Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
La première chose que je pensai en grimpant précipitamment vers les branches supérieures, c’est que j’avais jeté et perdu les citrons bêtement. J’agrippais l’écorce irrégulière si fort que j’en avais mal aux mains. Le ternian me poursuivait, mais il avançait plus lentement. Mon cœur battait à tout rompre, de peur plus que de l’effort. En voyant que l’individu masqué commençait à monter plus rapidement et que les branches devenaient vraiment fragiles, je décidai de sauter. Les yeux dilatés par la peur et le désespoir, je pris mon élan et je me jetai vers l’arbre le plus proche. Un instant, j’éprouvai une terrible détresse en sentant que j’allais probablement mourir… je tombai sur une grosse branche, enfonçant mes griffes de mains et de pieds dans l’écorce.
“Ça va ?”, me demanda Syu, angoissé.
“Je suis vivante !”, fis-je, sans pouvoir le croire. “Où es-tu ?”
“Juste au-dessus”, répondit le singe.
Je levai les yeux et je le vis suspendu à une branche, entre le feuillage épais.
“Je propose qu’on se cache”, dis-je, en essayant de ne faire aucun bruit. “Grimpons et passons à un autre arbre.”
“Tu es sûre ?”, me demanda Syu, inquiet. “Je ne suis pas capable de sauter de telles distances.”
“Mais moi si”, fis-je en souriant largement, les yeux brillants d’excitation. “Ça a été génial !”
“Je te rappelle que tu as failli te tuer”, gémit Syu, peu convaincu.
J’étais consciente que l’excitation qui m’envahissait était le fruit de la peur, mais je ne pus faire autrement : j’étais convaincue que ce n’était pas si difficile de sauter d’un arbre à l’autre. Après tout, ils étaient chargés de grosses branches et de feuilles qui me dissimuleraient à la vue des chasseurs de démons. À moins que ce soient des démons, me dis-je, pensive. Mais en tout cas, ce n’étaient pas des alliés.
Je grimpai plus haut, en essayant d’être aussi discrète que possible. Je m’enveloppai dans les harmonies, maintenant que j’avais un peu plus de temps pour penser, et je me demandai où était à présent le ternian qui me poursuivait. Une fois en haut, je sautai sur la branche d’un autre arbre assez proche et Syu siffla entre ses dents, soulagé de constater que, finalement, le saut ne s’était pas si mal passé. Je m’entourai de nouveau d’harmonies, car, en sautant, j’avais perdu ma concentration, et je continuai de fuir discrètement mes ennemis.
Ce qui m’empêchait de me sentir en sécurité, c’était le silence de la forêt. On n’entendait pas une voix. Et, à chaque instant, je m’imaginais que le ternian m’observait comme un prédateur, découvrant ses dents blanches et menaçantes.
Le soleil baissait et le côté est de la colline se retrouva soudain dans l’obscurité, bien que le ciel soit encore bleu.
“Tu les entends ?”, demandai-je.
“Non”, murmura Syu, en regardant en bas. “Tu crois qu’ils sont partis ?”
“Je l’espère”, soupirai-je.
“Je vais vérifier ?”
“Non !”, dis-je, vivement. Je ne voulais pas que Syu s’approche de ces déments qui m’avaient tendu une embuscade comme des traîtres. M’aider, avaient-ils dit. Je soufflai, sarcastique. Mais comment avaient-ils découvert que j’étais un démon ? Les Communautaires m’avaient-ils vendue ? Ou était-ce cette elfe de la terre, vêtue de noir… ? Elle m’avait vue me transformer. Et elle m’avait suivie…
— Bonjour —me chuchota une voix.
Je crus mourir de frayeur. La respiration entrecoupée, je me retournai brusquement et je vis une chevelure violette.
— Spaw ! —murmurai-je, en sentant que la tension avait noué ma gorge. Je secouai la tête pour chasser les points noirs qui, avec la frayeur, avaient commencé à brouiller ma vue—. Que fais-tu ici ?
— Je suis venu te protéger, comme convenu —annonça-t-il, en souriant—. Nous avons un grave problème.
— Lequel ?
Il haussa un sourcil.
— Tu ne le sais pas ?
— Oh —grognai-je—. Tu parles de ces fous qui me poursuivaient ?
Ses yeux noirs se tournèrent vers le sol un instant et revinrent se fixer sur moi.
— C’est bien d’eux dont je parle. Il est très probable… que ce soient des chasseurs de démons.
— Des chasseurs de démons ? —répétai-je, scrutant la forêt—. Je me disais bien, aussi. L’un d’eux m’a appelée démon.
— Alors, j’avais raison —se félicita Spaw. Malgré le ton de sa voix, il avait l’air un peu nerveux, assis sur sa branche.
— Je n’aurais jamais cru que tu serais capable de grimper à un si grand arbre —commentai-je.
— Je ne suis pas arrivé en grimpant —répliqua-t-il, à voix basse—. Combien sont-ils ?
— Cinq. Tu n’es pas arrivé en grimpant ? Que veux-tu dire ?
— Je ne sais pas grimper comme toi. Cinq, cela fait beaucoup. Il est clair qu’ils ont peur des démons. Ils doivent penser que tu as des pouvoirs maléfiques ou quelque chose comme ça.
Nous sourîmes tous deux, amusés. J’inclinai la tête, une pensée me frappant subitement.
— Si tu ne sais pas grimper, comment vas-tu faire pour redescendre ? —demandai-je.
Spaw fit une moue.
— C’est un problème —avoua-t-il—. Mais, pour le moment, il faut penser à comment, toi, tu vas échapper.
Il s’accrochait à la branche de toutes ses forces et, même s’il ne voulait pas le laisser paraître, il était évident qu’il n’était pas du tout à l’aise assis dans un arbre.
— Spaw, je peux te demander quelque chose ?
— Bien sûr —répondit-il, avec un sourire franc.
— Je ne veux pas faire trop de suppositions, mais j’ai l’impression que tu ne sais pas léviter —commençai-je.
Ma conclusion sembla vraiment amuser le démon.
— Exact —dit-il.
— Et le collier que tu m’as donné est une magara très puissante, n’est-ce pas ?
— Plutôt —reconnut-il.
— Alors, quand tu as dit que le collier me protègerait, en fait, tu voulais parler de toi, pas du collier. Tu es venu ici…
— Oui, oui —m’interrompit Spaw, impatient—. Si tu souhaites tant le savoir, mon collier me permet de me télétransporter là où se trouve l’autre collier, le tien. Mais tout de suite écoute-moi, la Fille-Dieu et son cortège sont en train de passer sur le chemin, tu les entends ?
Je tendis l’oreille et j’acquiesçai.
— Eh bien, je te conseille de courir les rejoindre. Une fois que tu seras avec eux, les chasseurs de démons n’oseront rien te faire.
— D’accord.
Spaw se racla la gorge.
— Et si je peux te demander une faveur… —poursuivit-il.
Je haussai un sourcil, interloquée.
— Une faveur ?
— Essaie de ne pas vagabonder toute seule, d’accord ?
J’esquissai un sourire.
— Mais s’ils m’attaquent, tu apparaîtrais pour me sauver, n’est-ce pas ?
— Il n’existe aucune magara parfaite. Celle-ci ne fonctionne pas toujours. Surtout une fois qu’elle a déjà été utilisée…
— C’était prévisible —répliquai-je, tranquillement—. Je te promets que j’essaierai d’être prudente. De toutes façons, je ne suis jamais seule —ajoutai-je, en signalant Syu, qui se redressa tout fier.
— Allez, cours vite, sinon je devrai trouver une autre méthode pour te sortir de là —me pressa Spaw.
Je joignis les deux mains en guise de salut, je me levai et je sautai sur une autre branche pour passer ensuite sur un arbre plus proche du chemin. Peu après, j’atterris près du cortège et je vis la Fille-Dieu sur sa litière, entourée de ses gardes et de ses prêtresses. Djawurs fermait la marche et fut le premier à me voir.
— Bonne après-midi —dis-je, avec un sourire forcé. Je me demandais encore comment diables Spaw allait descendre de l’arbre et je me l’imaginai, la nuit, tremblant de froid, entouré de chasseurs de démons, sans pouvoir dormir ni faire quoi que ce soit.
L’humain me jeta un regard méfiant.
— Que fais-tu là ? Tu n’étais pas censée être de retour au Sanctuaire ?
— Oui —répondis-je lentement—. Mais j’ai décidé… d’explorer le bois. Pour méditer —ajoutai-je, un léger sourire innocent sur les lèvres.
L’expression de Djawurs s’assombrit encore davantage. Il était impossible de mentir à cet humain, me désespérai-je. Cependant, il devait avoir décidé qu’il était inutile de me parler, ou que ce n’était pas digne de lui, car il ne répliqua pas. En chemin, je ramassai le sac de citrons et je souris, hésitante, en voyant que Djawurs me regardait fixement, désapprouvant sans doute les bêtises que j’avais bien pu faire. D’un coup d’œil rapide, je vérifiai que les citrons n’étaient pas trop écrasés et je suivis le cortège, l’air grave, auprès de Djawurs.
L’humain se racla la gorge lorsque nous arrivâmes au Sanctuaire et, pendant que les porteurs emmenaient la Fille-Dieu à l’intérieur, il se tourna vers moi.
— Je croyais avoir compris que la Fille-Dieu t’avait demandé de ne pas emmener le singe à Aefna.
J’écarquillai les yeux et je tournai la tête vers le singe, qui, irrité, s’était raidi sur mon épaule.
— Hum… vous faites allusion à Syu ? Il n’était pas avec moi au Temple —argumentai-je.
Djawurs soupira.
— Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi la Fille-Dieu t’a prise pour servante. Tu désordonnes la bibliothèque et, maintenant, elle veut faire de toi la messagère de ses petites histoires, comme si tu étais sa fidèle amie.
Je fronçai les sourcils.
— Vous avez raison, moi non plus je ne comprends pas pourquoi la Fille-Dieu a décidé de m’aider. Lorsque je suis venue ici, j’avais peu d’espoir que quelqu’un m’écoute.
Ma réponse sembla surprendre Djawurs et son visage s’adoucit un peu, mais très vite la préoccupation s’y dessina de nouveau.
— La Fille-Dieu m’a demandé de te dire que tu ailles dîner avec elle ce soir. À dix heures, dans sa chambre.
Je retins un soupir et j’acquiesçai vivement.
— J’y serai.
— Je te conseille de changer de tunique, on dirait que tu as passé dix ans dans une jungle —ajouta Djawurs, en s’éloignant déjà.
Je baissai les yeux sur ma tunique et je constatai, surprise, que ma nouvelle tunique blanche était plus sale que le torchon que j’avais utilisé pour nettoyer les sols.
Je portai les citrons à la cuisine et je saluai Noysha et Zalhi avant de retourner rapidement dans ma chambre. Une fois là, je fermai la porte et j’examinai attentivement toute la pièce.
“Tu crois qu’il y a des chasseurs de démons ici ?”, s’inquiéta Syu, appréhensif.
J’essayai de me tranquilliser et je fis non de la tête.
“Ils n’oseraient pas entrer au Sanctuaire”, répondis-je. Mais Syu perçut parfaitement mon hésitation et demeura sur mon épaule, sur le qui-vive.
Fermant les yeux sur mes craintes, je revêtis ma tunique rouge, et je pliai avec soin ma tunique sale, en me demandant ce que me voulait la Fille-Dieu. Djawurs disait qu’elle souhaitait faire de moi sa messagère. Cela ne me plaisait pas du tout, me dis-je. Parce que cela signifiait que je devrais sortir du Sanctuaire seule…
“Je te protègerai”, me dit Frundis. Je l’avais pris dans ma main, cherchant peut-être une chanson apaisante, et le bâton, s’apercevant de mon trouble, essaya de m’encourager. “Après tout, je suis un bâton de combat”, ajouta-t-il, avec un petit rire satisfait.
“Et moi, une lutteuse”, lui répliquai-je, en me mordant la lèvre. “Du moins, je suis censée l’être…”
“Les gawalts, nous ne sommes pas des lutteurs”, répliqua doucement Syu, en s’asseyant sur mon genou. “Mais nous savons nous défendre.”
Je l’ébouriffai affectueusement et je m’allongeai sur le lit, méditative. Je ne vis pas le temps passer et je m’étais presque endormie lorsque, soudain, je me rappelai que je devais aller voir la Fille-Dieu. Je me levai d’un bond, je pris congé de Frundis et de Syu, en leur assurant que je n’allais pas très loin et que je reviendrais en courant si des chasseurs de démons m’attaquaient de nouveau.
Dans le couloir, Lacmin était devant la porte des appartements de la Fille-Dieu. Pour la première fois, sa présence me réconforta et je le saluai amicalement avant d’entrer dans la chambre. La Fille-Dieu était assise sur un coussin, en train de lire à voix haute un livre de poèmes à Éleyha, pendant que Shaluin dressait la table. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce. La Fille-Dieu récitait les vers avec clarté, pendant que la petite elfe noire l’écoutait avec fascination.
Elle est telle une blanche lune
qui sur la terre miroite
et laisse un flou souvenir
dans la mémoire.
Brillant sous le triste ciel,
telle une opale d’été
qui dans l’air, en vain, s’avance,
trouble d’histoire.
Elle se tut et je devinai qu’elle était arrivée à la fin du poème. Éleyha sourit largement, ravie.
— Ce poème parle d’une jeune fille qui se transforme en fantôme pour sauver son bien-aimé —prononça la Fille-Dieu, sans me regarder—. Aimes-tu la poésie ?
— Oh… Oui, bien sûr —répondis-je.
— Merci, Shaluin —dit alors la pâle jeune fille, en relevant la tête et posant les yeux sur moi—. Tu peux aller dîner.
La caïte fit un geste et me jeta un regard curieux avant de sortir. La Fille-Dieu referma le recueil de poèmes et se leva. En silence, nous nous attablâmes.
— Quel est ton poète préféré ? —me demanda la Fille-Dieu, pendant qu’Éleyha enlevait le couvercle d’une casserole qui contenait une salade de riz.
Vraiment, je ne m’attendais pas à une conversation sur les poètes. Je me raclai la gorge.
— Eh bien…
— Limisur est le meilleur —m’interrompit-elle, avant que j’aie pu dire quoi que ce soit—. Je te recommande ce livre, Shirel de la montagne. Le liras-tu ?
J’inclinai la tête, surprise. Elle semblait vouloir à tout prix que je le lise.
— Je le lirai —acquiesçai-je. Et j’allais prendre ma cuillère, lorsque je me rappelai qu’au Sanctuaire, il fallait toujours méditer avant de manger.
Pendant que la Fille-Dieu prononçait quelques prières plus brèves encore que celles de Zalhi à la cuisine, un détail me vint soudain à l’esprit. Et si les chasseurs de démons prétendaient me tuer ? Dans ce cas, ils pouvaient utiliser tous les moyens. Je baissai les yeux sur le riz et je me mordis la lèvre. Ils pouvaient même tenter de m’empoisonner.
Je secouai la tête. Depuis l’empoisonnement de Taroshi, je devenais trop méfiante, me dis-je. Alors, sans plus de précautions, je me servis et je commençai à manger le riz.
— Cette après-midi, j’ai eu une conversation intéressante avec Sirseroth Ashar —me dit la Fille-Dieu.
Je levai les yeux vers elle, silencieuse, en mâchant mon riz. Éleyha nous observait tour à tour. Il était clair que la Fille-Dieu voulait que je me montre intriguée et curieuse d’en apprendre plus sur cette conversation. Mais je n’avais pas envie de lui faciliter la tâche pour qu’elle me mêle à ses affaires.
— Sirseroth est un Ashar très particulier —poursuivit-elle—. C’est le seul qui sait être aimable et compréhensif. Il a bon cœur. C’est pour ça que je voulais lui parler.
— Pour lui dire qu’il avait bon cœur ? —demandai-je, sans pouvoir m’empêcher de prendre un ton léger.
La Fille-Dieu plissa les yeux, mais elle rougit.
— Une Fille-Dieu ne peut pas dire ce genre de choses —grogna-t-elle—. Nous avons parlé d’énergie bréjique. Et de sa famille. Et de la cérémonie. —Elle m’adressa soudain un regard autoritaire—. J’ai décidé ce que tu vas faire cette semaine.
— Ah ? —m’enquis-je, en essayant de ne pas trop laisser voir ma contrariété.
— Tu vas épier Sirseroth —déclara-t-elle.
— É… épier ? —bredouillai-je, incrédule, en crachant des grains de riz.
— Exactement. Si tu as été capable de tuer un dragon, tu es capable d’épier un jeune celmiste, même si c’est Sirseroth Ashar —ajouta-t-elle, avec un petit sourire.
— Un dragon ? —répétai-je, en laissant échapper un rire nerveux—. Je n’ai tué aucun dragon, j’en ai seulement énervé un. En plus, Sirseroth vit au Palais Royal.
— Je sais, mais ceci n’est pas un obstacle pour une kal pagodiste —répliqua-t-elle, sans accorder d’importance à mes protestations.
Je la regardai fixement. Croyait-elle que j’allais pouvoir entrer dans le palais, comme ça, sans problèmes ?
— Pourquoi diables veux-tu épier Sirseroth ? —demandai-je, en exigeant la vérité.
La Fille-Dieu arqua un sourcil.
— Pourquoi as-tu nettoyé les sols du Sanctuaire ? —répliqua-t-elle—. Pourquoi as-tu ordonné la bibliothèque ? Pourquoi me sers-tu ? —ajouta-t-elle.
— C’est impossible de débattre avec ces arguments insensés —grognai-je.
La Fille-Dieu ouvrit grand les yeux, offensée. Apparemment, elle n’était pas habituée à ce qu’on lui parle de la sorte. Mais la vérité était que j’en avais assez de ses caprices.
— Fais attention à ce que tu dis —m’avertit-elle sur un ton menaçant qui me laissa indifférente—. Les dieux peuvent venir te punir.
— Il est évident que les dieux t’ont demandé d’épier le jeune et élégant Sirseroth —fis-je avec désinvolture—. Dans ce cas, ce serait un sacrilège que je n’accepte pas ton travail. Mais si c’est un travail divin —ajoutai-je—, alors tu devrais réduire davantage le temps que je dois te servir.
La Fille-Dieu souffla, sarcastique.
— Tu ne sais pas traiter avec les gens comme moi —répliqua-t-elle—. Moi, je ne condescends aux souhaits que lorsque je sens réellement qu’il est de mon devoir de le faire. De toutes façons, je ne te demandais pas de me dire oui ou non. C’est simplement un travail dont je te charge, de maîtresse à servante. Tu ne peux pas refuser.
Elle non plus ne savait pas traiter les gens comme moi, me dis-je mentalement, en grognant. Mais je ne gagnais rien à la rendre furieuse, aussi, j’essayai de me calmer.
— C’est bon —répliquai-je—. Que dois-je faire ?
— Je veux que tu me dises tout ce qu’il fait. Quels sont ses amis. Avec qui il parle. S’il est travailleur, s’il est joueur, s’il a une bonne réputation, tout ce qui peut être intéressant.
— Ah. —Je fronçai les sourcils, pensive—. Et comment suis-je censée entrer dans le palais ? En cachette ? Et si l’on me surprend ?
— Si l’on te surprend, tu te fais passer pour une servante, ou que sais-je —répliqua la Fille-Dieu, qui ne voulait pas se soucier de ces détails sans importance—. Pour ce qui est d’entrer… demain, tu iras voir une de mes amies au Palais Royal pour lui donner un message. Et après-demain, tu iras chercher sa réponse. Et une fois là-bas, tu te débrouilles.
Ce travail ne me plaisait pas du tout. Non seulement parce qu’en soi, il n’avait aucun intérêt, mais, en plus, cela impliquait que j’allais devoir sortir du Sanctuaire. Et je ne voulais pas tomber de nouveau sur les chasseurs de démons.
— Quelqu’un pourrait m’accompagner jusque là-bas —insinuai-je—. Par exemple, un Arsay.
— Pourquoi ? —demanda-t-elle, sans comprendre.
— Tous ceux qui verraient l’Arsay, ne remarquerait pas ma présence —raisonnai-je, en sachant que mon argument n’était pas très convaincant.
— Hum… Cela me semble vraiment superflu. Les Arsays servent à protéger le Sanctuaire, ils ne sont pas là pour accomplir ce genre de travail.
Son ton laissait entendre que Djawurs avait dû lui répéter plus d’une fois que les Arsays de la Mort n’étaient pas à ses ordres. Et alors, la Fille-Dieu avait décidé d’avoir recours à moi.
Éleyha s’agita sur sa chaise. Nous avions fini de manger et la petite elfe noire s’ennuyait mortellement. Aussi, peu après, je sortis enfin dans le couloir, le recueil de poèmes Shirel de la montagne entre les mains. Je souhaitai bonne nuit à Lacmin et j’allai dans ma chambre, plongée dans mes réflexions. Je trouvai Frundis et Syu en pleine discussion philosophique. À ce que je compris, chacun prétendait expliquer ce que signifiait avoir des principes.
“Syu ne veut pas m’écouter”, se plaignit Frundis.
“Bouah. Je l’écoute depuis que tu es partie”, répliqua Syu, en me regardant, les bras croisés.
Je roulai les yeux et je m’assis sur le lit.
“Il n’est pas nécessaire de penser autant. On agit comme il faut, et voilà”, déclarai-je avec simplicité.
Syu acquiesça énergiquement.
“C’est vrai, Frundis me fait trop penser”, grogna-t-il. “Toujours avec ses réflexions de bâton saïjit. À la fin, il va finir par me faire oublier tout ce que je t’ai appris, Shaedra. Tu fais bien de me rappeler que nous sommes des gawalts.”
Je ris sous cape et je bâillai.
“Je dois vous raconter quelque chose. Devinez ce que m’a demandé la Fille-Dieu. Elle veut que j’épie quelqu’un pour elle. Je me sens ridicule d’accepter un tel travail”, soupirai-je.
Syu et Frundis essayèrent de me consoler, l’un, en me disant que les saïjits avaient des idées très bizarres et, l’autre, en m’assurant qu’il avait eu un porteur qui était un espion de la confrérie raenday tout en étant un très bon garçon. Au bout d’un moment, je m’endormis, bercée par la douce musique du bâton.
Je rêvai que je courais d’arbre en arbre et que j’étais poursuivie par des nadres rouges qui sautaient très haut. Je pensais déjà qu’ils allaient m’attraper lorsque, soudain, Aryès apparut, en volant, et il me prit par la taille, m’emmenant très loin des maudits monstres. Et, lui, me souriait et me disait qu’il n’avait jamais volé si haut ni si loin. Et alors, nous commencions à tomber, à tomber à grande vitesse… Démons !, me dis-je. Je me réveillai le cœur battant à toute allure. J’entendis un bruit dans le couloir et je me pétrifiai, convaincue qu’un malheur allait arriver.
Frundis changea sa douce mélodie de violons pour un air inquiétant de flûtes précipitées.
“Que se passe-t-il ?”, demanda Syu, en clignant des yeux, à moitié endormi.
Je ne savais pas quoi lui répondre. Le bruit des pas s’arrêta très près de ma porte. Livide de terreur, je pris Frundis avec fermeté et je me levai discrètement. Les rayons bleus de la Gemme illuminaient doucement la chambre et je vis, atterrée, que quelqu’un tournait la poignée de la porte. J’hésitai entre sortir par la fenêtre ou affronter mes attaquants et crier le plus fort possible pour que les Arsays me viennent en aide.
— Shaedra ? —dit alors une voix familière.
Une petite silhouette passa la porte et, ne me trouvant pas dans le lit, elle balaya la chambre du regard. Je sentis que le soulagement m’envahissait comme si on m’avait jeté un seau d’eau.
— Éleyha —murmurai-je—. Tu m’as fait une de ces peurs.
La petite elfe noire courut vers moi et m’embrassa.
— J’ai fait un cauchemar horrible —fit-elle, d’une voix aigüe—. Et ma sœur est méchante. Elle ne me laisse pas aller dans son lit.
Sœur, me répétai-je, et j’écarquillai légèrement les yeux, surprise. Alors comme ça, Éleyha était la sœur de la Fille-Dieu ? Mais… la Fille-Dieu n’était-elle pas censée s’écarter de toute sa famille lorsqu’on la nommait ? Du moins, c’était ce que disait le livre que m’avait offert Wiguy.
— Qu’as-tu rêvé ? —lui demandai-je, doucement.
Le petit visage de l’elfe apparut, au milieu de ses mèches noires désordonnées. Ses grands yeux verts étaient pleins de larmes.
— Il y avait un énorme monstre de roche —me raconta-t-elle—. Il me poursuivait et il avait des yeux violets, c’était terrible ! Et nous étions dans un désert, ma sœur et moi et… il nous poursuivait —répéta-t-elle— et, là, je me suis réveillée.
J’essayai de la consoler, je lui dis que les cauchemars n’avaient ni queue ni tête et qu’il fallait essayer de changer de rêve si l’on pouvait. Au bout d’un moment, je lui suggérai de retourner au lit, mais Éleyha refusa énergiquement de la tête, quoique plus apaisée maintenant.
— Je ne veux pas revoir le monstre —affirma-t-elle.
Finalement, je lui proposai de jouer au kiengo. Le jardinier, Sakun, m’avait donné un vieux jeu de cartes et l’elfe noire s’anima aussitôt. Nous jouâmes, Syu, elle et moi pendant une heure entière, mais le singe et moi, nous étions assez fatigués et, en plus, le moindre bruit que nous entendions dans le Sanctuaire me rappelait que des chasseurs de démons pouvaient rôder dans les parages.
— La Fille-Dieu disait qu’elle n’était pas sûre que tu saches qu’elle et moi, nous étions sœurs —dit à un moment Éleyha, en attendant que je joue—. Mais, moi, j’étais sûre que tu le savais déjà.
Je la regardai, un sourcil arqué au-dessus de mes cartes.
— Et comment en étais-tu si sûre ? —demandai-je, en jouant une carte.
— Tu n’as pas eu l’air surprise quand je te l’ai dit —expliqua simplement la fillette.
— Oh. Eh bien, parfois, il faut se méfier des apparences —lui dis-je, sagement—. Mais ne te tracasse pas, je n’avais pas l’intention d’en parler à qui que ce soit.
Éleyha me fit un grand sourire.
— J’aimerais avoir une sœur comme toi. Les autres servantes me parlent à peine et elles ne jouent pas avec moi. Jisleya dit que je suis une enfant gâtée.
— Vraiment ? —m’étonnai-je.
“Sénateur noir”, fit Syu, impatient, après avoir posé sa carte de sénateur. “On joue ou non ?”
— C’est à toi. N’écoute pas trop Jisleya —continuai-je, alors qu’Éleyha jouait.
— Je la déteste —grogna la petite elfe noire—. Ma sœur dit qu’elle a une âme de harpie. Mais ne le dis à personne !
Je souris.
— À personne. Et, pour que tu ne penses pas que je te cajole… —je jouai ma dernière carte— je te laisse perdre généreusement —déclarai-je. Syu siffla entre ses dents et Éleyha fit une moue comique—. Et maintenant tout le monde au lit.
Je rangeai les cartes et Éleyha s’approcha de la porte, hésitante, comme si elle voulait ajouter quelque chose.
— Bonne nuit —se contenta-t-elle de dire, cependant.
— Bonne nuit, Éleyha. Ne rêve pas de monstres —plaisantai-je. Éleyha se mordit la lèvre, acquiesça et retourna dans sa chambre.
J’étais sur le point de m’endormir quand Syu se racla la gorge.
“Tu as eu beaucoup de chance aux cartes.”
“Pourvu que j’aie autant de chance demain”, répliquai-je. Je me voyais déjà errant, avec ennui, dans les énormes couloirs du palais inconnu, sans trouver Sirseroth nulle part.
Le singe gawalt vint se rouler en boule contre moi et bâilla :
“Boh. Tant que nous sommes ensemble, tout ira bien”, m’assura-t-il.
Je souris, émue par sa confiance.
“C’est vrai”, approuvai-je. Et je m’endormis, plus tranquille, près de Syu, tenant Frundis dans la main.