Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 8: Nuages de glace
— Je ne me souvenais pas de ces collines —commenta Lénissu, l’air soucieux.
— Cette fois, le guide, c’est toi —répliqua Dash, avec un petit rire sarcastique—. Mais ne te tracasse pas, si tu nous conduis au repaire d’un atroshas, je serai clément et je ne te couperai que les doigts de la main, comme le font certains avec les esclaves.
Lénissu arqua un sourcil, il remua ses doigts et fit une moue théâtrale.
— Et l’atroshas ? —demanda-t-il.
— Et que ferais-je à un atroshas, alors qu’aucun de ces pauvres petits dragonneaux ne m’a jamais causé de problèmes ? —répliqua le nain avec un sourire macabre. Je réprimai une moue. Tout le monde n’aurait pas eu l’idée de traiter de “pauvres petits dragonneaux” les dragons de l’espèce la plus dangereuse de toute la Terre Baie.
Nous avions suivi la rivière toute la matinée et nous étions sortis de la forêt pour déboucher sur une terre désolée aux collines pelées. Après une discussion, nous avions décidé de cheminer vers le nord et de passer à l’ouest du Tonnerre. Évidemment, presque tous, comme de valeureux guerriers, avaient opté pour le chemin le plus court… Lénissu avait argumenté que cette voie était plus dangereuse, mais il avait affirmé que, si l’on passait aux bons endroits, nous ne devrions pas avoir de problèmes. Comme c’était le seul qui connaissait un peu la zone, il nous servait de guide. Il était donc peu probable, pour le moment, que Lénissu nous fausse compagnie. Néanmoins, je ne doutais pas qu’il s’en irait bientôt : il ne pouvait pas entrer à Ato en plein jour et attendre que la garde vienne l’arrêter. Mais il ne s’éloignerait sûrement pas beaucoup, puisqu’il devait récupérer la fameuse boîte de tranmur cachée sur le toit de la Pagode Bleue…
Le paysage était absolument monotone. Un vent froid soufflait et, bien qu’il ne neige pas encore, le ciel s’était couvert de nuages hivernaux. Nous montions et descendions des collines et encore des collines. Nous croisâmes une bande de nadres de la peur qui s’enfuirent en courant, effrayés. Au bout de deux heures, pourtant, nous aperçûmes un endroit parsemé de ravins et de petits bosquets, qui disparurent dès que nous commençâmes à descendre le coteau où nous nous trouvions. Une fois arrivés en bas, par-dessus les rafales de vent, résonnèrent des rugissements qui nous semblèrent à tous trop familiers.
“Des nadres rouges”, annonçai-je à Syu avec fatalisme.
“Aïe aïe aïe”, fit le singe, en s’agitant sur mon épaule.
— Des nadres rouges —grogna le capitaine Calbaderca, comme un écho, posant la main sur le pommeau de son épée.
— Ne restons pas là —dit rapidement Lénissu.
Nous le suivîmes et, lorsque nous atteignîmes enfin la cime de la colline suivante, nous aperçûmes une bande de nadres. Ils combattaient contre des Sentinelles.
Shelbooth, dans un subit élan, dégaina son épée. Après tant de jours de froid et de marche, il semblait impatient de donner des coups d’estoc à tort et à travers.
Le capitaine jeta un regard à Aryès, Kaota, Kitari et moi.
— Restez là.
Il sortit sa longue épée de son fourreau et, accompagné d’Ashli et de Shelbooth, il commença à descendre la colline à grandes enjambées. J’entendis le bruyant soupir du nain.
— Ceci n’est pas un atroshas —observa Lénissu, en prenant une mine méditative.
— Je suppose que le Marteau de la Mort ne peut pas rester en retrait —déclara Dash, en sortant nonchalamment sa hache.
— En avant, l’ami —lui dit mon oncle, l’air railleur.
Alors, Dashlari et Aedyn dévalèrent la colline, lui, avec sa hache, et elle, préparant déjà un sortilège brulique d’attaque. Nous contemplâmes la bataille depuis notre position élevée. Au bout d’un moment, je déviai le regard, tremblante. Les nadres rouges me faisaient presque de la peine. En me tournant, je m’aperçus soudain d’un vide. Miyuki et Lénissu n’étaient plus avec nous. Martida, qui, quelques instants auparavant se tenait auprès de Miyuki, m’adressa une moue discrète.
Je serrai les lèvres pour m’imposer silence et je rivai de nouveau mes yeux vers l’avant. Il était inévitable qu’ils s’en aillent, me répétai-je. La bataille prit fin. Les Sentinelles et nos compagnons s’éloignèrent alors le plus possible des nadres, en courant rapidement.
Peu à peu, je vis les visages des Sentinelles se dessiner alors qu’ils se rapprochaient, en grimpant la colline. Ils étaient une dizaine et ils portaient tous la tunique dorée et le dragon rouge d’Ato. Lorsqu’ils atteignirent le sommet, les premiers nadres rouges commencèrent à exploser en flamboiements scintillants.
— Ça y est —commenta Dash, tout en replaçant sa hache dans le dos. J’ignorais s’il faisait allusion à la bataille ou à la disparition de Lénissu et de Miyuki.
Le capitaine Calbaderca ne tarda pas à remarquer l’absence de ces derniers.
— Où est Lénissu ? —demanda-t-il, le visage rembruni.
Kitari et Kaota affichèrent une mine surprise.
— Eh bien… je ne sais pas, capitaine —avoua Kitari, en rougissant—. Nous ne nous sommes aperçus de rien. Il est peut-être parti.
— Nous avons perdu notre meilleur guide —intervint Dash, avec un grand sourire—. Mais ne vous inquiétez pas pour lui. Il est parfois plus froussard qu’un nadre de la peur. Sans doute, une impulsion soudaine. Ce n’est pas la première fois.
Ils discutaient sur le sujet lorsqu’un détail attira mon attention. Parmi les Sentinelles, il y avait une humaine blonde… Elle pencha la tête et s’approcha de moi ; elle ôta son casque et me dévisagea, incrédule.
— Shaedra, c’est toi… ? Aryès ?
Je clignai des paupières un moment et, alors, comme dans un rêve, je compris et je balbutiai :
— Sarpi ?
Dieux des démons !, me dis-je. C’était Sarpi ! Un sourire se dessina sur mes lèvres.
— Alors, comme ça, tu rentres au logis, n’est-ce pas ? Je t’embrasserais si je n’étais pas couverte de sang de nadres —s’excusa Sarpi, en soufflant—. Incroyable —ajouta-t-elle en nous regardant tour à tour, Aryès et moi—. Savez-vous que tout le monde vous croit morts ?
Je m’étranglai et je toussai.
— Morts ? —répéta Aryès, en fronçant les sourcils, et en me donnant de petites tapes dans le dos.
— Oui. C’est ce que disaient les rumeurs. Mais je suis contente de voir que les rumeurs ne sont pas toujours vraies —déclara-t-elle, radieuse—. Nous devons rentrer à Ato le plus vite possible. Aynorin va être fou de joie !
* * *
Ato avait changé depuis que je l’avais quittée, des mois auparavant. Sarpi m’avait avertie qu’il y avait eu un tremblement de terre. Néanmoins, je fus quelque peu bouleversée de voir que la ville était en pleine ébullition, réparant toits et murs. Apparemment, un mois plus tôt, la terre avait tremblé violemment et tous s’entraidaient à présent, échangeant toutes sortes de matériaux pour rendre habitables leurs maisons avant que n’arrivent les rigueurs de l’hiver. Je supposai que le père d’Aryès, en tant que charpentier, devait être surchargé de travail.
Lorsque j’entrai au Cerf ailé suivie du capitaine Calbaderca, d’Aryès, Ashli, Dash, Kaota, Kitari, Manchow, Srakhi, Shelbooth, Martida et Aedyn, tous les habitués se turent, croyant à une invasion.
Après un silence anormal, on entendit le cri aigu de Wiguy et le bruit d’une assiette se brisant sur le sol. La jeune fille se précipita vers moi et Kaota sembla décider que sa protégée ne courait aucun danger, car elle laissa ma sœur m’étouffer presque, tandis que Syu partait comme une flèche vers la cuisine maudissant les crises de nerfs des saïjits.
En entendant la soudaine agitation et peut-être en voyant le singe gawalt, Kirlens sortit en trombe. Sans voix, il me contempla quelques instants, il fit demi-tour et vacilla, entrant de nouveau dans la cuisine. Sa réaction m’inquiéta grandement et je me séparai de Wiguy.
— Je vais parler avec Kirlens —dis-je, d’une petite voix émue.
— Bien sûr —grogna Wiguy, soudain de mauvaise humeur—. Pauvre Kirlens. Vous lui donnez toujours des chocs. Quand ce n’est pas toi, c’est Kahisso. Par Ruyalé, va lui parler. Une minute, qui sont ces personnes que tu amènes ?
Je lui adressai un sourire innocent.
— Des amis.
— Shaedra, je vais aller voir mes parents —annonça Aryès.
Ses mèches blanches s’échappaient de sa capuche et ses yeux brillaient d’émotion. J’acquiesçai de la tête. Je comprenais son appréhension de rentrer chez lui, après tant de temps, et aussi changé, mais il ne pouvait pas continuer à fuir sa propre famille.
— À tout à l’heure, Aryès —répondis-je.
Wiguy écarquilla alors les yeux et les riva sur la silhouette du kadaelfe, qui sortait de la taverne.
— Aryès ? —répéta-t-elle—. Celui de ta classe ? Celui qui s’est rendu à la mine de Kaendra ?
— Lui-même —répondis-je, évasive, avant de me diriger vers la cuisine. Les voix des clients s’évanouirent lorsque je fermai la porte. En quelques minutes, la nouvelle de l’étrange arrivée de plusieurs guerriers et de deux kals que l’on croyait morts se propagerait comme le vent.
Assis sur une chaise, Kirlens tenait un mouchoir entre les mains. Il était très vieilli et, en le voyant si triste, j’eus le cœur brisé.
— Kirlens… —commençai-je à dire dans un filet de voix.
— Shaedra —dit alors le tavernier, en se mouchant le nez et en se levant. Il s’approcha de moi et secoua la tête—. Tu m’as manqué. Bienvenue à la maison.
Il me serra fort dans ses bras. Je clignai des paupières pour retenir mes larmes en pensant que bientôt je devrais de nouveau quitter Ato. Mais c’était pour une bonne cause, me convainquis-je. Je ne pouvais pas me désintéresser de Kyissé et j’étais la seule du groupe à savoir où vivait Lunawin.
* * *
Ce même après-midi, après avoir fait à Kirlens et à Wiguy un résumé empli de lacunes de tout ce qui m’était arrivé dans les Souterrains, je m’assurai que l’on s’occupe dûment du capitaine Calbaderca et des autres, puis je filai chez Déria et Dol. Je les rencontrai en chemin, car ils avaient appris mon arrivée et ils se rendaient au Cerf ailé.
Le visage brun sombre de Déria s’illumina d’un sourire. Elle se précipita vers moi en pirouettant de joie et Dol m’ébouriffa les cheveux et toucha le nez de Syu de son index. Le singe gronda, faussement contrarié.
— Par tous les dieux, Shaedra —dit le semi-orc, en découvrant toutes ses dents—. Tu as mis du temps à revenir. Lorsque je t’ai laissée seule au service de cette Fille-Dieu, je savais bien que je commettais une erreur. Mais où diable étais-tu ?
Je pris un air de martyr et reprenant les mots qu’avait prononcés une fois Lénissu, je fis :
— Dans les Souterrains. Plongée au fond de la mort. —Et tandis qu’ils m’observaient, la mine incrédule, je souris et j’ajoutai sur un ton léger— : Mais cela n’a pas été si terrible que ça. D’abord, il y a eu le troll, après nous sommes arrivés à Dumblor et, alors, on nous a envoyés dans un palais, Aryès et moi, pour qu’ensuite nous menions une fillette légendaire dans un château très lointain, comme dans les histoires de Shakel Borris. —Je fis une moue—. Jusque là, tout s’est bien passé. Mais peu après avoir commencé le voyage, des milfides nous ont attaqués et alors Lénissu est apparu. Il a enlevé la fillette. Puis celle-ci a mangé une baie empoisonnée et un ami l’a emmenée pour la sauver. Et maintenant je viens d’arriver à la Superficie avec des Épées Noires et des amis de Lénissu —ajoutai-je, pour mettre un point final à mon récit.
Le semi-orc et la drayte restèrent un moment stupéfaits. Alors, ils s’esclaffèrent et ce fut mon tour de les dévisager, déconcertée.
— Je t’invite à prendre une infusion à la maison —dit Dol—. Et comme ça, tu me raconteras une version plus étendue, parce que je n’ai rien compris. Quoique tout cela ressemble à la trame d’une chanson épique.
Frundis, dans mon dos, poussa une exclamation impressionnée.
“Ce semi-orc a eu une idée de génie !”, reconnut-il, enthousiaste. “Je vais composer une chanson sur nos exploits. Je l’ai déjà fait pour un de mes porteurs, mais tu devras me promettre de ne la dévoiler à personne. Qu’en penses-tu ?”
“Tu vas devoir laisser de côté beaucoup d’éléments de notre voyage pour réussir à faire une chanson épique, je crains”, répliquai-je, amusée. “Si tu racontes tout tel que cela s’est déroulé, je passerai pour une Sauveuse ridicule.”
“Boh. Le ridicule fait partie de la poésie épique”, répliqua le bâton, sur un ton convaincu. Il fit une pause, songeur, puis il déclama d’une voix puissante de tambours : “Le démon et la Fleur du Nord. Que penses-tu du titre ?”
“Effectivement, c’est l’idéal pour que je ne dévoile la chanson à personne”, approuvai-je.
“Le voyage au château inaccessible”, proposa Syu.
“Ce titre en dit trop sur la fin”, répliqua Frundis, en clair désaccord. “Non, cela doit être quelque chose qui nous impressionne même nous. Un titre accrocheur. Que pensez-vous de Ballade souterraine ?”
J’arquai un sourcil.
“Ça, c’est accrocheur ?”
“Ballade de Shaedra et de la Fleur”, continua Frundis.
“Cela n’a pas l’air très épique”, répliquai-je, amusée.
“Ballade de la Fleur et de la banane !”, s’écria Syu, avec un éclat de rire de singe.
“Hum. Quel rapport avec la banane ?”, demanda Frundis sur un son de guitare interrogatif.
“Shaedra dit que la banane va toujours avec la fleur”, argumenta Syu, sur un ton innocent.
Je m’esclaffai, et Dol et Déria échangèrent un regard étonné.
— C’est Frundis et Syu —expliquai-je, tandis que nous nous dirigions vers la maison de Dol—. Aujourd’hui, ils sont inspirés.
Et pendant que Frundis continuait à proposer des titres de plus en plus pompeux, nous franchîmes le seuil de la maison de Dol et nous entrâmes dans son sombre séjour.