Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
Lorsque j’eus répété à Nart la même histoire que nous avions contée Aryès et moi à la maîtresse Kima, je lui dis au revoir, je m’emmitouflai dans ma cape violette et je sortis de la Pagode seule. Aryès s’était éclipsé et avec raison : répéter sans cesse la même histoire finissait par être profondément ennuyeux.
Dehors, le ciel était totalement couvert et il flottait dans l’air un brouillard glacé. Malgré le froid, Ato grouillait de vie. Le marché était bondé, plusieurs personnes se promenaient sur les toits avec clous et marteaux et, à la Néria, je vis le Daïlerrin énoncer son discours hebdomadaire aux habitants qui voulaient l’entendre. Bien sûr, me dis-je, nous étions le deuxième Lubas de Corale.
Curieuse, je m’approchai de la Néria espérant que le Daïlerrin annoncerait qu’un groupe de mercenaires s’était proposé pour aider Daïan et sauver Aléria… Mais, comme l’avait bien dit Dol, cet espoir était plutôt vain.
J’entendis soudain une exclamation derrière moi.
— Shaedra !
Je me retournai et je restai bouche bée.
— Galgarrios ? —Je l’observai un bref instant, puis j’éclatai de rire tandis qu’il s’arrêtait devant moi, le visage rayonnant d’un authentique bonheur—. Tu as grandi comme une katipalka au printemps !
Le caïte blond m’adressa un franc sourire, mais je remarquai une certaine indécision.
— Toi aussi, tu as changé —observa-t-il—. Quoique tu n’aies pas beaucoup grandi —ajouta-t-il, en souriant.
Je fus heureuse de voir que Galgarrios, malgré sa taille, n’avait pas changé sur le principal et je souris, émue.
— Je suis contente de te voir, Galgarrios.
Je le serrai dans mes bras. Il me dépassait de plus d’une tête, constatai-je, impressionnée.
— Bon, maintenant que tu es de retour à la maison, j’espère que tu ne vas pas repartir.
Son ton était interrogatif. Je lui adressai une moue comique.
— Moi aussi, je l’espère. Mais parfois les vents tournent très brusquement —l’avertis-je.
Une autre exclamation s’entendit alors. Comme une vague, tous mes compagnons har-karistes arrivèrent : Sotkins, Kajert, Révis, Laya et Zahg. Tous se réjouirent de me voir et me criblèrent de questions. Entre les commentaires de Laya et les questions inquisitrices de Sotkins, nous ne nous aperçûmes pas du bruit que nous faisions jusqu’à ce qu’un des secrétaires du Daïlerrin se racle la gorge, s’arrêtant près de nous.
— S’il vous plaît, un peu de respect. On vous entend depuis la Néria et le Daïlerrin est en plein discours.
Nous nous empourprâmes tous et nous nous excusâmes. Lorsque le secrétaire se fut éloigné, Sotkins soupira.
— Notre nouveau Daïlerrin est sûrement en train de parler des magnifiques bienfaits de sa politique d’amitié avec la Pagode de la Lyre.
— Le nouveau Daïlerrin ? —répétai-je, stupéfaite. Et je plissai les yeux pour voir le visage de l’elfe noir qui parlait, vêtu d’une longue tunique blanche—. Eddyl Zasur est déjà parti ?
— Oui —affirma Laya—. Apparemment, il avait des problèmes de santé et il est parti à Neiram.
— Respirer l’air de l’océan Dolique —compléta Zahg, sur un ton légèrement moqueur—. Maintenant nous avons Keil Zerfskit.
J’ouvris grand les yeux en entendant le nom, mais à cet instant un large sourire se dessina sur le visage de Zahg.
— Aryès Domérath ! —Je me tournai et je vis le kadaelfe qui venait de la Néria et nous rejoignait—. Toi, tu as vraiment changé !
Ils souhaitèrent la bienvenue à Aryès et nous nous éloignâmes de la Néria pour ne pas déranger davantage le Daïlerrin et son auditoire.
— Comme disait Zahg —enchaîna Sotkins—, notre nouveau Daïlerrin n’est autre que Keil Zerfskit, l’héritier de Farrigan.
Et le demi-frère du maître Aynorin, ajoutai-je pour moi-même. On entendit les cloches du Temple sonner et, soudain, Laya sursauta, horrifiée.
— Par tous les dieux ! Nous avons cours avec la maîtresse Kima. Nous allons arriver en retard !
Angoissée, elle se précipita vers la Pagode, elle s’arrêta, se retourna et nous dit :
— Je suis contente de vous revoir par ici, Shaedra et Aryès ! Révis, Kajert, Galgarrios, dépêchez-vous. Les autres kals sont sûrement déjà arrivés.
— La maîtresse Kima est une fanatique de la ponctualité —nous dit Révis pour toute explication, avant de se diriger vers la Pagode.
— Runim devait bien tirer de quelqu’un ce caractère si perfectionniste —marmonna Zahg, amusé, tandis que Laya et Galgarrios alarmés grimpaient les escaliers de la Pagode Bleue suivis de Révis et Kajert—. Vraiment, je préfère mille fois le maître Dinyu à cette maîtresse —poursuivit l’elfe noir—. Kima a étudié le har-kar autant que nous ou même moins. Et je crois qu’elle ne sait pas grand-chose non plus sur l’énergie bréjique —ajouta-t-il, en s’adressant à Aryès—. Je crains qu’elle ne dure pas longtemps à son poste.
Les gens qui avaient écouté le Daïlerrin commençaient à se disperser sur la place, commentant le discours et retournant chez eux ou à leurs occupations. Sotkins déclara qu’ils avaient encore du temps libre et nous nous assîmes sur un banc pour bavarder malgré le froid.
— Alors, vous êtes déjà cékals ? —leur demandai-je.
La bélarque eut un sourire satisfait.
— Ouaip. J’ai même reçu les éloges des maîtres de la Pagode —se vanta-t-elle, épanouie.
— Mais je crois que le nouveau Daïlerrin n’a pas compris à quoi servaient les cékals —grommela Zahg—. Ce maudit Zerfskit a décidé de nous envoyer avec notre nouveau maître et d’autres cékals à Yurdas, à la Pagode de la Lyre, pour que nous apprenions à mieux nous connaître, selon ses dires. —Il laissa échapper un petit rire sarcastique et prit une mine mécontente—. On dit que cette ville est terriblement ennuyeuse.
— D’après le Daïlerrin, il s’agit d’un échange pour renforcer les liens entre les Pagodes —expliqua Sotkins, en maugréant—. Je déteste les formalités.
Alors, ils commencèrent à nous raconter les nouveautés d’Ato et, Aryès et moi, nous les écoutâmes avec intérêt, nous rendant compte qu’il s’était passé beaucoup de choses en quelques mois. Telle cordonnerie avait fait faillite, Taetheruilin avait fabriqué une magnifique épée pour un prince d’Iskamangra, le tremblement de terre avait terrifié Ato et la fête estivale de Mussarre avait occasionné beaucoup de grabuge… Nous nous moquâmes aussi de la polémique entre le Daïlorilh et un autre orilh, l’un soutenant qu’arrivait un Cycle de la Bonté, l’autre, un Cycle des Glaces. Nous parlions peut-être depuis une demi-heure lorsqu’un tiyan vêtu d’une tunique vert bleuté assez extravagante apparut. Derrière lui marchait, imposante, la terrible Yeysa.
— Notre maître —déclara Sotkins, en réprimant une moue railleuse.
— Il a l’air sympathique —observa Aryès, en penchant la tête sur le côté.
— Si vous saviez toutes les bêtises qu’il raconte… —murmura Sotkins—. Mais ceci n’est pas le pire —ajouta-t-elle, à voix basse—. Le pire, c’est que nous avons la vache dans notre groupe.
Je réprimai un sourire compatissant et, après leur avoir souhaité une bonne leçon, je les vis s’éloigner vers leur maître et Yeysa. Cette dernière avait toujours la même tête de brute que d’habitude, pensai-je.
Une fois que nous fûmes seuls, Aryès et moi, je laissai échapper un soupir.
— C’est tranquillisant de penser que nous avons tous nos petits problèmes —dis-je, tout en ramassant Frundis derrière le banc. Des sons mélodieux d’accordéon traversèrent mon esprit.
— C’est aussi tranquillisant d’entendre dire que les nôtres sont de petits problèmes —répliqua Aryès avec une moue amusée.
— Boh, ne crois pas —dis-je, sur un ton léger—. Les choses s’améliorent. J’ai des nouvelles de Kyissé : elle est totalement guérie —annonçai-je. Aryès souffla, heureux et soulagé—. Mais nous avons un problème —ajoutai-je avant qu’il ne fasse de commentaire—. Le capitaine veut partir demain pour Aefna, or il se trouve que Spaw a quitté Aefna pour Ato et il veut que nous l’attendions ici.
Aryès demeura songeur quelques secondes.
— Et bien sûr, nous ne pouvons rien dire de tout cela.
— Non —soupirai-je—. On ne nous croirait pas. Quoique… —Je me tapotai les lèvres de l’index—. Tu crois que je peux faire croire au capitaine que j’ai eu une vision divine ? Après tout, nous sommes les Sauveurs…
— Une idée fantastique —approuva Aryès, moqueur—. Et tant qu’à faire, tu le convaincs de retourner dans les Souterrains et d’oublier l’expédition Klanez —Il secoua la tête—. Je crains que ce soit impossible. Mais pour parler sérieusement, nous pouvons toujours partir vers Aefna. Si Spaw a déjà quitté la capitale, peut-être qu’il n’est pas très loin et que nous pourrons le croiser en chemin. Je crois que ce sera le mieux.
Je haussai un sourcil narquois.
— Dire que Spaw voyage en passant par la route, c’est beaucoup supposer —répliquai-je—. Spaw a parfois de drôles d’idées. Surtout qu’apparemment il est poursuivi par des dém… —Je m’interrompis d’un coup et j’inspirai profondément. La place était déserte en ce moment, d’accord, mais mieux valait prendre l’habitude de ne pas trop parler, me sermonnai-je.
Aryès avait froncé les sourcils, comprenant que je faisais allusion aux démons qui avaient pourchassé Spaw à Dumblor… avant que celui-ci se télétransporte à la salle des cérémonies du palais bondée de monde.
— J’espère qu’il sait ce qu’il fait en emmenant Kyissé avec tous ces gens à ses trousses —médita-t-il finalement.
— Hmm —acquiesçai-je. Et je fis une moue, m’imaginant Spaw, Kyissé sur les épaules, courant alors que des démons vindicatifs le poursuivaient.
— Au fait —dit Aryès, en me ramenant à la réalité—, j’ai réfléchi… —J’arquai un sourcil, feignant d’être impressionnée, et il roula les yeux—. Je me demande comment diables nous allons trouver les grands-parents de Kyissé. S’ils vivent dans une ville, peut-être que ce ne sera pas si difficile, mais s’ils vivent cachés dans les montagnes…
Aryès avait raison. Si Nawmiria et Sib vivaient en quelque lieu retiré, peut-être mettrions-nous des années à les trouver, pensai-je, découragée. Cela valait-il la peine de se préoccuper de deux Klanez que nous ne trouverions peut-être jamais ?
— Boh —soufflai-je finalement, écartant toutes pensées de mon esprit—. C’est Lénissu qui a promis de conduire Kyissé à ses grands-parents, pas moi. Je ne vais pas voyager par toute la Terre Baie et traîner Kyissé partout. —Je marquai une pause, en me mordant la lèvre, songeuse—. L’idéal, ce serait que le capitaine Calbaderca et Lénissu partent ensemble à la recherche des grands-parents. Après tout, ce n’est pas pour rien qu’ils sont tous les deux capitaines.
De fait, les Ombreux n’appelaient-ils pas Lénissu, capitaine Bottebrise ? Eh bien, que les deux capitaines s’en aillent chercher Nawmiria, Corde et tout ce dont ils avaient envie et qu’ils laissent Kyissé tranquille, pensai-je.
Aryès s’esclaffa.
— À la fin, nous allons en avoir assez de tant d’histoires et nous allons tous les envoyer au fleuve frire des crapauds.
— Peut-être bien —approuvai-je—. Kyissé a déjà suffisamment été tourmentée par la Feugatine et ses amis pour que, nous aussi, nous la tourmentions avec des grands-parents qu’elle n’a jamais vus —argumentai-je—. Et nous sommes loin d’Ato depuis des mois. Parfois, il faut se calmer. Je me souviens de ce qu’a dit Frundis un jour : plus on court de toutes parts, plus le savoir s’égare et ne trouve sa place nulle part.
“Bonne mémoire”, dit Frundis sur un ton approbateur. Il avait adouci sa musique d’accordéon, en remarquant qu’on parlait de lui.
— Un proverbe assez énigmatique —observa Aryès, avec amusement.
— Les proverbes de Frundis sont un peu longs —admis-je.
“Mais ils sont harmonieux”, rétorqua immédiatement le bâton l’air grave, convaincu que ses proverbes étaient à tout le moins plus élaborés que ceux de Syu.
— Il y a une autre chose dont je ne t’ai pas encore parlé —dis-je alors, en m’en souvenant—. Il s’agit de Martida…
Je m’interrompis, en voyant une silhouette encapuchonnée apparaître sur la place. Sa démarche attira mon attention. J’écarquillai les yeux. Elle se dirigeait vers nous. Alors, je parvins à voir les yeux violets et je me levai d’un bond.
— Mais tu es devenu fou ? —demandai-je, atterrée.
Lénissu grimaça.
— Peut-être. Je ne trouve pas la boîte de tranmur —répondit-il pour toute explication.
À cet instant, un flocon de neige tomba du ciel, virevoltant dans l’air.