Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
Le jour suivant, je descendis le chemin qui menait à Aefna à toute vitesse, en utilisant le jaïpu pour accélérer mes mouvements. J’étais convaincue que d’un instant à l’autre des capes noires chasseuses de démons allaient surgir du bois sombre pour m’attaquer. Je pensai à aller vérifier que Spaw n’était plus juché sur une branche, mais l’idée me parut si loufoque sur le moment que j’accélérai encore davantage. La musique agitée de Frundis accompagnait mon rythme rapide et elle ne se calma que lorsque j’eus traversé l’Anneau.
“La chance m’accompagne !”, haletai-je, débordante de joie, alors que le singe, soufflant, cessait de s’agripper autant à mon épaule.
“Pff, quelle vitesse, tu exagères”, se plaignit-il. Mais il savait qu’au fond, à ma place, il aurait couru pareillement.
Je traversai la ville à l’heure où tous commençaient déjà à travailler. Les marchés se remplissaient peu à peu et, lorsque j’arrivai au Palais Royal, des charrettes et des travailleurs entraient et sortaient. Je me présentai aux deux hommes qui gardaient les portes, en leur disant que je devais apporter un message à une personne vivant dans le palais. En me voyant revêtue de l’habit du Sanctuaire, ils ne prêtèrent pas attention au bâton ni à Syu et ils acquiescèrent de la tête.
— Fais attention à ne pas te perdre dans le palais —me conseilla le plus jeune d’entre eux, en souriant—. Moi, à ta place, je demanderais à quelque serviteur, sinon, il se peut que tu mettes plusieurs journées à trouver la personne que tu cherches.
— Merci —dis-je, en ouvrant de grands yeux appréhensifs, avant de passer les portes.
D’abord, je trouvai une grande place d’un blanc immaculé et, en la traversant, je me demandai combien d’heures de nettoyage il fallait pour obtenir une telle blancheur. Les portes principales étaient énormes, mais elles étaient fermées et je supposai qu’on ne les ouvrait que pour les grandes occasions. En suivant les autres personnes du palais, je passai par plusieurs vérandas et couloirs, en me rendant rapidement compte que le jeune garde ne m’avait pas conseillée en vain : des tas de personnes devaient vivre là, parce qu’il y avait des couloirs et des escaliers à n’en plus finir.
Je roulai les yeux. “Si la Fille-Dieu croit que, juste parce que je suis pagodiste, je peux trouver Sirseroth dans un labyrinthe comme celui-ci…”
Mais je devais d’abord chercher une certaine Adorina Waraiser qui, selon la Fille-Dieu, était son amie depuis qu’elle était arrivée à Aefna pour s’enfermer au Sanctuaire. Je m’approchai donc d’une jeune humaine qui arrosait des plantes et je lui demandai poliment si elle pouvait m’indiquer le chemin. L’humaine, avec un sourire qui lui donna soudain un air comique, répliqua :
— Aucune idée. Cette Adorina, c’est une servante ou une hôte du palais ?
— Je suppose qu’une hôte.
— Tu supposes ? —Elle fit une moue—. Eh bien, écoute, je te conseille d’aller aux cuisines et demande après Chako Wak, le chef des cuisiniers. Il connaît tout le monde.
— Merci. Par curiosité, combien de gens vivent dans ce palais ? —demandai-je.
— Aucune idée —répéta-t-elle, en continuant son arrosage des plantes—. Mais plusieurs centaines. Les cuisines, tu les trouveras de l’autre côté, par là, et quand tu verras la cour des géraniums de lumière, tourne à droite. De toutes façons, tu sentiras l’odeur : à cette heure, ils font les derniers pains pour ceux qui se lèvent tard.
Je la remerciai de nouveau, sans lui dire que je n’avais jamais vu de ma vie de géraniums de lumière, car ils ne poussaient pas à Ato, et je m’éloignai, en prenant la voie indiquée. Je trouvai les cuisines sans problèmes, plus grâce à l’odeur du pain que grâce aux géraniums.
Chako Wak était un tiyan extrêmement grand, au visage souriant et au caractère bavard, qui s’offrit aussitôt à me guider au travers du dédale de couloirs.
— Nous devrions avoir des guides —me dit-il, tandis qu’il sortait des cuisines—. Chaque fois que nous avons un nouveau serviteur, les premiers jours, il se perd et il ne réussit à être vraiment à l’aise qu’au bout de quelques mois. Adorina Waraiser… tu la connais ? —Je fis non de la tête—. C’est une grande amie des oiseaux. Dans sa chambre, elle a de très nombreux dessins d’oiseaux ; certains l’appellent la Dame aux Oiseaux…
Il continua à parler posément, mais sans interruption, d’Adorina, du palais, et de tout ce qui lui passait par la tête jusqu’à ce que nous arrivions devant une porte.
— Nous sommes arrivés. C’est la porte des appartements des Waraiser.
J’arquai un sourcil.
— Alors, il y a toute la famille ? Mais n’as-tu pas dit qu’Adorina n’était pas mariée ?
— Non, mais elle a deux autres sœurs —m’expliqua-t-il, en ouvrant la porte sans frapper. Et alors j’observai que la porte donnait sur un autre couloir, avec quatre portes.
Chako Wak sourit en voyant mon expression.
— Sa porte est celle-ci —dit-il, en me la signalant.
Je le remerciai et il reprit le chemin de sa cuisine. Sans plus hésiter, je frappai à la porte indiquée et, peu après, une dame aux cheveux rouges élégamment coiffés m’ouvrit. Elle portait une robe blanche et simple, et son visage me rappela celui d’un félin.
— Que veux-tu ? —me demanda-t-elle.
Je croisai à peine quelques mots avec elle, mais elle ne me laissa pas une mauvaise impression. Je lui donnai le message de la Fille-Dieu, elle me remercia et me demanda si le singe savait m’obéir. Syu, évidemment, ne put s’empêcher de lui montrer les dents et je fis une moue.
— Le singe est un ami et les amis n’obéissent pas —lui expliquai-je avec toute la simplicité du monde.
— Oh —répondit la caïte et elle sourit au singe—. Bien sûr. Comme les oiseaux. Eux non plus n’obéissent à personne.
Je roulai les yeux en l’entendant comparer Syu à un oiseau. Frundis et moi, nous tentâmes de calmer le singe, pendant que nous sortions des appartements d’Adorina Waraiser et que nous nous mettions à la recherche de Sirseroth. Cela faisait déjà une heure que je me promenais dans les couloirs, fatiguée, croisant toute sorte de gens vêtus élégamment, quand, soudain, je tombai sur lui et sur une tiyanne aux yeux violacés qui demeura pantoise en m’apercevant.
Nous nous regardâmes toutes deux, stupéfaites, et ce n’est que lorsque Sirseroth secoua Suminaria et que Frundis me souffla une rafale musicale que nous ne réagîmes enfin.
— Shaedra ! —s’exclama-t-elle.
— Suminaria —haletai-je.
— C’est impossible !
— Chère cousine, j’ai l’impression que c’est tout à fait probable —affirma posément Sirseroth en souriant—. J’allais justement te raconter que j’avais rencontré une de tes amies, hier.
Je les regardai tour à tour, en clignant des yeux.
— Vous êtes… cousins ?
— Oui, bon, en fait des cousins éloignés —répondit Sirseroth—. On dirait que vous avez vu un fantôme au lieu d’une amie —observa-t-il.
Suminaria secoua la tête et se racla la gorge.
— Pardon. C’est que je ne m’attendais pas à te rencontrer au Palais Royal. Et avec cette tunique. Je croyais que tu étais partie, une fois le Tournoi terminé… Que s’est-il passé ?
Je gonflai les joues, prenant une expression éloquente.
— Ce printemps est très mouvementé —lui assurai-je.
Suminaria ouvrit grand les yeux, puis gloussa et se précipita sur moi pour m’embrasser. Je me réjouis de voir qu’elle n’affectait plus froideur et distance à mon égard.
— Tu n’as pas changé —me dit-elle, les yeux brillants de joie.
Je sentis une douce flamme réchauffer mon cœur en voyant que je lui avais manqué. Cela faisait plus d’un mois que je n’avais pas vu de véritable ami. Excepté Syu et Frundis, bien sûr.
— Toi, par contre, tu as changé —lui répliquai-je, moqueuse—. Je ne t’ai jamais vue à Ato porter une tunique aussi fleurie.
— Des coutumes d’ici —répondit-elle, avec un soupir—. Mais dis-moi, cette tunique, c’est vraiment celle du service de la Fille-Dieu ? —J’acquiesçai—. Je ne peux pas le croire. Tu dois me raconter ce qui t’est arrivé.
Je réprimai une moue en pensant que l’histoire était tellement liée à Lénissu que, peut-être, cela rappellerait à Suminaria l’échec de l’expédition de l’année précédente. Cependant, j’acquiesçai, vivement. Je sentais que j’avais besoin de lui parler. Peut-être me donnerait-elle quelque conseil utile, après tout.
— Bien sûr ! —dis-je alors—. Mais c’est une longue histoire.
Suminaria, comprenant, acquiesça.
— Alors, cherchons un endroit où nous asseoir.
— Allons au parc du palais —suggéra Sirseroth.
Toutes deux, nous le regardâmes, étonnées. Je n’avais vraiment pas pensé que Sirseroth veuille entendre mon histoire.
— Quoi ? —répliqua-t-il, cependant, avec désinvolture—. Moi aussi, je suis curieux de savoir comment une pagodiste d’Ato avec un singe gawalt a terminé au service de la Fille-Dieu.
Présenté de la sorte, je compris que son intérêt avait pu être éveillé. Cependant, je me raclai la gorge.
— Si tu veux écouter mon histoire, tu devras me faire une faveur —déclarai-je.
Le tiyan blond haussa un sourcil.
— Quel genre de faveur ?
— Tu devras répondre à quelques questions, pour que je ne revienne pas auprès de la Fille-Dieu les mains vides.
Sirseroth battit des paupières.
— Je ne comprends pas. Quelles questions ?
Je souris à demi. Après tout, la Fille-Dieu ne m’avait pas demandé de garder le secret. Et cette histoire d’espionnage était si ridicule que je ne parvenais pas à la prendre au sérieux.
— La Fille-Dieu m’a chargée d’une mission divine. Et elle veut que je lui rapporte les réponses à des questions du genre… quels amis as-tu ? Comment t’habilles-tu ? Es-tu sympathique ? Égoïste ? Philanthrope ? —Je souris largement en voyant que les deux tiyans me dévisageaient bouche bée—. Alors, si tu veux savoir pourquoi une célèbre tueuse de dragon comme moi s’est retrouvée au service de la Fille-Dieu, tu devras me donner un coup de main, je n’ai pas envie d’inventer toute seule les réponses à lui donner.
Finalement, Sirseroth s’esclaffa.
— La Fille-Dieu est incorrigible —souffla-t-il—. Je savais bien qu’elle manigançait quelque chose. Mais ne crois pas qu’elle ait succombé à mes charmes ni rien de cela : cette Fille-Dieu aspire seulement à consolider sa position pour le jour où l’on nommera une autre à sa place et qu’elle se retrouvera sans rien. Ce qui se comprend très bien. Au bout du compte, il ne lui reste qu’un an avant la cérémonie avec le Fils-Dieu. Cela me paraît un bon accord —dit-il alors—, je te donne les réponses à tes questions et, toi, tu nous racontes toute ton histoire. J’adore les histoires.
Ils me conduisirent dans le parc du palais et je constatai qu’il ne s’agissait pas d’un petit jardin, mais d’un petit bois avec des chemins sinueux et des arbustes fleuris. Tranquillisé par un entourage aussi familier, Syu se sépara bien vite de moi. Avec Suminaria et Sirseroth, j’allai m’asseoir sur la margelle d’une fontaine.
Je leur racontai ce qui m’était arrivé avec Lénissu, sans trop détailler. Cependant, je ne cachai pas que quelqu’un avait voulu voler l’épée de mon oncle et que Lénissu et Aryès avaient été bannis pour dix ans.
— Je n’ai pas trouvé d’autre solution que de demander de l’aide à la Fille-Dieu, étant donné qu’elle me devait une faveur —leur expliquai-je—. Elle a consenti à passer un accord avec moi : de mon côté, j’ai accepté de rester travailler pour elle le temps que Lénissu et Aryès seront bannis, et elle, de son côté, a promis de faire tout son possible pour réduire la durée de l’exil, mais il s’avère qu’elle n’a pu le réduire que de cinq ans. Et là se termine l’histoire —soupirai-je, un peu découragée—. Cela fait plus d’un mois que je suis au Sanctuaire, et je me demande si cela a réellement servi à grand-chose.
— Tu aurais dû m’en parler avant —se lamenta Suminaria—. Les Ashar, nous avons beaucoup de pouvoir. Nous aurions pu annuler l’exil.
— Cousine —grogna Sirseroth, en levant les yeux au ciel—, tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Toi, tu n’es pas les Ashar. Et je doute que tes parents prennent la peine de sauver une inconnue.
— Je pourrais les convaincre —protesta Suminaria.
— Impossible —répliqua-t-il—. On dirait que tu ne les connais pas.
— Ce n’est pas grave —leur assurai-je, avant qu’ils ne commencent à se disputer—. Comme dit Lénissu, chacun doit résoudre ses problèmes à sa façon.
“Bien dit”, approuva Syu, en apparaissant près de moi.
À partir de là, Suminaria n’aborda plus le sujet et Sirseroth répondit patiemment à mes questions, insérant dans son récit quelques mensonges suffisamment crédibles pour satisfaire encore davantage la Fille-Dieu. Finalement, je dus prendre congé, en promettant à Suminaria que je passerais chez elle, le jour suivant.
Je sortis du palais sans trop de difficultés et je pris le chemin du retour. En arrivant à l’Anneau, je me souvins des chasseurs de démons et je ralentis le rythme, craintive. Je n’avais pas du tout envie de monter le chemin désert qui menait au Sanctuaire…
J’entendis alors prononcer mon nom et je me retournai brusquement, en sursautant. Je cherchai la personne qui m’avait appelée, alarmée.
“Vous avez vu quelqu’un ?”, demandai-je à Syu et à Frundis.
Le singe gawalt laissa échapper un petit rire ironique.
“Si j’ai vu quelqu’un ? Avec tout ce monde, c’est difficile de ne voir personne. Mais celui que tu cherches, je ne l’ai pas vu. Moi, à ta place, je ne traînerais pas. Cette affaire ne me dit rien qui vaille. C’est la typique situation où il arrive un malheur”, m’avertit-il, en adoptant un ton savant.
— Shaedra —appela de nouveau une voix.
Je tournai la tête et je vis Srakhi Lendor Mid qui avançait rapidement vers moi.
“Pour une fois, tu te trompes, Syu !”, exclamai-je, en souriant.
Je me précipitai vers le gnome.
— Srakhi !
— Bonjour, Shaedra. Suis-moi. Il y a… des nouveautés.
— Tu ne sais pas combien je suis contente de te voir, Srakhi —lui assurai-je et il me répondit par un petit sourire—. Tu as appris quelque chose sur Lénissu et Aryès ? —demandai-je, anxieuse.
Srakhi leva une main pour m’imposer silence et je le suivis sans un mot, bon gré mal gré. Les questions tourbillonnaient dans ma tête, et Syu, quoiqu’il ne dise rien, laissait clairement comprendre que tout cela n’augurait rien de bon. Le gnome s’arrêta dans une ruelle et poussa une porte.
“Ne me dis pas que tu crois qu’un écaille-néfande nous attend derrière cette porte ?”, demandai-je au singe, en essayant de prendre un ton léger.
“Je ne suis pas devin”, grogna-t-il. “Peut-être qu’une corbeille pleine de bananes nous attend, mais j’en doute”, m’assura-t-il très gravement.
Avec appréhension, j’entrai devant Srakhi. La pièce était remplie de vieux meubles couverts de poussière. Allongé sur une chaise, un chat qui nous observait fixement poussa un miaulement inquiétant. Je sentis Syu se raidir.
“Ce n’est qu’un chat”, lui dis-je pour le tranquilliser.
“C’est ça, oui, qu’un chat, comme s’il n’avait pas de griffes”, répliqua Syu, craintif.
“Moi aussi, j’ai des griffes”, remarquai-je, moqueuse.
“Ce n’est pas pareil”, m’expliqua-t-il patiemment. “Toi, tu as l’esprit gawalt. Cela fait toute la différence.”
“Je me réjouis que tu trouves au moins une différence”, soufflai-je mentalement, amusée, en détournant les yeux du chat.
— Par ici —me dit Srakhi, en interrompant notre conversation.
— Tu peux m’expliquer un peu où tu m’emmènes ? —lui demandai-je, de plus en plus appréhensive.
M’emmenait-il dans quelque clan de say-guétrans ?, me demandai-je. Mille possibilités me venaient à l’esprit. Lénissu avait-il réussi à s’échapper de Kaendra et se trouvait-il de nouveau à Aefna ? Mais cette pensée était trop belle pour être vraie. Et si Syu avait raison et qu’une catastrophe était survenue ? Tout compte fait, Srakhi ne semblait pas être tout à fait tranquille. Tout était possible.
En entrant dans la nouvelle pièce, mes pensées s’évanouirent et je reculai, impressionnée. Sur deux sofas, cinq personnes étaient assises. Et je connaissais déjà deux d’entre elles : l’une était Wanli, l’elfe de la terre aux cheveux gris et mèches violettes, et l’autre était Neldaru Farbins, surnommé le Loup, dont le visage très étrange était le résultat d’un croisement de plusieurs races. Tous deux étaient des membres des Anciens Chats Noirs, comme Lénissu. Et, d’après ma conversation avec le maître Dinyu, je conclus que tous les présents étaient étroitement liés à la confrérie des Ombreux.
“Je te l’avais dit”, gémit Syu, mal à l’aise en voyant que tous les regards s’étaient posés sur nous.
— Bonjour, Shaedra —dit Wanli, souriante. Son visage dénotait cependant que cela faisait longtemps qu’elle ne dormait pas suffisamment. Elle se leva avec agilité pour réaliser un salut de bienvenue et je lui répondis en essayant de penser avec un peu de cohérence—. Nous voulions te parler —ajouta-t-elle.
— Eh bien, ça alors —fis-je, sans savoir quoi dire.
Ils m’invitèrent à m’asseoir et je pris place dans un fauteuil, convaincue que je ne m’étais jamais sentie aussi déconcertée. Pourquoi Srakhi m’avait-il amenée ici, à une réunion d’Ombreux ?
Une fois tous assis, le gnome inclus, un homme au visage sympathique et aux cheveux noirs, bouclés et emmêlés prit la parole d’une voix tout à fait sereine.
— Bien, maintenant que tu es là, je voudrais t’informer de plusieurs évènements qui t’ont probablement échappé. —Je l’observai avec une extrême attention—. Tout d’abord, tu dois vouloir savoir qui nous sommes, même si tu le sais peut-être déjà. Nous sommes des Ombreux, et je souhaiterais que tu effaces de ta mémoire, dès à présent, toutes les rumeurs qui courent sur nous, car la plupart sont fausses.
— Tu savais déjà que nous étions des Ombreux, n’est-ce pas ? —demanda Wanli, en voyant ma réaction.
— Je le savais —acquiesçai-je—. En réalité, je le sais depuis peu.
— Bien —dit l’humain—. Tu dois donc savoir que ton oncle Lénissu aussi était un Ombreux.
Je blêmis.
— Était ? —répétai-je, la gorge sèche.
— Est —s’empressa de rectifier l’humain.
Une elfe noire un peu âgée gloussa.
— Keyshiem, ne gaffe pas, d’accord ? Si tu continues comme ça, tu vas t’embrouiller et la jeune fille va tourner de l’œil.
— Bon, ça va. Lénissu est un Ombreux depuis longtemps déjà —poursuivit l’humain, en recouvrant son calme—. Mais dernièrement il a eu des problèmes.
— Ses problèmes ont un rapport avec les Ombreux ? —m’étonnai-je. Je fronçai les sourcils. Qu’avait à voir l’épée d’Alingar avec les Ombreux ?
— D’une certaine façon —répondit Neldaru, le regard fixé sur le sol.
— Mais… il est toujours emprisonné ou il ne l’est plus ? —demandai-je, anxieuse de savoir s’ils étaient là pour me donner de bonnes ou de mauvaises nouvelles.
— Son exil à Kaendra vient d’être invalidé —dit Keyshiem—. Mais il ne peut toujours pas s’approcher d’Aefna.
Je sentis mon cœur bondir.
— Il est libre —murmurai-je, abasourdie—. Alors, tout ce que j’ai fait n’a servi à rien…
Keyshiem se racla la gorge, embarrassé, et la vieille elfe noire me sourit gentiment.
— Tu te trompes. Que tu te sacrifies pour Lénissu nous a prouvé que nous pouvions avoir confiance en toi.
— Où est Lénissu maintenant ? —m’empressai-je de demander.
— Nous allons te raconter l’histoire depuis le début, pour qu’ensuite tu puisses la raconter à Lénissu —m’expliqua Keyshiem—. Tu sais que Lénissu porte un objet de beaucoup de valeur.
— L’épée d’Alingar —affirmai-je.
— Exact. Personne ne sait très bien d’où Lénissu l’a sortie, mais plusieurs histoires racontent que c’est le Nohistra d’Agrilia qui la lui a offerte, en remerciement de quelque service réellement extraordinaire. —Je me rappelai que les Nohistras étaient les dirigeants des Ombreux et je soupirai intérieurement en me demandant pourquoi diables Lénissu se fourrait toujours dans tant d’histoires.
“Tu n’es pas très différente”, m’assura Syu. “Ou bien as-tu oublié cette potion que tu as bue… ?”
“Syu !”, protestai-je, en l’interrompant. Et Syu laissa échapper un petit rire sarcastique dans ma tête.
— Bon —poursuivit Keyshiem en secouant la tête—, que ce soit vrai ou non, cette épée n’arrête pas de lui causer des problèmes depuis des années déjà, parce que, chaque fois que quelqu’un apprend que cette épée est une relique, on veut la lui dérober.
Il y eut alors un silence pendant lequel les Ombreux se regardèrent, hésitants. On aurait dit qu’ils n’osaient pas me dire quelque chose et je m’inquiétai.
— Si on le libère, cela signifie qu’ils ont déjà l’épée et qu’ils n’ont pas besoin de Lénissu ? —demandai-je, en voyant qu’ils ne se décidaient pas à parler.
— Non —intervint Neldaru, en tournant brusquement ses yeux vers moi—. Qu’il ait été relâché n’a rien à voir avec ça. Le Nohistra a demandé au Mahir de le libérer, ainsi que son fils.
J’écarquillai les yeux.
— Son fils ? Le fils de qui ? —exclamai-je, alarmée.
— Du Nohistra d’Aefna, bien sûr —me dit patiemment Keyshiem—. Son nom est Manchow Lorent. Lénissu n’a pas d’enfants, que je sache.
— Ah —j’inspirai—. Alors, le Nohistra a sauvé Lénissu, mais pourquoi ?
— Parce que c’est un Ombreux. Et pour lui confier une mission —répondit simplement l’humain—. Dans les Souterrains.
— Les Souterrains ! —répétai-je, atterrée—. Mais cela va le tuer. C’est un acte cruel. Lénissu ne voulait plus jamais retourner dans les Souterrains…
— Nous le savons —grogna l’elfe noir qui n’avait pas encore parlé—. Il nous l’a répété plusieurs fois quand il était ici, à Aefna.
— Sa situation était délicate —expliqua Keyshiem—. S’il n’acceptait pas le pacte, le Mahir ne l’aurait pas libéré. En tout cas, il n’a pas eu beaucoup le choix.
Je soufflai, un peu perdue.
— Et Aryès ? —demandai-je.
Keyshiem fronça les sourcils et haussa les épaules.
— Les trois ont été graciés. Manchow inclus. Lui n’aurait jamais dû être emprisonné de toutes façons.
— Il y a trop de choses que je n’arrive pas à comprendre —me désespérai-je—. Pourquoi Lénissu a-t-il dit qu’il se laissait emprisonner volontairement ? Pourquoi y avait-il des chasseurs de trésors à la recherche de l’épée d’Alingar ? Et qu’est-ce que le Nohistra d’Aefna a à voir dans tout cela ? Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas —ajoutai-je, en me mordant la lèvre—. Mais je ne comprends pas pourquoi…
— Tu vas comprendre —m’interrompit Keyshiem—. Mais ce que nous allons te dire ne doit pas sortir de cette pièce. Je veux que tu saches que nous sommes tous des Ombreux, mais nous sommes de vieux amis de Lénissu, et tout ce qui est arrivé nous a pris par surprise alors que… —il se racla la gorge— alors que, en réalité, ce sont les Ombreux eux-mêmes qui sont à l’origine de cette affaire, enfin, disons, le Nohistra d’Aefna.
— Mais, ça, ne le dis à personne —insista Wanli, en me regardant sérieusement—. Si le Nohistra découvre que nous révélons ses agissements…
— Je ne le dirai à personne —leur assurai-je, avec une moue. Il fallait toujours qu’ils me mêlent à leurs affaires.
— Sauf à Lénissu —intervint la vieille elfe noire—. Nous souhaitons que tu ailles le trouver et que tu lui dises la vérité, pour qu’il sache que le Nohistra l’utilise d’une façon peu honorable. La mission des Souterrains n’est qu’un prétexte pour…
— L’éloigner —compris-je.
— Et le mettre en danger —ajouta Wanli, avec une moue.
— Je ne crois pas que le Nohistra veuille qu’il lui arrive un malheur —raisonna Neldaru—. Surtout si l’on pense que Manchow va l’accompagner. Il veut seulement qu’ils passent un certain temps loin d’ici. Mais nous avons un problème.
— Lequel ? —m’inquiétai-je.
Keyshiem et Neldaru échangèrent un regard et l’humain secoua la tête.
— Le problème —dit-il— c’est que Lénissu ne voudra pas s’en aller dans les Souterrains s’il sait que tu es à Aefna. Nous voulons donc que tu t’en ailles.
Les battements de mon cœur s’étaient accélérés.
— Moi ? Mais quand ? Où ? Dans les Souterrains ? —demandai-je, précipitamment.
— C’est cela —approuva la vieille elfe—. Nous voulons que tu tranquillises un peu Lénissu et que tu lui dises aussi que le Nohistra d’Aefna n’est pas aussi misérable qu’il pourrait le croire une fois que tu lui auras révélé que c’est lui qui a vendu l’épée à un membre des Ashar.
Je pâlis. Alors comme ça, le Nohistra avait planifié le vol de l’épée de Lénissu pour la donner à un… Ashar ?
— Mais il a fait cela pour libérer quelques Ombreux des travaux forcés —expliqua Keyshiem, avant que je puisse réagir—. Et cela n’a pas marché tout à fait comme il l’espérait, puisque cet idiot de Manchow aussi s’est laissé emprisonner. —Il eut un sourire narquois et la vieille elfe lui jeta un regard d’avertissement—. En tout cas, ce sont des détails qui ne devraient pas te préoccuper. Lénissu a seulement perdu une épée, pas la vie, mais cela nous semble quand même insultant que le Nohistra nous ait éloignés d’Aefna pendant que lui s’occupait de négocier avec le vieil Ashar, en traitant de la sorte un de nos membres.
— C’est un comportement lâche —acquiesça Wanli, et je perçus dans sa voix une forte indignation.
— N’embrouillons pas la jeune fille —intervint la vieille—. Elle doit seulement dire à Lénissu de ne pas fouler Ajensoldra pendant un bon moment et de mener à bout son travail le mieux qu’il pourra. Après tout, il est toujours un Ombreux.
— Mais… —je me raclai la gorge—. Si je lui raconte tout ce que vous m’avez raconté… moi, à sa place, je suis désolée de vous le dire, mais je ne me mêlerais plus des affaires des Ombreux —ajoutai-je, tendue.
Je les vis échanger des regards rapides.
— Bon —dit Wanli, embarrassée—. Cela dépend de lui. Alors, quand vas-tu partir d’Aefna ?
Je fus surprise qu’il me demande mon opinion et je fronçai les sourcils, pensive. Je devais aller voir Suminaria le lendemain, quoique… en ce moment même, entrer dans la maison des Ashar en sachant que l’un d’eux au moins était responsable du malheur de Lénissu, cela m’inspirait une certaine répugnance. Et quitter Aefna, ce serait pour moi une libération, pas seulement parce que je commençais à en avoir assez de la Fille-Dieu, mais aussi parce que je ne voulais pas finir entre les mains des chasseurs de démons, qui avaient tout l’air de m’avoir pris pour leur jouet préféré.
— Tu devrais partir tout de suite —réfléchit l’elfe noir, en voyant que je ne répondais pas.
Je fis non de la tête.
— Je partirai demain. Mais je ne peux pas m’en aller seule.
— Je t’accompagnerai —intervint Srakhi—. Ce dernier mois, je crains de ne pas avoir tenu la promesse que j’ai faite à Lénissu de le protéger.
Keyshiem se leva, en disant :
— Ça, vous l’arrangez entre vous. Je voudrais seulement te donner cette lettre pour Lénissu. Tu la lui donneras ?
Ses yeux sombres brillèrent avec une intensité étrange. J’acquiesçai solennellement.
— Je la lui donnerai.
Je devinai que je n’allais pas oublier cette lettre aussi facilement que celle d’Yrasiuth… Nous nous étions tous levés, lorsque j’osai demander :
— Et ce travail que le Nohistra a donné à Lénissu… en quoi consiste-t-il exactement ?
— Aucune idée —répondit Neldaru Farbins en posant sur moi ses yeux impassibles—. Même Lénissu ne le sait probablement pas encore.
— Ne te tracasse pas pour ça —me dit la vieille, en souriant—. Ce n’est sûrement qu’un prétexte pour l’éloigner d’ici. Ton oncle Lénissu a toujours une habileté surprenante pour exaspérer les Nohistras.
Ils commencèrent à sortir l’un après l’autre de la pièce et j’allais les suivre quand Wanli me retint.
— Attends —murmura-t-elle—. Moi aussi, j’ai une lettre pour Lénissu. C’est important.
Je pris l’enveloppe et je souris.
— S’il ne m’arrive rien en chemin, elle parviendra à son destinataire, je te le promets.
“Je déteste faire tant de promesses”, soupirai-je mentalement. Et Syu sourit, railleur, en me disant tout sereinement :
“Eh bien, ne les fais pas.”