Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées

5 Le pacte d’une démone

Il me fut presque impossible de parler avec Drakvian. Je lui dis bonjour de loin, sans oser m’approcher de cette grille fétide, et la vampire grogna depuis son trou :

— C’est la première fois que l’on m’enferme. Ou plutôt, que je me laisse enfermer. Je déteste cette sensation.

Je lui adressai une moue compatissante.

— Tu sortiras bientôt et nous poursuivrons le voyage —lui assurai-je à quelques mètres de distance.

— Oui… En plus, ils ne me donnent même pas un peu de sang pour me remonter le moral. Je t’assure, quand ils vont me libérer, ils vont le regretter. Je me demande quel goût peut bien avoir le sang de démon —ajouta-t-elle, en se pourléchant avec un petit rire malveillant.

Je portai la main sur mon front, exaspérée.

— Drakvian, il vaudrait mieux que tu ne fasses pas ce genre de commentaires à voix haute. Les gens s’affolent facilement.

— Eh bien, qu’ils s’affolent ! J’ai quand même le droit de dire ce que je pense… ! —rouspéta-t-elle—. Allez, va te reposer. Plus vite tu seras remise, plus vite je sortirai de ce maudit arbre.

— Je suis déjà presque remise. —J’hésitai une seconde et j’ajoutai alors— : Essaie de méditer.

— Méditer ? —répéta-t-elle, en croisant les bras—. Cela fait trois jours que je médite.

À cet instant, un enfant démon passait entre les arbres. Il s’arrêta pour nous observer et je lui rendis son regard, curieuse. Si ma mémoire ne me faisait pas défaut, c’était la première fois que je voyais un enfant transformé en démon. Drakvian ne trouva pas de meilleur moment pour cracher contre la grille et découvrir ses crocs, l’expression menaçante.

— Ah ! C’est ça ! Fuis, petit démon !

De fait, l’enfant avait pris ses jambes à son cou, épouvanté. Je secouai la tête. La vampire était vraiment agitée.

— Je crois que tu as besoin de méditer un peu plus —lui fis-je remarquer—. Ne prends pas les choses trop à cœur. Ils t’ont même donné un matelas et des coussins, ils ne te traitent pas si mal. Et je te jure que, dès que Galgarrios ne boitera plus, nous partirons.

J’entendis le profond soupir de la vampire. Sans me répondre, elle me tourna le dos et, moi, je pris le chemin du retour vers la maison de Kaarnis avec l’impression que le caractère de Drakvian était en train de s’aigrir.

Cependant, je compris bientôt pourquoi. Comme me l’expliqua Iharath peu après, on avait obligé Drakvian à se défaire de Ciel. Sachant à quel point la vampire pouvait devenir terrible dans ces circonstances, je fus soulagée de savoir qu’elle avait suffisamment confiance en Iharath pour lui laisser garder sa dague durant quelques jours, sans tenter quelque folie.

Dès que je revins à la maison, je demandai où était Ga, et Kaarnis me répondit qu’elle était partie se promener et manger des fleurs. À vrai dire, je souhaitais savoir pourquoi elle ne nous avait pas parlé des risques que comportait pour nous son accord. Et je voulais également comprendre pourquoi elle désirait tant cette spiartea. Au début, je n’avais pas douté qu’elle devait avoir une raison très importante, mais plus j’y pensais, plus je me demandais si les raisons d’une saïnal pouvaient réellement être compréhensibles pour un saïjit.

Les jours dans les Souterrains m’avaient toujours désorientée, mais, dans cette caverne, il s’avéra particulièrement difficile pour moi de déterminer le passage du temps. À Dumblor, l’illumination de l’énorme pierre de lune contre laquelle était adossée la ville variait de manière précise et régulière ; dans le village de Kaarnis, aucune source de lumière n’était fiable comme horloge et seule une pierre de Nashtag placée au centre de la place du village permettait de se faire une idée de l’heure. Je la vis la deuxième fois où je sortis explorer plus à fond la zone avec Syu. Les regards craintifs que je sentis alors se poser sur moi me mirent mal à l’aise et je me réfugiai rapidement chez Kaarnis. À ma grande surprise, le Démon Majeur s’excusa de la méfiance de son peuple. Assurément, si les autres étaient méfiants, lui, c’était tout le contraire : il était curieux de tout et, le jour suivant, nous passâmes de longues heures à bavarder avec lui, assis autour de la table, comme si nous n’avions rien d’urgent à faire. Je lui parlai de la vie à Ato et de la musique, Wujiri lui parla de recettes traditionnelles et un commentaire de Galgarrios nous fit dériver vers des thèmes plus fondamentaux et philosophiques. À un moment, Kaarnis mentionna que lui-même avait eu sa période aventurière et il nous conta sa jeunesse et ses péripéties à la Superficie.

— J’ai dit au revoir à mes parents et je suis parti vagabonder de par le monde. Je croyais que je reviendrais au bout de quelques mois mais, tout compte fait, j’ai mis cinq ans à rentrer. Je crois que je suis revenu un peu plus sage. Et, du même coup, l’envie de voyager m’a déserté —sourit-il—. J’ai découvert que je pouvais me sentir heureux en observant tout simplement une nouvelle fleur s’ouvrir près de ma fenêtre.

— Tu es un vrai poète —observai-je, amusée.

Le hobbit sourit.

— Celui qui prononce des vers n’est pas un poète. Le poète est celui qui les prononce du fond de l’âme.

Alors, il se mit à réciter d’une voix douce :

Dans le fleuve murmurent les eaux
Sombres et solitaires
Dans l’ombre, l’herbe susurre.
Éveillé, je les entends,
En rêve, je les sens dans mon cœur.
Mais jamais la rumeur n’accompagne
la voix du vent.

Les yeux de Galgarrios s’étaient illuminés.

— C’est beau —approuva-t-il.

— J’ai pensé ces vers ce matin avant d’ouvrir les yeux —révéla le Démon Majeur.

J’acquiesçai, tout en essayant de déchiffrer la signification de ce poème. Peu après, nous nous occupâmes de préparer le dîner et nous revînmes à table avec des assiettes pleines de céréales, sauf Ga qui venait d’engloutir la dernière fleur de la grande corbeille qu’elle avait apportée avant que nous commencions à dîner. Je me mordis la lèvre, songeuse, pendant que nous mangions.

— Kaarnis —dis-je—. Où vivent les nixes exactement ?

Il me sembla que les ombres qui entouraient Ga s’immobilisaient brusquement. Le Démon Majeur hocha la tête, comme si la question ne le surprenait pas.

— Je me doutais que tu me poserais la question. Daorys m’a dit que tu ne connaissais pas l’existence des nixes. À vrai dire, cela ne m’étonne pas, et encore moins maintenant que je sais comment tu as connu Kyissé. Si j’ai bien compris, vous croyiez être à la recherche d’une fillette qui avait été enlevée. Et Ga vous a promis de vous mener à elle si, en échange, vous l’aidiez à trouver cette… spiartea de soleil.

Le regard qu’il jeta à la saïnal la fit frémir.

— C’était la seule façon pour moi de les convaincre —s’excusa Ga en tajal.

— De les convaincre de mettre leur vie en danger en échange d’une simple information —répliqua Kaarnis d’une voix neutre—. L’accord n’était pas très juste. Cependant, moi, à votre place, je ne pénètrerais pas dans le territoire des nixes. Je vous assure que, si Kyissé est des leurs, elle sera beaucoup mieux là-bas.

— Une minute —intervint Iharath, un peu perdu—. Qui sont les nixes ?

Je haussai les épaules.

— D’après ce que Daorys m’a expliqué, ce sont des sortes de fées. —Je me tournai vers Kaarnis—. N’est-ce pas ?

— Les nixes sont des nixes —répliqua simplement le hobbit—. Ils ressemblent un peu aux humains, mais, d’après ce que racontent les histoires, ils ont les yeux dorés et la peau très pâle. Moi, je n’en ai jamais vu. Daorys s’est rendue à la frontière de leur territoire mais, selon elle, on ne peut pas aller au-delà : c’est plein de pièges.

J’arquai un sourcil, alarmée.

— Des pièges ?

— Des illusions —précisa-t-il—. Ils ont des pouvoirs magiques pour créer des illusions. Bon, vous qui connaissez les arts celmistes, vous devez sûrement en savoir davantage que moi là-dessus.

J’échangeai un regard éloquent avec Galgarrios et Wujiri. Ce détail était significatif. Kyissé avait une habileté innée avec les harmonies. Et le château de Klanez était, selon la légende, entouré de pièges harmoniques inaltérables.

— Ils ne l’ont pas emmenée là-bas —intervint Ga avec un soupir.

Kaarnis et moi, nous nous tournâmes vers elle, surpris, alors que les autres se demandaient sûrement que diables elle avait pu grogner.

— Que veux-tu dire ? —l’encouragea Kaarnis, intrigué.

— Je veux dire que le territoire des nixes se situe exactement à l’opposé de la direction que ces gens ont prise. —Elle secoua tristement la tête. Elle semblait s’être résignée à parler—. Il faut passer par les Tunnels Blancs.

Kaarnis arqua un sourcil.

— Les Tunnels Blancs conduisent aux Souterrains.

— Il existe un passage secret qui monte et débouche à la Superficie —répliqua Ga—. D’après ce que j’ai compris, ils voulaient emmener la fillette dans les Extrades. Ils ont dit qu’ils la conduisaient à son foyer.

— Que dit-elle ? —me murmura Iharath.

J’allais le lui expliquer lorsque Kaarnis demanda en tajal :

— Ces gens… étaient-ce des nixes ?

Ga fit non de la tête. Les paroles qu’elle prononça ensuite me glacèrent le sang dans les veines.

— Ce n’étaient pas des nixes. Il y avait un humain et un orc. Ils étaient accompagnés d’un saïnal que vous ne connaissez pas et qui est resté avec moi dans la tour jusqu’à ce qu’ils reviennent avec la fillette. Son nom est Aüro.

— Qu’a-t-elle dit ? —insista Iharath en me voyant blêmir.

J’ouvris la bouche et je bredouillai :

— Un orc, un saïnal et un humain ont emmené Kyissé dans les Extrades. Ga —grognai-je alors en tajal—. Tu m’avais dit que Kyissé ne courait aucun danger.

La saïnal haussa les épaules.

— Je connais Aüro. Il a bon cœur. —Ceci ne me disait pas qu’il soit végétarien comme Ga…, pensai-je—. Et l’autre, maintenant que je m’en souviens, est de la famille de la fillette.

J’écarquillai les yeux, incrédule.

— Et l’orc ? —demandai-je en abrianais dans un filet de voix.

— C’est un grand bréjique, apparemment. La fillette ne risque rien —insista-t-elle.

Je déglutis, altérée. Je ne parvenais pas à m’imaginer la fillette accompagnée d’un orc et d’un saïnal.

“Bon, elle a aussi voyagé longtemps avec une démone et il ne lui est rien arrivé”, me consola Syu, railleur. Je soupirai bruyamment.

Je consacrai les minutes suivantes à traduire la conversation aux autres. Le visage de Wujiri se rembrunit considérablement, Iharath adopta aussitôt une expression songeuse et Galgarrios haussa les épaules.

— Si elle a vraiment été emmenée par un membre de sa famille —médita posément Wujiri—, il n’est peut-être plus nécessaire que nous la cherchions.

Je secouai la tête. Peut-être que Kyissé avait retrouvé sa famille, mais je voulais m’en assurer de mes propres yeux.

— Bon, alors, que faisons-nous ? —intervint le caïte, pragmatique—. Nous cherchons ce passage secret vers la Superficie ou nous cherchons avant la fleur ?

— Je vous conduirai jusqu’à la fillette —dit soudain Ga. J’écarquillai les yeux, abasourdie, et je la vis croiser les bras, décidée—. Je ne veux pas que vous pensiez que je n’ai pas de cœur. Si vous ne croyez pas que la fillette est en lieu sûr, allons d’abord la voir, et ensuite… —elle soupira— je vous serai très reconnaissante si vous m’aidiez à chercher une spiartea de soleil. Il ne s’agit pas d’une question de vie ou de mort… mais c’est quelque chose dont je rêve… —elle hésita— depuis longtemps.

Je la contemplai, sans pouvoir le croire.

— Ga… —murmurai-je—. Je…

— C’est une sage décision ! —déclara vivement Kaarnis, en repoussant son assiette—. La caverne des fleurs de cristal est loin d’ici. Par contre, d’après ce que tu as dit, cette sortie secrète vers la Superficie est beaucoup plus proche. Pense que ces gens ne veulent que le bien de la fillette. Tu ne romps aucune promesse en leur montrant le chemin —affirma-t-il—. Et je t’assure que je respecte ton souhait, mais quoi que tu prétendes faire d’une spiartea de soleil, je te rappelle que c’est une fleur rocheuse dangereuse. Même avec l’aide de dix personnes, tu ne parviendrais pas à la déraciner.

Ga acquiesça et se leva tandis que les autres nous observaient, attendant patiemment ma traduction.

— Je vous conduirai donc au refuge de la fillette —conclut la saïnal et elle ajouta tout bas— : Peut-être que mon souhait était trop… rêveur.

Ses yeux blancs s’assombrirent et elle sortit de la pièce en silence. Je faillis la retenir, émue de la voir renoncer aussi soudainement à notre accord. Cependant, la saïnal disparut promptement par la porte.

— Elle s’est fâchée ? —demanda Iharath.

Je fis non de la tête et, après une hésitation, je leur expliquai. Tous se montrèrent assez contents de savoir que non seulement nous trouverions rapidement Kyissé, mais qu’en plus nous retournerions à la Superficie.

— En tout cas, je me réjouis que cette fillette ait tant de protecteurs aussi dévoués —commenta Kaarnis.

— Dévoués —répétai-je avec amertume—. Peut-être. Mais pas très efficaces.

Je tambourinai nerveusement de mes doigts sur la table. Iharath roula les yeux.

— Pour être efficaces, il nous suffit de nous mettre en marche. Si nous partions demain, qu’en pensez-vous ?

Tous approuvèrent et Teb Kaarnis nous assura qu’il se chargerait de nous donner tout le nécessaire pour le voyage. Nous le remerciâmes avec effusion et il déclara :

— Allons tous dormir. Demain, vous entreprendrez votre voyage.

Nous allâmes laver les assiettes et je remarquai que mes compagnons étaient aussi songeurs que moi. Nous nous souhaitâmes bonne nuit et avant que je ne disparaisse dans ma chambre, Iharath me dit :

— Avec un peu de chance, tout ira bien.

J’acquiesçai de la tête et, une fois allongée sur mon lit, je me dis que je m’étais comportée comme une égoïste en acceptant tacitement que Ga renonce à son accord. Il est vrai que Ga persistait à ne pas me révéler pourquoi elle désirait tant cette fleur de cristal. J’en savais peu sur ces plantes rocheuses, mais ces derniers jours je m’étais remémoré ce que Chamik, le botaniste de Meykadria, en disait. “Ce sont des fleurs bréjiques gorgées de morjas et de minéraux”, avait-il dit. “Elles sont capables de troubler l’esprit de quiconque les frôle. Pour arracher une seule de ces fleurs, dix hommes au moins doivent se relayer, je te le jure. C’est pour ça qu’elles se vendent si chères. Les magaristes parviennent à fabriquer d’authentiques merveilles avec elles.”

Je secouai la tête dans l’obscurité de ma petite chambre.

“Demain, je lui parlerai”, décidai-je. “Je ne veux pas qu’elle pense que ses problèmes ne m’importent pas. Moi non plus je ne suis pas une sans-cœur.”

Je perçus le sourire mental de Syu. Il s’était roulé en boule près de moi et il était sur le point de s’endormir.

“Tu trouveras sûrement un moyen de consoler Ga”, dit-il. “Je ne suis pas un devin, mais j’ai de bonnes intuitions.”

Railleuse, je lui donnai de petites tapes sur la tête.

“Bonne nuit, Syu.” Je tendis une main pour souhaiter bonne nuit à Frundis, mais le bâton était déjà endormi.

* * *

Lorsque je me réveillai quelques heures plus tard, je sortis de la maison de Kaarnis avec l’intention de parler à Ga. Tous dormaient encore et, par la fenêtre, j’avais distingué la forme sombre de la saïnal, assise près de la rive. Je descendis la petite colline et, sans réfléchir, je la saluai à la façon d’Ato, en joignant les deux mains.

— Taü kras, Ga.

— Bonjour, Shaedra.

Plus d’une fois je m’étais aperçue que, lorsque Ga se sentait soucieuse, ses pupilles noires se dilataient par intermittence, obscurcissant ses grands yeux laiteux. Je m’assis sur un petit rocher, auprès d’elle, inquiète de son état d’âme.

— Je n’avais jamais passé autant de temps chez un démon —me révéla-t-elle après un silence—. Et encore moins dans la demeure de Kaarnis en personne.

Je lui rendis son sourire et j’observai un moment les eaux glisser en un doux murmure.

— Ga —dis-je enfin, en rompant le silence—, je voulais te parler de notre accord.

Elle secoua son énorme tête.

— Oublie-le. Kaarnis a raison : mon accord n’était pas réalisable.

— Eh bien, pour moi, l’accord tient toujours —l’informai-je—. Je m’engage à t’aider, une fois que j’aurai vu Kyissé.

— Je t’aiderai de toute façon. Oublie ce pacte —insista Ga.

Obstinée, je fis non de la tête. L’éclat d’espoir que j’avais vu naître dans ses yeux ne m’était pas passé inaperçu.

— Un gawalt tient toujours sa parole —prononçai-je—. Quand tout sera arrangé, je te promets que nous irons ensemble chercher cette spiartea.

La saïnal ne put en entendre davantage et sourit largement. Sa bouche s’était transformée en un croissant de lune plongé dans les ténèbres d’où pointait sa langue bleue.

— Vraiment ? —demanda-t-elle.

Je lui rendis un sourire sincère.

— Vraiment —affirmai-je. Je me mordis la lèvre et ajoutai— : Tu ne m’as pas encore dit pourquoi cette fleur est si importante pour toi.

Ga détourna le regard et, à ma grande surprise, elle répondit.

— Je la veux pour… Bon. Cela va sûrement te paraître ridicule et, quand je te l’aurai dit, tu renonceras à cet accord et je le comprendrai. En tout cas, ne le dis à personne, et surtout ne le dis pas à Aüro quand nous le verrons… —Je secouai la tête, réellement intriguée, et elle poursuivit— : Je me rappelle la dernière fois où j’ai rêvé quand je dormais, il y a très… très longtemps. J’ai fait un rêve merveilleux —elle sourit et ses grands yeux étincelèrent—. Je courais dans des montagnes couvertes de fleurs qui exhalaient de délicieux parfums et je riais entourée d’autres saïnals. Je me suis sentie tellement heureuse ce jour-là et… —Elle se tut et s’agita, embarrassée—. Nous autres, les saïnals, nous ne rêvons jamais. Il doit arriver quelque chose de vraiment spécial pour que nous rêvions. Et j’aimerais tant pouvoir faire de merveilleux rêves quand je dors… Je sais : c’est une stupidité. Mais c’est mon rêve —assura-t-elle avec fermeté.

Son histoire me laissa à la fois émue et très étonnée. Jamais je n’aurais pensé que Ga puisse avoir un souhait aussi… profond. Cependant, au-delà de ces « rêves », je devinais que ce qu’elle désirait secrètement, c’était réaliser ce merveilleux rêve dans sa vie réelle, abandonner sa vie solitaire et vivre avec d’autres saïnals. Mais alors, pourquoi ne le faisait-elle pas ?

— Ce n’est pas une stupidité —dis-je avec douceur. De fait, j’étais sûre qu’avoir pour rêve de pouvoir rêver aurait inspiré à Kaarnis un très beau poème. Je secouai la tête—. Mais pourquoi crois-tu qu’une spiartea pourrait t’aider à rêver ?

Ma réaction et mon intérêt semblèrent surprendre la saïnal. Elle pencha la tête sur le côté.

— Il y a quelques années, un démon des Souterrains est venu dans cette caverne et je l’ai entendu parler de cette fleur —répondit-elle—. Il a mentionné qu’il existait une magara fabriquée à partir d’une spiartea, capable de moduler les rêves. Si une spiartea peut les moduler, elle peut aussi les créer, n’est-ce pas ? —Elle haussa les épaules—. Cependant, peut-être que tout ceci ne restera… qu’un rêve. Et peut-être est-ce mieux ainsi —acheva-t-elle dans un murmure.

Je passai une main dans mes cheveux, un peu confuse. La saïnal ne semblait pas savoir avec certitude si une spiartea de soleil lui permettrait de rêver. Je secouai la tête et je demandai tout bas :

— Pourquoi vis-tu si seule, Ga ?

Les yeux de la saïnal s’assombrirent.

— Ici, il reste très peu de saïnals, petite démone. Le seul dans la zone est Aüro et lui… il n’est ici que depuis six ans. Et il est très réservé. De toute façon, le fait que je vive seule n’a rien à voir avec la spiartea.

— Vraiment ? —insistai-je doucement.

Les ombres enveloppèrent Ga plus intensément, mais elle ne répondit pas et je crus avoir trop parlé.

— Parfois, les rêves sont pires que la réalité —dis-je et je me raclai la gorge—. Pour ma part, si ce n’est pas trop dangereux, je t’aiderai à trouver cette spiartea —lui promis-je courageusement.

Ga sourit de nouveau et ses ombres se firent moins épaisses. Brusquement, elle approcha son énorme tête et me donna un coup de langue râpeuse sur le visage.

— Mille sorcières sacrées ! —m’exclamai-je, en passant ma manche sur ma figure, ahurie.

La saïnal s’était écartée, en s’esclaffant.

— Je voulais seulement te remercier —expliqua-t-elle, très amusée par ma réaction.

Je roulai les yeux.

— Euh… Je vois… —Je passai une main dans mes cheveux et me levai—. Bon, je n’ai pas encore déjeuné. Et toi ?

— Hier, j’ai vu une magnifique fleur violette —répondit-elle, enjouée—. Je la gardais pour aujourd’hui.

Nous échangeâmes un sourire et je la saluai avant de prendre le chemin de retour. Lorsque j’entrai dans la maison de Kaarnis, tout le monde était levé. Wujiri examinait la jambe de Galgarrios, Kaarnis lisait un livre et Iharath venait de mordre à pleine dents dans un de ces fruits jaunes. D’après ce qu’avait expliqué Kaarnis, ces fruits étaient des zooyas. J’en pris un de la corbeille tout en souhaitant le bonjour et je m’assis à table. Syu, sur le bord d’une fenêtre, avait déjà toutes les moustaches barbouillées de jus et il contemplait maintenant l’extérieur avec l’attention d’un chat et la curiosité d’un gawalt.

— C’est incroyable qu’un fruit souterrain puisse avoir une telle saveur —commenta Iharath, émerveillé, tandis qu’il prenait un autre zooya.

— Ah ! —s’exclama Kaarnis, en détachant ses yeux malicieux de son livre—. De même que tout ce qu’illumine la lumière n’est pas forcément bon, tout ce qui grandit dans l’ombre n’est pas fatalement mauvais.

Wujiri laissa échapper un souffle moqueur.

— En fait, c’est l’impression que j’ai depuis que je suis dans ce village. Ça y est, mon garçon —lança-t-il à l’intention de Galgarrios après avoir changé son bandage.

— Merci —dit le caïte avant de lever un regard empli d’espoir sur Kaarnis—. As-tu composé d’autres vers ce matin ?

La question sembla amuser le hobbit.

— Bien sûr. C’est une de mes habitudes. Veux-tu les écouter ?

Comme nous hochions tous affirmativement de la tête, il s’installa plus confortablement sur sa chaise et prononça :

Les fruits sont affamés.
Les eaux sont assoiffées.
L’herbe, abandonnée,
en oublie de pousser.
Quelles peines chantes-tu, oiselet,
que, troublé, j’écoute à contre-pied ?

Galgarrios le pria de réciter d’autres poèmes et Kaarnis le fit enchanté. À un moment, Daorys apparut dans l’encadrure de la porte et l’un des vers mourut, inachevé, sur les lèvres de Kaarnis, qui adressa à l’instructrice une moue interrogatrice.

— Que se passe-t-il, Daorys ?

La terniane portait à présent une ample robe pourpre et ses yeux railleurs détaillèrent rapidement nos visages avant de répondre :

— Je suis désolée d’interrompre votre réveil poétique, mais on vient de m’informer que des bruits ont été entendus dans les Escaliers de Fer. Kojari, Rayth et Zanda viennent de partir pour aller voir. Osuï pense qu’il se passe des choses… étranges, dernièrement.

Kaarnis avait froncé les sourcils. Si je me souvenais bien de ce que nous avait dit le hobbit sur le village, Osuï était le maître d’armes. Je vis Kaarnis se lever et saisir prestement sa cape.

— Va avertir les gens des vergers —ordonna-t-il.

Daorys acquiesça.

— C’est étrange qu’il y ait autant de mouvement dans cette zone —apostilla-t-elle. Le regard qu’elle nous jeta à mes compagnons et à moi-même était éloquent.

— Daorys —l’apostropha le Démon Majeur avec calme—. Mes invités n’y sont pour rien.

L’instructrice fit une moue.

— Si tu le dis… —Elle fit demi-tour et sortit à grandes enjambées, en direction du bois.

— Vous croyez que ce pourrait être des gardes d’Ato ? —demandai-je tout bas.

Wujiri et Galgarrios avaient froncé les sourcils, pensifs. Quant à Iharath, il semblait inquiet.

— Si ce fameux Skalpaï dont tu m’as parlé est si bon pisteur… —médita-t-il—. Ça se pourrait.

— Excusez-moi —dit Kaarnis, déjà sur le pas de la porte. Il marqua une pause et se tourna vers nous, hésitant—. Ce serait peut-être une bonne idée que vous vous mettiez rapidement en marche.

Je compris qu’il craignait que notre présence puisse causer des problèmes à son village. Je m’empressai d’acquiescer et je me levai.

— Nous partons tout de suite —déclarai-je, en m’inclinant profondément devant le Démon Majeur—. Merci pour tout, Kaarnis.

— Et pour tes poèmes —renchérit Galgarrios avec sincérité.

Kaarnis sourit aimablement.

— Dès que vous serez prêts, sortez et attendez près du bois. J’enverrai quelqu’un libérer la vampire.

Il prit congé et se dépêcha de rejoindre les autres villageois. S’il s’avérait réellement qu’Ew Skalpaï et les gardes d’Ato avaient réussi à nous pister, que prétendrait faire Kaarnis ? Lutter ? Si j’avais bien compris, très peu savaient manier une arme. Se cacher peut-être ? Mais je ne voyais pas comment occulter des dizaines de maisons de pierre ou de bois. Quand je pensais que c’étaient nous qui avions attiré les problèmes…

— Espérons que ce n’est rien de grave —laissa alors échapper Wujiri.

— Hum —fis-je, théâtrale—. Laisse-moi deviner. L’idée de tuer des démons ne te semble plus aussi attrayante, n’est-ce pas ?

L’elfe noir haussa les épaules, amusé.

— Bah. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les démons qui se font appeler démons n’en sont pas.

Ses paroles me laissèrent songeuse et je me souvins que, dans la Forêt des Cordes, Ahishu, celui des magaras, avait prononcé devant moi des paroles très semblables. Cependant, si les démons s’appelaient ainsi depuis si longtemps, ils devaient avoir une bonne raison de le faire, raisonnai-je.

Nous ramassâmes rapidement nos maigres possessions et nous quittâmes la demeure de Kaarnis peu après. Vêtue d’une simple tunique marron, j’avais décidé d’abandonner mon uniforme d’Ato, à présent complètement inutilisable. Galgarrios avait refusé catégoriquement de prendre Frundis et s’était muni d’un autre bâton. J’observai avec un certain soulagement qu’il boitait à peine, maintenant. Je courus avertir Ga et je la trouvai jouant avec une fleur violette près de la rivière. Je lui expliquai avec concision ce qui s’était passé, elle engloutit la fleur et nous retournâmes auprès de nos compagnons. Nous pénétrions déjà dans le bois quand une étrange créature accourant du village nous interpela. C’était une forme bipède scintillante et bleutée avec des excroissances tout à fait déconcertantes.

— Quelle est cette chose ? —fit Wujiri entre ses dents, dissimulant difficilement sa répulsion.

Je me souvins qu’un jour, Zaïx avait dit que Kaarnis adoptait toutes sortes de créatures singulières. Celle-ci en particulier semblait avoir été saïjit autrefois.

— Kaarnis m’envoie —prononça-t-il d’une voix croassante quand il nous eut rejoints. Ses yeux étaient, malgré leur taille démesurée, ce qui rappelait le plus le saïjit qu’il avait été—. Je vais ouvrir la cellule de la vampire et je vous conduirai hors de cette caverne. Prenez —ajouta-t-il sur un ton monocorde, en nous tendant un sac—. Ce sont des provisions.

Mes yeux s’agrandirent et je saisis les vivres avec un geste reconnaissant. Sans plus tarder, l’étrange créature s’enfonça dans le bois. Wujiri me jeta un regard interrogateur, comme pour me demander si cette chose était un démon ou pire. Je levai les yeux au ciel pour toute réponse et nous reprîmes la marche. Nous trouvâmes Drakvian accrochée aux barreaux de sa cellule, agitée.

— Que s’est-il passé ? —demanda-t-elle. Et immédiatement, elle fit une grimace, impressionnée à la vue de l’être courbé et difforme qui nous accompagnait. Celui-ci sortit une grande clé de la poche de sa tunique et s’arrêta à un mètre de la grille, appréhensif.

— Ne m’attaque pas —l’avertit-il sur un ton plus craintif que menaçant.

— Ne t’en fais pas, si tu me libères, je te laisserai la vie sauve —répliqua Drakvian, magnanime.

Quand le démon ouvrit, la vampire sortit comme une flèche, elle passa près de lui sans le toucher et elle se rua sur Iharath. Le semi-elfe, devinant sans doute son intention, lui tendit aussitôt sa dague bleue.

— Ciel ! —murmura Drakvian, les yeux humides. Elle inspira profondément pour se remettre et nous lança à tous un regard inquisiteur—. Que s’est-il passé ? —répéta-t-elle.

Nous étions en pleine explication lorsqu’un bruit assourdissant retentit dans toute la caverne et je demeurai pétrifiée, convaincue que le plafond allait s’effondrer sur nous. Syu, qui avait commencé à grimper à un arbre pour cueillir un zooya comme souvenir, poussa un gémissement et descendit précipitamment, courant vers moi. Quand seuls les échos perdurèrent, nous soufflâmes tous.

— Qu’est-ce que c’était ? —articula Iharath, blême.

Notre étrange guide expliqua laconiquement :

— Lorsque nous sentons qu’un danger approche, nous fermons les entrées de la caverne avec des portes secrètes. Suivez-moi. Je vous guiderai vers la sortie la plus sûre.

Wujiri insista pour porter le sac de provisions et, sans plus tarder, nous commençâmes à parcourir l’imposante forêt, nous parvînmes à l’une des parois de la caverne et nous finîmes par déboucher sur une sorte de petit labyrinthe de grottes presque complètement recouvert de buissons aux larges feuilles vertes.

La créature pénétra dans cet enchevêtrement de plantes et nous la suivîmes avec plus de prudence. Nous détruisîmes plusieurs toiles d’araignée aux dimensions inquiétantes et je remarquai la grimace de dégoût qu’afficha Ga lorsque nous dûmes faire un détour pour éviter un nid d’insectes. Au bout de quelques minutes, je commentai à voix basse :

— C’est une véritable jungle.

— Mmpf —grogna Wujiri. On le sentait sur le qui-vive.

Peu après, la végétation se fit moins dense et notre guide s’arrêta.

— Si vous continuez par ici, vous tomberez sur les Tunnels Blancs. Kaarnis m’a demandé de vous souhaiter bonne chance de sa part.

— Eh bien, dis-lui, s’il te plaît, que nous le remercions de tout cœur pour tout ce qu’il a fait pour nous —répondis-je.

Le démon inclina poliment la tête, fit demi-tour et disparut bientôt hors de notre vue, nous laissant de nouveau seuls face à l’inconnu. Alors, Wujiri se frotta le cou, pensif.

— Par curiosité, les démons sont-ils toujours aussi civilisés ?

Je haussai un sourcil sans comprendre.

— Civilisés ? Oh. Tu fais allusion aux saluts ? Bon, à Ato aussi il y en a pas mal.

— Exact… En tout cas, je reconnais que, ces derniers jours, je vais de surprise en surprise. Espérons que je survivrai à tout cela pour pouvoir le raconter à mes petits-enfants quand je serai vieux —plaisanta-t-il.

— Tu survivras —lui promis-je.

L’elfe noir esquissa un sourire ironique.

— Ne fais jamais de promesses de ce genre. Elles sont généralement de mauvais augure.

J’arquai un sourcil et il se mit à avancer dans le tunnel, le sac rebondi sur le dos. Un lointain fracas de roches retentit alors et se répéta plusieurs fois. Les portes de la caverne continuaient à se fermer.