Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
— Et qu’est-ce que ça peut me faire qu’il aime les poissons ? —s’écria la Fille-Dieu, colérique—. Je te demande si tu sais quels sont ses amis et, toi, tu me parles de poissons !
Je soupirai doucement.
— Cela peut paraître des détails, mais le fait qu’il aime les poissons nous en apprend beaucoup sur lui —lui assurai-je.
— Qu’est-ce que ça nous apprend ? —demanda-t-elle avec brusquerie.
Nous étions assises sur des coussins à l’Autel des Neuf, au fond du Sanctuaire, et ni les prières ni les dieux ne semblaient apaiser la jeune fille pâle face aux informations que je venais de lui donner sur Sirseroth.
— Eh bien, qu’il a un caractère paisible et un cœur sincère et bon —lui dis-je avec un sourire—. C’est évident.
La Fille-Dieu me foudroya du regard.
— Parce qu’il aime les poissons ?
“Tu devrais avoir dit qu’il aimait les bananes”, soupira Syu, allongé sur le rebord de la fenêtre. “Généralement, cela inspire confiance.”
“Tu aurais dû me le dire avant”, fis-je, en souriant, très amusée, et je regardai fixement la Fille-Dieu avec le plus grand sérieux.
— Il aime aussi les bananes et les friandises —affirmai-je—. Et cela signifie qu’il a un esprit sauvage et rebelle. C’est pour ça que c’est un celmiste très respecté.
“Ou un gawalt”, ajouta Syu en riant. “Tu n’es pas, par hasard, en train de faire mon portrait au lieu de celui du tiyan ?”
Devant mes répliques puérilement stupides, la Fille-Dieu finit par perdre patience.
— Ton comportement a dépassé les bornes de l’infamie. Tes plaisanteries ne sont pas amusantes. Tu ne sais pas travailler pour moi —déclara-t-elle—. Je croyais que tu ferais davantage d’efforts pour sauver tes amis. Je me demande si je ne devrais pas annuler ma faveur et laisser tes compagnons purger leurs dix ans d’exil —me prévint-elle.
— Cela va être difficile, car ils ont été graciés —lui répliquai-je.
La Fille-Dieu eut l’air d’avoir reçu un coup sur la tête.
— Comment le sais-tu ? —souffla-t-elle.
Je plissai les yeux, impressionnée. Alors, la Fille-Dieu était déjà au courant et ne m’en avait rien dit ? Croyait-elle que je ne l’apprendrais pas un jour ou l’autre ?
— Tu le savais déjà —répliquai-je.
La Fille-Dieu adopta une expression imperturbable.
— En toute logique, tu ne dois plus souhaiter rester au service de la Fille-Dieu —dit-elle, en reprenant un ton officiel qu’elle n’avait plus employé depuis longtemps avec moi.
— En toute logique —approuvai-je.
— Tu n’as pas été très utile pour la Fille-Dieu —déplora-t-elle.
— Je crois que ce que j’ai fait de plus utile, ce sont les tâches de nettoyage —acquiesçai-je.
— Très bien. Tu veux t’en aller juste quand la Fille-Dieu pensait que tu pourrais devenir une bonne amie et une bonne messagère.
— Espionne, veut sans doute dire la Fille-Dieu —rectifiai-je courtoisement, en rentrant dans son jeu.
La jeune fille se redressa sur son coussin et jeta un regard sur les statues des dieux.
— La Fille-Dieu ne voit pas pourquoi tu es encore ici, alors que tu devrais déjà te trouver loin de ce lieu sacré —prononça-t-elle, très dignement.
Je me levai, je pris Frundis et je sortis sans un mot, suivie du singe. Mais sur le seuil, je lançai sans me retourner :
— Je crois que tu fais bien de rester ici, à méditer. Tu en as besoin. Quoique, dans le fond, tu sois une personne qui n’a pas un mauvais cœur.
Je m’éloignai sans attendre qu’elle me réponde. Une fois dans ma chambre, je troquai la tunique du Sanctuaire pour celle de pagodiste d’Ato, je ceignis le ruban bleu de Wiguy, je ramassai mes affaires personnelles, c’est-à-dire mon sac orange, et je sortis dans le couloir, où je croisai Lacmin.
— Bonjour, Shaedra —me dit-il, comme d’habitude, avec un geste de la tête.
— Je m’en vais, Lacmin —l’informai-je—. La Fille-Dieu n’a plus besoin de mes services.
L’Arsay de la Mort haussa les sourcils, surpris.
— Dommage —dit-il—. Où vas-tu ?
— Je ne le sais pas encore —répondis-je, sans vouloir lui mentir—. Je vais dire au revoir aux autres.
— Eh bien, que la chance t’accompagne.
— Pareillement. La Fille-Dieu, parfois, est difficile à supporter.
Lacmin sourit même si mes paroles n’étaient pas tout à fait réglementaires. Je fis mes adieux à Noysha, Zalhi, Sakun, Shaluin et Liturmool et j’allais m’en aller, regrettant de ne pas avoir vu Éleyha, quand la petite elfe noire apparut soudain en courant dans la cour.
— Shaedra ! —m’appela-t-elle.
Elle se précipita sur moi et je l’étreignis, émue.
— Essaie de contredire un peu ta sœur —lui recommandai-je—. Ça lui fera du bien. Mais c’est quand même une bonne sœur.
Elle sourit et acquiesça, les yeux brillants. Je descendais déjà la pente, lorsqu’elle m’appela de nouveau :
— Tu me manqueras ! —me cria-t-elle, et je levai une main en signe d’adieu définitif à Éleyha et au Sanctuaire.
La vérité, c’est que je n’avais pas prévu de dire quoi que ce soit à la Fille-Dieu avant le lendemain et je n’avais pas pensé que je devrais passer une nuit à Aefna hors du Sanctuaire. Mais avant de me préoccuper de cela, je devais parvenir saine et sauve à l’Anneau, me souvins-je.
Je descendis la côte en courant comme si un ours sanfurient me poursuivait, en me disant que ce serait la dernière fois que je passerais par là. Je m’étais entretenue assez tard avec la Fille-Dieu et maintenant le ciel commençait à s’assombrir.
J’avais presque atteint l’Anneau, quand Syu s’écria soudain :
“Sur ta droite !”
Au coin d’un grand mur, je remarquai la présence d’une personne couverte d’une cape verte. On aurait dit la cape de Spaw. Ce pouvait être lui, mais peut-être lui avait-on volé la cape. Je plissai les yeux, méfiante, cependant je ralentis le rythme, horrifiée à la pensée qu’il pourrait être arrivé un malheur à Spaw.
La silhouette s’agita soudain et je sentis qu’elle me faisait des signes pour que je m’approche. Mais, malgré mes tentatives, je ne parvenais pas à voir son visage.
“Cela ne me plaît pas”, dis-je à Syu. Le singe acquiesça, appréhensif.
“Boh, ne vous préoccupez pas”, intervint Frundis. “S’il y a un problème, je vous protègerai.” Il semblait désireux de voir surgir dix ennemis pour leur flanquer une raclée.
Et le pire, c’est que cette pensée ne s’avéra pas très éloignée de la réalité, car, effectivement, ceci n’était rien d’autre qu’un piège.
Brusquement, j’entendis un bruit derrière moi et je me retournai, en tenant le bâton, dans mes mains tremblantes. Je donnai un coup de bâton à une femme qui avait voulu m’attaquer par-derrière. Frundis poussa un hurlement jubilatoire.
“Frundis, calme-toi, tu veux ?”, bégayai-je, en tremblant comme une feuille, tandis que je voyais trois autres personnes foncer sur moi. Mais Frundis semblait contrôler la situation ; je me laissai donc guider maladroitement par le bâton, dont la musique s’était changée en une rude mélodie guerrière de quatre notes. À un moment, je décidai de réagir un peu plus intelligemment, et je m’entourai d’harmonies pour leur rendre la tâche plus difficile.
Je donnai un bon coup au ternian qui m’avait poursuivie dans l’arbre la dernière fois, et je donnai un coup de pied à un autre, quand, soudain, je sentis un filet de corde tomber sur moi.
— Par Nagray ! —m’exclamai-je, désespérée—. Sortez-moi de là ou vous le regretterez —grognai-je.
Mes paroles ne semblèrent pas les convaincre parce qu’ils me ligotèrent avec une autre corde autour du filet pour que je ne puisse pas m’échapper. Je les foudroyai du regard, je me démenai comme je pus et j’allais crier de toute la force de mes poumons pour réveiller tout Aefna quand, soudain, je sentis que l’on me plantait dans le cou un objet pointu comme une aiguille et je chancelai. Brusquement engourdie, je clignai des yeux avant de plonger dans l’inconscience.
* * *
Lorsque je me réveillai, ce que je vis en premier, ce fut Syu, assis sur moi, me regardant d’un air préoccupé.
“Tu vas bien ?”
“Je crois que oui”, répondis-je, en me redressant, encore un peu étourdie. Je massai ma tête endolorie puis la secouai pour m’éclaircir les idées et jetai un regard autour de moi. Mes yeux tombèrent aussitôt sur le visage de Spaw, de l’autre côté des barreaux… Non, disons, plutôt, que lui aussi était dans une cage. Assis, les jambes croisées et les yeux fermés, il avait l’air de méditer tranquillement, mais, en entendant mon mouvement, il ouvrit les yeux et me sourit.
— Quelle nuit, n’est-ce pas ? —fit-il.
Nous étions dans une salle illuminée simplement par une torche accrochée au mur d’escaliers qui montaient.
— Démons —soufflai-je.
— On ne peut pas mieux dire —dit Spaw, en riant.
— Où sommes-nous ? —demandai-je—. Dans le repaire des fous qui m’ont attaquée ?
— J’ai l’impression qu’ils ont décidé de nous héberger pendant un moment —acquiesça le démon.
J’allais répondre, quand, subitement, une pensée me frappa comme une roche catapultée.
— Frundis ! —rugis-je, atterrée.
“Il est là”, me dit Syu, en signalant un coin de la pièce. “Je suis allé le voir avant. Il va bien, mais il se sent indigné parce qu’on nous a attaqués par traîtrise”, expliqua-t-il.
— Tu te sens bien ? —demanda Spaw, en m’observant, surpris.
Je le regardai et je compris qu’il ne pouvait pas savoir qui était Frundis. Je soupirai de soulagement en apercevant le bâton au milieu de l’obscurité de la pièce et je me raclai la gorge.
— Assez bien —répondis-je—. Mais je me sentirais encore mieux hors de cette cage.
— Si tu as l’intention de sortir d’ici, je suis ouvert à toute proposition —m’assura-t-il.
Je fixai mes yeux sur lui, une pensée me venant subitement à l’esprit.
— Spaw… je peux te demander quelque chose ?
Le démon sourit de toutes ses dents, sûrement parce que je lui avais posé la même question la dernière fois que nous nous étions vus.
— Vas-y —me dit-il. Il avait l’air de prendre son emprisonnement avec philosophie.
— Eh bien… Comment diables es-tu arrivé ici ? En tout cas… je suis contente de te revoir, parce que j’avais peur que tu sois tombé de l’arbre —lui dis-je, avec sincérité.
Spaw fit une moue.
— J’ai eu assez de mal à descendre de cet arbre —reconnut-il—. Il était assez grand. Mais, malgré cela, quand j’ai enfin pu poser les pieds par terre, ces maudites canailles m’attendaient en bas.
— Ils n’ont pas d’honneur —soupirai-je—. Syu dit qu’ils ne pourront jamais devenir des gawalts. Il a tout à fait raison. Mais qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire de nous ?
Spaw m’adressa un grand sourire.
— Tu sais ? Cela fait tout un jour et toute une nuit que je me pose la même question.