Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 6: Comme le vent
Je me doutais que la cérémonie des prix serait très ennuyeuse. En chemin, nous observâmes tout un flux de personnes qui souhaitaient assister à l’événement tandis que les maîtres Dinyu, Aynorin et Juryun nous ouvraient un passage à travers la foule.
Sotkins avait l’air beaucoup plus calme à présent et semblait déçue que le Tournoi se termine. Elle marchait à mes côtés, plongée dans ses pensées, alors que les autres causaient gaiement, heureux de savoir qu’ils reviendraient bientôt à Ato.
J’aurais mille fois préféré parler tout de suite à la Fille-Dieu pour connaître sa décision, mais je comprenais qu’en tant que pagodiste d’Ato, je ne pouvais pas non plus disparaître au gré de mes envies.
Alors que les gens s’installaient dans les loges et derrière les barrières, les candidats, nous demeurâmes dans la partie inférieure de la salle. On avait disposé au centre quatre podiums pour chacun des niveaux du Tournoi et on avait apporté quatre coffres remplis de lots pour les candidats récompensés.
Les maîtres s’éloignèrent pour aller rejoindre leurs places respectives et je me réjouis d’avoir Frundis pour pouvoir m’appuyer, car j’allais devoir rester plusieurs heures debout.
On commença à décerner les prix aux plus jeunes. On leur remettait des bourses d’argent ou des objets de valeur et les enfants repartaient très contents, excepté les trois premiers, qui devaient monter sur leur podium et attendre que le Daïlerrin vienne leur offrir une couronne différente à chacun.
Ensuite, venait notre tour. On annonça les noms des lauréats et, d’Ato, Sotkins et Marelta furent appelées. Lorsque j’observai l’elfe noire sourire de toutes ses dents et avancer pour recevoir son prix, je soupirai, convaincue qu’à partir de ce moment, elle allait être insupportable. On remit un bracelet d’or à Sotkins et une dague à la lame pointue et affilée à Marelta. Parmi les trois finalistes, se tenaient un pagodiste d’Agrilia, champion de l’épreuve brulique, Ar-Yun, l’har-kariste de Kaendra qui m’avait battue en duel et une petite elfe de la terre qui l’avait emporté au tir à l’arc.
S’ensuivit la remise des prix pour les adultes, puis celle des professionnels, parmi lesquels Smandji fut le vainqueur conjointement avec un celmiste bréjiste du Palais Royal, du nom de Sirseroth et une certaine Imaragowsha, celmiste spécialisée en énergie arikbète des Républiques du Feu. Pendant la distribution des prix, je commençai à bâiller sans pouvoir me contrôler et je rougis sous les regards de reproche de Sotkins.
Je scrutai les loges supérieures, en supposant que la Fille-Dieu devait assister à la cérémonie, mais, de là où j’étais, il était difficile de voir quoi que ce soit, et Syu n’avait pas envie de s’éloigner de moi pour aller explorer, car tant de monde lui faisait tourner la tête et je le comprenais parfaitement.
La cérémonie des prix s’acheva et la salle se remplit de danseurs qui réalisèrent un ballet pour clôturer le Tournoi. Au milieu de la danse, j’aperçus la petite semi-elfe aux yeux rosâtres qui avait été mon adversaire pendant les épreuves harmoniques. Elle se trouvait auprès du même vieillard saïjit qui l’accompagnait toujours. Et la jeune fille semblait terriblement déçue.
Comme nous pouvions enfin nous déplacer librement, je m’approchai d’elle avec Frundis et Syu et je lui souris.
— Bonjour, Tébayama, je suis Shaedra, tu te souviens de moi ?
La semi-elfe me regarda de travers. Ses yeux étaient plus rouges que roses et je compris qu’elle avait pleuré.
— Bonjour —répondit-elle simplement.
— C’est dommage —commenta le vieil homme, en acquiesçant, sur le ton de celui qui répète les mêmes mots depuis un bon moment.
— Heu… —fis-je, sans savoir quoi dire—. Bon, j’ai été contente de te connaître, je voulais te dire que j’ai été impressionnée par tes duels. Tu dois beaucoup t’entraîner.
Tébayama sembla un peu plus aimable lorsqu’elle dit :
— Merci. Mon grand-père m’entraîne durant des heures tous les jours. Mais cela n’a pas été suffisant —ajouta-t-elle alors sur un ton étouffé.
On voyait qu’elle faisait de terribles efforts pour ne pas pleurer, et je compris qu’elle était profondément blessée de n’avoir reçu aucun prix.
— Allez, ne te préoccupe pas, les Tournois sont souvent injustes. Va savoir comment ils calculent qui mérite ou non de recevoir un prix —raisonnai-je.
La jeune semi-elfe m’observa, peut-être surprise que je prenne la peine de la consoler.
— C’est vrai —répondit-elle, plus sereine, mais aussitôt je vis des larmes perler dans ses yeux—. Mais j’ai fait tant d’efforts…
— Pas suffisamment —répliqua le grand-père—. Cesse de pleurer, petite, une jeune fille forte comme toi ne doit pas pleurer.
Tout de suite, la semi-elfe se contrôla, elle passa les mains sur ses yeux et recomposa les traits de son visage. Le grand-père, malgré son âge, semblait être de ces gens qui tentent de réaliser leurs rêves à travers d’autres personnes. Et Tébayama semblait épuisée et complètement obnubilée par le désir d’être la meilleure harmonique de sa catégorie.
J’allais prendre congé lorsque, brusquement, Tébayama me prit par le bras.
— Viens —me dit-elle—. Je veux te montrer quelque chose.
— Tébayama ! —s’écria le vieillard, contrarié.
— Je reviens tout de suite, grand-père.
Et elle m’entraîna parmi les gens, vers la sortie.
— Qu’as-tu à me montrer ? —lui demandai-je, curieuse et surprise à la fois, en sortant de l’immense salle.
— Un truc —répondit-elle—. Mais avant, je veux que tu me dises comment tu as réussi à démolir mon image harmonique.
Je la regardai fixement et je laissai échapper un petit rire, amusée.
— Cela te surprend tellement que l’on puisse altérer ta création harmonique ? —demandai-je.
— Aucun des autres adversaires n’est parvenu à transformer autant mon image que toi —insista-t-elle.
Elle avait l’air de le prendre très au sérieux et je haussai les épaules.
— Que veux-tu que je te dise —soupirai-je—. Tes tracés me semblent plus faciles à modifier que celui des autres personnes. Mais je n’ai pas de très grandes connaissances en la matière. Je ne m’entraîne pas autant que toi —ajoutai-je, diplomatiquement.
Tébayama fit une moue. Ma réponse semblait la décevoir.
— Bon —dit-elle enfin. Et alors, elle joignit les deux mains et les ouvrit, en les plaçant de façon horizontale. Je perçus la vibration d’énergie harmonique et je compris qu’elle était en train de créer quelque chose.
L’image qui se forma devant moi était celle d’un magnifique rubis. Il semblait vraiment réel. Et inexplicablement, Tébayama prit la pierre précieuse entre deux doigts et me la montra.
— Tu ne connaissais pas ce truc, pas vrai ? —fit-elle, amusée face à mon expression troublée.
— Mais… tu n’as utilisé aucun sortilège d’invocation —m’étonnais-je, sans comprendre.
— Bien sûr que non, ce n’est rien qu’une illusion. Mais je peux tourner la pierre dans tous les sens et tu la verras quand même. Je suis capable de créer une illusion de contact en même temps qu’une illusion visuelle. Maintenant, si je n’étais pas obligée de maintenir l’illusion, je pourrais me tromper moi-même et croire que c’est un véritable rubis.
— Intéressant —fis-je, sur un ton méditatif. C’était ce que l’on appelait une combinaison des sens. Mais il me semblait bien plus incroyable qu’elle ait réussi à créer une image que l’on puisse voir sous tous les angles.
Tébayama semblait très fière.
— À mon âge, très peu sont capables d’en faire autant. Toi, tu n’en serais pas capable, n’est-ce pas ? —me demanda-t-elle.
— J’en serais incapable —admis-je, un peu surprise par le manque total de tact de Tébayama. Elle ne semblait pas se rendre compte qu’elle se comportait de manière impolie et prétentieuse.
— Alors, je crois que j’ai tout à fait raison de détester tous ceux du Tournoi —grogna-t-elle—. Ils ne voient pas que je suis la meilleure… —Elle se racla la gorge—. Je le dis sans vouloir t’insulter.
— Bien évidement —répliquai-je, en réprimant un éclat de rire.
“Je crains, Syu, que cette semi-elfe ait un sens de la fierté encore plus aigu que le tien”, commentai-je.
“Une chose est d’avoir de la fierté et une autre de l’orgueil”, répliqua le singe. “Cette petite fille a besoin d’une bonne dose d’humilité, comme dirait Sotkins.”
Tébayama continua à critiquer les membres du jury du Tournoi et moi, je la conduisis peu à peu à l’intérieur de la salle. Je la laissai avec son grand-père, et je lui dis en joignant les mains :
— Je te souhaite toute la chance possible, Tébayama. Enchantée de vous avoir connu, grand-père.
— J’espère que nous nous reverrons —dit Tébayama avec un sourire de fée—. Je crois que nous pourrions être de bonnes amies.
Je répondis avec un demi-sourire hésitant et je m’éloignai. Tébayama était une personne très étrange, conclus-je. Et quoique cette étrangeté m’ait intriguée au début, il s’avérait que ses airs de petit ange n’étaient qu’une façade.
“La plus belle branche peut se transformer en serpent”, proclama Syu.
“Bon, n’exagère pas”, fis-je, en souriant. “Elle est simplement obnubilée et elle ne se rend pas compte qu’il y a des choses plus importantes que les harmonies.”
À ce moment, tous mes compagnons m’assaillirent.
— Où étais-tu passée ? —me demandait Laya.
— Un Arsay te cherche ! —s’écria Ozwil, s’approchant avec ses bottes enchantées.
Ils étaient surexcités et ils me criblaient de questions : pourquoi un Arsay de la Mort me cherchait-il ? Avais-je parlé avec la Fille-Dieu ? Quel rapport avais-je avec elle ?
— Eh bien… —dis-je, étourdie.
Les autres pagodistes, attirés par le remue-ménage, vinrent s’unir à ceux qui observaient la scène avec curiosité. Mais alors, Lacmin, l’Arsay, apparut et j’échappai à mes amis sans achever ma phrase. Les quelques kals des autres pagodes qui avaient avalé toutes les histoires rocambolesques que nous avions fait circuler sur nous, courageux kals d’Ato, me regardèrent les yeux ronds, tandis que, petit à petit, les autres reportaient leur attention sur le bal et la musique.
Je suivis l’Arsay, les joues brûlantes. Je n’étais pas habituée à sentir tant de regards posés sur moi et cette scène m’avait mise très mal à l’aise. La salle était beaucoup plus grande que celle du har-kar. Heureusement la Fille-Dieu ne se trouvait pas dans les loges du haut, mais sur un large balcon occupé par de nombreux prêtres. L’homme à la tunique couleur paille me reçut et me guida, non vers le dais où se trouvait la Fille-Dieu, mais dans une petite pièce vide et sans fenêtres. Le prêtre fit un geste, Lacmin inclina légèrement la tête et s’en fut.
— Nous nous voyons de nouveau, jeune kal —fit-il.
— La Fille-Dieu a-t-elle pris une décision ? —demandai-je, inquiète, en me mordant la lèvre.
— Elle m’a chargé de m’occuper de ton cas —dit-il. Au ton de sa voix, il ne semblait pas très flatté—. Mais j’aimerais savoir la raison exacte pour laquelle tu souhaites libérer trois voleurs.
— Alors, ils sont toujours au quartier général ? —demandai-je avec espoir.
— Ils y étaient. Ils ont été déplacés ce matin. Lénissu Hareldyn, Aryès Domérath et Manchow Lorent. Quelle relation entretiens-tu avec ces gens ?
J’ouvris la bouche et je la refermai, l’expression confuse.
— Il n’est pas nécessaire que tu me répondes —poursuivit-il alors—. Le premier doit être ton oncle. Et les deux autres des amis.
— C’est presque ça —approuvai-je, sentant que toute cette affaire allait très mal se terminer—. Manchow Lorent, je ne le connais pas. Vous allez faire quelque chose pour les libérer ? De quoi les accuse-t-on ?
— Ils ont volé une relique.
Son ton laissait entendre qu’il pensait que ces voleurs méritaient au moins quinze ans de travaux forcés.
— Une relique ? —répétai-je.
— Je ne connais pas les détails —répliqua-t-il—. Mais le délit est énorme. Les reliques appartiennent à Ajensoldra. Ils prétendaient la faire sortir des Peuples Unis et la vendre. Et je suppose que tu étais au courant de tout.
— Moi ? —murmurai-je, déconcertée.
Les pensées tourbillonnaient dans ma tête. Si l’on accusait Lénissu d’avoir volé une relique, à l’évidence, il ne s’était pas laissé arrêter exprès. Et cela signifiait que, contrairement à ce que m’avait dit Srakhi, il y avait de quoi se préoccuper. Je me demandai un instant si Lénissu avait réellement voulu dérober quelque relique à Aefna ou si l’on essayait de faire croire que l’épée d’Alingar avait été volée par mon oncle…
— Par conséquent, la faveur que tu as demandée est nulle, étant donné qu’elle va contre la loi des dieux —conclut l’humain.
Je l’observai un moment, les yeux perdus. Je sentais que je venais de perdre tout espoir.
— Vous, comment vous appelez-vous ? —demandai-je subitement. La colère commençait à m’envahir. Une injustice si grande ne pouvait exister, me dis-je.
— Je suis Djawurs, conseiller et précepteur de la Fille-Dieu —répondit-il avec fierté.
— Djawurs, vous êtes en train de commettre une terrible erreur —lui dis-je solennellement, quoique ma voix tremble de rage—. Lénissu est un homme honnête. Il n’a rien volé. J’en suis plus que sûre. Et Aryès est encore plus innocent. Ceci est une injustice —décrétai-je.
— Je ne suis pas venu discuter, mais te communiquer la décision de la Fille-Dieu —répliqua-t-il—. Que les dieux t’accompagnent.
Syu lui montra les dents, menaçant, et Frundis fit retentir des sonneries de trompettes.
— Que les démons te le rendent —sifflai-je, en sortant de là, l’esprit en ébullition.