je suis curieux d’analyser ton esprit —poursuivit-il—. Quoique je ne puisse rien te promettre en ce qui concerne cette « Sréda ». Mes connaissances en la matière sont plutôt restreintes…
Lénissu intervint.
— Ne nous précipitons pas, mon ami. Avant, laisse-moi te présenter Aryès et Iharath. Lui, c’est un pagodiste d’Ato, un expert en lévitation, et lui, c’est un celmiste de Dathrun. On se sent petit en une telle compagnie —fit-il en souriant.
Alal inclina aimablement la tête devant eux.
— Bon —dis-je, hésitante et très embarrassée—. Comme dit Lénissu, il ne faut pas se précipiter. En réalité, j’y ai réfléchi et…
Alal tourna la tête vers la table si brusquement que je sursautai. Sous nos regards étonnés, il s’avança dans la salle à manger avec circonspection. Il leva une main et toucha le dossier de la chaise où Jaïxel avait été assis. Il s’en écarta presque immédiatement.
— De l’énergie mortique. —Je grimaçai, sans réussir à feindre la surprise—. Que diables… ?
À cet instant, la porte de la chambre s’ouvrit d’un coup et je foudroyai du regard le nakrus quand celui-ci apparut dans l’encadrement. Il venait d’anéantir toutes mes tentatives pour dissimuler leur présence.
— Lénissu et Alpyin ! —s’exclama-t-il, en souriant. Il avançait dans la pièce, le chapeau à la main—. Quelle joie de vous revoir comme au bon vieux temps.
Tous deux étaient restés bouche bée.
— Qu-qu’est-ce qu… ? —bafouilla le Mentiste.
Je sentis les énergies tourbillonner autour de lui et je devinai qu’il venait de lancer instinctivement un sortilège de protection.
— Oh, voyons ! —dit le nakrus, s’arrêtant devant eux—. Tu ne me reconnais pas ? Il est vrai que plus de vingt ans ont certainement passé, si je ne me trompe… Je suis Marévor. Marévor Helith. Le mécène des eshayris.
Un éclair de compréhension passa dans les yeux de l’humain, mais il ne se détendit pas pour autant. Des eshayris, me répétai-je, saisie. Alal avait donc été lui aussi un eshayri… Comme Lénissu l’avait été. Et comme l’avaient été mes parents. Mon oncle soupira bruyamment.
— Démons, je savais que quelque chose ne tournait pas rond —il me jeta un coup d’œil éloquent et je me raclai la gorge, détournant le regard—. Dis-moi, Marévor, tu n’étais pas parti dans les Souterrains ? Qu’as-tu fait de notre Ribok ? Tu l’as laissé au Kyuhs ? Tant que tu y étais, tu aurais pu nous l’amener. Pour que nous profitions tous de sa présence et de son ingéniosité…
Il blêmit et se tut d’un coup émettant un bruit guttural. Près de la porte entrebâillée de la chambre, la liche venait d’apparaître, raide comme un mort. Le Mentiste laissa échapper un hoquet et fit plusieurs pas en arrière.
— Jaïxel ! —siffla Alal entre ses dents, incrédule—. Marévor Helith…
— Oui ?
Le Mentiste jeta un coup d’œil à Lénissu et je compris que, l’espace d’une seconde, il s’était demandé si son ami ne lui avait pas tendu un sinistre piège. Cependant, ses soupçons durent vite être dissipés lorsqu’il vit que Lénissu venait de dégainer Corde.
— Eh, ne vous inquiétez pas —intervint le nakrus—. Ribok ne vous fera pas de mal. Nous sommes seulement de passage. Et dans quelques heures, je prendrai le dernier monolithe que j’ai préparé et nous partirons loin d’ici, Ribok et moi, en quête de gahodals, n’est-ce pas, Ribok ?
Jaïxel le regarda et acquiesça silencieusement. N’importe qui aurait interprété son geste comme un manque total d’expressivité, mais, moi, peut-être parce que j’étais celle qui le comprenais le mieux, je perçus en lui quelque chose qui ressemblait beaucoup à de l’espoir. En fin de compte, peut-être que la seule chose qu’il désirait maintenant, après avoir tout perdu et renoncé à ses objectifs macabres, c’était de vivre en paix sous la lumière du soleil. Je réprimai un sourire ironique. Finalement, la liche allait enfin avoir un objectif raisonnable.
Malgré les paroles de Marévor, Alal continuait à s’entourer d’énergie, se préparant à toute attaque. Il recula d’un autre pas et sortit de la maison précipitamment. Dans un coin de mon esprit, j’espérai qu’il s’enfuirait d’ici et laisserait ma Sréda en paix. Lénissu secoua la tête et baissa son épée.
— Marévor, pourquoi chaque fois que je dis quelque chose sur le ton de la plaisanterie, il faut que tu le prennes au sérieux ? Shaedra, Aryès, Iharath : sortez de la maison.
Tous trois, nous échangeâmes de rapides coups d’œil.
— Lénissu —dis-je calmement—. Marévor et la liche sont là depuis avant-hier. Ribok n’est pas dangereux.
Je l’affirmais avec une totale certitude. Après ma conversation avec lui cette nuit-là, j’étais persuadée que la liche éprouvait encore des sentiments saïjits. Mon oncle me regarda avec incrédulité.
— Toi aussi, tu l’appelles Ribok ? —Il souffla et répéta sur un ton pressant— : Sors de la maison. Toute de suite. Une chose est d’avoir des relations avec un nakrus antinécromant et une autre d’en avoir avec une liche qui a passé cinq cents ans à tuer, Shaedra.
— À tuer des squelettes —nuançai-je.
Mais il ne m’écouta pas : ses yeux étaient rivés sur le visage de la liche. Jaïxel ne semblait pas se sentir insulté. À vrai dire, en cet instant, il semblait simplement triste et à vingt mille lieues de là.
— Shaedra ! —siffla Lénissu, courroucé.
Je soupirai, je saisis Frundis contre le mur et, avant de sortir avec Aryès et Iharath, je lançai à Marévor :
— Tu as ce que tu voulais, maintenant. Alors, tiens ta parole. Oublie mon phylactère.
Marévor Helith se contenta d’acquiescer de la tête, un peu contrarié. Quand je sortis, la lumière du soleil m’aveugla quelques instants et je clignai des yeux. Aussitôt, je vis que le Mentiste s’était éloigné à une bonne distance en direction des pommiers. Il avait cessé de s’entourer de sortilèges, mais, inévitablement, il était encore altéré.
— Pourquoi diables ne sort-il pas ? —demanda-t-il, comme pour lui-même. Il faisait allusion à Lénissu, bien sûr. Il nous jeta à tous les trois un coup d’œil, fronça les sourcils et se tourna vers le bois, comme attiré par un soudain mouvement.
J’entendis alors un cri pénétrant, strident, qui faillit me faire mourir de peur. Là, en suivant le regard du Mentiste, je vis apparaître Drakvian au milieu des arbustes, pliée en deux. Elle courut quelques mètres sur l’herbe. Elle commença à grimper la côte… et alors, elle perdit l’équilibre et s’effondra. Ses mains étaient pleines de sang.
Avant que je ne puisse réagir ou comprendre ce qui se passait, je vis apparaître des silhouettes encapuchonnées dans les fourrés. Deux d’entre elles sortirent à découvert, se dirigeant droit sur la vampire, l’épée à la main. Tandis que celle-ci, agenouillée sur la terre, regardait, stupéfaite, la vie l’abandonner peu à peu…
— Non ! —cria Iharath.
Il se précipita vers Drakvian, courant maladroitement, comme paralysé par la terreur. Je m’élançai en courant derrière lui, je le rattrapai rapidement et je le devançai. Mais je n’allais pas arriver à temps. L’évidence me frappa comme une flèche mortifère : ce maudit assassin allait tuer Drakvian sans que je puisse rien faire. Syu agrippé à mon cou gémit. Et Frundis émit un grognement sourd.
“Drakvian ne mourra pas.”
Son affirmation me rappela trop le jour fatidique où cet orc avait bien failli me tuer avec son carreau d’arbalète, sur l’Île Boiteuse. Cette fois-là, Frundis ne m’avait pas sauvée. Et cette fois non plus, il ne sauverait pas la vampire. Le cœur glacé, je libérai la Sréda et j’accélérai.
La silhouette venait d’arriver à la hauteur de Drakvian. Elle leva son épée… et frappa. Mais elle frappa dans le vide : Drakvian, employant ses dernières forces, venait de se jeter de côté.
“Tout n’est pas encore perdu !”, criai-je à Frundis et à Syu, poursuivant ma course folle.
J’y étais presque. Il me suffisait de faire un bond, d’asséner un coup de bâton à cette maudite canaille et… Brusquement, la seconde silhouette me barra le passage. D’une main, elle tenait une épée fine et rapide. De l’autre, elle ôta sa capuche.
J’eus l’impression que la terre se dérobait sous mes pieds.
— Wanli —soufflai-je.
Je ne pris pas le temps de me demander pourquoi diable Wanli se trouvait là, dans la clairière, et non pas ailleurs en Ajensoldra. Je la contournai à la vitesse de l’éclair et je bloquai de justesse le coup mortel que l’autre encapuchonné portait à Drakvian. Je perçus un léger gémissement de Frundis quand l’épée le heurta, comme si l’impact l’avait blessé, et sa musique grondante se réduisit considérablement. Je frappai l’Ombreux et je le fis reculer.
— Drakvian, tiens bon —fis-je, la voix tremblante. La vampire avait les yeux exorbités et, maintenant que j’étais tout près, sa blessure à la poitrine me parut monstrueuse, impossible—. Assassins —sifflai-je.
— Alors, c’est vrai —murmura Wanli. Je mis quelques secondes à comprendre qu’elle faisait allusion aux marques de démon sur mon visage. Je perçus sa profonde tristesse, ainsi que le subtil mouvement qu’elle réalisa avec son épée. Elle allait m’attaquer, compris-je.
— Pour l’amour de tous les dieux du monde, arrêtez-vous !
Le hurlement d’Iharath me déconcentra un millième de secondes : l’encapuchonné en profita et se rua sur moi. Occupée comme je l’étais à m’assurer que Wanli ne s’approche pas de Drakvian, je ne réagis pas à temps. Cependant, il ne me frappa que du plat de l’épée. Je fis un bond en arrière et je me maudis de m’être éloignée de la vampire.
— Jette ce bâton —grogna l’encapuchonné—. Ne lutte pas. Si tu es vraiment Shaedra, ne lutte pas.
D’une main, il ôta sa capuche. J’inspirai une brusque bouffée d’air en reconnaissant Neldaru Farbins. L’esnamro me détaillait d’un regard inexpressif. Une pensée me fit froncer les sourcils, interdite. Neldaru aurait pu me tuer d’un coup. Mais il ne m’avait frappée que du revers. Pourquoi ? Je baissai les yeux sur le bâton, puis reportai mon regard sur l’Ombreux.
— Tu vas le regretter.
La voix n’était pas celle de Neldaru, ni celle de Wanli. C’était celle de Lénissu. Je tournai légèrement la tête et je le vis arriver à bout de souffle, l’épée dégainée et une expression terrible sur le visage.
— Ne t’approche pas d’elle ! —rugit-il. Il passa près de Wanli, la foudroyant du regard, et se dirigea droit sur Neldaru. Iharath venait de tomber à genoux auprès de Drakvian, le visage livide, comme s’il était sur le point de s’évanouir.
— Rassure-toi —répondit finalement l’esnamro—. Je viens seulement chercher des réponses.
— Des réponses ? Et tu espères que je vais te croire ? Tu délires. Tu es un assassin. Je le sais maintenant avec certitude : va-t’en et ne remets plus jamais la vie de ma nièce en danger.
Aucun des deux ne rengaina cependant. Ils se défièrent du regard un long moment. Aryès vint se placer entre Wanli et moi, sans aucune arme, tremblant de la tête aux pieds. Je pensai à lui donner la dague des Ombreux que je gardais cachée dans une de mes bottes, mais j’y réfléchis mieux : la présence de Lénissu semblait avoir calmé les Ombreux et nous ne gagnions rien à les provoquer. J’étais sûre qu’il y avait d’autres Ombreux dans les bois et qu’ils restaient cachés pour quelque mystérieuse raison. S’ils sortaient, j’allais avoir besoin d’un miracle pour m’en tirer vivante.
— Je viens seulement chercher des réponses —répéta Neldaru sur un ton obstiné—. Je veux savoir si tu es devenu fou. Je veux savoir pourquoi tu penses qu’un démon a une âme.
Si la situation n’avait pas été aussi critique, j’aurais éclaté de rire devant tant d’ignorance. Mais la vérité, c’est que je me sentis plutôt horrifiée en comprenant que Neldaru Farbins le Loup était, en toute probabilité, un Shargu. Un assassin de démons. Je me souvins alors des paroles que l’Ombreux avait prononcées à Aefna, juste après m’avoir donné la bienvenue à la Confrérie. “Si seulement tous respectaient le Code des Ombreux aussi bien que toi”, m’avait-il dit. Il était clair que son opinion sur moi avait radicalement changé depuis lors.
Toute pensée sensée s’évanouit lorsque je portai de nouveau mon regard sur Drakvian. Iharath la soutenait entre ses bras et un brusque sanglot le secoua.
— Non… —hoqueta-t-il.
Je lâchai Frundis et je tombai à genoux auprès de la vampire, abattue. Cette fois, elle était morte, me dis-je. Elle ne bougeait plus. Je lui pris une main. Elle était glacée. Mais, bien sûr, c’était une vampire, pensai-je. C’était normal qu’elle soit glacée, n’est-ce pas ?
— Celui qui est devenu fou, c’est toi —répondit Lénissu à Neldaru, après nous avoir jeté un coup d’œil—. Shaedra n’a pas changé. Elle a seulement souffert une perturbation énergétique, rien de plus. Et elle n’a rien de monstrueux. Écoute, Loup, c’est comme si tu avais passé ta vie à tuer des apathiques en croyant que c’étaient des monstres. Tu es un assassin. Rien d’autre. Et maintenant, va-t’en, mon ami. C’est le mieux que tu puisses faire.
Le visage de Neldaru blêmit à vue d’œil. Il acquiesça gravement, mais il dit :
— Je ne m’en irai pas sans plus de réponses. Tu dois comprendre que j’ai du mal à te croire. Les démons dont je me suis chargé avaient tué des saïjits. C’étaient des assassins. Qui me dit que Shaedra ne sera pas une meurtrière ? Qui me dit qu’elle ne l’est pas ?
Les questions me semblaient si absurdes que je sentis brusquement la colère se substituer à mon étourdissement. Neldaru Farbins n’avait pas seulement tué des criminels. Il avait voulu tuer Drakvian.
— Assassins ! —éclata subitement Iharath. Il reposa le corps inerte de la vampire et se leva d’un bond, les mains levées. Il y eut une explosion et une lumière aveuglante envahit tout.
On entendit des cris, suivis d’une nouvelle explosion. Je tentai de me lever, mais Aryès m’en empêcha et s’accroupit auprès de moi au moment précis où une boule d’énergie passait en sifflant à nos oreilles.
— Il est devenu fou ! —cria Aryès, par-dessus le soudain vacarme. Le semi-elfe était en train d’utiliser les Triplées, compris-je, abasourdie.
— Iharath !
La voix de Marévor Helith transperça la lumière aveuglante. Une énergie paralysante se dispersa dans l’air comme une vague et l’éclat des Triplées s’éteignit aussi vite qu’il était venu. Un instant, nous demeurâmes tous immobiles. Quatre nouveaux Ombreux venaient de sortir des bois et observaient la scène, stupéfaits, leurs arcs tendus. Neldaru et Lénissu étaient à terre : visiblement, la boule d’énergie du semi-elfe les avaient heurtés de plein fouet. Seuls demeuraient debout Iharath, Marévor Helith, Jaïxel et Alal. Je pus à peine lever la tête, prisonnière du sortilège paralysant que la liche et le nakrus continuaient à maintenir, mais je réussis à intercepter le regard intense qu’échangèrent le Mentiste et Marévor. Une seconde, je crus percevoir un filament de bréjique, comme s’ils communiquaient. Alal avança de quelques pas et se pencha sur la vampire sans paraître affecté par le sortilège de paralysie. Il prit son pouls. Son visage s’assombrit, s’éclaira, s’assombrit de nouveau. Alors, il murmura :
— Elle vit.
Je fus incapable de me sentir soulagée : Drakvian vivait, oui, mais pour combien de temps ? Les mains du Mentiste se couvrirent d’énergie essenciatique et je me souvins alors des paroles de Lénissu. Alal n’était pas seulement un grand bréjique. Se pouvait-il qu’il soit aussi guérisseur ? Je le regardai avec un fol espoir. Si Drakvian était tombée dans un précipice et avait survécu, elle pouvait survivre à une blessure même si elle était grave… n’est-ce pas ?
Tout espoir s’envola de nouveau lorsque je vis que les quatre archers qui étaient restés en arrière avaient décidé d’approcher. Probablement pour ne pas manquer leur tir… Et trois d’entre eux me visaient, moi. Je sentis que Syu caché sous mes cheveux, s’agitait, angoissé. Avec un extrême effort, je bredouillai :
— Wanli. Dis-leur de ne pas tirer. S’il te plaît.
L’Ombreuse, déconcertée par les énergies, s’était levée s’appuyant sur son épée. Elle me regarda, l’air hésitante.
— Wanli —insistai-je—, quelques Ombreux ne peuvent rien contre une liche et un nakrus.
Je ne savais pas si mon affirmation était vraie ou fausse, mais c’était le meilleur argument que j’avais. Et grâce aux dieux, Wanli se décida.
— Ne tirez pas !
Les archers s’immobilisèrent à une vingtaine de mètres peut-être, mais ils ne détendirent pas les cordes de leurs arcs. Aryès souffla et se tourna vers moi avec difficulté.
— Tu n’es pas blessée ? —demanda-t-il.
Je lui adressai un pâle sourire.
— Non. Moi non —assurai-je. Je jetai un regard vers la vampire et je souhaitai ardemment qu’Alal parvienne à la sauver… Que pouvait bien lui avoir dit Marévor pour qu’il accepte de la soigner ? Je jetai un regard hostile au corps inconscient de Neldaru. J’étais sûre que c’était lui qui l’avait attaquée… Et en cet instant, je ne pouvais justifier son acte d’aucune façon. Drakvian était une vampire, oui, mais, avant tout, c’était mon amie. Mes lèvres tremblèrent et je tentai de me calmer. Lénissu commençait à reprendre ses esprits.
— Aaarrg —grogna-t-il. Il s’assit sur l’herbe avec un notable effort et regarda autour de lui. La scène sembla le laisser perplexe. Quand il vit Neldaru Farbins encore inconscient, son expression s’assombrit. Et elle devint lugubre lorsqu’il vit les archers—. Amour innocent —murmura-t-il—. C’est un cauchemar…
Luttant contre les énergies, je ramassai Frundis et, quand je le touchai, je m’inquiétai en remarquant son silence.
“Frundis !”, l’appelai-je.
Un murmure épuisé me répondit.
“Ne t’inquiète pas. Mon bois est résistant. J’ai simplement utilisé trop d’énergie pour bloquer le coup de ce maudit Ombreux…”
Sa voix se perdit dans le silence, accompagnée d’une note de violon. Je soupirai et j’empoignai le bâton pour me relever. Lorsque j’y parvins, je jetai un regard lent autour de moi. Iharath ne quittait pas Drakvian des yeux ; Jaïxel et Marévor ressemblaient à deux statues saturées d’énergie ; Wanli essayait de marcher et de sortir de la zone paralysante, qui sait si pour fuir ou pour mieux nous tuer… En y pensant, n’importe qui un tant soit peu sensé serait parti en courant après avoir vu dans notre groupe quatre des monstres supposément les plus horribles d’Haréka.
— Allons-nous-en d’ici —fit Lénissu.
Je lui adressai un sourire sombre.
— Essaie, si tu peux —lui répliquai-je.
C’est alors seulement qu’il dut se rendre compte qu’il pouvait à peine bouger.
— Maudits morts-vivants —siffla-t-il tandis qu’il se traînait lentement pour récupérer Corde. Notre situation, vue de l’extérieur, devait paraître vraiment ridicule…
— Ujiraka, ne bouge pas ! —cria soudain Wanli. L’Ombreuse avait à peine avancé de deux mètres et elle observait, désespérée, un des archers, qui s’était précipité vers elle, après avoir rangé son arc et sorti son épée. Ujiraka Basil, soufflai-je. C’était l’elfe noir qui était devenu Ombreux le même jour que moi. Ujiraka n’écouta pas Wanli et pénétra dans la zone paralysante avec la noble intention de sauver ses deux compagnons. Et, un instant, il sembla avancer avec une certaine rapidité.
Lénissu feula :
— Marévor, maudit sois-tu, défais le sortilège !
Mais le nakrus était logiquement plus préoccupé de ce qui pouvait arriver à Drakvian que de nos futurs problèmes et il se contenta de renforcer l’enchantement pour qu’Ujiraka s’immobilise complètement. Vraiment, il semblait se soucier comme d’une sarrène que nous ayons à affronter des Ombreux avec l’efficacité des tortues iskamangraises.
Ujiraka tentait d’avancer, Wanli lui demandait de faire demi-tour, Neldaru était toujours inconscient… Un soudain bruit métallique retentit, suivi d’un éclair de lumière bleuté qui émana de Corde et se courba en un tourbillon vibrant. Les yeux écarquillés, je vis Lénissu fendre l’air brusquement et bondir vers l’endroit où gisait Neldaru.
— Comment diables… ? —murmura Aryès, stupéfait.
— L’épée —expliquai-je, aussi surprise que lui. Lénissu se mouvait comme si le sortilège ne l’affectait plus : Corde absorbait toutes les énergies paralysantes qui l’entouraient. Blême, je le vis appuyer la pointe de l’arme sur la gorge d’un Neldaru qui commençait à s’agiter légèrement.
— Ne vous approchez pas —ordonna-t-il aux Ombreux, menaçant—. Baissez ces armes ! —tonna-t-il—. Tout de suite ou vous perdrez l’un des vôtres !
Sa voix me fit frémir au plus profond de moi et me convainquit qu’il pensait réellement tuer Neldaru. Je vis le doute se peindre sur les visages des Ombreux. Un éclat de rire brisa le silence.
— Tu vas me tuer ? —s’esclaffa Neldaru. Il avait ouvert les yeux et observait maintenant mon oncle avec une grimace sarcastique—. Tue-moi, mon ami. Et tu appliqueras le code. Si tu penses vraiment que je suis un assassin. Tue-moi —répéta-t-il. Il le regarda dans les yeux, marqua une pause et poursuivit— : Je sais que tu me juges coupable de la mort de Kaléna. Je l’ai laissée mourir sans donner ma vie pour elle. Et je sais que tu ne me le pardonneras jamais, alors… tue-moi et finissons-en une fois pour toutes.
Sa voix se réduisit à un murmure. Lénissu était devenu livide. Que Neldaru ait assisté à la mort de Kaléna Delawnendel fit naître en moi bien des questions qui traversèrent mon esprit comme un éclair. Lénissu n’avait pas voulu me raconter comment l’Ombreuse était morte, bien qu’il m’ait laissée supposer qu’un Nohistra avait été indirectement responsable de la tragédie, pour quelque raison. D’un geste lent, je portai la main sur mon cou et frôlai le collier qui un jour avait appartenu à Kaléna.
— Tu ne vas pas le tuer.
Wanli tentait maintenant de s’approcher de Lénissu.
— Tu n’oseras pas —insista l’Ombreuse—. Tu es un ami, Lénissu. Ne nous trahis pas de cette façon, après tout ce que nous avons fait pour toi…
— Je l’ai à ma portée —tonna la voix d’un des archers encapuchonnés—. Tue-le et la démone mourra.
Lénissu soupira, l’air épuisé.
— Je n’ai l’intention de tuer personne —murmura-t-il.
Il écarta son épée et jeta un coup d’œil vers les archers. Ils ne tirèrent pas. Il lâcha Corde et tomba à genoux, de nouveau paralysé. Neldaru parut surpris par sa réaction. Pensait-il vraiment que Lénissu aurait été capable de le tuer ?
— Si je dois maudire quelqu’un en ce moment, c’est bien ce maudit nakrus —grogna mon oncle.
On entendit soudain le bruit caractéristique de la corde d’un arc qui se détend. Je tournai brusquement la tête à l’instant où la flèche d’un des Ombreux partait vers moi. Je maudis à mon tour Marévor Helith. Peut-être que si je n’avais pas été sous l’emprise de ce sortilège de paralysie, j’aurais eu le temps de m’écarter. Je sentis une brusque rafale et j’observai la flèche, perplexe : celle-ci avait dévié de sa trajectoire et venait de se ficher dans le sol, à quelques centimètres de distance. L’énergie orique qui enveloppait le projectile s’évanouit peu à peu. Je me tournai vers Aryès et je compris qu’il venait de me sauver la vie.
— Démons —parvins-je seulement à prononcer.
Le kadaelfe secoua la tête, étourdi par les énergies qu’il venait de perdre avec son sortilège. À quelques mètres, Wanli, furibonde, criait aux Ombreux d’une voix de stentor.
— Idiot ! Nous ne sommes pas venus ici pour tuer qui que ce soit ! —rugit-elle—. Shaedra est l’une des nôtres. Souviens-t’en !
— C’est un démon, Wanli ! —siffla l’archer qui avait essayé de me tuer. Il recula de plusieurs pas—. Regarde ses yeux ! Regarde ses marques ! C’est un démon, mille tonnerres ! Tu ne le vois donc pas ? Elle est accompagnée d’une vampire et de morts-vivants… Ceci est le puits des enfers, Wanli ! Courez, pour l’amour des dieux… Vous êtes tous fous —cracha-t-il. Il s’était éloigné de quelques mètres encore. Finalement, il fit demi-tour et disparut dans les bois, vers le nord. Ses deux compagnons archers, après une hésitation, déclarèrent, la voix tremblante :
— Awsrik a raison…
— Que l’Ombre vous accompagne.
Ni Wanli ni Neldaru ne tentèrent de les retenir. Ujiraka lança un grognement sourd.
— Lâches ! —leur cria-t-il.
— Du calme, mon garçon —fit Wanli—. Rengaine cette épée. —L’elfe noir la regarda comme si elle était devenue folle et elle articula— : Rengaine cette épée.
Finalement, Ujiraka obéit. Avec un extrême effort, je tentai de brider la Sréda.
C’est alors seulement qu’Alal se réveilla de sa transe curative.
— Il faut l’emmener dans la maison —déclara-t-il sans s’adresser à personne en particulier—. Elle se remettra. L’épée n’a touché aucun organe vital pour une vampire. Cependant, j’ai besoin de toute ma concentration pour la soigner.
Je fermai les yeux une seconde. J’aurais été incapable d’exprimer le soulagement que j’éprouvai à cet instant. Drakvian allait s’en sortir… Iharath et le Mentiste échangèrent quelques mots à voix basse ; le premier acquiesça et se redressa en murmurant :
— Je vais chercher une planche pour la transporter.
Marévor l’aida à sortir de la sphère paralysante et le semi-elfe s’éloigna hâtivement, un éclat d’espoir dans les yeux. La situation me parut d’un coup beaucoup moins dramatique : nous étions tous paralysés, les trois archers avaient abandonné leurs compagnons, et Jaïxel et Marévor nous protégeaient… à leur manière.
— Très bien —prononçai-je finalement—. Soyons raisonnables. Vous venez chercher des réponses et je suis prête à vous les donner. Awsrik a raison. Je suis un démon —déclarai-je—. Maintenant, c’est à vous de décider si être un démon fait de moi un monstre. Moi, je n’ai tué personne.
Wanli soupira. Elle jeta un coup d’œil à Aryès, à Lénissu, à la vampire… à la liche et au nakrus. Et finalement, elle se tourna vers moi, extrêmement pâle.
— Peut-être que tu dis vrai. Mais, dans ce cas, pourquoi protèges-tu une vampire ? Pourquoi es-tu accompagnée de ces… ? —Elle souffla. Elle essayait de bouger pour se rapprocher de Neldaru et ses tentatives étaient de moins en moins efficaces—. Ce sont… vraiment des nakrus ? —demanda-t-elle.
— L’un d’eux —acquiesça Aryès—. Celui au chapeau. C’était un professeur éminent à l’académie celmiste de Dathrun. Il a abandonné la nécromancie.
Théoriquement, pensai-je, en jetant un coup d’œil au visage concentré de Marévor Helith. Il semblait prétendre nous paralyser jusqu’à ce que Drakvian soit éloignée des Ombreux.
— Quant à la vampire, nous la connaissons depuis des années —reprit Aryès—. C’est une amie. Et elle ne tue pas de saïjits.
Théoriquement, me répétai-je, avec une moue. Aryès avait oublié de mentionner le triste destin du voleur de Dumblor…
— Et l’autre mort-vivant ? —s’enquit Ujiraka. Il s’efforça de ne pas laisser paraître sa peur, mais il échoua totalement—. Qu’est-ce que c’est si ce n’est pas un nakrus ? Un squelette aveugle ? Pourquoi continuent-ils à nous paralyser s’ils sont si bienveillants ?
J’allais donner une réponse évasive, pour ne pas les alarmer, mais Jaïxel me devança.
— Vous ne devez pas me craindre. À présent, je ne suis plus qu’un esprit qui cherche la paix pour finir de mourir. —Il fit un pas en avant, il toucha la superficie de la sphère paralysante et la défit. Marévor le regarda, consterné—. Je ne suis pas un nécromancien —murmura-t-il—. Et je ne suis pas une liche. Plus maintenant.
Le sortilège de paralysie s’était désagrégé et Ujiraka et Wanli, atterrés, reculèrent de plusieurs pas, rejoignant Neldaru.
— Une… liche ! —bégaya l’Ombreuse—. C’est impossible. Lénissu ! Pourquoi… ? Comment… ?
Lénissu se contenta de la regarder et de soupirer de nouveau. Il semblait être à court de paroles pour la calmer. Aryès intervint, tentant de détendre l’atmosphère.
— Pour résumer —dit-il—, il y a cinq cents ans, le nakrus a sauvé un ternian d’un massacre commis par des squelettes. Il lui a appris les arts nécromantiques et le ternian a décidé de devenir une liche pour pouvoir mieux se venger des nécromanciens. Tout simplement.
— Tout simplement —répéta Marévor Helith, mécontent—. Ce résumé détruit tout le dramatisme de sa vie.
À cet instant, Iharath revenait avec une longue planche de bois. Aryès, Alal et moi, nous nous empressâmes de l’aider à installer Drakvian sur le brancard improvisé. La vampire était si immobile…
— Tu crois vraiment qu’elle se remettra ? —demandai-je au Mentiste, la voix tremblante.
Alal acquiesça.
— Je n’ai jamais soigné de vampires, mais je les ai étudiés. Elle n’est pas en danger de mort. Seulement, il ne lui reste pas une goutte de sang et elle est entrée dans une sorte de léthargie —expliqua-t-il—. Et maintenant —dit-il, en s’adressant à Iharath—, aide-moi à la transporter à la maison.
Je les vis s’éloigner et j’aurais souhaité les accompagner, mais je savais qu’Alal aurait besoin de toute la concentration du monde pour refermer la blessure. Aryès m’adressa un faible sourire.
— Drakvian est résistante —assura-t-il. Je souhaitai de tout cœur qu’il ait raison et que le Mentiste sache réellement ce qu’il faisait.
Entretemps, Neldaru s’était levé et les trois Ombreux s’étaient écartés prudemment de nous. Tous trois décidèrent de maintenir leurs épées rengainées et je poussai un soupir de soulagement. Wanli posa une main sur l’épaule d’Ujiraka.
— Si tu veux t’en aller, va-t’en —lui dit-elle tout bas—. Je ne te le reprocherai pas.
L’elfe noir souffla avec dédain et ôta sa capuche, découvrant clairement son visage dur et ses yeux jaunes.
— Je ne suis pas un lâche —répliqua-t-il. À peine eut-il prononcé ces mots qu’il poussa un cri de pure terreur, indiquant quelque chose derrière nous.
Je me retournai, m’attendant à voir apparaître quelque troll ou quelque atroshas, mais ce que je vis fut bien pire. Contournant l’étang à vive allure, avançait un nuage sombre dans lequel on distinguait des dizaines de silhouettes floues. Certaines avaient des formes invraisemblables, avec d’énormes griffes, d’autres semblaient porter des armures et des armes monstrueuses…
— Courez ! —clama Lénissu, en se levant et en ramassant Corde.
Personne ne savait que diables il se passait, mais c’était comme si toutes les créatures des enfers avaient choisi d’envahir à cet instant la Forêt de Belyac. Et pourtant, il régnait un silence si troublant…
J’empoignai fermement Frundis et je tirai Aryès par la manche pour l’arracher à sa stupeur. Sans plus attendre, nous courûmes, non dans la direction qu’avait prise Lénissu, mais vers la maison.
— Shaedra ! —rugit mon oncle.
— Drakvian ! —lui criai-je, pour toute explication.
Je les distançai tous rapidement. Et tous, à leur tour, distancèrent rapidement Marévor et Jaïxel. Lorsque j’entrai en trombe dans la maison, je vis Drakvian allongée sur le lit de la chambre et Alal et Iharath en pleine transe. Je m’arrêtai sur le seuil une seconde. Frundis avait repris suffisamment de force pour m’emplir la tête de tambours. Et Syu sauta de mon épaule et courut vers l’une des fenêtres qui donnaient sur l’étang.
“Ils viennent par ici !”, s’exclama-t-il en gémissant.
Oui, mais qui ? Ou quoi ? Sans perdre de temps à chercher une réponse, je me précipitai pour fermer les volets et j’espérai que ces spectres n’auraient pas l’idée de mettre le feu à la maison. Lorsqu’Aryès et Lénissu entrèrent, en soufflant, l’intérieur était plongé dans l’obscurité.
— Que les dieux aient pitié de nous —siffla Lénissu quand il vit entrer Wanli—. Et Neldaru ?
L’elfe de la terre inspira bruyamment.
— Ujiraka s’est enfui de l’autre côté. Il ne pouvait pas le laisser seul. Mais de toute façon, ils viennent par ici.
Lénissu la regarda quelques instants, comme s’il se demandait pourquoi diables Wanli avait décidé de nous suivre, nous, au lieu de suivre les Ombreux. Jaïxel et Marévor arrivèrent les derniers.
— Maudits os —souffla Marévor.
Lénissu lui adressa un sourire froid.
— C’est le poids des ans.
D’un mouvement sec, Aryès ferma la porte et je l’aidai à la bloquer. Malgré notre arrivée intempestive, ni Iharath ni Alal n’avaient perdu leur concentration ; discrètement, je fermai la chambre et je me tournai vers Aryès, Lénissu et Wanli, les yeux dilatés par l’appréhension.
Alors, on entendit des coups frappés contre la porte d’entrée.