Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées
D’un geste rapide, Lénissu nous fit reculer vers le mur du fond. Je jetai un regard inquisiteur à Jaïxel et à Marévor et je me demandai s’ils seraient capables de repousser sans notre aide nos nouveaux attaquants, qui qu’ils soient. Parce que, de minute en minute, je voyais plus clairement que ce qui se trouvait derrière la porte ne pouvait être une bande de spectres. Les spectres ne frappaient pas à la porte. Se pouvait-il que ce soient des Shargus celmistes ? Ou un groupe de nixes qui avait décidé de se venger en apprenant que nous nous souvenions d’eux ? Mes élucubrations farfelues furent bientôt interrompues quand une voix se fit entendre :
— Je t’avais dit que nous allions les effrayer.
— C’était l’objectif —répliqua l’autre voix, juste derrière la porte—. S’il y avait un Shargu dans les parages, je suis sûr qu’il est parti. Shaedra ! —appela la voix—. Si tu es là, réponds-moi !
— Il ne manquerait plus que la maison soit pleine de Shargus. Et s’il se trouve que Shaedra est déjà morte ?
Je me couvris la bouche pour contenir un éclat de rire en reconnaissant les deux voix. La première était celle d’Askaldo. La deuxième, celle de Spaw.
— Je suis prêt à parier que non —répliqua Spaw—. Shaedra ! C’est moi, Spaw ! Ouvre la porte !
Malgré l’expression méfiante de Lénissu, je me précipitai vers l’entrée. J’hésitai une seconde. Et si c’étaient en fait des spectres capables de créer des illusions trompeuses et… ? Je roulai les yeux, me moquant de moi-même, j’ôtai la barre et j’entrebâillai la porte. Je vis apparaître Spaw, un chapeau vert entre les mains. Derrière lui, à une distance prudente, se tenaient Askaldo, Daorys, Kwayat et… J’écarquillai les yeux. Miyuki ? Que diables faisait Miyuki en compagnie de quatre démons ? Et que diables Askaldo faisait-il là ?, ajoutai-je, très étonnée.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? —fit Spaw, avec un sourire désinvolte, mais dans ses yeux brillait un évident soulagement—. Bonjour, Shaedra. Tout va bien ?
J’acquiesçai et je mis quelques instants avant de récupérer la parole. Finalement, je soufflai.
— Spaw. Ça, c’est une surprise. —Je m’efforçai de ne pas jeter de regard en arrière vers Jaïxel et Marévor, et je souris—. Je commençais à me demander où tu étais passé.
— Zaïx ne t’a rien dit ? —s’étonna-t-il. Il lança un coup d’œil moqueur à ses compagnons—. Je suis allé chercher des renforts…
— Et un chapeau —observai-je.
Spaw laissa échapper un bref éclat de rire.
— Oui. En fait, si tu te souviens bien, c’est le chapeau que m’avait offert Ahishu. Je l’avais remis à Askaldo pour qu’il le rende au vieux magariste… —Il grimaça—. Mais quand Askaldo a rencontré Ahishu…
— Il est mort —intervint le fils d’Ashbinkhaï, en se rapprochant de l’entrée—. Il était déjà très vieux et il m’a laissé un mot me disant que je pouvais emporter toutes les magaras que je voulais. J’en ai donc emporté quelques-unes et… —il indiqua d’un geste vague le chapeau du templier— j’en ai fait identifier certaines à Ato.
— Chez Dolgy Vranc —commenta Spaw, amusé—. Si Askaldo avait su que c’était un ami à toi, Shaedra, le semi-orc lui aurait sûrement accordé un rabais.
Askaldo prit un air sombre.
— Ce maudit semi-orc m’a escroqué. Enfin, c’est un plaisir de te revoir, Shaedra. Après tout ce que nous avons vécu ensemble, je ne pouvais pas t’abandonner avec tant de Shargus à tes trousses —il sourit largement et il jeta un regard intrigué par-dessus mon épaule, vers l’intérieur de la maison. Altérée, je maintenais la porte entrebâillée—. Tu es sûre que tout va bien ? Nous regrettons cette arrivée un peu théâtrale mais, vu la piste que nous avons suivie, nous croyions que les Shargus vous avaient déjà attaqués et que nous arrivions trop tard. Et Spaw a voulu à tout prix activer son chapeau.
Spaw leva les yeux au ciel.
— On n’est jamais assez prudent. —Il m’observa, les sourcils froncés—. On dirait que tu as perdu ta langue, Shaedra. Tu… nous laisses entrer ? —demanda-t-il.
Je me raclai la gorge et réagis.
— Non… euh… Oui ! Enfin. La vérité, votre arrivée me rassure… énormément —assurai-je sincèrement—. Mais, en fait, nous étions déjà presque sur le point de convaincre les Ombreux que, les démons, nous n’étions pas des monstres.
— Vraiment ? —se moqua Askaldo, incrédule.
— Vraiment. Mais ce qu’il y a, c’est que… —Je me mordis la lèvre. Je ne trouvais rien à leur dire pour les empêcher d’entrer. Je croisai le regard de Kwayat et je blêmis. L’éclat qui brillait dans ses yeux ne me disait rien qui vaille…
Alors, Aryès passa la tête par-dessus mon épaule, souriant.
— Spaw, j’avais peur que tu sois resté dans le marécage à manger des yabrias —plaisanta-t-il.
— Dans ce cas, je serais déjà mort d’écœurement —répliqua Spaw, amusé.
Je perçus son regard surpris et je compris que je ne pouvais pas leur barrer le passage plus longtemps. Nerveuse, je fis un pas en arrière.
— Peut-être que je devrais vous avertir —dis-je cependant—. Dedans, il n’y a pas que Lénissu, Aryès et moi. Il y a aussi… —je mordis ma lèvre inférieure— d’autres personnes.
Spaw arqua un sourcil, posant déjà une botte sur le seuil.
— Drakvian, peut-être ?
Je me rembrunis.
— Oui. Elle aussi est là. Et Iharath. Et aussi un Mentiste qui est venu pour… bon. Peu importe, il est en train d’essayer de la soigner. Et à part eux, il y a une Ombreuse, un nakrus et une liche —enchaînai-je sur un ton dégagé—. Mais ils sont tous inoffensifs.
Les réactions des nouveaux venus ne se firent pas attendre. Askaldo écarquilla les yeux, atterré. Le visage de Kwayat se changea en un bloc de glace. Daorys devint terriblement livide et Miyuki esquissa une simple moue pensive. Quant à Spaw, il me regarda fixement et répéta :
— Tu as dit… la soigner ? Tu parles de Drakvian ? Mais… il lui est arrivé quelque chose de grave ?
Je me réjouis de voir que la liche et le nakrus lui semblaient des bagatelles en comparaison. J’acquiesçai de la tête lentement et je m’écartai enfin, ouvrant grand la porte.
— Entrez. Alal, le Mentiste, dit qu’elle s’en sortira. Ils sont dans la pièce à côté. Il vaudra mieux que nous ne parlions pas trop fort pour ne pas les déconcentrer…
Spaw était entré et, après avoir entendu que la vampire n’était pas en danger de mort, il s’était immobilisé à mi-chemin et rivait maintenant ses yeux sur les deux morts-vivants. Ceux-ci s’étaient assis à la table, probablement dans l’intention de causer une moins forte impression. Marévor avait remis son chapeau rouge sur son crâne et Jaïxel joignait les mains, raide comme une statue.
— Beksia —laissa échapper Spaw dans un murmure.
— Hum, j’aimerais bien savoir qui diables sont tous ces gens, Shaedra —dit Lénissu, en les voyant tous entrer. Il se tut subitement comme s’il avait vu un fantôme—. Miyuki ! Qu’est-ce… ? Tu… ce n’est pas possible que tu sois…
La dumblorienne parut sur le point d’éclater de rire face à son expression incrédule.
— Par le Cœur d’Am, je ne suis pas un démon —fit-elle, en souriant—. Je suis une elfe noire tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Mais j’ai rencontré Spaw à Belyac… j’ai changé mes plans et j’ai décidé de vous aider. Certainement, je n’aurais pas imaginé… qu’un jour je voyagerais en une telle compagnie. —Je perçus sa grimace et je devinai qu’elle n’avait pas encore sympathisé avec tous les démons du groupe—. Mais je vois que tu n’es pas mal accompagné, non plus —observa-t-elle. Elle me jeta un rapide coup d’œil avant de détailler plus attentivement les morts-vivants.
Parmi les nouveaux venus, Miyuki semblait être celle qui prenait le mieux la présence de Jaïxel et de Marévor. Spaw se remit malgré tout assez rapidement, en voyant qu’aucun des deux n’avait l’air de vouloir nous cribler de sortilèges nécromantiques. Kwayat demeura aussi inexpressif que le marbre. Et Daorys se mit à trembler à tel point que je lui approchai une chaise pour qu’elle puisse s’asseoir. Après quelques secondes de muette contemplation, Askaldo effectua courtoisement le salut des démons, portant ses mains sur ses épaules opposées.
— Mon nom est Askaldo Ashbinkhaï, fils d’Ashbinkhaï, Démon Majeur de l’Esprit.
Spaw l’imita avec une expression légèrement railleuse.
— Spaw Tay-Shual —énonça-t-il.
— Daorys Kaarnis —murmura la Démone de l’Obscurité, les yeux rivés sur les squelettes vivants.
Je me raclai la gorge en remarquant le silence éloquent de Kwayat.
— Et lui, c’est mon instructeur, Kwayat —fis-je pour le présenter—. Bon… il l’est de temps en temps —ajoutai-je avec un sourire moqueur. Le regard qu’il me jeta reflétait une profonde déception et, j’ignore pourquoi, je tressaillis, en me souvenant des paroles qu’il avait prononcées un jour, à Ato : “La magie nécromantique profane l’existence même de la Sréda, Shaedra. Elle pervertit le sens de la Vie. Les saïjits qui la pratiquent sont des êtres abominables qui devraient disparaître de tout Haréka.” Je secouai la tête. Connaissant un peu son caractère, je doutais que Kwayat change d’opinion.
Tandis que Lénissu scrutait mon instructeur, Marévor fit un léger geste de la tête, devinant peut-être que tout mouvement brusque pouvait provoquer la panique.
— Enchanté de tous vous connaître. Je suis Marévor Helith, ancien professeur de l’académie de Dathrun —prononça-t-il, très avenant—. Et voici Ribok. Un de mes… disciples, à l’époque où j’étais encore un nécromant. Nous sommes venus ici rendre visite à Shaedra et, à vrai dire, je ne m’attendais pas à voir tant de monde. Mais asseyez-vous, puisque vous êtes là. Peut-être que quelques pommes vous aideront à vous remettre de votre surprise —ajouta-t-il, en poussant sur la table la coupe de pommes vers les démons.
Spaw esquissa un sourire.
— Peut-être —approuva-t-il—. Mais, avant, je voudrais savoir ce qui s’est passé. —Il me regarda d’un air grave—. Les Shargus sont venus, n’est-ce pas ?
— Ils sont venus —confirma Aryès.
Les minutes suivantes, Aryès et moi nous employâmes à leur expliquer tout ce qui s’était passé sur la colline. Entretemps, Lénissu rouvrit les volets et la lumière orangée de l’après-midi baigna la pièce. Lui et Wanli jetaient de fréquents coups d’œil à l’extérieur et je devinai qu’ils pensaient que Neldaru et Ujiraka reviendraient. Mais, vu le courage dont avait fait preuve ce dernier face aux « spectres », je n’aurais pas été surprise qu’il ne s’arrête pas avant d’arriver à Belyac.
— Neldaru Farbins —prononça Spaw. Nous nous étions assis autour de la table et, à présent, seuls Kwayat, Wanli et Lénissu demeuraient debout. Le templier considéra mon oncle avec un regard pénétrant—. Neldaru —répéta-t-il—. Toi, tu le savais, n’est-ce pas ?
Lénissu fronça les sourcils et acquiesça.
— Je savais que c’était un chasseur de démons, oui.
Spaw avait blêmi.
— Et pourquoi ne l’as-tu pas dit ? Tu connais d’autres Shargus —devina-t-il—. Nous pourrions les avoir neutralisés avant et…
— Neutralisés ou tués ? —l’interrompit Lénissu—. Neldaru est un ami à moi. Il ne venait pas pour tuer Shaedra : il venait juste chercher des réponses.
— Comme moi —intervint Wanli. Elle se tenait non loin de la porte ouverte, visiblement prête à s’enfuir—. J’ai du mal à croire qu’il puisse y avoir des démons aussi différents. Je ne suis pas une chasseuse de démons —s’empressa-t-elle d’ajouter—, mais je sais avec une totale certitude que les démons que Neldaru a tués étaient des assassins. Et si vous n’en êtes pas… —elle nous jeta à tous les cinq un regard agité—. Si vous n’en êtes pas, cela signifie juste que tous les démons ne sont pas des monstres. Ou alors, que nous ne parlons pas des mêmes démons.
Je perçus le regard qu’échangèrent Spaw et Askaldo. Le templier prit alors une pomme dans la coupe, il marqua une pause, pensif, et finalement il concéda :
— Peut-être qu’effectivement nous ne parlons pas des mêmes démons. De même qu’il y a des monstres parmi les saïjits, il y en a aussi parmi les démons. Et peut-être qu’ils sont plus nombreux en proportion parmi les nôtres —murmura-t-il—. Certains tuent parce qu’on les a éduqués pour ça, pour tuer des saïjits. Pour la bonne cause. En honneur à la Sréda et à la vie. Pour eux, les saïjits sont des monstres. Des cadavres ambulants qui ont massacré leurs ancêtres et continuent à tuer leurs enfants. —Il serra la mâchoire et ajouta— : C’est du moins le point de vue des Droskyns.
Un frisson me parcourut. Lénissu arqua un sourcil, intrigué.
— Les Droskyns ? Les démons de l’Île Boiteuse ?
Spaw soupira et fit non de la tête, l’air fatigué.
— Non. Ceux-là n’étaient pas des Droskyns. Ils vivaient avec des saïjits. Ils les réduisaient en esclavage. Et ils voulaient en faire des démons. Les véritables Droskyns se contentent de les assassiner. Et si les personnes que Neldaru a tuées étaient réellement des criminels, c’était peut-être bien… des Droskyns.
— Ou pas —répliqua Kwayat. C’était la première fois qu’il prenait la parole et sa voix grave me fit frémir—. Les Shargus sont aussi fanatiques que les Droskyns. Ils sont capables de tuer tous ceux qu’ils voient transformés. Je me trompe ? —lança-t-il à Wanli sur un ton menaçant.
L’Ombreuse avala sa salive mais ne répondit pas.
— Bon —dit Marévor, s’attirant brusquement tous les regards—. Il est clair que, dans cette pièce, il n’y a aucun monstre : sinon, vous seriez déjà en train de vous entretuer et, moi, en train de me demander si je vous ressuscite ou pas. Alors, calmez-vous et dites-moi, qu’allez-vous faire maintenant ? À part protéger Shaedra, bien sûr.
Je perçus l’indécision des autres démons. Spaw croqua dans sa pomme, en lançant un regard interrogateur à Askaldo. L’elfocane se frotta le menton et acquiesça.
— Bien entendu, mon intention première était de m’assurer que Shaedra soit en sécurité. Néanmoins, je viens aussi lui raconter… —il me regarda et sourit légèrement— une histoire.
Je soufflai et m’esclaffai, surprise.
— Une histoire ?
— L’histoire du Dévoilement —déclara Askaldo. Intriguée, je remarquai que Spaw roulait les yeux et que Kwayat secouait la tête, incrédule—. Tu as déjà entendu parler de la Guerre de la Perdition. La guerre la plus cruelle qui ait opposé les démons et les saïjits et qui remonte à plus de mille ans.
— Oh, oui, je m’en souviens —intervint Marévor Helith, alors que j’acquiesçais de la tête—. Une guerre qui est parvenue jusqu’aux confins les plus profonds des Souterrains. C’était une époque très agitée. Les nécromanciens proliféraient comme des lapins. Oui !, je m’en souviens comme si c’était hier. C’est à cette époque que j’ai connu Jiléhy, ou Aethlinris, comme il se faisait appeler avant. Un grand celmiste. C’est lui qui m’a appris tout ce que je sais sur les démons.
Askaldo le dévisagea, bouche bée.
— Aethlinris ? —répétai-je, songeuse. Le nom me disait quelque chose.
— Le Roi Démon —compléta Kwayat—. Il est mort durant la guerre, assassiné par les saïjits. Par son propre peuple.
Alors je me souvins : j’avais lu son histoire dans un livre que m’avait prêté Arfa, à Mirléria. Aethlinris, le Roi Démon. Mais à vrai dire, le nom de Jiléhy aussi me disait quelque chose. Et, finalement, je trouvai : c’était le squelette aveugle qui avait sauvé Jaïxel, cinq cents ans auparavant. Je fis une grimace, espérant que les démons ne comprendraient pas que Marévor Helith avait ressuscité le Roi Démon.
— Jiléhy —murmura soudain la liche—. Jiléhy… était un démon ?
— Tout à fait. C’était un démon —affirma Marévor. Il prit une expression évasive—. Mais, diables, excuse mon interruption, Askaldo, fils d’Ashbinkhaï.
Askaldo réagit. Visiblement, l’idée que le nakrus ait connu un personnage historique l’avait laissé sans voix.
— Eh bien… oui. Comme je disais, tout a commencé après la Guerre de la perdition. Quand nous étions à Ato, tu te rappelles que je vous ai chanté les paroles de Terre maudite, la chanson de Sherathul ? —me demanda-t-il. J’acquiesçai de nouveau, déconcertée—. Bon. Il existe plusieurs versions de cette chanson. Et l’une d’elles raconte comment était le monde avant la Guerre de la Perdition. Apparemment, autrefois, les démons cohabitaient avec les saïjits sans avoir besoin de se cacher. Les gens pensaient que nous étions des êtres spéciaux élus des dieux. Plus tard, ils ont dit que ces dieux n’étaient que des entités païennes et démoniaques, mais alors beaucoup de saïjits adoraient la Sréda comme une déesse. Ils organisaient des cérémonies dans des temples et la plupart des prêtres étaient des démons et utilisaient le sryho pour… bon… je ne sais pas exactement pour quoi. C’est seulement lorsqu’on a voulu imposer l’érionisme partout que l’on a commencé à dire que les drasits, comme on nous appelait alors, étaient des monstres infernaux. Et… c’est ainsi que se sont multipliées les communautés fermées de drasits qui refusaient d’abandonner le culte de la Sréda pour se convertir à l’érionisme. Et bon, après sont venus les Droskyns. Et la guerre.
Je l’observai fascinée et craintive à la fois, parce que je ne voyais pas très bien où Askaldo voulait en venir avec son histoire. Spaw se leva, ouvrit une fenêtre et jeta son trognon de pomme tout en déclarant, pensif :
— La question qui se pose, c’est : qui a attaqué avant, les Droskyns ou les saïjits ?
Askaldo secoua la tête.
— Dans une guerre, c’est ce qui importe le moins. Les chasseurs de démons et les Droskyns se sont comportés alors comme des sauvages, aussi bien les uns que les autres. Les Droskyns et les autres Communautés ont passé des accords avec les peuples d’orcs, les chasseurs de démons ont dressé des créatures mortifères, et… bon, beaucoup de gens sont morts —affirma-t-il en jetant un rapide coup d’œil à Marévor—. Comme vous le savez, la guerre ne s’est terminée par aucun accord : les démons, nous nous sommes enfermés dans nos cavernes et nous nous sommes perdus dans l’oubli.
Il inspira et entonna en tajal d’une voix douce et profonde :
La terre nous entomba.
Le temps nous oublia.
Démons, drasits sans nom,
nous sommes notre perdition !
Le monde nous tortura.
L’espoir il nous ôta.
Démons, drasits sans nom,
nous sommes notre perdition !
Mais surgira un jour
un élan libérateur
qui portera en son cœur
un intense amour.
Amour, et non fiel ; constance,
espoir, et non vengeance.
Le sang sera lavé
par la pitié.
La racine sera fleur.
Morts et vies seront unies.
Et ainsi, sans haine ni terreur,
nous vivrons en harmonie
drasits et saïjits.
Le dévoilement, compagnons,
sera notre libération !
L’émotion et l’espoir qui vibraient dans la voix d’Askaldo étaient trop évidents pour penser qu’ils étaient feints. Je secouai la tête, étourdie. Appuyé contre la fenêtre, Spaw se racla la gorge et rompit le silence.
— Askaldo est convaincu que ce moment épique et si attendu du Dévoilement est arrivé. Comme vous pouvez le voir, il n’y a pas que les saïjits qui ont des rêves irréalisables.
Askaldo lui jeta un regard renfrogné.
— Je ne suis pas un lunatique. Mais le Dévoilement est un évènement dont tout le monde parle. Même Lilirays pensait que c’était un moment idéal pour tenter de changer les choses.
Spaw esquissa un sourire et regarda ses ongles.
— Même Lilirays —répéta-t-il—. Eh bien alors, si Lilirays pense que c’est le moment idéal pour sortir dans la rue transformé en démon, je ne vois pas pourquoi ça ne le serait pas. —Il souffla ironiquement—. Par curiosité, que pense ton père de tout cela ?
Un éclat d’irritation passa dans les yeux d’Askaldo.
— Et qu’importe ce que pense mon père ? Je n’agis pas au nom de la Communauté de l’Esprit. En fait, je n’ai jamais pensé agir au nom d’aucune Communauté et je l’ai dit à Ashbinkhaï. Néanmoins, j’agirai pour le Dévoilement. Tu ne te rends pas compte de la vie que mènent certains tahmars, cachés dans les bois comme des sauvages. Tu ne te rends pas compte combien il est dur de vivre constamment dans la peur que quelqu’un te découvre. Leur vie est comme un poison qui tue lentement.
— Je m’en rends compte —répliqua Spaw un peu brusquement—. Et je me rends compte aussi que ton Dévoilement peut provoquer une autre guerre. Il peut provoquer la mort de ces tahmars dont tu parles.
Askaldo secoua la tête et s’apaisa.
— Tu ne feras jamais rien évoluer en pensant de la sorte. Le Dévoilement mettra peut-être des dizaines d’années à se réaliser… mais si l’on n’essaie pas, nous serons à jamais des esclaves de l’ombre. J’y pense depuis des années et je ne renoncerai pas.
Vraiment, il avait l’air plus que convaincu de ce qu’il affirmait, observai-je, impressionnée.
— Tout cela est très bien —intervint Lénissu—, mais qu’est-ce que Shaedra a à voir dans tout ça ?
Askaldo grimaça et m’avoua :
— En réalité, je voulais te demander une faveur. Quand je suis revenu de la Forêt des Cordes, je suis passé par Ato et j’ai tout de suite entendu parler de toi. Je me suis déguisé pour que tes amis Aléria et Akyn ne me reconnaissent pas et, quand je suis allé faire identifier les magaras chez ce semi-orc, je lui ai demandé s’il pensait que tu étais vraiment un démon. Il m’a répondu exactement ces mots : “Même si elle était un démon, étranger, j’irais la sauver si je savais où elle est.” Et il a également dit que pour être un monstre il fallait d’abord avoir mal agi. —Il sourit et ajouta— : Si on omet les quatre cents kétales qu’il m’a fait payer pour les identifications, j’ai trouvé ce semi-orc sympathique. La jeune drayte aussi, quoiqu’elle n’ait presque pas parlé. Mais j’ai bien senti qu’elle était très inquiète pour toi.
Je fis une moue et j’échangeai un regard troublé avec Aryès.
— De quelle faveur parles-tu ? —m’enquis-je.
— Eh bien, vois-tu, je sais que cela peut te sembler une folie, mais j’aimerais que tu reviennes à Ato.
Spaw feula, Lénissu sursauta et je regardai Askaldo, stupéfaite.
— Oui, bien sûr ! —s’écria Spaw, en colère—. Shaedra, tu dois revenir à Ato pour qu’on te dévoile et qu’on te brûle vive. Et voilà, problème résolu. Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Voyons, Askaldo —il souffla, pour se calmer—, je croyais que tu avais un peu plus de bon sens.
— J’ai tout le bon sens qu’il faut —répliqua Askaldo—. Elle connaît beaucoup de saïjits à Ato. Des gens seraient disposés à y réfléchir à deux fois avant de la « brûler vive », comme tu dis. Si cela tourne mal, nous serons là pour la tirer d’affaire. Cela me semble une excellente façon pour commencer le Dévoilement : convaincre les habitants d’Ato qu’ils se fient à Shaedra. Et ensuite, qu’ils se fient à nous. Ce sera le pas suivant. À moins que tu refuses —ajouta-t-il—. Dans ce cas, je le comprendrais parfaitement. Ma proposition est plus que risquée. Si tu refuses, je me dévoilerai moi-même, complètement désarmé. On verra bien ce qui se passe.
Nous le dévisageâmes durant quelques secondes, abasourdis.
— On verra bien ce qui se passe —répéta Daorys dans un murmure—. Mawer… Décidément, le soleil de la Superficie n’est pas bon pour la tête.
— Le soleil n’a rien à voir —assura Spaw, en s’asseyant de nouveau à la table—. Enfin, laissons les Dévoilements de côté pour le moment, Askaldo. Si Shaedra veut t’accompagner, c’est son problème. Moi, je pensais qu’il serait plus sage d’éviter tout contact avec les saïjits et d’aller rendre visite à Zaïx.
Je détournai mon regard du sien et j’acquiesçai.
— Askaldo, je partage ton rêve, comme la majorité des démons, je suppose. Et je serais très heureuse qu’il se réalise un jour, mais… entrer dans une ville où je ne suis pas la bienvenue ne… —je me raclai la gorge et m’interrompis. Dans le fond, je voulais, non, je désirais de tout cœur pouvoir entrer à Ato et parler de nouveau avec mon frère et ma sœur, avec Kirlens et Wiguy, avec Déria et Dol et le maître Aynorin… mais, comme l’avait bien dit Askaldo lui-même, le Dévoilement pouvait être un entreprise qui durerait des décennies et qui peut-être ne se réaliserait jamais et, à moins qu’il n’y ait pas d’autre solution, je ne voulais pas passer ma vie dans la peur constante ni répéter sans cesse aux saïjits que je n’étais pas un monstre.
Askaldo m’adressa une moue souriante.
— Je le comprends —dit-il simplement.
— Askaldo… —je me raclai la gorge—. Cette histoire de te promener dans la rue, transformé, c’était une blague, n’est-ce pas ?
Le sourire du démon s’élargit.
— Non. Ça ne l’était pas. Mais je planifierai tout avec d’autres personnes pour que celles-ci viennent me sauver en cas de souci. Comme je le disais, cela fait des années que je pense à la meilleure façon de convaincre une société que nous sommes des drasits et pas des démons.
— Quel est la différence ? —répliqua Kwayat—. Nous sommes des démons et nous sommes des drasits… Nous sommes les défenseurs de la Sréda. C’est la seule chose qui importe.
— Non —protesta Askaldo—. Nous devrions cesser de nous appeler nous-mêmes démons, Kwayat. Cette appellation, ce sont les saïjits qui nous l’ont donnée. Nous ne sommes pas des démons.
— Nous le sommes —insista Kwayat, obstiné—. Depuis plus de mille ans. Depuis que nous avons été capables de nous allier aux Droskyns pour tuer.
— Pour nous défendre —objecta Askaldo.
— Ou pour attaquer —répliqua Kwayat—. Nous ne connaissons pas les détails. Nous ne savons pas qui a effectivement provoqué la guerre.
— Et qu’importe —soupira Askaldo—. L’objectif est de faire en sorte que les saïjits nous acceptent aujourd’hui.
Kwayat émit un feulement sardonique.
— Je n’attends pas que les saïjits m’acceptent. Moi, je ne les accepte pas.
Askaldo haussa les épaules, tandis que, les autres, nous faisions des moues embarrassées, sauf Marévor et Jaïxel : alors que le premier suivait la conversation avec un intérêt poli, le second avait l’air de s’ennuyer mortellement.
— C’est une attitude qui te caractérise, Kwayat —dit Askaldo—. Et il me semble que tu te trompes totalement. Je suis convaincu que beaucoup de démons doivent avoir peur comme toi. Mais les choses ne s’arrangent pas en se cachant de cette façon. Je dirais même qu’elles empirent. Les Droskyns sont nombreux. Et les chasseurs de démons se multiplient. Peut-être pas en Ajensoldra, mais en Iskamangra on en parle beaucoup —assura-t-il—. Surtout depuis l’incident qu’il y a eu à Enzalrei il y a trois ans : une des princesses de la famille impériale a mis au monde un démon, ou plutôt un drasit —se corrigea-t-il—. Comme il est naturel, un instructeur est allé le chercher. Ils l’ont capturé et emprisonné dans l’intention de le brûler vif. Par chance, il a réussi à s’échapper et à sauver le nouveau-né. Je vous l’ai dit. Les saïjits commencent à former de véritables confréries de chasseurs de démons du même style que les Shargus. La plupart les considèrent comme des paranoïaques, mais jusqu’à quand ? —Il effectua un geste vague—. Aussi, soit nous laissons la terre nous engloutir complètement, soit nous sortons à la lumière du jour pour empêcher que les drasits meurent au compte-gouttes. Il existe aussi la possibilité que propose Ashbinkhaï : supprimer tous les chasseurs de démons. Je pense que c’est une tâche impossible. Même si on les tuait tous, il en viendrait d’autres. Les saïjits sont une majorité écrasante.
— Je vois —intervint Spaw—. Tu veux que les saïjits nous tuent tous rapidement, au lieu de nous tuer au compte-gouttes, en commençant par Shaedra. —Il leva une main pour empêcher l’interruption d’Askaldo—. Je sais, tu es convaincu d’agir correctement. Les Droskyns le sont aussi —ajouta-t-il.
— Moi, je ne vais tuer personne.
— Ah, non ? —répliqua le templier—. Peut-être pas directement. Mais si ton plan, quel qu’il soit, tourne mal, ceux qui t’ont suivi mourront. Et ensuite il y aura d’autres démons qui voudront se venger. Et nous déboucherons sur une nouvelle guerre. Et cette fois, notre perdition sera totale et les rares démons qui en réchapperont vivront et penseront : Askaldo Ashbinkhaï, notre sauveur. Je regrette, Askaldo, je ne veux pas t’offenser, mais plus tu parles de Dévoilement, plus je me rends compte que tu parles sérieusement et cela m’inquiète.
— Eh bien, cela ne devrait pas… —Askaldo soupira bruyamment—. Peu importe, je vous souhaite bonne chance de toute façon.
Je me sentis coupable, mais en même temps je trouvais terriblement absurde qu’Askaldo me demande de l’aider pour une action aussi suicidaire et louable à la fois. J’étais sûre que Frundis aurait voulu assister à une entreprise aussi héroïque. Je me levai et je posai mon poing contre ma poitrine.
— Moi aussi, je te souhaite bonne chance, Askaldo —prononçai-je avec sincérité.
— Magnifique —dit Lénissu—. Moi, je vous souhaite à tous bonne chance. En réalité, l’idée d’Askaldo ne me paraît pas si mauvaise, vue depuis une perspective… euh… disons, relative. Euh… bon, en tout cas, je…
Il s’interrompit brusquement quand la porte de la chambre s’ouvrit. La haute silhouette du Mentiste apparut dans l’encadrure. Après un bref silence durant lequel il nous considéra tous d’un regard épuisé, il déclara :
— J’ai besoin de sang.