Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

14 Séparation

— Quel était ce bruit ? —dit l’homme assis dans le vieux fauteuil.

Je m’immobilisai et je me fondis avec le morjas le mieux que je pus. Syu m’imita, en suivant les conseils de Daelgar à la perfection.

— Ce n’est qu’un fantôme, Duadek, calme-toi —répondit l’autre homme, assis sur une chaise. Devant lui, sur la table, s’étalait toute une collection de morceaux de fer pour ouvrir des serrures. Il les classait par tas, avec la minutie d’un professionnel.

Des voleurs, confirmai-je mentalement. La salle ressemblait à une cave, sauf que, sur les étagères, il n’y avait pas de bocaux de conserve mais des instruments de toutes sortes, des boîtes avec des cendres d’aveuglement et des choses de ce genre, que je reconnus pour avoir lu plus d’une fois dans les livres les vieilles manies des voleurs.

— Des fantômes —cracha l’autre, tout en s’enfonçant de nouveau dans son fauteuil et en remettant son cigare entre les dents—. Ne raconte pas d’histoires, Helgarth.

— Les gens comme toi finissent par voir de drôles de choses partout —dit l’autre, concentré sur sa tâche.

— Et les gens comme toi peuvent mal terminer s’ils ne savent pas se taire à temps.

En riant, Helgarth secoua la tête, mais ne répondit pas. Un moment de silence s’écoula et je regardai vers la porte entrouverte en me demandant si je parviendrais à l’atteindre sans qu’on me voie. Je n’avais qu’un petit espace à parcourir… J’avançai peu à peu craignant d’entendre soudain un cri d’alarme… mais non. Lorsque je passai la porte, je laissai échapper un lent soupir silencieux. Syu me fit alors savoir qu’il m’avait suivie. Parfait.

Derrière la porte, se trouvaient des escaliers. Si j’avais mieux dominé le perceptisme, j’aurais pu lancer un sortilège de reconnaissance. Klaristo aurait pu le faire sans crainte, probablement, mais lui, il était perceptiste. Et pas moi.

Je me contentai donc de me fondre avec mon entourage. La vérité, c’est qu’il me paraissait difficile de croire que les deux hommes de la salle antérieure ne m’aient pas vue. Daelgar avait fait un bon travail, me dis-je avec un demi-sourire.

Je grimpai les escaliers et je débouchai sur un couloir sombre, à peine illuminé par quelques lucarnes en verre épais et opaque. Le parquet, les murs, tout était en bois. Il n’y avait pas de portes, mais il y avait des petites salles désertes et sombres, remplies d’objets : des matelas, des coussins, des étagères en bon état et d’autres cassées, je vis même une grande armoire avec un énorme miroir… en me voyant reflétée, j’écarquillai les yeux en me rendant compte que j’avais perdu ma concentration et que mes sortilèges harmoniques s’étaient dissous. Je me retranchai de nouveau derrière les ombres et le mimétisme, je réduis le bruit que j’émettais et je tâchai de me fondre avec mon entourage. Après quelques minutes debout à me concentrer, je rouvris les yeux. Une seconde, je crus que le miroir ne reflétait qu’une pièce vide, mais je réapparus aussitôt. Alors je soupirai et commençai à comprendre quel était le problème : chaque fois que je regardais le miroir, je perdais ma concentration. Il faudrait que j’en parle à Daelgar, pensai-je. Mais je me souvins alors que Daelgar avait quitté Dathrun pour quelques jours et que, probablement, je ne le reverrais pas de sitôt.

Je m’écartai du miroir, j’utilisai de nouveau les harmonies et, fuyant mon image reflétée, je sortis de la pièce et poursuivis mon chemin. Vers la moitié du couloir, il y avait un autre corridor qui coupait le premier perpendiculairement. Plus court, il s’achevait à chaque extrémité par un escalier. Par où avait pu aller Lénissu ?

Je restai un bon moment à chercher une réponse à cette question, tout en sachant qu’attendre ne résoudrait pas mes doutes. Alors, je me tournai vers le singe gawalt.

“Tu irais par où, toi ?”, demandai-je. Syu haussa les épaules. Je roulai les yeux. “Tu n’es pas censé avoir un sixième sens ?”

“Comme je te l’ai déjà dit, je ne suis pas un devin”, répliqua Syu.

Je soupirai et acquiesçai. “Très bien. Alors, nous irons tout droit.”

Nous suivîmes donc le même couloir et nous trouvâmes d’autres escaliers qui montaient. Tout était désert. Au moins, il ne semblait pas que Lénissu ait semé la zizanie au sein de la confrérie, me dis-je positivement.

En haut des escaliers, il y avait une trappe assez grande. Et, évidemment, elle n’était pas ouverte. De sorte que j’ignorais si elle conduisait à une salle déserte comme celles que je venais de voir ou à une salle remplie de voleurs. Je me rappelai alors que Lénissu était peut-être en danger en ce moment même.

Je m’apprêtai donc à réaliser le sortilège le plus difficile que j’aie jamais fait : absorber tout le bruit que pourrait émettre un objet, celui de la trappe en s’ouvrant. Je me concentrai et je passai plus d’un quart d’heure à examiner le bois et les ondes qui pourraient se créer et, lorsque je ne trouvai plus de prétexte pour retarder ce que j’allais faire, je posai mes deux mains sur le bois et je poussai. Je poussai le bois de toutes mes forces et Syu m’encouragea avec des exclamations mentales. Finalement, je réussis à voir à travers une fente et ce que je vis me laissa en suspens pendant une minute.

À l’évidence, je me trouvais sous un buffet ou une petite armoire et même si j’avais voulu, je n’aurais pas pu lever davantage la trappe. Aussi, je cessai de pousser et j’observai la seule chose que je pouvais voir : les pieds d’une table en bois massif, quatre chaises, un parquet brillant. Une lumière grisâtre illuminait l’intérieur. Sur le plancher net, on voyait des marques boueuses de bottes. J’en déduisis que, probablement, quelqu’un avait été dans la pièce peu de temps auparavant. Ou peut-être même, était-il toujours dans la pièce, me dis-je.

“Assure-toi que personne ne vienne par en bas”, dis-je à Syu.

“Tout est silencieux”, m’assura le singe.

“Cet endroit doit être la chambre du chef de la bande ou quelque chose comme ça, tu ne crois pas ?”

Syu grimpa sur mon épaule et regarda à son tour. Il sortit par l’ouverture une tête prudente.

“Que vois-tu ? Y a-t-il quelqu’un dans la pièce ?”, demandai-je.

“Non. Personne…” Il se tut et je remarquai tout de suite son trouble.

“Que se passe-t-il ?”, lui demandai-je, sur un ton pressant.

Il se tourna vers moi avec un sourire espiègle.

“Il y a des bananes sur la table.”

Je le regardai, les yeux exorbités.

“Syu, non !”

Mais il était trop tard. Syu sortit de sous la petite armoire et, bien que je réussisse à tendre une main tout en soutenant avec l’autre à grand peine la lourde plaque de bois, je ne parvins pas à attraper le bout de sa queue.

“Syu, pense que ces bananes ne sont pas à toi.”

“Hum, les saïjits ne disent-ils pas « Le voleur qui vole un voleur a cent ans de pardon », ou quelque chose comme ça ?”, répliqua Syu avec malice.

“Comment retiens-tu aussi bien les proverbes ?”, m’exclamai-je, admirative.

“Sur le marché, les gens parlent beaucoup”, répondit-il simplement.

“Au lieu de te gaver comme un vieux parvenu, dis-moi ce que tu vois. Dis-moi, il y a une porte ?”

“Il y a une porte. Elle est fermée. Il y a aussi une fenêtre.”

Bien sûr !, me dis-je. Cette lumière grisâtre qui illuminait l’intérieur était la lumière du jour.

“Va à la fenêtre et dis-moi ce que tu vois”, lui demandai-je. “On voit la mer ?”

Je patientai un moment. J’entendis un léger froufrou de rideaux.

“Des toits”, dit Syu. “Et, au-delà, la mer, oui.”

“Merci. Maintenant, revenons en bas, je ne crois pas que Lénissu ait pu passer par là. Même moi, j’aurais du mal à sortir”, ajoutai-je, en calculant le nombre de centimètres nécessaires pour que je puisse passer sans problèmes. “Syu !”, dis-je, en voyant qu’il ne revenait pas.

“J’arrive, j’arrive”, répondit-il.

Il apparut la bouche pleine et, avec une extrême patience, je dus lui dire d’aller ramasser la peau de banane.

“Sinon, celui qui habite ici saura que quelqu’un est entré dans sa chambre. Espérons qu’il ne s’amusait pas à compter les bananes”, dis-je, en soupirant.

Syu me regarda d’un air innocent et me donna la peau de banane. Je la gardai dans ma poche et nous redescendîmes. Je refermai la trappe avec une extrême prudence. Bien, nous n’avions qu’à revenir au croisement. Mais en y arrivant, j’entendis des bruits de pas qui provenaient du côté gauche et, me rendant compte que mes sortilèges d’harmonies s’étaient affaiblis, je les renforçai comme je pus et je me cachai dans la première pièce que je trouvai. On entendait les voix se rapprocher. Il y avait au moins deux personnes, déduisis-je.

“En général, les gens ne se parlent pas à eux-mêmes”, observa Syu, moqueur.

Je roulai les yeux et je tendis l’oreille. Peu à peu, je réussis à entendre certains mots : « fuite », « voleur » et « parviendra » furent les premiers mots que je compris. Ensuite, je commençai à tout comprendre très clairement.

On entendait trop de bruits de pas pour que ce soient seulement deux personnes. Mais pour le moment, j’étais presque sûre de n’avoir entendu que deux voix. Ils parlaient en naïltais.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, je vous l’assure. Tarri et Mélireth les ont apportés. Ça, j’en suis sûr.

— Tu n’as pas vérifié s’ils étaient authentiques ? —répliqua l’autre voix.

— Euh, non, chef, je n’aurais pas su les reconnaître de toute façon. Je ne sais pas les déchiffrer.

— Bien sûr.

— Nous le retrouverons, il ne doit pas être très loin. Ce sera très facile de le localiser.

L’autre laissa échapper un éclat de rire. Les bruits de pas avaient cessé et j’en déduisis qu’ils s’étaient arrêtés au croisement.

— Ce maudit bâtard a beaucoup de ressources. Rends-toi compte, il a réussi à trouver ce que nous cherchions en moins d’un mois, alors que cela faisait plus d’un an que nous tentions de mettre la main dessus. Comment a-t-il fait ? J’aimerais bien le savoir. Où les a-t-il trouvés ? Et comment a-t-il pu savoir que nous étions au courant de l’existence de ces documents ?

Des documents !, me dis-je soudain, en sursautant. Si ces personnes parlaient de Lénissu, alors ils parlaient sûrement des papiers que mon oncle lisait la nuit où j’étais entrée dans sa chambre. Alors, c’était cela. On avait volé à Lénissu ces documents dont, pour quelque motif, l’homme qui venait de parler avait besoin. La question était : que contenaient ces documents ? Et la principale : où était Lénissu ?

— Chef… —commença à dire l’autre.

— Trouvez-le —l’interrompit-il rudement—. Et amenez-le-moi quand vous l’aurez. J’aimerais parler à ce traître avant de lui dire adieu.

Sans un mot, j’entendis que plusieurs personnes s’éloignaient rapidement. Et je pensai en frissonnant que, non seulement ils s’empressaient d’obéir aux ordres de cet homme, mais en plus ils étaient pressés de s’éloigner de lui. Il y eut un silence et, alors, je sentis ma nervosité augmenter au fur et à mesure que j’imaginais que le voleur assassin savait que je me cachais. Il s’approchait de moi, les yeux assoiffés de sang… !

“Arrête de délirer”, me supplia Syu, tremblant de peur.

Je le regardai et je me couvris la bouche pour étouffer ma respiration accélérée. Oui, j’avais entendu trop de contes de terreur dans ma courte vie. Mais, je ne me sentais pas pour autant moins terrifiée.

“Toi aussi, tu as peur”, répliquai-je.

“Ta peur est contagieuse”, grogna Syu.

Je clignai des yeux pour que mes larmes sèchent plus vite.

“Viens”, lui dis-je, en lui tendant mes bras tremblants.

Le singe s’agrippa à moi et, tous deux, nous jetâmes un coup d’œil vers l’ouverture, craignant de voir apparaître l’homme soudainement. Nous demeurâmes ainsi un bon moment, puis nous entendîmes enfin de nouveau un bruit de pas et nous comprîmes que l’homme s’éloignait. Je soupirai de soulagement.

“J’aimerais me trouver loin d’ici”, dis-je.

“Je suis d’accord”, approuva le singe.

“Eh bien, allons-y.”

S’ils cherchaient Lénissu, cela signifiait que, pour l’instant, rien de grave n’était survenu. Peut-être qu’il était déjà dehors, me maudissant parce qu’il ne me trouvait pas là où il m’avait dit d’attendre. Avec une moue honteuse, je fis un pas en avant.

Cependant, ressortir par le même endroit était trop risqué. En cela, Syu se montra d’accord : un bon singe gawalt ne sort jamais par où il est entré. Je décidai donc de prendre la même direction qu’avaient pris les hommes obéissant à celui qui semblait diriger la confrérie. Ce couloir n’avait aucun recoin où me cacher et je me sentais très exposée.

“Je me précipite”, murmurai-je. Et je m’arrêtai net.

“Tu crois ?”, dit Syu, agrippé à mon cou, en jetant des regards en avant et en arrière toutes les cinq secondes. “Moi, je ne trouve pas. Si nous courons, nous sortirons sûrement vivants. Nous courons vite.”

Je fis non de la tête. “Pas suffisamment pour qu’ils ne nous voient pas.”

“Tu sais, il y a quelque chose que je ne t’ai jamais avoué, mais… Tu cours aussi vite qu’un singe gawalt”, me dit-il, sur un ton flatteur.

Je le foudroyai des yeux.

“Syu ! Je suis en train d’essayer de penser à la meilleure façon de sortir de là. S’ils nous voient, nous sommes perdus. Même si je pouvais courir deux fois plus vite qu’un singe gawalt, si je suis entourée d’assassins, cela ne me servirait à rien”, lui expliquai-je.

Le singe prit un air dubitatif et me demanda :

“Tu as une meilleure idée ?”

J’inspirai profondément et j’acquiesçai.

“Oui. Revenons à la trappe.”

Le visage de Syu s’illumina et je devinai ses pensées.

“Mais, avant, promets-moi que tu ne toucheras pas une seule banane”, lui dis-je, les yeux plissés.

Le singe ouvrit deux grands yeux innocents.

“Même pas les toucher ?”

“Même pas les toucher.”

“Alors, promets-moi que, lorsque nous sortirons, tu me donneras le double de bananes de celles qu’il y a dans la corbeille.”

Je levai un sourcil et je souris.

“Je te le promets.”

Syu croisa les bras, satisfait, et fit demi-tour.

“Asbarl !”, exclamai-je, pour me donner du courage.

Il me fallut cinq minutes pour refaire le sortilège de silence parce que je connaissais déjà le bois et sa forme. Cinq autres minutes s’écoulèrent avant que je me décide à passer par l’étroit passage que me laissait la hauteur du meuble. Mais, finalement, je parvins à passer.

La pièce était une petite salle bien aménagée et richement ornée. Il y avait des bougies de couleurs, une riche vaisselle, des armoires avec des portes en verre et des vases avec de vraies fleurs qui exhalaient une agréable odeur…

“Syu !”

Le singe se paralysa et s’éloigna de la corbeille de bananes.

“Nous sortons par la porte ou par la fenêtre ?”, demanda-t-il.

“Par la fenêtre”, répondis-je.

Et alors, la trappe que je n’avais pas encore rabattue, m’échappa. Elle émit un bruit sourd, mais fort. J’attendis quelques secondes, en silence, puis, livide, je me précipitai vers la fenêtre et je vis qu’elle avait des barreaux. Une inspection plus profonde me permit de constater que les barreaux n’étaient en réalité qu’une deuxième fenêtre, munie de charnières. Elles étaient presque invisibles, mais elles étaient là. Un voleur ne se fie jamais aux autres voleurs, pas même à ceux de sa propre bande. Les barreaux étaient protégés par une barre d’alarme.

Les magaras d’alarme étaient de petits objets que les gens achetaient pour se protéger des voleurs. On les plaçait sur les coffres-forts, autour des propriétés, sur les portes ou sur le sol. Je me rendis compte alors que j’avais commis une erreur. Immobile près de la fenêtre, tout en sachant que le temps pressait, je me retournai vers la pièce cherchant des alarmes. Comment pouvais-je savoir si j’en avais activé une ? Les pièges les plus communs, en s’activant, déclenchaient un son, mais il existait d’autres sortes d’alarmes… Cependant, je ne réussis à voir aucun piège.

Alors, je perçus des voix de l’autre côté de la porte…

“Décampons”, dis-je.

Et sans plus attendre, je sortis un morceau de fer et je m’apprêtai à forcer la serrure qui se trouvait entre les barreaux… Les voix se rapprochaient.

“Shaedra…”, me dit Syu, les yeux exorbités par la peur.

Alors, je pris une décision. Syu était petit, il pouvait passer à travers les barreaux.

“Syu, écoute”, lui dis-je précipitamment. “Va avertir les autres de ce qui se passe. Cours. Moi, je vais me débrouiller.”

Comme il se trouvait sur le rebord de la fenêtre, je lui fermai au nez la fenêtre intérieure et je me précipitai vers la porte. Que faire ? Placer la table devant pour entraver l’entrée aurait été une solution… mais la porte s’ouvrait sur l’extérieur et je n’aurais réussi qu’à faire le ridicule. Et si la porte s’ouvrait vers l’extérieur, cela signifiait probablement que de l’autre côté il n’y avait pas de couloir, mais une autre pièce. Et à quoi me servait tout cela ?, me demandai-je, en colère contre moi de ne rien trouver de mieux.

Je rentrai dans une armoire pleine d’habits. J’attendis un moment, mais alors je pensai que peut-être personne n’avait l’intention d’entrer dans la pièce. Tout ce temps m’aurait permis d’ouvrir la porte aux barreaux !, me plaignis-je.

Je sortis de l’armoire avec une discrétion absolue et je m’approchai de la porte. J’entendais des voix… Mon cœur cessa de battre une seconde. Une de ces voix m’était trop familière pour ne pas la reconnaître immédiatement. C’était la voix de Srakhi.

* * *

— Srakhi Lendor Mid ? —répéta Dolgy Vranc, le visage incrédule.

J’acquiesçai silencieusement.

— Ils ont capturé Srakhi —murmura Laygra, ahurie.

— Et comment as-tu réussi à sortir ? —demanda Aryès.

Je haussai les épaules.

— Comme ils semblaient si occupés à essayer de soutirer des informations à Srakhi, j’ai eu tout le temps nécessaire pour faire sauter la serrure et fuir par le toit.

Murry m’étreignit une autre fois et me regarda, une expression sérieuse sur le visage.

— Nous avons cru que nous t’avions encore perdue.

— Et tout cela parce qu’elle n’a pas voulu m’écouter —intervint Lénissu, en sortant de sa méditation—. Shaedra, t’est-il arrivé d’obéir à un ordre ?

— Eh bien… oui. Bien sûr. À Ato, j’ai toujours fait ce que nous demandait le maître Aynorin… bon, presque toujours —rectifiai-je—. Mais, cette fois, ce n’était pas pareil, j’ai attendu plus d’une heure et demie, et tu ne revenais pas. J’ai pensé qu’il t’était arrivé quelque chose.

— Alors, si je rentre dans une grotte pleine de harpies et d’ours sanfurients et que je ne reviens pas, tu y rentrerais par solidarité, n’est-ce pas ?

Je ne répondis pas. Lénissu était furieux, comme la fois où nous avions désobéi à son souhait de combattre seul le dragon de terre avec Stalius. Je comprenais parfaitement sa colère : moi-même, j’avais pensé que j’avais fait preuve d’inconscience en pénétrant dans la confrérie, mais j’étais vivante, après tout. C’était l’important, n’est-ce pas ?

Lénissu se leva de la racine où il était assis et s’approcha de la carriole, d’où il sortit une bouteille d’eau-de-vie. Il la déboucha et il prit une longue gorgée sous le regard chargé de réprobation de Laygra et Déria. Moi, je me sentais honteuse, Murry paraissait très préoccupé de savoir que sa sœur avait échappé de peu à la mort et à la torture. Le seul qui semblait garder la tête claire, c’était Aryès, qui se leva brusquement, interrompant la conversation des autres :

— Aidez-moi un peu, pour l’amour de Vaersin, ils torturent Srakhi en ce moment !

— Qu’est-ce que tu proposes qu’on fasse ? —demanda Déria.

— Préparer une évasion —fit-il avec hardiesse.

À partir de là, nous commençâmes à parler avec animation de la manière de sortir Srakhi de là. Ils me posaient des questions précises sur la confrérie et j’essayai de leur répondre sans oublier de détails importants.

Nous étions assis dans une forêt, non loin de Dathrun. Lorsque j’étais revenue dans la cour pleine de bric-à-brac pour voir si, par quelque hasard miraculeux, Lénissu s’y trouvait, j’avais eu une peur terrible en voyant surgir soudain une silhouette encapuchonnée. Mais, heureusement, ce n’était que Lénissu, accompagné de Syu. Le problème, c’est que je n’avais pas prévu qu’il soit si en colère… Nous avions rejoint les autres et nous étions sortis précipitamment de Dathrun sans un regard en arrière. Notre départ en catastrophe avait pris tout le monde par surprise et j’avais à peine eu le temps de leur en expliquer la raison.

À présent, Lénissu s’était tranquillisé, mais il n’en était pas moins toujours en colère après moi. Tout en l’observant d’un œil prudent, j’écoutai les différentes propositions de Dol, Laygra, Murry, Déria et Aryès.

— Qu’est-ce que Srakhi a dit exactement à ces assassins ? —me demanda Laygra.

Je répétai de nouveau les paroles de Srakhi avec une certaine impatience :

— Je ne vous dirai rien. Les dieux vous châtieront. Cela ne vous regarde pas… Ah —ajoutai-je—, et quand ils lui ont demandé ce que faisait un say-guétran avec un… euh… un…

Lénissu haussa un sourcil intéressé et je rougis. Cependant, je me raclai la gorge et je lançai quelques insultes pas très plaisantes pour la personne à laquelle elles étaient adressées. Mon oncle se contenta de s’adosser contre l’arbre derrière lui, de boire une autre gorgée et de laisser fermenter les insultes avec l’alcool. Je plissai les yeux, mais je ne fis pas de commentaire.

— Eh bien, voilà —continuai-je—, quand ils lui ont demandé ça, Srakhi a répondu : l’âme de Lénissu renferme beaucoup plus de bonté que la vôtre, chiens païens.

Nous rîmes de la répartie de Srakhi, mais nous continuâmes aussitôt à construire notre plan : il fallait sauver Srakhi le plus tôt possible.

— Enlevons un des confrères —dis-je, les yeux brillants—. Et demandons-lui tout ce que nous voulons savoir. Comme ça, nous saurons où ils cachent Srakhi.

Dol et Aryès approuvèrent mon plan, mais mon frère, ma sœur et Déria dirent que ce n’était pas très loyal.

— Comment ça, pas loyal ? —m’étonnai-je.

— Franchement pas —confirma Murry—. Si nous enlevons l’un des leurs, nous agirions comme eux.

J’échangeai un regard avec Aryès et nous sourîmes, amusés, mais mon frère et ma sœur ne voulurent pas entendre parler d’enlèvement. Je haussai donc les épaules et nous passâmes à autre chose.

Peu après, Lénissu jeta un coup d’œil vers le ciel, se leva et nous interrompit :

— Un orage approche. Un bel orage —ajouta-t-il, en examinant le ciel avec calme.

Nous l’observâmes, médusés.

— Lénissu —dit Murry—. Pourquoi ne participes-tu pas un peu au plan de sauvetage ?

Lénissu l’observa et fit une moue.

— Ils doivent avoir doublé la garde après ce qui est arrivé —répondit-il, la bouteille à la main—. Cela ne vaut pas la peine de tenter quoi que ce soit.

Nous le regardâmes sans pouvoir croire ce qu’il nous disait.

— Tu vas l’abandonner ? —demanda Déria.

— C’était ton ami —dis-je, sans comprendre.

— Nous n’étions pas exactement des amis. Nous avions un pacte. En plus, moi, je lui ai déjà sauvé la vie une fois. —Il jeta un coup d’œil sur le ciel et il évalua ce qui restait dans sa bouteille d’un air hésitant—. Une fois, c’est suffisant.

Il nous jeta un regard indéchiffrable et il grimpa dans la carriole, faisant des prédictions sur la proximité de l’orage et laissant derrière lui un profond silence.

— Alors, nous partons, sans rien tenter ? —demanda finalement Déria.

Personne ne fut capable de lui répondre.

— Il vaudra mieux que vous alliez à l’abri sous la bâche —finit par dire Dolgy Vranc.

Nous acquiesçâmes en silence. Je ne pouvais pas ressentir une réelle amitié pour Srakhi, parce que je ne le connaissais pas beaucoup, mais je le trouvais sympathique rien que parce qu’il faisait partie de notre groupe et parce que je savais que l’on pouvait compter sur lui. C’est pourquoi je ne pouvais croire que Lénissu ait décidé d’abandonner Srakhi, quelqu’un qui aurait donné sa vie pour lui, même si ce n’était que pour conserver son honneur de say-guétran. Mais Srakhi s’était trompé : Lénissu n’était pas aussi bon qu’il le pensait.

Il se mit à pleuvoir peu après que nous nous étions mis à couvert sous la bâche. Comme le jour était si gris et sombre et qu’il n’avait pas été spécialement réjouissant, personne n’avait envie de parler et nous décidâmes de faire la sieste. À un moment, je me réveillai et je vis que Lénissu était assis à l’entrée, sa bouteille vide sur les genoux et le regard perdu sur la pluie qui tombait à verse.

Je m’approchai de lui, en essayant de ne marcher sur personne, et je m’assis à ses côtés, en silence. Nous demeurâmes ainsi quelques minutes, jusqu’à ce que Lénissu murmure :

— Dans les Souterrains, les pluies ne sont pas aussi belles que celle-ci. Parfois, il se forme des pluies d’un liquide gluant que l’on appelle eau-venin, il sort de certaines roches, des roches éponges. Si ce liquide touche ta peau, il la ronge —dit-il et il porta distraitement la main à son épaule. Il la retira presque immédiatement en détournant les yeux—. C’est… répugnant —assura-t-il— et on ne peut pas respirer ça très longtemps, c’est du pur poison. Je ne te conseille pas d’essayer. Heureusement que parfois, il ne pleut pas pendant des mois.

Il se tut et je crus qu’il n’ajouterait rien, mais alors il sourit et dit :

— Il y a à peine un an, j’aurais juré que je n’en sortirais pas vivant. Et lorsque je suis enfin sorti, j’ai juré de ne plus y entrer même si, pour cela, il était nécessaire que je me tue. —Je le regardai, horrifiée, et, lui, il secoua la tête, en conservant son sourire—. Un jour, il y a très longtemps, un vieil homme m’a dit que la pire des lâchetés, c’était de renoncer à sa propre vie par peur de vivre. Je continue à penser qu’il avait raison… mais, après ce que j’ai vécu, je me demande s’il avait approfondi la question autant que moi.

Pour la énième fois, je fus impressionnée de voir combien Lénissu avait été traumatisé par son séjour dans les Souterrains. Steyra ne semblait pas aussi affectée tout en y étant née et y ayant vécu. Peut-être que, dans les Souterrains, il se trouvait des endroits plus ou moins dangereux, en déduisis-je. En réalité, c’était logique. À la Superficie, il en était de même.

— Tu es toujours fâché avec moi ? —demandai-je après un silence.

Lénissu me lança un regard surpris, puis il sembla se souvenir. Je supposai que l’alcool ralentissait considérablement ses réflexes et ses neurones.

— Ah, oui —dit-il, souriant, en contemplant la pluie—. J’avais oublié.

Je lui rendis son sourire, hésitante.

— Vraiment ?

Lénissu me regarda et acquiesça solennellement.

— Vraiment. Mais maintenant que tu m’y refais penser, oui, je suis fâché avec toi —dit-il, avec naturel—. Et ma furie est terrible, lorsque je suis en colère —ajouta-t-il, avec une voix profonde et théâtrale qui me fit rire—. Quoiqu’il y ait une façon de l’apaiser.

— Comment ? —demandai-je.

— Tu te souviens de ce que tu m’as promis, il y a quelques mois ?

Je roulai les yeux, en essayant de me souvenir. Lénissu me fixa, l’air interrogateur, et je tâchai de faire un effort de mémoire…

— C’était après l’histoire du dragon de terre —me dit-il, pour me donner une piste—. Ah ! Je vois que tu te souviens maintenant. Alors ?

Rougissante, j’énonçai comme si je récitais une leçon :

— Je t’ai promis que je ne questionnerais jamais ce que tu pourrais faire ou ce que tu pourrais me demander de faire.

— Exactement. Bien, je veux que tu le retiennes bien et que tu ne l’oublies pas. Les promesses, ça ne s’oublie pas aussi facilement que tu sembles le faire.

J’acquiesçai, en baissant la tête.

— Très bien, tu commences à comprendre. Je vais donc te dire ce que tu dois faire et ce que tu feras, hum ? —J’acquiesçai de nouveau, en me mordant la lèvre. Lénissu se mit alors à parler rapidement sur un ton déterminé—. Tu iras à Ombay, avec la carriole, Trikos et les autres. Nous sommes le premier Blizzard d’Épine. Il faut trois jours de voyage, alors… vous y arriverez le second Lubas au plus tard. Là, tu iras dans une taverne qui s’appelle Le Bon Régal, tu attendras une semaine entière et tu paieras avec cet argent —dit-il, en me remettant un sac bien rebondi de pièces—. Je vous rejoindrai à l’aube du septième jour, c’est-à-dire du troisième Griffe.

Je l’observai rabattre la capuche de sa cape et je le contemplai, bouche bée.

— J’ai des affaires à régler —dit-il, avant que je puisse lui demander quoi que ce soit—. Et il vaudra mieux que tu ne t’interposes pas cette fois-ci. Je te l’interdis catégoriquement.

Il m’avait rarement regardée avec autant de sérieux. Alors, sans que je puisse intervenir, il prit une autre bouteille d’eau-de-vie, il descendit de la carriole d’un bond et, sous la pluie battante, il s’éloigna d’un pas ferme.

— Lénissu ! —criai-je, atterrée—. Où vas-tu ? —hurlai-je à la pluie— Par tous les démons, il est fou !

— Qu’est-ce qu’il se passe ? —demanda Murry, en se réveillant en sursaut.

— Shaedra ? Ça va ? —demanda Déria, en se levant à demi.

— Moi, ça va parfaitement —dis-je, orageuse—. C’est Lénissu. Il est devenu fou.

— Lénissu ? —dit Murry—. Où est-il ?

— Il est parti —dit le semi-orc.

— Il est parti ? Comment ça, il est parti ? —demanda Laygra, en se frottant les yeux.

— Il est parti comme quelqu’un qui s’en va —répliquai-je, de mauvaise humeur, en jetant le sac d’argent sur le sol de la carriole. Les pensées virevoltaient dans mon esprit et je me sentais plus confuse que jamais.

Aryès ramassa le sac et le soupesa.

— Ceci est plus que ce dont nous avons besoin pour payer six nuits dans une auberge —commenta-t-il. Comme je le regardais fixement, il rougit et admit— : J’ai écouté ce qu’il t’a dit.

— Oui, ça, je m’en doutais —grognai-je. Je me recroquevillai et je posai le menton sur mes genoux, me balançant lentement d’avant en arrière.

— Mais où est-il parti ? —demanda Laygra.

— Aucune idée —répondis-je, absorbée par mes pensées.

— Il a dû aller sauver Srakhi ! —dit Déria, émue.

Je la regardai comme si elle était devenue folle, mais Aryès acquiesça.

— Probablement.

— Mais nous autres, nous allons à Ombay —intervint Dolgy Vranc—. Et nous ferions mieux de nous mettre en marche dès maintenant.

Vu le calme avec lequel il dit cela, j’eus du mal à croire qu’il venait juste d’apprendre en même temps que moi la soudaine idée farfelue de Lénissu.

— Il pleut à torrents —protesta Laygra.

— C’est ce qui caractérise le Cycle des Marais —répliqua-t-il. Et se couvrant la tête avec sa capuche, il descendit de la carriole.

Distraitement, je me rappelai qu’un gnome, à l’académie, m’avait dit qu’il était presque sûr que nous allions entrer dans un Cycle de la Bonté. Neyl Dosin, il s’appelait ainsi… Je cessai de penser tout en continuant de me balancer d’avant en arrière. Je me sentais très mal, me dis-je, et la tête me tournait.

Murry nous jeta un coup d’œil et s’agita, nerveux.

— Je vais aider Dol avec le cheval —dit-il.

Déria et Aryès me regardaient comme s’ils attendaient que je dise quelque chose. Laygra semblait plongée dans ses pensées. Et Syu n’arrêtait pas de me répéter qu’il voulait douze bananes, le double de celles qui se trouvaient dans la corbeille du repère de la confrérie…

“Syu, s’il te plaît, tais-toi maintenant, je ne suis pas d’humeur à penser à la nourriture.”

Le singe gawalt grogna, mais n’ajouta rien et se glissa sous les couvertures. Je l’avais blessé, mais, moi aussi, je me sentais blessée et, en tout cas, ce n’était pas le moment idéal pour entendre dans ma tête une voix me parler de bananes.

— Quoi ? —sifflai-je, en voyant qu’Aryès et Déria m’observaient du coin de l’œil.

— Tu ne vas pas essayer de le suivre ? —demanda Déria.

Je ne répondis pas et je serrai les dents, contemplant la pluie avec un intérêt exagéré.

— C’est vrai —dit alors Aryès—, normalement, tu serais déjà en train de courir pour le rattraper.

Je le foudroyai du regard et je retournai à ma muette contemplation. Partir à la recherche de Lénissu était inutile. Je lui avais promis de faire ce qu’il me demandait. Je sentis la carriole s’ébranler et je vis que Dolgy Vranc était monté à l’avant et stimulait le cheval. Murry s’assit à côté de lui et ils échangèrent quelques mots que le fracas de la pluie m’empêcha d’entendre. De toutes façons, je n’avais envie d’écouter personne en ce moment. J’avais l’impression que Lénissu m’avait tendu un piège. Comment pouvait-il m’avoir fait promettre de m’en aller sans lui ? J’éprouvais une étrange sensation d’abandon.

Lorsque Déria apprit que nous irions à Ombay, elle laissa échapper une exclamation de joie.

— Ombay ! On dit que c’est la plus grande ville de la Terre Baie !

Cependant, je ne partageais pas sa joie. Je fermai les yeux en m’imaginant vainement qu’en les rouvrant, je me trouverais de nouveau à Ato, écoutant un conte de Sayn et mangeant une des délicieuses tartes que faisait Wiguy… Mais, en ouvrant les yeux, je vis seulement que nous avions rejoint le chemin qui menait au nord et que la pluie continuait à tomber comme si elle n’allait jamais cesser. Le chemin pavé se perdait rapidement derrière le rideau grisâtre d’eau qui tombait du ciel. Et nous nous éloignions toujours un peu plus de Dathrun, du docteur Bazundir, de Daelgar, de Steyra, des autres personnes que j’avais connues… et de Lénissu.