Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées
Bien que le maître Helith assure qu’en toute probabilité, ce qu’il cherchait se situait quelque part à la fin du livre, il me fut impossible de ne pas suivre les souvenirs ligne à ligne et je dus lire tout le grimoire mémorisé par la liche depuis le début. Comme ils savaient que toute interruption pouvait me déconcentrer et me faire perdre le fil, personne n’osait proférer le moindre mot. Je parlai durant toute la journée dans cet idiome sifflant qui, d’après les souvenirs de Ribok, faisait partie des langues les plus anciennes du monde : le daïkran, la langue des liches. Marévor Helith ne quittait pas mes lèvres des yeux ; Jaïxel écoutait, le regard perdu ; Aryès et Iharath se mirent à jouer la partie de revanche d’Erlun, fatigués d’écouter des paroles incompréhensibles. Quant à Drakvian, elle s’absenta et revint des heures plus tard, un lapin dans chaque main. Je me pourléchai, affamée, mais lorsqu’ils me proposèrent de manger quelque chose, je refusai d’un geste et je continuai à parler avec obstination. Je voulais arriver au point qui intéressait Marévor Helith et résoudre son problème une fois pour toutes. Il fallait seulement espérer que la réponse que cherchait Marévor Helith se trouvait dans ce grimoire… et que le nakrus ne l’avait pas inventée, sujet à quelque hallucination.
Quand Aryès alluma un candélabre, je sus que la nuit tombait. Je me tus, épuisée, avec l’impression que j’allais commencer à délirer si je continuais à parler d’os, d’énergie mortique et autres délices. Un silence absolu se fit dans la pièce.
— Restons-en là pour aujourd’hui —murmurai-je enfin. Je massai ma mâchoire, la bouche endolorie d’avoir prononcé tant de sons étranges. Avec un extrême effort, je tentai de rétablir les murailles du phylactère.
Marévor Helith acquiesça.
— Espérons que demain tu n’auras pas besoin de recommencer depuis le début.
— Dans ce cas, tu mourras dans deux cents ans —répliquai-je—. Je n’ai pas envie de devenir muette.
Malgré ma réplique mordante, le nakrus semblait enthousiaste.
— Cela faisait des siècles que je n’avais pas passé une journée aussi intéressante ! J’avais presque oublié à quel point ce fameux grimoire était merveilleux. —J’arquai un sourcil, me demandant à quel moment j’avais bien pu dire quelque chose de « merveilleux » durant cette journée—. Bon ! —exclama-t-il—. Allez dormir, les enfants, et reprenez des forces. Demain, nous continuerons.
Syu soupira en l’entendant et je devinai qu’il s’inquiétait de me voir lutter constamment contre le phylactère pour que celui-ci n’étouffe pas mon propre esprit.
“Ne t’inquiète pas, Syu. Si je me transforme en Ribok, je t’avertirai”, plaisantai-je.
Le singe feula tout bas.
“On ne plaisante pas avec ce genre de choses.”
Une assiette apparut soudain sous mes yeux et mon visage s’illumina en contemplant les morceaux de lapin entourés d’une sauce appétissante et fumante.
— On ne vit pas que de l’air du temps —argumenta Aryès tout en se rasseyant avec sa propre assiette.
Et on ne vit pas que d’os, ajoutai-je pour moi-même.
* * *
Cette nuit-là, je repassai mentalement tout le grimoire à la recherche de quelque chose qui pourrait ressembler à ce dont Marévor avait besoin pour régénérer ses os. Cependant, mon esprit était déjà si épuisé qu’au bout de quelques heures, je m’endormis presque sans m’en rendre compte. Et je rêvai que je me transformais en liche.
Le souvenir était vif et sinistre. Une énergie comme jamais je n’en avais senti parcourait tout mon corps. Moi, ou plutôt Ribok, était agenouillé, dans la même caverne d’où Marévor Helith était parti quelques mois auparavant. D’une main, je touchai les ossements d’un dragon de terre. De l’autre, je tenais une dague.
Ma concentration était totale, inébranlable. Un seul doute, une seule hésitation pouvait causer ma défaite. Tout était préparé : à présent, il restait à savoir si je serais capable d’aller jusqu’au bout.
Lentement, avec précision, j’enveloppai mon esprit pour le couper autant que possible de toute douleur, m’assurant néanmoins que l’énergie essenciatique ne perturberait pas les effets de l’énergie mortique. Je ne sentais plus maintenant que l’immense puits d’énergie qui vibrait dans le squelette du dragon de terre, converti en une sorte de berceau. Les courants d’énergie aspiraient tout et je m’accrochai à la seule chose qui me maintenait encore en vie : mes souvenirs.
— Umthal —prononçai-je comme pour me donner du courage—. Yloy. Sarkménos. —Je fermai les yeux et je les rouvris—. Leeresia.
La détermination et l’exaltation que j’éprouvais n’avaient pas de limites. J’étais si près du but et j’avais attendu tant d’années…
Alors, vint l’impact.
Je me réveillai brusquement dans la chambre, sentant une douleur lancinante au ventre. La peur me paralysait. Instinctivement, je m’entourai d’harmonies, comme si un danger imminent me menaçait. Je tentai d’apaiser mon esprit et j’enfermai le phylactère à sa place. Aussitôt, j’abandonnai mon lit, tremblant de la tête aux pieds.
Je me sentais comme si, moi-même, j’avais été capable de… J’inspirai profondément et je jetai un coup d’œil alentour. Sur leurs paillasses, Aryès, Iharath, Drakvian et Syu dormaient placidement. Alors je me souvins des paroles que le singe gawalt avait prononcées longtemps auparavant. “Dormir enterré sous des planches de bois et des pierres, ce n’est pas l’idéal.” Je souhaitais sortir, mais je ne voulais pas passer par la salle à manger : j’étais sûre que Marévor Helith et Jaïxel s’y trouvaient, passant la nuit en silence, sans pouvoir dormir. Avec discrétion, je m’approchai de la fenêtre, je l’ouvris et je sortis au-dehors. La légère brise nocturne m’apaisa presque aussitôt. Je fis quelques pas sur l’herbe éclairée par la Lune et, finalement, je m’assis silencieusement sans pouvoir cesser de ressasser mon rêve. Quoique… Ce n’était pas un rêve, rectifiai-je avec un frisson. C’était un souvenir. C’est pourquoi je venais de ressentir aussi vivement la douleur de la mort, comme l’avait ressentie Jaïxel cinq cents ans auparavant. Et visiblement, il ne l’avait pas oubliée, et il n’avait pas non plus oublié sa famille. Sa passion sans limite s’infiltra de nouveau dans mes pensées, comme un écho distant, et je l’écartai, troublée. Si je continuais à utiliser le phylactère pour aider Marévor Helith, je craignais que les souvenirs de Ribok fusionnent avec les miens. Si cela arrivait, j’aurais probablement beaucoup plus de mal à les distinguer. Je préférais ne pas penser à ce qui se passerait alors.
J’entendis un bruit de porte et je me retournai pour voir apparaître une silhouette. C’était Jaïxel. Je me levai d’un bond.
— Ne t’approche pas ou je crie —murmurai-je.
La liche fit non de la tête, mais elle avança d’un pas. Je ne criai pas. Il tendit une main cadavérique. Il tenait quelque chose, quelque chose de blanc, mais je n’arrivais pas à déterminer de quoi il s’agissait. Soudain, l’objet se mit à léviter vers moi. Je perçus une légère brise orique et je compris que la liche, pour ne pas m’effrayer, lançait un sortilège de lévitation. L’objet tomba sur l’herbe, au milieu des ombres. Je le ramassai, intriguée. C’était un mouchoir brodé et serti de pierres précieuses. Il y avait un dessin. Je plissai les yeux et je lançai un sortilège de lumière. C’était un cercle enfermant un soleil. Et autour, des mots étaient écrits en abrianais. Ils disaient : “Tu es née comme une flamme, au milieu des ombres, Shaedra, fille de Zueryn Ucrinalm et d’Ayerel Hareldyn. Reste toujours fidèle à notre famille et suis ton cœur où que tu ailles.”
Je levai les yeux, altérée. Alors seulement, je me rendis compte que la liche s’était approchée et je reculai d’un pas.
— D’où as-tu… sorti ça ? —bredouillai-je.
Je regrettai aussitôt ma question parce que je savais que cela ne m’apporterait pas de bons souvenirs.
— Tu le portais avec toi, il y a seize ans, dans un pli de ta couverture —répondit la liche. Sous la Lune, ses yeux dorés semblaient plus brillants et éveillés—. J’ai toujours souhaité te le rendre un jour.
Je l’observai avec appréhension.
— Merci —dis-je après un silence.
Il inclina la tête et je m’agitai, inquiète.
— Tu es celle qui me connaît le mieux —reprit-il—. Tu possèdes des souvenirs que je n’ai plus. Tu connais tous mes secrets. Et tu te rappelles comment je suis mort. —Il hésita et me regarda fixement—. N’est-ce pas ?
J’avalai ma salive, en me demandant si une liche était capable de lire les pensées.
— Je l’ai rêvé. Tu t’es transpercé avec une dague et tu t’es enveloppé d’énergie mortique. Je pourrais t’expliquer tout le procédé avec exactitude. —Je restai sans voix face à mon affirmation, me rendant compte que c’était la pure vérité.
Jaïxel demeura debout, imperturbable.
— Je souhaiterais que certains souvenirs soient à jamais morts —dit-il finalement. Il acquiesça lentement avec gravité—. Et j’en garde encore beaucoup trop… Mais j’ai oublié quelque chose de très important pour moi dont j’aimerais me souvenir.
Il se tut et, malgré ma nervosité, je me sentis intriguée.
— De quoi s’agit-il ? —demandai-je.
Je frémis sous son regard.
— Elle aussi est morte —murmura-t-il—. Elle venait de rentrer au village. Elle avait laissé l’herboristerie. Elle… avait le même regard. —Il leva une main squelettique vers moi, mais il s’arrêta à quelques centimètres— : Le même visage… La même bouche. —Ses yeux s’éteignirent et sa voix se réduisit à un murmure presque inaudible— : J’aimerais me souvenir de son nom.
Alors seulement, je m’aperçus que j’avais cessé de respirer. J’inspirai, très pâle.
— Son nom était Leeresia —murmurai-je.
La liche fit un pas en arrière et elle tourna lentement son regard vers la Lune, aussi inaccessible que le passé.
— Leeresia…
La tristesse vibrait dans sa voix comme un torrent vide, encore plus profonde que dans mes souvenirs. Émue, je baissai la tête et je retournai dans ma chambre, tourmentée par tant de sentiments.