Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace

4 Nouvelles lointaines

J’eus besoin de deux heures pour expliquer à Dolgy Vranc et à Déria ce qui s’était plus ou moins passé. Ils me posèrent beaucoup de questions et ils comprirent rapidement que mon récit était bourré de lacunes.

— Comment sais-tu que ce Spaw pouvait rejoindre plus vite la Superficie ? Il savait se télétransporter comme le maître Helith ? —demanda Déria, le regard inquisiteur.

Je fis une grimace.

— Non. C’est que… Spaw connaissait des escaliers secrets et il ne voulait pas que tout le monde passe par là.

— Je crois que ton protecteur ne me convainc pas —grogna Dol—. Tu as dit qu’il travaillait pour qui ?

Je lui adressai un sourire innocent.

— Je ne l’ai pas dit. —Ils m’observèrent, les sourcils froncés, et je soupirai—. Je sais, Srakhi me l’a déjà dit : je commence de plus en plus à ressembler à Lénissu. Écoutez, Spaw et le passage secret, c’est un simple détail, et je vous l’expliquerai plus tard… Mais, dans l’ensemble, l’histoire, je vous l’ai racontée comme elle s’est réellement passée.

— Une histoire digne d’une chanson —acquiesça Dol, en se servant davantage d’infusion—. Rendons grâce à la providence de t’avoir ici avec nous.

Je bus une gorgée et je reposai le bol.

— À vrai dire, je comprends que Lénissu n’aime pas les Souterrains —commentai-je, songeuse—. Et pourtant, il y est né et il y a grandi.

Déria se croisa les bras.

— Et moi, à vrai dire, je préfère écouter cette histoire que la vivre. Toute cette aventure avec les milfides a l’air horrible.

— Plutôt —reconnus-je, et je souris—. Alors, comme ça, l’aventurière Déria n’est plus aussi sûre de vouloir être une aventurière.

La drayte m’adressa une moue comique.

— J’ai tout d’une aventurière —répliqua-t-elle—. Mais je suis prudente.

— C’est vrai —approuva Dol, en souriant—. Avec l’argent, Déria est on ne peut plus aventurière. En été, elle a acheté vingt sacs de coton et une boîte de fils de fer pour créer un nouveau jouet. Et ça a été tout un succès ! —s’exclama-t-il en riant—. Nous avons fabriqué des tas de poupées et nous en avons vendu des dizaines à Ato.

Le visage de Déria s’était assombri et je devinai que l’histoire ne s’était pas si bien terminée.

— Mais ? —l’encourageai-je.

La drayte se racla la gorge.

— Nous avons décidé d’aller à Aefna vendre le reste des poupées. Nous avons voulu prendre une escorte, mais ceux qui se sont présentés pour nous escorter étaient de véritables escrocs. Et, bien sûr, nous avons été attaqués en chemin par ces misérables. Alors, tout compte fait, avec les kétales qu’ils nous ont volés et tout, nous avons perdu un tas d’argent —conclut-elle, avec une moue courroucée.

— Ainsi sont les affaires —la tranquillisa Dol. Un éclat d’amusement dansait dans ses yeux—. Déria n’a pas encore appris à perdre.

Nous parlâmes des jouets, ils me montrèrent leurs nouvelles trouvailles, et je me rendis compte que Déria était devenue la gérante de l’affaire : Dol inventait et, elle, elle gérait les dépenses et les bénéfices et elle allait vendre au marché. En tout cas, moi, je n’aurais pas aimé une telle répartition des tâches, mais Déria paraissait enchantée. Ensuite, nous parlâmes du tremblement de terre et le semi-orc souffla.

— Ma maison est résistante. Il n’y a eu qu’un mur qui s’est un peu fissuré. Mais je connais certains voisins qui n’en ont réchappé que par miracle. Enfin. —Il secoua la tête et soupira—. En parlant de miracles, je sais que ce n’est pas le meilleur moment pour parler de ça, tu dois être fatiguée après tant de voyage, mais —il sourit—, si je ne te le dis pas tout de suite, tu te fâcheras avec moi.

Son ton m’alarma, mais j’arquai un sourcil moqueur.

— Quand me suis-je fâchée avec toi, Dol ?

À ce moment, quelqu’un frappa à la porte. Le semi-orc fronça les sourcils.

— Qui cela peut être à cette heure ? —s’étonna-t-il, en se dirigeant vers la porte. On entendit la porte s’ouvrir et alors le gros rire du semi-orc résonna—. Aryès ! Quelle joie ! Entre, entre donc.

Ils rentrèrent dans la pièce et Aryès ôta sa capuche. Déria resta bouche bée en voyant le nouvel aspect du kadaelfe, et pourtant je l’avais avertie.

— Tu es vraiment tout blanc —dit-elle, en avançant de quelques petits pas curieux vers lui. Elle tendit une main, prit une mèche blanche et tira pour vérifier que c’était bien ses cheveux. Aryès sourit et saisit une des mèches de la drayte, en signe de salutation.

— Bonjour, Déria. Ça faisait longtemps…

Nous nous esclaffâmes tous devant la scène burlesque tandis que Déria s’empourprait et lâchait les cheveux d’Aryès.

— Ce n’est pas tous les jours que quelqu’un change de couleur de cheveux —se défendit la drayte.

Nous nous assîmes tous : Déria sur le rebord de la fenêtre, Dol dans son fauteuil et Aryès et moi sur le sofa, où je m’étais toujours assise. Discrètement, je scrutai l’expression d’Aryès pour savoir si les retrouvailles s’étaient bien passées.

— Comment va ta famille, Aryès ? —demandai-je.

— Bien —répondit-il, laconique—. Et comment va Kirlens ?

— Bien, je crois —répondis-je, en me mordant la lèvre.

Il était clair que la conversation entre Aryès et ses parents n’avait pas été aussi tranquille que la mienne avec Kirlens. Après tout, Kirlens était plus qu’habitué à ce que ses enfants ne fassent pas tout ce qu’il aurait voulu. Nous bavardâmes, évoquant des sujets que nous avions déjà abordés, nous plaisantâmes, nous reprîmes infusion et biscuits et nous ravivâmes le feu de la cheminée. Par la fenêtre, le ciel s’assombrissait. J’avais commencé à bâiller quand, soudain, je me rappelai :

— Dol, tu as dit que tu avais quelque chose d’important à m’annoncer. De quoi s’agit-il ?

Dolgy Vranc, qui balançait sa grande tête, à moitié endormi, interrompit son mouvement et sa mâchoire se crispa.

— Il y a un mois, une lettre est arrivée. Elle était adressée à Gudran Softerser, notre Mahir. Le Mahir a décidé de la rendre publique. Il a dit que la lettre était signée du nom de Daïan. —Au fur et à mesure qu’il parlait, je sentis à l’intérieur de moi un terrible vide qui se transformait en abîme—. Dans la lettre, Daïan dit qu’elle a besoin d’aide urgente pour sauver sa fille. Apparemment… —Dol se racla la gorge, comme s’il s’étouffait—. Apparemment Daïan est vivante et en sécurité, mais elle n’a pas révélé où elle se trouve. Par contre, elle assure qu’elle paiera généreusement les mercenaires qui aideront à sauver Aléria des griffes des Adorateurs de Numren qui l’ont enlevée.

Une main sur ma poitrine douloureuse et les yeux écarquillés, je respirai par à-coups.

— Où vivent ces Adorateurs de Numren ? —demanda Aryès, après un terrible silence.

— D’après le Mahir, dans l’archipel des Anarfes —répondit Dol—. Sur l’île qu’on appelle l’Île Boiteuse.

— Et les mercenaires sont déjà partis ? —s’enquit le kadaelfe.

Dolgy Vranc expira.

— Non —dit-il tristement—. Malgré les paroles du Mahir, les mercenaires n’ont pas confiance. Ils ne savent pas où est Daïan. Ils ne peuvent pas être sûrs qu’elle leur paiera la récompense une fois le travail effectué.

— Mais il s’agit d’une kal d’Ato ! —m’écriai-je—. Le Mahir lui-même devrait envoyer des gardes pour la sauver.

— Ce n’est pas si facile —répondit le semi-orc—. Si Aléria avait été enlevée dans la ville, les gardes du Mahir seraient partis à sa recherche. Mais c’est elle qui est partie d’Ato.

— Et Akyn ? —m’enquis-je.

Dol me lança un regard empreint de tristesse.

— La lettre ne le mentionne pas.

Je poussai un feulement et je me réappuyai brusquement contre le sofa, en croisant les bras, trop atterrée pour parler.

— Et ce n’est pas tout —ajouta Déria, d’une voix tremblante.

— Mais pourquoi ont-ils enlevé Aléria ? —demandai-je soudain, sans l’écouter—. Ce que cherchaient les Adorateurs de Numren, c’était cette potion, l’atsine travea qu’avaient inventée les parents d’Aléria.

— L’atsine travea ? —demanda Dol, en fronçant les sourcils.

Je me rappelai alors qu’ils n’étaient pas au courant de toute l’histoire des gwarates et, malgré mon agitation, je tentai de la leur raconter.

— Et voilà —terminai-je—. Si je me souviens bien de ce que m’a dit Aléria, d’après cette Mimsagrev qu’elle a connue quand elle était à Acaraüs, l’atsine travea est un élixir divin avec lequel on peut comprendre les choses au-delà des illusions, ou quelque chose comme ça.

Tous me regardèrent, la mine sceptique.

— Un élixir divin ? —répéta Aryès.

Je haussai les épaules.

— C’est ce que croyaient les gwarates.

J’entendis un bruyant grommellement du semi-orc et je lui jetai un regard interrogateur, tandis qu’il s’agitait dans son fauteuil.

— Tout ceci est très curieux. J’avais déjà entendu parler de l’atsine travea —déclara-t-il—. Parmi les alchimistes, c’est une potion mythique. Mais j’ignorais que Daïan avait inventé une potion avec ce même nom. Avec Eskaïr, bien sûr. —Il marqua une pause—. Alors, selon ton histoire, les Adorateurs de Numren auraient enlevé Daïan pour qu’elle leur révèle ses connaissances sur cette potion hypothétiquement puissante… Peut-être que Daïan a réussi à s’échapper. Et peut-être que les Adorateurs de Numren veulent faire du chantage à Daïan en enlevant sa fille. C’est possible —ajouta-t-il—. Mais là, nous supposons beaucoup de choses. Enfin —il se racla la gorge—, comme disait Déria, ce n’est pas tout.

Je plissai les yeux, alarmée. Une autre surprise ?, me dis-je. À vrai dire, je commençais à en avoir assez de tant de surprises.

— Que s’est-il passé ? —demanda Aryès, l’encourageant à parler.

— Euh… Eh bien, voilà. En automne, Laygra et Murry sont apparus à Ato, avec une certaine Rowsin et un humain du nom d’Azmeth. Ils venaient te voir.

Je sursautai, stupéfaite, et je souris largement.

— Laygra et Murry sont là ?

— Non.

Une énorme déception m’envahit.

— Oh.

— En ne te trouvant pas au Cerf ailé, ton frère et ta sœur m’ont cherché. Je les ai invités chez moi et je leur ai expliqué que cela faisait des mois que je n’avais aucune nouvelle de toi, mais que, selon les rumeurs, tu étais partie de Kaendra après être restée à Aefna pendant plus d’un mois. Ils n’ont rien voulu dire à Kirlens. Ils ont dormi ici et ensuite ils ont décidé de partir à Kaendra te chercher parce qu’ils croyaient que tu avais des problèmes. Et il y a quelques semaines, ils sont revenus à Ato. Cette fois, il n’y avait plus que Laygra et Murry. Ils ont appris l’histoire d’Aléria et… je ne sais pas pourquoi ils se sont mis en tête que tu devais être allée à l’Île Boiteuse sauver ton amie.

Livide, je lançai un juron.

— Tu veux dire qu’ils sont partis seuls à l’Île Boiteuse ?

— Eh bien… sincèrement, je n’en sais rien. Du jour au lendemain, ils ont pris le chemin en direction du pas de Marp. Ils nous ont seulement laissé une lettre d’excuses et de remerciements très émouvante, qui m’a tout de même un peu irrité.

Laygra et Murry s’en allaient vers l’est, Kyissé était à Aefna, Corde entre les mains d’un Ashar… Saturée, je pris ma tête entre les mains pendant quelques secondes, puis je grommelai et me levai :

— Tout ceci me dépasse. Je suis trop fatiguée pour penser correctement.

Dol sourit et se leva.

— Alors, allons dormir. Il vaudra mieux que tu ne rumines pas trop tout ceci dans ta tête. L’important, aujourd’hui, c’est que vous soyez sains et saufs. Nous verrons bien ensuite pour Kyissé et les autres. Tout d’abord il faut se reposer.

Nous allâmes jusqu’à la porte et, Aryès et moi, nous sortîmes dans l’étroite allée bordée de haies.

— Bonne nuit, Shaedra —me dit Déria depuis la porte—. Bonne nuit, Aryès.

— Dormez bien —nous dit le semi-orc sur un ton serein.

Nous franchîmes le portail et nous le refermâmes. Il faisait nuit noire et un vent glacé soufflait. Les lanternes se balançaient, émettant des grincements inquiétants.

Aryès et moi, nous cheminâmes lentement, en remontant la côte. Frundis s’était assoupi, après avoir composé quelques strophes de sa chanson épique et Syu, emmitouflé dans sa cape, courait de-ci de-là dans la rue déserte, observant ce qui avait changé durant son absence.

J’essayai de ne penser ni à Aléria, ni à Murry et Laygra, ni à rien qui puisse me préoccuper. Après tout, je ne pouvais rien faire pour eux en ce moment. Eux aussi avaient une particulière habileté à se créer des ennuis, me dis-je, en soupirant.

— Ne pensons qu’aux choses positives —prononçai-je, en rompant notre silence méditatif—. Cela ne te semble pas merveilleux d’être de nouveau à Ato ? —Je levai un regard serein sur la nuit et mes yeux se posèrent sur l’éminent édifice construit au sommet de la colline—. La Pagode Bleue n’a pas changé.

— Ni la Bibliothèque —approuva-t-il—. Ni la Néria.

D’un commun accord, nous traversâmes la cour de la Pagode et nous nous promenâmes dans la Néria. Les jardins étaient magnifiques. Il n’y avait pas autant de fleurs qu’au printemps, mais les karoles, avec leurs délicats pétales blancs exhalaient encore un doux parfum dans l’air froid de la nuit.

— Quel silence ! —observai-je, en m’arrêtant devant la balustrade de la Néria. À part le grondement régulier et lointain du Tonnerre, on entendait à peine les bruits de la ville.

— Oui —murmura Aryès, près de moi.

Lentement, toute la tension accumulée pendant le voyage et durant la conversation avec Dolgy Vranc se réduisit à un léger bourdonnement. Et lentement aussi, Aryès me prit une main et je me tournai vers lui. Son visage serein et ses cheveux blancs comme l’hermine brillaient à la lumière de la Gemme.

— Mais il y a des silences qui n’en valent pas la peine —dit-il—. J’aimerais rompre ces silences-là.

Sans avoir besoin de le lui demander, je compris ce qu’il disait. Nous nous approchâmes l’un de l’autre à l’unisson et je levai les yeux sur son visage. Tout ceci m’aurait paru trop romantique, si je n’avais pas oublié de penser en sombrant dans ses yeux bleus. Ses lèvres rencontrèrent les miennes, humides et chaudes au milieu des rafales glacées de la Néria.