Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
— Quelle histoire ! —soupirai-je, assise sur le rebord de la fenêtre—. Tu as vraiment regardé dans tous les recoins de tous les étages ?
Nous nous étions réfugiés dans ma chambre du Cerf ailé, en passant discrètement par la cour des sorédrips. Lénissu éternua bruyamment avant de répondre.
— De tous —assura-t-il—, excepté tout en haut. Tu ne vas pas me dire que tu as grimpé jusqu’au sommet de la Pagode pour cacher la boîte ? —fit Lénissu, incrédule.
— Je ne crois pas —admis-je.
— Tu n’en es pas sûre ?
Je laissai échapper un grognement.
— Non. Lorsque je l’ai cachée, l’anrénine essayait de me tuer et je n’étais pas précisément en mesure de penser avec clarté. Mais je crois que je ne me serais pas risquée à grimper tout en haut. Je ne me souviens pas bien de ce que j’ai fait cette nuit-là —avouai-je, un peu embarrassée—. Je te le jure. J’étais comme dans un nuage.
— Si tu te sentais si mal, pourquoi se compliquer la vie à cacher une boîte que tu pouvais parfaitement laisser sur ta terrasse favorite ? Quelle idée ! —grommela mon oncle.
— Lénissu, ce n’est pas sa faute —intervint Aryès, assis sur la chaise—. Que tu sois de mauvaise humeur parce que tu ne trouves pas la boîte, passons, mais rejeter la faute sur les autres n’avance à rien.
— Sans mentionner que j’ai précisément changé la boîte de place parce qu’on allait nettoyer la terrasse —me défendis-je, en me faisant les griffes, tandis que je contemplais du coin de l’œil la neige qui recouvrait lentement les toits. Où diable était donc cette boîte ?
— Pardon, Shaedra —soupira Lénissu—. Ce n’est pas ta faute. Je me rends compte à présent de ma bêtise. Je n’aurais jamais dû sortir cette boîte de Dathrun.
Je fus blessée par ce manque de confiance, mais, d’une certaine façon, je le méritais. Non seulement j’avais utilisé cette boîte pour un pacte avec Drakvian, mais en plus je l’avais cachée et perdue… Je grimaçai. Lénissu avait une nièce des plus efficaces.
— Pardonne-moi, oncle Lénissu, parfois, je suis un désastre —dis-je, un peu contrite—. Mais ne te tracasse pas. Nous trouverons la boîte —lui assurai-je, en essayant de lui remonter le moral.
— Par curiosité, qu’est-ce que cette boîte contient exactement ? —demanda Aryès, en essayant de ne pas paraître trop indiscret.
Lénissu éternua trois fois de suite dans son mouchoir et je me laissai glisser jusqu’au sol, les sourcils froncés.
— Ne réponds pas tout de suite à Aryès —dis-je, menaçante—. Je vais te préparer une infusion chaude.
— Alors, toi non plus, tu ne sais pas… ? —s’étonna Aryès.
— Non —avouai-je, la main sur la poignée de la porte—. Attendez-moi, hein ?
J’ouvris la porte et, en voyant que Lénissu était sur le point d’éternuer de nouveau, je la refermai précipitamment de peur qu’on ne l’entende dans toute la taverne.
Il n’y avait personne dans la cuisine à ce moment. Ce n’était pas encore l’heure du repas, mais la soupe était déjà en train de chauffer. Wiguy devait être avec ses amies et Kirlens devait sans doute jouer sa partie journalière. En essayant de ne pas faire de bruit, j’écartai la marmite de soupe et je fis chauffer de l’eau. Je rentrai dans le garde-manger et je m’arrêtai devant les sachets d’herbes aromatiques. Au milieu, je trouvai des petits bocaux de plantes médicinales. Je choisis deux feuilles de l’un des bocaux, je les sentis et j’approuvai de la tête. De retour à la cuisine, je jetai les feuilles dans l’eau qui commençait à bouillir. Je remplis un bol avec l’infusion, je pris un plateau, je le remplis de victuailles et je replaçai tout comme je l’avais trouvé avant de remonter les escaliers jusque dans ma chambre.
Je frappai à la porte avec ma botte et Aryès m’ouvrit. En voyant les mets que je lui apportais, le visage de Lénissu s’illumina.
— Ça, c’est un repas ! —s’exclama-t-il, tout en tendant les mains vers le plateau, affamé.
Souriant jusqu’aux oreilles, mon oncle prit la fourchette et commença à manger.
— Où est Miyuki ? —demandai-je, en me rasseyant sur le rebord de la fenêtre. Les toits étaient de plus en plus blancs.
— Elle est partie à Kaendra.
La surprise faillit me faire perdre l’équilibre, mais je me retins en enfonçant mes griffes sur le bord de la fenêtre.
— À Kaendra ? —demanda Aryès, étonné.
— C’est ce qu’elle m’a dit —acquiesça Lénissu, en arrachant un bon morceau de pain avec les dents.
Je fronçai les sourcils.
— Miyuki a déjà été à la Superficie, n’est-ce pas ?
— Il y a des années —acquiesça-t-il, laconique. Une ombre passa sur ses yeux. À cet instant, l’expression de son visage me fit penser à Kwayat. Il se racla la gorge—. Bon, nous parlions de la boîte.
— La boîte —approuvai-je—. Oui, et après je te parlerai de Martida.
Lénissu eut un léger soubresaut, puis il fit une moue embarrassée.
— Elle t’a parlé de notre marché, n’est-ce pas ?
— Oh, oui, le marché —confirmai-je—. Et toi, lui as-tu déjà expliqué pour Corde ?
Lénissu roula les yeux.
— Bien sûr —répliqua-t-il—. Je lui ai dit dès qu’elle me l’a demandé.
— De quoi parlez-vous ? —intervint Aryès, perdu.
Nous le lui expliquâmes brièvement et le kadaelfe demeura méditatif un bon moment, tandis que, Lénissu et moi, nous commentions quelques points sur la vie de Jaïxel et des Hullinrots.
— Si vous voulez connaître mon opinion… —dit-il alors—, le marché ne me convainc pas du tout. Cela ne te dérange vraiment pas que Martida sonde ton esprit, Shaedra ?
Je haussai les épaules.
— Ce n’est pas mon esprit. C’est le phylactère de Jaïxel.
— Il se trouve dans ton esprit —objecta-t-il.
Je m’agitai, mal à l’aise.
— Oui.
Nous échangeâmes un regard. Il était clair que l’idée que Martida utilise des sortilèges bréjiques dans ma tête ne lui plaisait pas. Et il connaissait beaucoup mieux la bréjique que moi…
— Tu crois vraiment qu’il peut y avoir un risque ? —demanda Lénissu, soudainement préoccupé. Il avait posé le plateau sur la table, après avoir pris l’infusion et il avait l’air moins enrhumé.
— Je ne le sais pas —avoua Aryès—. Marévor Helith disait que les Hullinrots étaient de très bons bréjistes. Peut-être que je suis trop méfiant.
— Martida ne veut pas lui enlever le phylactère —affirma Lénissu—. D’après elle, bien sûr. En principe, ce qu’elle veut, c’est seulement l’examiner. Tu crois que cela peut être dangereux ?
Aryès secoua la tête.
— Je n’en sais rien —reconnut-il—. La bréjique est souvent traîtresse. Mais avant toutes choses, il faudrait s’assurer que Martida ne veut que l’examiner.
Je frissonnai. C’était une mauvaise idée de se laisser examiner par quelqu’un en qui on n’avait pas une totale confiance… Avais-je une bonne raison pour me fier aveuglément à Martida au point de la laisser s’immiscer dans mon esprit ?, me demandai-je. Je m’étais laissée convaincre parce que Lénissu lui-même semblait avoir donné son approbation. Cependant… Lénissu aussi commettait des erreurs. Enfin, il était toujours temps de faire marche arrière, me rappelai-je.
— À vrai dire, moi, je pensais seulement qu’une fois que Martida aurait examiné le phylactère, ces maudits Hullinrots nous laisseraient enfin tranquilles —admit Lénissu, l’air sombre—. Martida a l’air d’une personne respectable, mais cela fait longtemps que je ne me fie plus aux apparences, j’aurais dû être plus prudent.
— Bon, peut-être que Martida est réellement une personne sincère —intervins-je—. Mais, revenons au sujet de la boîte, car c’est à cause d’elle que tu es rentré dans Ato. Là, franchement, tu aurais dû être plus prudent —observai-je.
Lénissu souffla, amusé.
— Ne viens pas me donner des leçons de prudence, chère nièce.
— J’ai pris une décision —dis-je—. Je vais aller chercher la boîte cette nuit même et, toi, tu vas rester dans ma chambre. Dehors, il fait un froid de mille démons.
Lénissu ne semblait pas convaincu.
— Et où vas-tu aller ? Maintenant, je connais le toit de la Pagode comme ma propre main. Tu ne vas pas la trouver là.
— Je vais essayer de me rappeler où je l’ai laissée —répliquai-je.
— Alors, quand tu t’en souviendras, c’est moi qui irai la chercher. Et si je ne la trouve pas, je te promets que je te laisserai fouiller tous les toits de tout Ato qui ont survécu au tremblement de terre.
Je l’observai attentivement.
— Cette boîte est si importante que ça ?
Lénissu fit une moue, mais il ne répondit pas. Alors Aryès intervint :
— Espérons qu’une nuit suffise pour la trouver. Le capitaine Calbaderca veut partir demain.
— Mais Spaw est en route pour Ato avec Kyissé —ajoutai-je.
Lénissu me regarda, stupéfait.
— Comment le sais-tu ?
Je m’empourprai mais, avant que je lui réponde, il se souvint sans doute de ce démon qui m’avait accueillie dans sa communauté.
— Hum… —Il réfléchit durant quelques secondes, puis il éternua de nouveau et grogna—. Maudit rhume.
J’avais pensé lui parler des Adorateurs de Numren et de Murry et Laygra, mais je compris que ce n’était pas le meilleur moment pour l’inquiéter davantage. Aussi, je m’écartai de la fenêtre.
— Allonge-toi et repose-toi —lui conseillai-je—. Ne te tracasse pas, je trouverai ta boîte.
Lénissu me jeta un regard sceptique, tandis que je me dirigeais avec Aryès vers la porte. Et curieusement, lorsque je me retournai, un sourire avait commencé à flotter sur ses lèvres.
— Corde, la boîte, la pierre bleue… Ces derniers temps, je perds tout.
Je réprimai une moue. À qui le dis-tu, pensai-je mentalement.
— Tant que tu ne te perds pas, toi —dis-je, moqueuse—. Tu n’as pas besoin que je t’apporte quelque chose ? Un peu plus à manger ?
— Non, j’ai mangé suffisamment —m’assura-t-il.
J’eus une idée et je souris. Je m’approchai et je laissai Frundis entres ses mains.
— Pour qu’il te tienne compagnie.
Sa moue surprise me fit sourire.
— Merci, ma nièce.
Lénissu leva une main en signe de salut et, Aryès et moi, nous sortîmes de la chambre. Lorsque je revins, cinq heures plus tard, je le trouvai, allongé dans mon lit, avec une très mauvaise mine. Je posai une main froide sur son front qui transpirait. Sa fièvre m’effraya. Il murmura quelque chose, mais je ne réussis à comprendre que deux mots : « notre boîte ».
* * *
L’épais rideau de neige me dissimulait totalement. Personne ne pouvait me voir et… moi, je ne pouvais voir personne.
Appuyée contre le mur de la Pagode, je fis un bond et je m’agrippai aux poutres du premier étage. Je grimpai et je jetai un coup d’œil. On voyait à peine les fenêtres et les balcons les plus proches. Je me laissai glisser sur le toit, en renforçant de nouveau le sortilège d’harmonies, au cas où.
Je passai plus d’un quart d’heure à fouiller le premier toit et ses recoins. Rien. Je gagnai le deuxième toit, en essayant de ne pas faire de bruit. Mes mains étaient engourdies par le froid, m’aperçus-je. Pourquoi n’avais-je jamais pensé à acheter des gants pour l’hiver ?
Syu avait eu raison de ne pas m’accompagner : mon expédition paraissait complètement inutile. Je parvins aux derniers toits de la Pagode sans avoir rien trouvé. J’allai même jusqu’au faîte… Finalement, je dus le reconnaître : la boîte de tranmur n’était pas là.
Je redescendis m’asseoir sur un des balcons et je me recroquevillai pour me protéger du vent. Je fis un effort de mémoire. Mais c’était comme essayer de poursuivre un rêve oublié. Où avais-je bien pu la mettre ?, me demandai-je. Qui pouvait bien avoir l’idée de cacher quelque chose et ensuite ne plus se rappeler la cachette ?, grommelai-je mentalement.
À moins que quelqu’un l’ait prise.
Cette pensée s’était peu à peu insinuée dans mon esprit. Mais, qui pouvait bien se promener sur les toits de la Pagode et trouver la boîte par hasard ? À moins que moi, cette nuit-là, j’aie finalement décidé de la cacher à un autre endroit que la Pagode…
Alors, lentement, un souvenir ressurgit. Je m’y cramponnai, tentant de le reconstruire. Comme dans un rêve, je vis se dessiner une fenêtre dans ma pensée. Bien sûr !, me dis-je, le regard rivé sur la balustrade du balcon. J’avais caché la boîte à l’intérieur de la Pagode.
Je remontai jusqu’au deuxième étage, je rentrai mes griffes et je frôlai l’une des fenêtres. Je la poussai. Elle était fermée. Quoi d’étonnant, me dis-je, ironique. Je commençai à tâtonner les autres fenêtres. Toutes étaient petites, quoique suffisamment larges pour que je puisse m’y glisser. Mais évidemment toutes étaient fermées. Finalement, je trouvai ce que je cherchais : un balcon avec des jardinières garnies de karoles enneigées. J’hésitai. Derrière la porte qui donnait sur le balcon se situaient les appartements du Daïlerrin. Il allait être impossible d’ouvrir cette porte sans que le Daïlerrin se réveille…
Je tendis une main vers la porte et j’essayai de l’envelopper d’harmonies silencieuses. Tout en essayant de ne pas perdre la concentration, je tournai la poignée pour vérifier que la porte était fermée. Elle l’était. Je sortis alors un petit morceau de métal de ma poche. Daelgar se serait moqué de moi, pensai-je, en regardant mon instrument. Ce n’était pas optimal, mais cela ferait l’affaire.
Deux minutes plus tard, j’étais à l’intérieur de la Pagode Bleue, dans l’obscurité. Le vent s’infiltra, faisant virevolter des feuilles sur une table… Je refermai la porte, me fondis entre les ombres et me cachai près d’une armoire. J’attendis. La pièce dans laquelle je me trouvais était une sorte de bureau. On n’entendait que les craquements du bois sous les continuelles rafales de vent.
J’avais laissé la boîte de tranmur sur le haut d’une grande armoire, me souvins-je. Dans une pièce remplie de boîtes et de parchemins. Ce devait être la salle des registres de la Pagode, déduisis-je. Comment était-il possible que j’aie eu une idée aussi folle ? Je m’étonnais moi-même, mais à présent mes souvenirs étaient trop réalistes pour que je puisse croire que je les avais inventés.
Je fus sur le point de commettre une grave erreur. Je faillis me lever. Mais je me figeai en percevant un mouvement. Une ombre très légère en chemise de nuit blanche s’était arrêtée près de la porte du balcon. C’était une semi-elfe. Elle s’assura que la porte était fermée et s’éloigna. Silencieuse comme un fantôme, elle sortit de la pièce. Je supposai qu’elle ne m’avait pas vue, mais néanmoins j’attendis un moment qu’elle se soit éloignée.
Et si je me faisais attraper à l’intérieur de la Pagode à une heure indue et dans les appartements du Daïlerrin ? Je grimaçai. Mieux valait être prudente. Je me levai et je me dirigeai vers l’endroit où avait disparu la semi-elfe afin de m’assurer qu’elle ne me tendait pas de piège. Alors, je la vis, dans la pénombre, assise sur un lit. Cette fillette devait être la fille de Keil Zerfskit, présumai-je. Je promenai mon regard sur la pièce où je me trouvais et j’aperçus une porte. Elle devait conduire au couloir du deuxième étage. Je mis peut-être dix minutes à l’atteindre, m’enveloppant d’harmonies presque à chaque pas. J’avais toute la nuit pour m’emparer de la boîte, me dis-je, en essayant de me tranquilliser. Si je me faisais prendre, par contre, j’allais avoir de graves problèmes. J’entendis une inspiration qui n’était pas la mienne. Je me paralysai. Lentement, je me retournai.
La semi-elfe me contemplait, à moitié cachée derrière une plante. Elle tremblait de peur.
— Que les dieux me viennent en aide —murmurai-je.