Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent

8 Petit déjeuner

Le matin suivant encore, Frundis était plus silencieux que d’habitude en raison de son effort harmonique de la veille. Je n’avais pas osé lui faire le moindre reproche sur ce qui s’était passé. Sa sphère d’obscurité avait été si exagérée que le hobbit qui surveillait la maison suspecte s’était évanoui de terreur en la voyant apparaître comme un trou noir dans l’air. Mais ni Frundis ni moi n’avions commenté l’incident, et Syu avait juste fait une remarque moqueuse, affirmant que la manière d’échapper lui avait semblé professionnelle. J’espérai que le dit Hawrius ne se souviendrait de rien à son réveil.

J’allais entrer dans le réfectoire pour déjeuner lorsque le maître Dinyu s’approcha de moi.

— Bonjour, Shaedra, je voudrais te parler un moment.

Je réalisai le salut qui se devait à un maître et je le suivis. Il me conduisit dans ses appartements et je saluai Saylen et Relé, avec un grand sourire.

— Comment vas-tu ? —demandai-je à l’enfant de trois ans.

Relé, en me voyant, se précipita vers moi, les mains ouvertes.

— Singe ! En haut —dit-il.

Je perçus l’exaspération de Syu. L’attention que lui prêtait cet enfant n’avait jamais cessé de l’irriter.

— Syu est un singe gawalt —lui expliquai-je.

— Moi aussi —dit l’enfant, en se suçant les doigts et en souriant comme un petit démon.

Je souris.

— Relé, viens ici —l’appela sa mère—. Ton père veut parler à Shaedra.

— Et parler au singe ? —demanda Relé, en retournant auprès de sa mère.

— Je crains que cela ne soit pas aussi facile —répliqua le maître Dinyu, en lui souriant, l’air amusé.

Je leur dis au revoir et je suivis le maître Dinyu dans une petite salle impersonnelle avec des coussins et des tables basses.

— Bon, assieds-toi —me dit-il, en s’installant sur un coussin écarlate.

Je m’assis et je le regardai, l’œil interrogateur.

— Que se passe-t-il, maître ? —demandai-je.

— J’ai des questions à te poser —commença-t-il, lentement—. Je sais que l’on vous a donné cette nuit toute la liberté d’aller où vous vouliez et quand vous vouliez tant que vous vous comportiez comme des kals d’Ato… je ne veux pas m’immiscer dans des choses qui ne me regardent pas, mais je considère que, si tu as un problème, il est de mon devoir de maître de t’aider. Cette nuit, je t’ai vue rentrer et tu semblais terrorisée.

Je sentis la tension et la gêne m’envahir. Le maître Dinyu avait toujours su adopter le ton adéquat pour ne pas paraître indiscret. Et je regrettais de l’avoir préoccupé. Et si le maître Dinyu commençait à se méfier de moi avec tous les secrets que je lui cachais ?

— C’est… un sujet qui me préoccupe depuis plusieurs jours —avouai-je—. C’est pour ça que cette nuit je suis sortie pour essayer d’en apprendre plus.

— Au quartier général ? —demanda Dinyu.

J’écarquillai les yeux. Il était donc au courant… ?

— Lénissu et Aryès y sont emprisonnés —acquiesçai-je.

Sa réaction me prouva qu’à l’évidence, il n’était pas au courant de cela. Il sursauta et me regarda, incrédule.

— Attends… tu peux répéter ce que tu as dit ? —fit-il, en clignant des yeux.

— Lénissu et Aryès sont emprisonnés au quartier général —répétai-je patiemment.

— Mais… que fait Aryès à Aefna ? —demanda-t-il, l’air perdu. Je voyais clairement que les questions tourbillonnaient dans sa tête.

— Il est arrivé il y a quelques jours, mais il ne veut pas que ceux de la Pagode sachent qu’il est là. Ne me demandez pas pourquoi, je ne le sais pas. Il était avec Lénissu quand ils ont été arrêtés.

— Il est donc vivant —médita-t-il—. Cela réjouira son père. Bon… comme je te l’ai dit, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais, si tu as besoin d’aide, je peux te l’offrir, pourvu que l’objectif soit honnête.

Je me rappelai que le maître Dinyu avait sauvé Lénissu à Ato en passant sous silence sa présence près de la maison du Mahir.

— Je me sens vraiment très mal de vous mêler à cela, maître Dinyu —m’excusai-je—. Vous avez déjà beaucoup à faire avec le Tournoi et les duels et…

— Je vois que tu es habituée à garder tous les problèmes pour toi —m’interrompit tranquillement Dinyu, sur un ton qui oscillait entre l’approbation et le reproche.

“Il se trompe, tu ne les gardes pas seulement pour toi”, me grogna Syu affectueusement. “Frundis et moi, aussi, nous les partageons généreusement.”

— Écoutez, maître Dinyu —commençai-je—, je peux vous expliquer l’affaire, si vous le souhaitez, mais je doute beaucoup que vous puissiez faire quelque chose, parce que c’est un peu tout embrouillé.

Le bélarque me regarda fixement et acquiesça pour m’encourager.

— Eh bien —dis-je—, un jour, j’avais rendez-vous avec Aryès à Eauclaire. Je l’ai attendu peut-être une demi-heure, mais il ne venait pas et, normalement, il est toujours très ponctuel —ajoutai-je.

— Exact —approuva Dinyu.

— J’ai commencé à parcourir l’Anneau qui entoure le Sanctuaire et j’ai vu des gardes à cheval arrêter trois hommes. Et j’ai reconnu Lénissu et Aryès, malgré les sacs qu’ils avaient sur la tête. Et ils les ont conduits au quartier général.

— Quand cela s’est-il passé ? —demanda le maître Dinyu.

— Avant-hier —répondis-je, en me sentant un peu soulagée de tout raconter et d’être aussi bien écoutée—. Depuis, je crois qu’ils n’en sont pas sortis.

— Et… pourquoi les a-t-on arrêtés ?

— C’est là que le problème commence. —Avec une moue, je sortis mes griffes et je commençai à les affiler les unes contre les autres distraitement pendant que je parlais—. Et c’est là que Srakhi intervient.

— Le gnome say-guétran —dit le maître Dinyu, en comprenant.

— Tout juste. Mais je vais raconter chronologiquement, sinon vous n’allez pas comprendre. Il y a pas mal de jours déjà, le premier jour de mon épreuve harmonique, j’ai sauvé une servante de la Fille-Dieu alors qu’elle allait s’étouffer. Et le jour du duel entre Farkinfar et Smandji, un Arsay de la Mort est venu me demander d’aller voir la Fille-Dieu… La Fille-Dieu m’a remerciée d’avoir sauvé sa servante et elle m’a dit que je pourrais lui demander une faveur.

— Et toi, tu lui as demandé de sauver Lénissu et Aryès.

— En fait, ça s’est produit la veille de l’arrestation. Mais oui, le jour suivant, je suis effectivement allée au Sanctuaire lui demander de les sortir de là et elle m’a dit qu’elle avait besoin de trois jours pour y penser.

Le maître Dinyu semblait avoir encore des difficultés pour assimiler et croire tout cela.

— C’est une histoire rocambolesque —finit-il par dire.

— Mais elle ne se termine pas là —soupirai-je—. Hier, Srakhi m’a dit que Lénissu était entré en prison exprès. Du coup, j’ai gaffé en demandant à la Fille-Dieu que… hum, bon —je rougis—, en tout cas, tout semble indiquer que Lénissu a des problèmes et que quelqu’un a l’intention de lui voler de nouveau son épée.

Le maître Dinyu demeura silencieux un long moment.

— Ton oncle doit avoir des amis puissants pour que tant de gardes le protègent. —Il fronça les sourcils—. S’il est vrai qu’il est entré en prison volontairement.

— Cela n’a pas de sens —admis-je—. Lénissu n’aurait jamais permis qu’Aryès… Enfin, je ne comprends pas. Et comme Lénissu ne m’explique jamais rien, je suis complètement perdue.

— Je comprends ta confusion —réfléchit le maître Dinyu—. Et maintenant je comprends pourquoi tu étais si peu attentive à ce que tu faisais ces derniers jours. —Je fis une moue coupable—. J’essaierai de t’aider. —Mon visage s’illumina—. Mais je veux que tu saches que, s’il s’avère que Lénissu est en prison pour une bonne raison, je ne ferai rien pour le sortir de là.

— Vous agissez toujours selon votre conscience, n’est-ce pas ? —fis-je avec admiration.

Dinyu sourit, recouvrant sa sérénité habituelle.

— J’agis toujours suivant ce qui me paraît être correct. C’est peut-être pour cela que tant de gens en Ajensoldra me regardent de travers.

Je pris un air surpris.

— Cela m’étonnerait qu’ils soient tant que ça —lui assurai-je, souriante—. Et vous avez déjà un bon nombre d’élèves pagodistes qui vous admirent. Le maître Jaslu…

— Laissons de côté ce jeune maître. Je t’invite à déjeuner —dit le maître Dinyu, en souriant.

Je joignis les deux mains et je souris.

— Ce sera avec plaisir —répondis-je.

Le maître Dinyu se leva en riant.

— L’une des choses qui m’ont le plus marqué en Ajensoldra, c’est la courtoisie. En Iskamangra, les gens sont moins ouverts. Et il est clair que, si le maître Jaslu avait été iskamangrais, il aurait commencé la lutte pour m’obliger à accepter le duel. Les Iskamangrais n’aiment pas les détours.

Je le vis un peu rêveur, se remémorant sans doute certains événements de son passé dans sa terre natale.

— D’où êtes-vous exactement ? —demandai-je, curieuse—. Iskamangra est très grande.

— Du Royaume de Kolria —répondit-il—. Je suis né près de la Forêt Pang. C’est une belle région.

Nous sortîmes de la petite salle et nous nous assîmes auprès de Saylen et Relé pour déjeuner. Saylen offrit une banane à Syu et le moral de ce dernier remonta aussitôt. Frundis avait commencé à jouer des notes douces au piano, comme pour mieux s’endormir.

Pendant que nous déjeunions, Saylen demanda :

— Où se fera la remise des prix ?

— Dans la même salle que pour l’inauguration —répondit Dinyu, en mangeant une galette garnie de fruits secs—. Ce qui est sûr, c’est que Farkinfar a remporté la seconde place au har-kar du dernier niveau. Et Smandji, la première.

— Tu dois être fier —commenta son épouse—. Mais pourquoi Pyen continue à être har-kariste si ce n’était pas ce qu’il voulait être ?

Dinyu haussa les épaules.

— Je n’ai pas pu beaucoup parler avec lui, mais je crois qu’il était très content de me voir. Il m’a dit qu’il avait vécu dans les Royaumes de la Nuit pendant de nombreuses années. Il enseignait le har-kar et, en échange, il recevait à manger, un logement et des faveurs. Il m’a commenté qu’il avait été apprenti chez un ébéniste et chez un forgeron et qu’ensuite, il avait voyagé à travers la Terre Baie, à la recherche de quelque destin.

— Le pauvre —soupira Saylen—. Au moins, ses parents seront heureux de le voir obtenir la seconde place du har-kar en Ajensoldra.

— Il m’a dit aussi que ses parents étaient morts —répondit tristement son époux.

Saylen ouvrit grand les yeux et regarda Relé du coin de l’œil, attristée.

— Oh. Quelle infortune.

— De toutes façons, ce jeune est incroyable —poursuivit le maître Dinyu—. Il a toujours des tas d’initiatives.

— Je me souviens encore de lui —acquiesça Saylen—. C’était un garçon très poli.

— Moi aussi —dit Relé, levant vers nous un visage souriant et innocent.

Je m’esclaffai et je l’observai se lever et aller chercher une autre banane pour la tendre à Syu. Je réprimai un éclat de rire en remarquant l’étonnement du singe gawalt, qui me regarda en plissant les yeux.

— Pou’ Su ? —dit le petit garçon.

Le singe abandonna mon épaule, sauta sur la chaise, joignit les deux mains en signe de remerciement pour le cadeau, comme il m’avait vu faire tant de fois, et il prit délicatement la banane des mains de l’enfant.

“Je commence à trouver ce bébé saïjit plus sympathique”, dit Syu. “Quoique maintenant je n’aie pas spécialement faim”, ajouta-t-il, en épluchant et dévorant la banane.

— C’est un animal curieux —commenta Dinyu, en l’observant—. Il a fait une sorte de geste pour remercier. Tu apprends la politesse au singe gawalt ?

“Je pourrais te l’apprendre à toi, grand gaillard”, grogna le singe, en mâchant bruyamment, les yeux rivés sur le maître.

— Pas exactement —répondis-je et j’ajoutai, moqueuse, en me signalant du pouce— : mais il prend exemple sur moi.

“Toi, un exemple ?”, répliqua le singe, avec un petit rire ironique. “Tu as plus de choses à apprendre de moi que moi de toi, c’est un singe gawalt qui te le dit.”

Je souris, amusée, et je le pris dans mes bras.

— Merci beaucoup pour le petit déjeuner, maître Dinyu —dis-je.

— Je veux tous vous voir ici à l’heure du déjeuner —m’avertit-il—. Nous irons tous ensemble à la remise des prix. Et je te promets de faire quelque chose au sujet de Lénissu.

En m’apercevant qu’il parlait si tranquillement devant Saylen, je supposai qu’il partageait tout avec son épouse et qu’il ne gardait aucun secret. Je les saluai tous les trois, je souris affectueusement à Relé et je sortis de la pièce pour rejoindre les autres, qui avaient décidé de faire une dernière promenade dans Aefna. Après tout, le jour suivant, nous étions censés reprendre nos carrioles et le chemin d’Ato. Mais je savais que, si les choses ne s’arrangeaient pas d’ici demain, je ne quitterais pas Aefna.