Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
Le matin suivant, je fus réveillée par les coups de marteaux des ouvriers réparant les toits. J’ouvris les yeux et je vis ma chambre à la lumière du jour, aussi vide et mienne qu’elle l’avait toujours été.
Je me levai d’un bond et j’étais déjà habillée lorsque Syu sortit en bâillant des couvertures.
“Quel est ce bruit infernal ?”, demanda-t-il.
Je souris, moqueuse. Syu faisait parfois des réflexions très similaires à celles de Frundis.
“On répare une partie du toit de l’auberge”, expliquai-je. “J’ai une faim vorace, tu viens ?”
Le singe gawalt se gratta la tête paresseusement, mais, dès que j’ouvris la porte, il se faufila avec moi par l’ouverture et sauta sur mon épaule. À la cuisine, Wiguy préparait les petits déjeuners. Je lui souhaitai bonjour et je pris trois petits pains chauds qu’elle venait de sortir du four. Ma sœur me jeta un regard réprobateur.
— Il ne faut pas déjeuner autant le matin. Après tu auras mal au ventre toute la journée.
— Cela fait des semaines que je mange comme une pénitente —lui rappelai-je, tout en mastiquant énergiquement—. Ils sont excellents !
Elle roula les yeux et sourit.
— Je sais —répliqua-t-elle—. Alors ? Quels projets as-tu maintenant ? Partir à la recherche de quelque géant perdu dans la Forêt des Cordes ? Ou aller chercher cette petite fille à Aefna pour l’emmener au mausolée de ce clan ?
Je terminai d’avaler mon premier petit pain et je soufflai, amusée.
— Au château de Klanez —la corrigeai-je—. Eh bien, sincèrement, j’hésite. Je vais considérer sérieusement l’option du géant —lui promis-je en prenant un air théâtral—. Pour Kyissé, par contre, c’est déjà décidé.
— Bien sûr, parce que ce capitaine prétentieux avec qui j’ai parlé avant te l’a demandé, n’est-ce pas ? Il ne me plaît pas. C’est un arrogant.
J’arquai un sourcil.
— Vraiment ?
— Oui —affirma-t-elle. Je compris qu’il était inutile de discuter : quand Wiguy s’était formé une opinion sur quelqu’un, il était ensuite difficile de la faire changer d’avis.
Je voulus l’aider à la cuisine, mais elle fit non de la tête.
— Va parler à tes compagnons aux capes noires et dis-leur de ne pas rester collés à leurs chaises et d’aller visiter Ato. Ils me tapent sur les nerfs, ils sont assis depuis au moins deux heures. Je crois qu’ils t’attendent.
Je fis une moue, mais j’acquiesçai et je sortis de la cuisine. Effectivement, Kaota, Kitari, Ashli et le capitaine étaient assis à une table, vêtus de leurs capes noires, devant des brocs vides. Les habitués leur jetaient de temps en temps des regards furtifs et je remarquai qu’il y avait même plus de monde que d’habitude : quelques curieux passaient par là pour voir les Dumbloriens. Et, à en juger par les commentaires que j’entendis, en m’approchant de leur table, je compris que tout le monde savait déjà qu’ils faisaient partie d’une garde spéciale appelée la Garde Noire.
— Bonjour —leur dis-je, joyeusement, en arrivant auprès d’eux—. Vous avez déjà déjeuné ?
— Cela fait deux heures —acquiesça le capitaine.
— Nous ne sommes pas habitués à tant de lumière —expliqua Kitari.
Je souris.
— Et où sont Dashlari et les autres ? —demandai-je.
— Ils se promènent à Ato —répondit le capitaine Calbaderca. Alors, il se redressa—. Il y a de plus en plus de monde ici. Sortons.
Les trois Épées Noires se levèrent et nous nous dirigeâmes vers la porte, suivis par des dizaines de regards. Je tendais la main vers la porte lorsque, soudain, celle-ci s’ouvrit. Nart apparut sur le seuil. Il me vit, il se racla la gorge et prit un ton solennel.
— Shaedra Ucrinalm Hareldyn, tu es convoquée à la Pagode Bleue. Sur-le-champ —précisa-t-il, puis il sourit largement—. Salut, Shaedra, comment vas-tu ?
Une fois la surprise passée, je souris et je remarquai sa tunique bleue.
— Tu as été nommé porte-parole de la Pagode ! —soufflai-je, stupéfaite.
Nart prit un air faussement modeste.
— Oui. Après tous les services rendus à Ato, on me devait bien quelque récompense —répliqua-t-il. Il reprit alors une mine plus sérieuse—. Tu viens ? La maîtresse Kima veut te voir.
Je fronçai les sourcils.
— La maîtresse Kima ? C’est qui ?
Nart se racla la gorge.
— C’est la remplaçante du maître Dinyu. Tu étais censée étudier avec elle.
Je soupirai.
— Alors, je vais m’excuser et je lui dirai que j’ai été… un peu occupée.
Soudain, on entendit une porte s’ouvrir en coup de vent et Wiguy sortit de la cuisine en rouspétant.
— Par l’amour de Ruyalé ! Arrêtez de parler et fermez cette porte, tout le froid entre dans la taverne. —Elle s’arrêta net en voyant Nart et prit une mine grognonne—. Évidemment. Ça ne pouvait être que toi. —Elle me regarda, l’ignorant totalement—. Ferme la porte en sortant, Shaedra.
Elle fit demi-tour et rentra dans sa cuisine à grandes enjambées.
— À ce que je vois, elle et toi, vous êtes toujours aussi bons amis que d’habitude —observai-je, tandis que nous sortions de la taverne.
— Euh… En fait, c’est un désastre —avoua Nart.
— Eh bien, je te présente Ashli, Kaota, Kitari et Djowil Calbaderca, capitaine de la Garde Noire à Dumblor —lui dis-je—. Voici Nart —ajoutai-je.
— Enchanté de vous connaître. Je suis Nart Hénélongo, cékal de la Pagode Bleue —L’elfe noir se présenta, en joignant les mains en signe de salutation respectueuse.
— Enchanté —répondirent les Épées Noires. On les sentait un peu perdus face à toute cette étrange gestualité.
— Où sont Mullpir et Sayos ? —demandai-je, alors que nous montions la côte vers la Pagode.
— Oh. Tous deux sont avec un maître Sentinelle à parcourir le pas de Marp —répondit Nart.
Je décelai une pointe d’envie dans sa voix et je devinai qu’il aurait aimé être avec ses deux vieux amis. Il était très probable que son père orilh l’ait fait nommer porte-parole de la Pagode, précisément pour qu’il ne parte pas.
Lorsque j’arrivai devant les escaliers extérieurs de la Pagode, je jetai un coup d’œil discret vers le toit. Là, quelque part, la boîte de tranmur était cachée. À moins que Lénissu ne soit déjà passé la récupérer cette nuit… Je me tournai vers le capitaine Calbaderca.
— Je suppose que je ne mettrai pas longtemps, mais ce n’est pas la peine que vous m’attendiez. Vous pouvez aller visiter Ato. Il y a des endroits magnifiques. Vous pouvez commencer par la Néria. Ou par la rue de l’Érable.
L’idée ne paraissait pas enchanter le capitaine.
— Nous avons décidé que nous quitterions Ato demain matin —déclara-t-il.
J’écarquillai les yeux et je me sentis abattue. Bien sûr, j’avais envie de savoir si Kyissé allait bien, mais quitter Ato alors que je venais tout juste d’arriver… Enfin. Il fallait croire que je n’aimais pas être bousculée. J’allais finir par ressembler au maître Aynorin, pensai-je, amusée.
— D’accord —fis-je—. Je le communiquerai à la maîtresse Kima —ajoutai-je, tout en me demandant comment diables serait cette maîtresse. C’était peut-être une harpie récalcitrante et totalitaire prête à m’expulser définitivement de la Pagode en raison de mon comportement indigne. Mais il se pouvait aussi que ce soit une maîtresse sympathique qui voulait juste me voir pour me demander aimablement combien de temps je pensais passer hors d’Ato à sauver des Fleurs du Nord et à parcourir la Terre Baie.
J’entrai dans la Pagode Bleue avec Nart. Avant de passer le seuil, Syu descendit de mon épaule et déclara qu’il allait voir s’il y avait quelque chose d’intéressant au marché ce jour-là, comme par exemple des friandises ou des fruits secs. La Pagode était inchangée. Au rez-de-chaussée, je reconnus dans une des salles le maître Yinur qui réalisa une légère salutation de la main en me voyant et tous les nérus se tournèrent vers moi, avec curiosité. Parmi eux, se trouvait Taroshi. L’empoisonneur professionnel, pensai-je, avec une certaine rancœur.
— Je crois que maîtresse Kima est au premier étage —murmura Nart—. Bon, je retourne à mon bureau.
J’arquai un sourcil.
— Tu as un bureau ? —m’étonnai-je.
— Oui, mais sans poêle ni cheminée —soupira Nart—. C’est pour ça que j’essaie de ne pas y rester trop longtemps sans bouger. Les risques du métier —ajouta-t-il, amusé—. Bonne chance ! Après, passe par mon bureau pour me raconter en détail tes aventures, on dit que tu as même réussi à entrer au palais du Conseil de Dumblor, c’est vrai ?
— Non, je ne suis pas entrée au palais de mon plein gré, on m’y a fait entrer —rectifiai-je.
Nart me signala du doigt.
— Impressionnant. Tu passes par mon bureau, promis ?
Je souris.
— Promis.
Une fois au premier étage, je jetai un coup d’œil dans les différentes salles et je finis par trouver la bonne. Là, se tenait Aryès, debout, face à une elfe noire aux yeux rouges qui, assise sur le parquet, lisait attentivement un livre à la lumière d’une lanterne.
Aryès m’adressa un regard éloquent et je m’approchai de lui, en saluant comme il se devait une maîtresse de la Pagode. Lorsqu’un disciple était convoqué, le maître était censé parler le premier, aussi, j’attendis, en me demandant depuis combien de temps Aryès était là. Comme Syu était parti au marché et que j’avais laissé Frundis dans ma chambre, l’attente me parut interminable.
J’essayai en vain de deviner quel livre lisait l’elfe noire. Puis je me consacrai à compter les raies du parquet, en me demandant si un maître avait déjà osé se comporter d’une façon aussi ridicule. Finalement, je pensai à ce qui s’était passé la veille et je m’empourprai légèrement. Soudain, j’entendis des claquements de langue et il s’en fallut de peu que je ne pousse un cri nerveux.
“Shaedra ?”, me dit Zaïx.
“Zaïx ! Démons, grâce aux dieux”, soufflai-je mentalement. “Tu as des nouvelles de Spaw ?”
“Bien sûr. Tu veux parler avec moi uniquement parce que j’ai des nouvelles de la petite fille, hum ?” J’allais répliquer, mais il poursuivit aussitôt, abandonnant son ton de reproche : “Elle est vivante et en pleine forme, d’après Spaw. C’est une explosion de Sréda.”
Ma respiration s’interrompit.
“Quoooi ? Lu ne l’a tout de même pas transformée en démon, n’est-ce pas ?”, m’alarmai-je.
“Non, rassure-toi”, fit Zaïx en riant. “C’était une plaisanterie. Je dis simplement que la petite Kyissé est vivante. Ah, et Spaw a insisté pour que tu l’attendes à Ato. Et que tu ne passes pas par Aefna. Il a dit que c’est lui qui irait avec elle à Ato.”
“À Ato ?”, soufflai-je mentalement, abasourdie.
“Bon, je crois qu’il a eu quelques soucis avec des connaissances et il a dû quitter Aefna”, expliqua Zaïx sur un ton léger. “Il m’a aussi prié de te rappeler que tu ne pouvais rien dire aux autres, pour qu’ils ne croient pas que tu aies des pouvoirs de prophétesse. Et voilà !”, annonça-t-il.
“Merci, Zaïx”, dis-je. Mais je crois qu’il ne m’entendit pas parce qu’il s’était déjà retiré.
Alors comme ça, Spaw était en chemin pour Ato, me dis-je, un peu altérée. Quel genre de problèmes avait-il eu exactement à Aefna ? Peut-être s’agissait-il de ces démons qui le cherchaient à Dumblor et qui avaient décidé de ne pas le laisser tranquille tant qu’ils ne se seraient pas vengés. Cela se pouvait. Mais, pourquoi allait-il à Ato, s’il ne savait pas où je me trouvais ? Croyait-il que Nawmiria Klanez vivait à l’est de la Terre Baie ? Peut-être vivait-elle à Ato et tout s’arrangerait-il en un après-midi, me dis-je, sarcastique. Évidemment, la mission du capitaine Calbaderca consistait à la conduire jusqu’au château de Klanez… Mais chaque chose en son temps. Plus tard, je pourrais toujours le convaincre de ne pas l’emmener.
J’entendis soudain une voix devant moi et je sursautai, apeurée. Je soufflai, me souvenant de l’endroit où je me trouvais et je regardai la maîtresse Kima. Son visage ne m’était pas inconnu, me dis-je, tout en l’écoutant.
— C’est ainsi que j’ai attendu que mes deux disciples apparaissent —déclara-t-elle—. Je crois qu’il était donc juste que vous attendiez un moment que votre maîtresse s’occupe de vous.
Je réprimai une moue. Cela commençait mal. Notre maîtresse se leva et je constatai qu’elle était assez petite pour une elfe noire.
— Vous êtes des kals d’Ato —déclara-t-elle—. Vous avez certaines responsabilités et l’une d’elles est d’obéir à vos maîtres et de servir Ato. Croyez-vous avoir rempli vos obligations ces derniers mois ?
— Non, maîtresse Kima —répondîmes-nous. En tout cas pas comme pagodistes, complétai-je mentalement.
— Et croyez-vous qu’en se comportant de la sorte vous honoriez le nom de la Pagode Bleue ?
— Non, maîtresse Kima.
— Vous vous considérez encore comme des pagodistes d’Ato, n’est-ce pas ?
— Oui —répondîmes-nous avec franchise.
— Alors, expliquez-moi. Pourquoi avez-vous mis si longtemps à revenir du Tournoi d’Aefna ?
Je sentis le regard rapide que me jetait Aryès et je soupirai profondément. Il allait encore falloir donner des explications. Et cette fois, j’allais devoir créer une histoire plus cohérente… Alors, soudain, j’eus comme un déclic et une question stupide m’échappa :
— Maîtresse Kima ! Vous êtes la mère de Runim, la bibliothécaire ?
Aussitôt je me rendis compte que j’avais gaffé. Pourtant, j’aperçus un sourire sur le visage de l’elfe avant que celle-ci ne l’efface et ne reprenne l’imperturbable masque de la justice. Mais cela avait suffi : en réalité, maîtresse Kima n’était pas si terrible qu’elle voulait le laisser paraître devant ses deux disciples égarés.