Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

15 Ombay (Partie 2 : Retour)

Pendant les trois jours que dura le voyage en carriole, il n’arrêta pas de pleuvoir, excepté de rares moments où le soleil parvenait à peine à se montrer. Après le découragement que j’avais ressenti en me voyant abandonnée par Lénissu, j’essayai de chercher une logique à tout ce qui était arrivé récemment et, comme Lénissu n’avait rien voulu m’expliquer avant de partir, je finissais toujours par me perdre en conjectures que je partageais parfois avec les autres.

Nous émîmes des dizaines d’hypothèses et nous envisageâmes même la possibilité que Lénissu soit impliqué d’une façon ou d’une autre dans cette confrérie inconnue. Murry et Laygra pensaient que, probablement, la confrérie où nous étions entrés Syu et moi, était la confrérie de l’Istrag. Moi, je n’avais jamais entendu parler de cette confrérie et apparemment Aryès non plus.

— C’est une confrérie illégale qui vend ses services —m’expliqua Murry—. Elle est assez connue.

— Quel genre de services ? —demanda Aryès, tandis que la carriole continuait à avancer sur la route, croisant de temps à autre quelque commerçant ou messager ou autre voyageur téméraire.

— Toutes sortes de services —répondit mon frère—. Ce sont des voleurs, des assassins, des espions, des messagers… parfois, ils peuvent même avoir un travail honnête à côté. Il y a des artisans, des commerçants… En fait, Sothrus m’a dit une fois qu’il avait connu un serviteur de son père qui appartenait à la confrérie —nous révéla-t-il—. Lorsqu’ils l’ont découvert, ils l’ont mis à la porte, bien sûr. Mais ils ont essayé de cacher l’affaire le mieux possible.

— Je croyais que Sothrus vivait dans un village —dis-je.

— Les Istrags sont présents dans toutes les Communautés. Il y a même quelque base dans les Villes de Lorri-man. Mais on dit que là où ils sont les plus puissants, c’est ici, à Dathrun… et à Ombay.

— Et comment ont-ils découvert que c’était un Istrag ? —demanda Déria.

Murry fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Le père de Sothrus. Comment a-t-il su que le serviteur était un Istrag ?

— Ah ! Oui. Eh bien, apparemment, un autre serviteur l’a vu en train de parler à une personne encapuchonnée et il a entendu ce qu’ils disaient. C’est aussi simple que cela.

— Aussi simple que cela —répéta Laygra, en haussant un sourcil sceptique—. Ce serviteur… a-t-il clairement entendu les mots « je suis un Istrag » ? Cela m’étonnerait qu’ils soient assez stupides pour le dire…

Murry la foudroya du regard.

— Dès que je répète une histoire racontée par Sothrus, il faut que tu chicanes —se plaignit-il.

Laygra haussa les épaules, indifférente.

— Sothrus parle beaucoup et raconte beaucoup de mensonges. Et parfois, il se trompe. Par exemple, il y a quelques mois, il a dit que…

— Oui, oui, je sais ce que tu vas déballer maintenant…

Laygra plissa les yeux et continua, inébranlable.

— Il a dit qu’il avait embrassé la main de la princesse d’Eiloïs, à Dathrun. Alors que personne n’a annoncé que la princesse soit sortie de sa tour d’ivoire.

— Les rumeurs disaient qu’elle s’était rendue à Dathrun pour sa santé —protesta mon frère.

— Des bobards. Sothrus a dû s’en inspirer pour construire son mensonge. En plus, il n’a pas voulu nous dire s’il lui avait parlé ou non, comme s’il gardait un secret, mais la vérité, c’est qu’il ne pouvait rien dire parce qu’il n’avait pas échangé un seul mot avec la princesse.

Murry prit un air de martyr.

— Laygra…

— Sothrus est un menteur invétéré —conclut Laygra—. Mais il adore être le centre d’attention et impressionner les jolies femmes, n’est-ce pas ?

Murry grogna et fit un geste de la main.

— C’est impossible de discuter avec toi. En plus, je reconnais que Sothrus a ses faiblesses et ses défauts, mais je pourrais en dire autant sur tes amis. Et sur toi, je ne te raconte même pas.

Laygra feula, mais ne répondit pas.

— Par tous les dieux, ne vous fâchez pas encore une fois —intervins-je, en roulant les yeux. Le mauvais temps semblait avoir aigri le caractère de mon frère et de ma sœur—. Nous parlions des Istrags.

— Toi, ne fais pas la maligne, parce que je suis toujours fâchée avec toi —répliqua Laygra, acerbe, en se tournant vers moi—. À cause des bonbons et parce que tu te mets toujours dans des situations impossibles et sans nous avertir.

J’écarquillai les yeux, j’échangeai un regard avec Aryès et Déria et je décidai de me taire. Il valait mieux ne pas répondre à ma sœur quand elle était dans cet état d’esprit. Laygra laissa échapper un autre grognement, se couvrit avec les couvertures et disparut dessous en marmonnant :

— Je vais dormir.

— Bonne idée —murmura Murry entre ses dents, puis il se tourna vers le cocher—. Dol ! Je te remplace.

Et se redressant à moitié, il avança vers la partie avant de la carriole. J’entendis le long soupir de Déria.

— J’en ai assez de cette pluie —dit-elle.

Je me souvins que Déria venait de Tauruith-jur et qu’elle n’était pas habituée à voir la pluie ni même le ciel tout simplement. Je soupirai à mon tour.

— Au moins, nous ne mourrons pas de soif —dis-je.

— La terre doit être un vrai bourbier —commenta Aryès.

— Qu’est-ce que je vous disais ? Le Daïlorilh avait raison ! —fit Dolgy Vranc, en s’asseyant lourdement sur ses couvertures. Son pantalon était trempé, car, malheureusement, la bâche ne parvenait pas à abriter entièrement le conducteur de la carriole.

— Eh bien ! —dis-je, en souriant largement—, si un Cycle des Marais arrive et que nous allons vers Acaraüs, c’est sûr que l’on s’est mis dans un sacré bourbier !

Dolgy Vranc sourit lui aussi.

— C’est juste. Acaraüs n’a déjà besoin d’aucun Cycle des Marais pour baigner dans la boue.

— Tu y es déjà allé ? —demandai-je, curieuse.

— À Acaraüs ? Non, penses-tu. En réalité, je n’étais jamais sorti d’Ajensoldra.

Je me souvins que Lénissu avait dit que le semi-orc était contrebandier jusqu’à la moelle et, doutant à nouveau qu’il le soit vraiment, je me demandai qui était exactement Dolgy Vranc ou, en tout cas, qui était-il avant de s’installer à Ato pour fabriquer des jouets. Que je sache, il n’avait aucun membre de sa famille à Ato et je ne l’avais même jamais entendu parler d’une possible famille.

Nous parlâmes un peu plus du temps et, au bout d’un moment, je vis Dolgy Vranc sortir quelque chose de sa poche.

— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je, intriguée, en me penchant pour mieux voir.

— Un harmonica ! —s’exclama Déria, bouche bée.

Le semi-orc sourit et le lui tendit.

— Comme tu m’as dit que tu savais en jouer, j’ai pensé que cela te ferait plaisir… je suis entré dans le magasin pendant que vous achetiez les allumettes et…

— Dol ! —murmura Déria, les yeux humides. Elle semblait paralysée.

— Il te plaît ?

Soudain, Déria se jeta dans ses bras et étreignit le semi-orc.

— Merci, Dol ! Bien sûr qu’il me plaît !

Aussitôt, elle essaya l’instrument et, peu après, elle nous régala en jouant une musique gaie qui réchauffa l’atmosphère. Comme la majorité était des chansons connues seulement des habitants de la Ceinture de Feu, Déria dut nous apprendre les paroles, et nous finîmes tous par chanter en chœur des chansons en naïltais, qui racontaient des histoires d’aventures, d’amour, d’humour et de malheurs. Comme j’étais en terrain connu, je leur chantai plusieurs chansons que tout bon tavernier d’Ajensoldra devait connaître quand bien même il oublierait son propre nom.

Pour finir, je leur chantai une longue ballade qui s’appelait La mauvaise chance et qui racontait la vie d’une fillette pauvre à qui il arrivait toute une série de malheurs extravagants. C’était une chanson humoristique et satirique très connue que l’on entendait dans toutes les fêtes et Dolgy Vranc et Aryès m’accompagnèrent pour le refrain. Lorsque j’eus terminé, ils applaudirent en riant.

— Je ne savais pas que tu chantais si bien ! —me félicita Laygra.

Je haussai les épaules modestement.

— Dans la cuisine, en préparant à manger, Wiguy et moi, nous avions l’habitude de chanter des tas de chansons.

— Non, je ne parlais pas de la chanson —dit ma sœur, en hochant la tête—. Je veux dire que tu as une bonne voix, quoique un peu aigüe.

J’arquai un sourcil et je haussai de nouveau les épaules.

— Les ternians, nous avons du sang de dragon, tu te souviens ? Les dragons ont toujours été réputés pour être de bons chanteurs.

— Du sang de dragon ? —répéta Laygra.

J’entendis l’éclat de rire de Murry, devant.

— Du sang de dragon, Laygra ! Tu ne te souviens pas de ce que je vous répétais toujours, quand nous étions petits ? Je vous disais que nous provenions des dragons, ça alors ! Je croyais que j’étais le seul à m’en souvenir ! Le vieux Wigas nous racontait des contes de ternians. L’histoire des dragons, cela vient sûrement d’un de ces contes.

Je pouffai, en souriant.

— Je le savais ! Je savais que je ne l’avais pas inventé.

Laygra nous regarda tour à tour, les sourcils froncés.

— Les ternians n’ont pas de sang de dragon. C’est une idée ridicule.

— Nous avons des écailles —protestai-je, en lui montrant mes sourcils—. Là et sur la colonne vertébrale —ajoutai-je.

— Les tiyans aussi —répliqua ma sœur.

— Leurs écailles ressemblent plutôt à des écailles de poisson —grogna Murry.

— Et nous, nous avons des griffes —renchéris-je, en sortant mes griffes brillantes. J’observai l’expression impressionnée de Déria et je souris à demi, amusée.

— Murry ! Regarde un peu le chemin, tu veux bien ? —intervint Dolgy Vranc.

— Oui, oui, bien sûr.

Je regardai en avant et je vis le cheval avancer sous le déluge. Il avait le pelage trempé et ses sabots faisaient un bruit régulier sur les pavés de la route. Déria avait repris son harmonica et s’était mise à jouer une mélodie douce et sereine.

— Pauvre Trikos —soupirai-je—. Il me rappelle Galgarrios quand il est tombé dans le Tonnerre, en plein courant, l’hiver dernier.

Inopinément, Aryès se mit à rire aux éclats et je le regardai en secouant la tête.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle —dis-je, offensée—. Galgarrios a failli mourir.

— Oui, je sais, excuse-moi. —Il sécha les larmes de ses yeux et essaya de retrouver son sérieux—. C’est seulement que… je me rappelle que ce jour-là…

Il se tut et fit un geste comme pour dire que cela n’avait pas d’importance.

— Quoi ? —demandai-je, curieuse.

— Euh… Rien. Rien —répéta-t-il, en secouant la tête.

Je n’insistai pas, mais je vis qu’il conservait un petit sourire au coin des lèvres pendant un bon moment. Peu après, je me levai pour remplacer Murry, et Déria s’assit à côté de moi. Je ne connaissais rien aux brides et encore moins aux chevaux, mais la route était la plupart du temps toute droite et large et il me paraissait juste que nous dirigions l’attelage chacun notre tour : Trikos faisait tout le travail, il fallait seulement lui rappeler de temps en temps qu’il devait avancer.

La première nuit que nous avions passée, à l’abri dans la carriole, Dolgy Vranc avait continué peut-être encore deux heures, dans l’obscurité, avant de permettre à Trikos un repos bien mérité. Le deuxième jour, le candian avait tiré la carriole alors que nous étions dedans, pendant de longues heures. Assurément, son endurance était impressionnante.

Les brides dans la main, je tournai la tête vers le ciel qui déchargeait sur nous des seaux remplis d’eau. Je fronçai les sourcils.

— Combien d’heures tu crois qu’il reste avant la tombée de la nuit ? —demandai-je.

Déria souffla, le regard fixé sur la pluie et la crinière du cheval.

— Tu sais bien que je n’ai aucune idée ni du ciel ni des étoiles —me dit-elle.

— Deux heures environ —me répondit Murry, derrière nous—. Hum. Si j’avais su que nous partirions si soudainement, j’aurais emporté la pierre de Nashtag du laboratoire. Cela aurait pu nous être utile.

— La pierre de Nashtag ? —répétai-je, très étonnée—. Tu as une pierre de Nashtag ?

— À l’académie —acquiesça Murry—. C’est Marévor Helith qui me l’a offerte.

Les pierres de Nashtag étaient très courantes dans l’Empire d’Iskamangra. Selon les livres et les témoignages que j’avais pu entendre, les gens avaient des murs entiers de leur maison construits en Nashtag et ils avaient une très grande habileté pour évaluer l’heure selon les nuances de la couleur que prenait la pierre au long de la journée. Je me souvenais que le maître Yinur nous avait appris à lire l’heure sur le Nashtag, mais maintenant j’avais bien peur d’avoir oublié pas mal de choses sur la question. Il n’était pas ordinaire de voir de la pierre de Nashtag en Ajensoldra, où quelqu’un possédant une telle horloge était considéré comme un excentrique ou même comme un sympathisant des Iskamangrais. Ce n’est pas pour rien que l’on appelait les Iskamangrais les Sujets du Nashtag : avec cette pierre, ils fabriquaient leurs maisons, leurs palais, leurs tours et, en fin de compte, ils vivaient entourés de Nashtag. À Ato, cette pierre avait toujours eu mauvaise réputation et il était clair que cela faisait l’affaire des horlogers ajensoldranais.

Lorsque l’obscurité du jour se fit de plus en plus dense, nous nous arrêtâmes. Dolgy Vranc s’occupa de Trikos sous la pluie qui continuait à tomber, mais, comme Aryès en fit l’observation, il pleuvait avec moins de force. Nous mangeâmes des lentilles froides et du pain, nous chantâmes un peu plus, puis nous nous couchâmes.

C’est seulement alors qu’un détail me revint à l’esprit : cela faisait deux nuits que je ne ressentais pas les effets de la potion. C’était une nouvelle encourageante, mais je ne m’en sentais pas plus soulagée pour autant. Et si soudain je me transformais en pleine nuit ? Et si les autres me voyaient avant que j’aie le temps de me cacher ?

“Tu es sûre que ce qui t’arrive n’est pas normal ?”, me demanda Syu, à moitié endormi, à côté de moi.

Dans l’obscurité de la carriole, je fis une moue qui ressemblait à un rictus nerveux.

“As-tu déjà vu un saïjit se couvrir de marques étranges et se sentir brûler à l’intérieur comme s’il était dans un bûcher ou quelque chose du genre ?”

“À part toi, personne”, admit Syu. “Mais il y a beaucoup de saïjits que nous n’avons pas vus.”

Je souris. Là, il avait raison, il y avait des milliers et des milliers de saïjits que je ne verrais jamais ! Je secouai négativement la tête, cependant.

“Non, Syu. Je suis sûre que ce qui m’arrive n’est pas normal. Et je sais ce qui l’a provoqué. Mais je ne sais pas comment l’arranger. Et… si Seyrum disait qu’il ignorait comment réparer les dommages causés… peut-être que c’est encore plus difficile à arranger qu’à m’ôter Ribok de la tête. Au moins, pour ce qui est de Jaïxel, nous savons plus ou moins ce qu’il faut faire.”

Syu s’étira et se blottit contre mon bras.

“N’y pense pas davantage”, me conseilla-t-il. “Penser sous la pluie donne plus de chagrin que de joie.”

“C’est un autre proverbe gawalt ?”

Le singe sourit et ouvrit un œil.

“Non. Les singes gawalts ne font pas que répéter. Les proverbes, ils les créent aussi.”

“C’est logique”, raisonnai-je, en bâillant. “Rien ne sort de rien.”

“Excepté les bananes”, me rappela Syu. “Tu me dois douze bananes.”

“Douze bananes !”, grognai-je. “Tu penses les manger toutes les unes après les autres ?”

Syu fit une moue méditative et acquiesça, puis il se corrigea :

“J’en donnerai une à Aryès et une autre à Déria.”

“Ça alors, et pourquoi ?”, demandai-je, surprise.

“Parce que les gawalts savent partager avec les amis”, fit-il, fièrement. “Et en plus, Aryès m’a acheté deux bananes une fois au marché et Déria sait jouer de la musique.”

“Et à moi, tu ne m’en donneras aucune ? Aujourd’hui, j’ai chanté ; en plus, Laygra dit que j’ai une bonne voix”, lui dis-je, avec un sourire amusé.

“C’est toi qui me dois les douze bananes”, me rappela le singe.

“D’accord”, répliquai-je, en bâillant de nouveau. “Il te restera dix bananes. Si tu t’empiffres et que tu tombes malade, ne viens pas te plaindre.”

“Quand ?”, demanda Syu, après un silence.

“Quand nous arriverons à Ombay”, lui promis-je.

* * *

Nous arrivâmes un jour plus tard que prévu, à cause du mauvais temps et parce que, près d’Ombay, nous trouvâmes la route coupée par un énorme arbre qui était tombé. Le vent s’était levé, cette nuit-là, et il avait soufflé si fort que, parfois, nous vîmes Trikos vaciller sur ses quatre pattes. Vers le milieu de la matinée, cependant, le vent se calma, mais il se remit à souffler vers quatre heures. Deux heures plus tard, nous trouvâmes une file de charrettes chargées de marchandises bloquées sur la route. Nous apprîmes que c’était à cause d’un arbre déraciné couché en travers du chemin et nous dûmes attendre deux heures avant qu’un groupe de bûcherons arrive pour couper l’arbre en morceaux. Malgré la pluie torrentielle, ils travaillèrent rapidement. Puis ils utilisèrent deux chevaux de trait et réussirent à dégager la voie. Sans plus attendre, les carrioles continuèrent leur voyage à la hâte. Les expressions des cochers reflétaient l’irritation et la colère : déjà que le temps n’était pas très gai, qu’un tronc retarde leur voyage leur avait aigri le caractère et ils vociféraient entre eux pour faire accélérer l’allure.

Le matin suivant, nous entrâmes à Ombay. Nous entrâmes à un moment où il bruinait seulement et les gens, enfermés chez eux pendant longtemps, étaient sortis se promener dans les rues, indifférents à la fine pluie qui tombait. Comme Ombay était entourée de prairies, de champs et de vignes, on ne pouvait voir la réelle extension de la ville d’où nous étions. Cependant, je sus tout de suite que jamais je n’avais vu une agglomération aussi grande.

Pendant le voyage, nous avions souvent suivi la route parallèle à la côte et nous étions passés par quelque petit village de pêcheurs, en évitant toutefois les auberges et tavernes parce que Dolgy Vranc trouva que ce n’était pas une bonne idée et il prétexta que les Istrags nous suivaient peut-être. Nous n’avions pas remarqué le moindre indice qui nous laisse soupçonner que nous étions suivis, mais nous ne protestâmes pas. De toutes façons, sous la bâche imperméable, nous étions bien dans la carriole. Le seul qui pouvait ne pas être aussi content, c’était Trikos.

Aussi, après trois jours à traverser des prés, des bois et collines, il était impressionnant de se trouver face à la grande extension de champs cultivés et d’arbres fruitiers, puis de voir que, peu à peu, les granges se transformaient en villages et en ville. Au-dessus d’une multitude de toits rouges et noirs, se dressaient trois tours gigantesques et rondes qui étaient au moins trois fois plus grandes que la Tour du Sorcier.

Lorsque nous fûmes fatigués de voir défiler des rues, des maisons, des charrettes et des gens de toutes sortes, nous commençâmes à nous demander où était l’auberge que Lénissu nous avait demandé de chercher : Le Bon Régal. Nous demeurâmes coincés un quart d’heure dans une rue et, dès que nous pûmes, nous prîmes une direction opposée à celle que prenaient les autres carrioles marchandes.

— Bien… —marmonnai-je, en regardant par-dessus les épaules de Dol et de Déria, assis sur le banc avant—. Et maintenant par où va-t-on ?

Dolgy Vranc, sans répondre, encouragea le cheval et nous avançâmes dans une rue qui montait doucement pour ensuite redescendre en pente douce également. Vers la moitié de la rue, je vis un mendiant assis, au coin d’une maison et, soudain, j’eus une idée.

— Arrête-toi !

Dol fronça les sourcils et je fis une moue.

— Arrête-toi, s’il te plaît, j’ai une idée.

— Quelle idée ? —demanda Déria.

— Ne te tracasse pas, Déria —lui dis-je, en passant par-dessus le banc et en sautant à terre. Syu aussi fit un bond et laissa échapper un cri de soulagement en voyant que le monde n’était pas devenu fou et ne se balançait pas comme la carriole.

— Que vas-tu faire ? —me demanda Murry, en descendant lui aussi de la carriole.

— Dites-moi, qui, mieux que les mendiants, connaît tous les coins d’une ville ? —Je levai les sourcils devant leurs expressions, puis je pris un air songeur—. Ça, je l’ai lu dans un livre.

— Les aventures de Shakel Borris ? —demanda Aryès.

Mon visage s’illumina.

— Les aventures de Shakel Borris —confirmai-je.

Je leur tournai le dos, mais j’eus le temps d’apprécier l’expression clairement amusée d’Aryès. Le mendiant avait une jambe bandée et une canne croisée sur les genoux. C’était un humain et il avait la peau couleur de paille et des yeux bleus très pâles. Je me dirigeai vers lui avec décision.

— Bonjour —lui dis-je joyeusement—. Vous devez savoir des tas de choses sur Ombay.

Le mendiant m’observait depuis un moment déjà, mais, lorsqu’il vit que je m’adressais à lui, il sursauta, l’air surpris, et m’examina les yeux plissés.

— Une aumône pour un pauvre infirme —croassa-t-il, en tendant une main ridée et maladive.

— Oh —dis-je—. Euh… je souhaiterais savoir où se trouve l’auberge Le Bon Régal. Vous la connaissez ?

Le mendiant acquiesça et regarda d’une façon significative sa main vide. Heureusement, Murry m’avait suivie et, comprenant le problème, il sortit de sa poche une pièce d’un décime et la déposa dans la main de l’homme. Moi, je n’avais rien qui sonne dans mes poches à part le shuamir.

— Que les dieux vous le rendent, brave homme —dit le mendiant à mon frère. Alors, il fixa sur moi ses yeux bleus et ajouta— : Vous devez vous diriger vers la Rue des Cordonniers : pour ça, allez d’abord tout droit, jusqu’à la fin de la rue, puis suivez l’Avenue de l’Ambre, tout droit jusqu’au bout. Là se trouve la Rue des Cordonniers. L’auberge que vous cherchez est dans une rue perpendiculaire à celle-là. On l’appelle la Rue des Lum.

Il nous adressa un sourire édenté et j’acquiesçai solennellement.

— Merci beaucoup.

— Je pourrais vous révéler d’autres choses de vitale importance pour des étrangers… pour cinq décimes —dit le mendiant.

Comme ce n’était pas moi qui avais l’argent, je levai un sourcil à l’intention de Murry, mais il fit non de la tête.

— Merci pour la proposition —répliqua-t-il—. Mais nous connaissons déjà la ville.

— Passez une bonne après-midi —fis-je.

Et nous remontâmes dans la carriole. Dolgy Vranc stimula aussitôt Trikos et il se tourna brièvement vers nous.

— C’est dommage que Lénissu ait choisi Le Bon Régal au lieu de l’auberge où nous sommes passés il y a quelques mois avec Aryès et Srakhi.

— Tu veux dire que probablement Le Bon Régal est une auberge de peu de catégorie ? —demanda Laygra, avec une moue contrariée.

— Je n’en sais rien —répondit-il—. Mais je n’aime pas les changements.

Surtout quand c’était Lénissu qui nous envoyait là, complétai-je, avec une moue, en comprenant les pensées du semi-orc. Cependant, j’étais sûre que Lénissu savait où il nous envoyait.

La Rue des Cordonniers était pratiquement bloquée par les nombreux passants et, à partir de là, nous avançâmes plus lentement. Trikos demeurait curieusement calme au milieu de la foule et je commençai à comprendre pourquoi Lénissu l’appréciait autant : ce cheval était unique.

Le Bon Régal s’avéra être un édifice impressionnant de trois étages et aux nombreuses fenêtres, entouré d’une galerie d’arcs plein cintre. Il avait un toit d’ardoises pentu et de nombreuses cheminées, mais naturellement aucune ne fonctionnait, car, malgré le ciel gris et la bruine qui continuait à tomber, il faisait chaud.

La porte principale de l’auberge se situait au fond d’une petite cour intérieure encerclée par l’édifice. C’était une porte en bois qui se trouvait grand ouverte, laissant entrer et sortir toutes sortes de gens. Au-dessus de la porte, un écriteau doré annonçait « Pension du Bon Régal ».

Nous étions descendus de la carriole pour mieux voir. Je pariai qu’aucun de nous ne s’attendait à trouver une si grande auberge. Lénissu voulait-il vraiment que nous restions là pendant six jours ?

— Je vais entrer —dit Dolgy Vranc, en arrêtant la carriole et en descendant lui aussi—. Quelqu’un doit s’occuper de la carriole. Murry ?

Mon frère acquiesça et caressa le dos de Trikos d’une main affectueuse tandis que nous nous dirigions vers la porte principale. En réalité, l’édifice n’était pas luxueux, mais il était propre et il avait assez de confort. La personne qui nous reçut était une jeune humaine au teint brun, au visage chevalin et aux cheveux d’un noir de corbeau qui regardait les gens comme si elle avait l’intention de les dépecer sur place si elle les surprenait en train de faire quelque chose d’illicite.

Plusieurs fois, pendant que Dolgy Vranc parlait avec elle, des gens descendirent par l’escalier et tous la saluèrent respectueusement en lui disant : « Bonjour, dame Yen ». Et elle leur répondait sur un ton invariablement méfiant.

Au total, cela nous revenait à cinquante kétales la nuit. Cela aurait été une extravagance si l’édifice s’était trouvé à Ato, mais à Ombay, apparemment, tout était cher, excepté le pain et les mots.

L’ambiance, en elle-même, n’était pas mauvaise et, une fois que nous nous fûmes occupés de loger Trikos, nous grimpâmes tous dans nos chambres, au second étage. Les trois chambres étaient de deux personnes. D’abord, Dol ouvrit la porte de la chambre qui donnait sur la rue. Elle avait deux lits contre le mur et une grande fenêtre avec des rideaux verts.

Je partageai avec Aryès, et Laygra, avec Déria les chambres qui donnaient sur la cour et, comme nous n’avions pas grand-chose à laisser dans les chambres, à part la boîte en bois de tranmur de Lénissu, les capes, les sacs, la corde, les allumettes et quelques victuailles qui se transportaient facilement, nous nous retrouvâmes rapidement dans le couloir, sans savoir quoi faire. Alors, peu après, nous sortîmes dans la rue flâner comme des passants curieux.

Parmi ceux qui logeaient au Bon Régal, beaucoup étaient des étudiants, car l’université d’Ombay, comme nous pûmes le vérifier, était à quatre pâtés de maisons. Nous passâmes la journée à visiter cette partie d’Ombay et Aryès et Dol nous montrèrent l’auberge qui les avait hébergés avec Srakhi durant plusieurs semaines, avant de prendre le chemin de Dathrun. Puis, bien sûr, lorsque nous passâmes par le marché, j’achetai à Syu douze bananes avec quelques pièces de monnaie que me donna Dol. Le plus heureux du monde, le singe en mangea quatre entières avant d’y réfléchir à deux fois et il me demanda de garder les autres pour les rapporter à la pension. Cependant, il me confia qu’il ne se sentait pas à l’aise dans un endroit aussi peuplé de saïjits.

“Cela sent le saïjit de tous les côtés”, se plaignit-il alors que le soleil commençait à disparaître derrière les toits.

Cela sentait la saleté, la boue et la poussière.

“Ce n’est pas une odeur de saïjit”, lui dis-je, un sourire moqueur sur les lèvres. “C’est l’odeur des grandes villes. Sur le port de Dathrun, cela sentait un peu comme ça, tu te souviens ?”

“Quand je dis que ça sent le saïjit, cela sent le saïjit”, insista le singe, en secouant la tête et en disparaissant dans la foule.

Je fronçai les sourcils en le voyant disparaître.

“Ne te perds pas !”, lui dis-je.

Pour toute réponse, je reçus un grognement hautain.

— Mes amis —prononça Dolgy Vranc, alors que nous prenions déjà le chemin de la pension—. Que voulez-vous dîner aujourd’hui ?

Sa question donna lieu à toute une controverse. Cela faisait des jours que nous mangions uniquement des repas froids, qui se composaient essentiellement de pain sec et de portions de viande sèche, et nous commencions, non à être affamés, mais si à désirer une bonne soupe chaude. Du moins, c’était mon cas.

La dernière heure, il s’était remis à pleuvoir sérieusement, mais la porte de la taverne où nous arrivâmes, protégée par un auvent, était toujours ouverte et, à l’intérieur, on entendait des bruits de voix, des cris et des éclats de rire. La taverne n’était pas loin de la pension et elle était bondée d’étudiants, mais aussi de quelques employés et agents divers. Je reconnus à leurs insignes, trois scribes, un avocat et cinq gardes.

Nous nous attablâmes en silence et nous demandâmes quel était le menu. Il y avait des truites, des filets d’anchois, de la soupe de poireaux, du riz, des escalopes de veau, de la salade et des fruits… nous mangeâmes jusqu’à satiété. À moi toute seule, je mangeai une assiettée entière de soupe, des anchois, une poire et trois carottes. Tout un festin !

Nous avions suffisamment d’argent pour au moins deux semaines et, sachant cela, je me surpris à sourire sans raison. Un étudiant musicien jouait à la guitare une musique joyeuse et les voix et les rires égayaient l’ambiance.

— Ne nous endormons pas —nous avertit Dolgy Vranc, frappant la table de ses deux mains et nous faisant sursauter—. Revenons à la pension.

Nous passâmes deux jours de la sorte, sans incidents. Syu mangeait autant de fruits qu’il voulait, Aryès et moi, nous continuâmes à enseigner à Déria des choses sur le jaïpu et les énergies, Dolgy Vranc s’arrêtait à chaque magasin de jouets pour regarder les modèles, à la recherche peut-être de nouvelles idées pour sa propre collection… les seuls qui ne semblaient pas aussi tranquilles étaient mon frère et ma sœur. J’eus du mal à comprendre pourquoi, mais je finis par comprendre : ils attendaient le jour où ils pourraient revenir à Dathrun et reprendre leurs cours à l’académie. Ils souhaitaient rentrer et les circonstances ne le leur permettaient pas. Et je ne savais pas ce que je pouvais faire. Après tout, cela dépendait d’eux. S’ils voulaient rentrer, je ne pourrais pas les retenir et je le comprendrais. Ces pensées et l’absence de Lénissu m’empêchaient de me sentir totalement heureuse.

Chaque nuit, je craignais aussi de retomber dans cet étrange état de transformation qui me donnait l’impression que les flammes me dévoraient tout entière. Mais Griffe passa, Blizzard aussi et il n’arriva rien. Parfois, tourmentée par quelque crainte, je restais éveillée un bon moment, sans pouvoir dormir, et j’écoutais la respiration régulière d’Aryès en essayant de l’imiter et de trouver le sommeil et, normalement, je finissais par y parvenir. Sauf la nuit du Guiblanc au Javelot.

Cette nuit-là, je dormis à peine. Tout d’abord, j’éprouvai cette même sensation de chaleur insupportable parcourant mon corps. Puis lui succéda une vague de peur qui découlait sans doute de ma réaction. Aryès dormait paisiblement dans son lit pendant que le fracas de la pluie martelant les pavés se faisait de plus en plus pressant… soudain, je sentis une convulsion énergétique parcourir tout mon corps, je tressaillis et, sans plus attendre, je me levai d’un bond et me dirigeai discrètement vers la porte, le cœur battant à tout rompre et avec l’impression de léviter pour éviter de marcher sur un sol en feu. Mais cela ne servait à rien d’essayer d’échapper à soi-même.

Je sortis de toutes façons, avec la ferme intention de continuer à occulter ce qui m’arrivait. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait et je ne voulais pas que les autres croient que j’étais une sorte d’oiseau de mauvaise augure qui attirait tous les malheurs. Aussi, je refermai la porte derrière moi avec une extrême précaution et je me dirigeai vers les escaliers, en effleurant de mes pieds le tapis du couloir. Deux lampes étaient allumées, mais ceci ne fit qu’accroître mon inquiétude. Et si on me voyait ? Et si… ?

Arrivée à la fin du couloir, je m’arrêtai net, en m’apercevant dans le petit miroir accroché au mur. Mon visage était couvert de marques d’un noir profond, semblables à celles dont s’ornaient certaines guérisseuses pour réaliser leurs rituels de soins. Totalement absorbée par l’image reflétée, je levai une main et touchai une marque du bout d’un doigt. Je sentis un éclair énergétique parcourir mon corps, de la main jusqu’au visage. Alors, je fixai mes yeux et je restai pétrifiée un instant : mes yeux étaient rougeoyants et mes pupilles étaient devenues de fines fentes, comme celles des chats dans l’obscurité. Cela faisait peur. Mais, était-il possible d’avoir peur de soi-même ?

Un sourire aux dents légèrement pointues apparut dans le miroir et disparut aussitôt, se transformant en une grimace. Ceci était un cauchemar, me dis-je. Je fermai les yeux et les rouvris. L’image était toujours là, inaltérable. Avec un soupir, je tournai le dos au miroir et je me demandai si je cesserais un jour de me créer des ennuis. Parce que si je continuais ainsi, il finirait par me sortir des ailes et des cornes.

J’entendis un bruit de pas dans les escaliers et la panique m’envahit. Quelqu’un montait.

Je me dirigeai vers les escaliers qui menaient au dernier étage et je grimpai les marches à toute allure, imaginant entendre derrière moi un cri de terreur, mais aucun cri ne vint. Cependant, lorsque je parvins au dernier étage, j’entendis encore les pas grimper. Ils se rapprochaient lentement, comme chancelants, et je me dis qu’il devait s’agir de quelque étudiant dont les réflexes étaient altérés par la boisson.

Je décidai d’utiliser les harmonies et de me cacher, mais je m’aperçus que je ne savais pas par où commencer. C’était une sensation étrange qui provoqua en moi une nouvelle panique : la facilité avec laquelle j’avais toujours réussi à utiliser mes énergies harmoniques et mon jaïpu s’était évaporée et je venais de l’apprendre au pire moment possible.

Les pas se rapprochaient et, moi, je demeurai immobile et bouleversée, au milieu du couloir, trop atterrée pour savoir que faire. Je me sentais comme si on m’avait soudain transformée en une autre personne que je connaissais à peine. Essayer de contrôler mon jaïpu, c’était comme si je tentais de contrôler le jaïpu d’une autre personne. C’était terriblement déroutant.

Le jeune qui apparut dans le couloir avait dans les seize ans et avançait d’un pas titubant. Ses yeux vitreux clignèrent, se fixèrent longuement sur moi, comme s’il tâchait de savoir si ce qu’ils voyaient était vrai ou faux, puis il secoua la tête, fit un pas en avant et je reculai d’un pas. Il battit des paupières, ivre, mit la main dans sa poche et, un bref instant, j’imaginai qu’il allait sortir un poignard et me le planter dans la poitrine en criant de terreur, mais non, il sortit une clé, tâtonna la porte à côté de moi et commença à chercher la serrure.

Il s’écoula de la sorte peut-être une minute entière, lui, appuyé contre la porte, la clé dans sa main tremblante et, moi, l’observant, paralysée sur place. Mais il ne parvenait pas à introduire la clé dans la serrure et, sortant enfin de ma paralysie, je poussai un grognement exaspéré et lui dis :

— Donne-moi ça, je vais t’ouvrir.

Je lui pris la clé des mains, je la mis dans la serrure et j’ouvris rapidement la porte.

— Tu es ma fée protectrice ? —me demanda-t-il d’une voix mal assurée.

— Tiens —lui répliquai-je, en lui remettant la clé dans la main—. Et bonne nuit.

— Mon ange gardien —murmura-t-il, en se frottant les yeux comme pour se réveiller.

Mais, moi, j’étais déjà loin, descendant les escaliers à toute vitesse avec la ferme intention de me cacher à un endroit plus sûr.