Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

13 Voleurs

Le jour suivant, je me réveillai et je mis un temps à comprendre pourquoi je me sentais étrange. Mais, au bout de quelques minutes, je compris : je n’avais pas rêvé de choses bizarres. Cela me fit sourire bêtement pendant tout le petit déjeuner. Déria et Aryès aussi étaient de bonne humeur et Dolgy Vranc s’agitait, inquiet, comme s’il était pressé de se mettre en route. Murry et Laygra, cependant, étaient plus silencieux. Quant à Lénissu et Srakhi, nous ne les trouvâmes nulle part et nous supposâmes qu’ils devaient terminer quelque affaire avant de se préparer pour le voyage.

Pour la première fois, je me rendis compte de la peur qu’inspiraient les bateaux au semi-orc. Il ne voulait pas entendre parler d’un voyage en bateau.

— Non, non, non, le bateau non —nous disait Dolgy Vranc—. Les bateaux ne sont pas sûrs et ils bougent comme s’ils allaient se renverser ou sombrer à tout moment. Non, pas question.

Syu, lorsqu’il fut au courant du sujet de la conversation, appuya Dol sans réserve.

— Cela nous épargnerait plusieurs jours de voyage —protesta Aryès.

— Oui, à tel point que, si nous mourons noyés, cela nous épargnera même toute la vie —répliqua Dolgy Vranc.

— Ne sois pas de mauvaise augure —lui dis-je—. Les bateaux ne sombrent pas tout le temps. Sinon, personne ne se donnerait la peine de les construire.

— Je ne sais pas —dit Déria, mal à l’aise—. Ce ne serait pas mieux d’y aller par terre ?

Je comprenais parfaitement les réserves de Déria parce, moi non plus, cela ne m’enchantait pas de voyager en bateau. Rien que de m’imaginer flottant sur des planches de bois au milieu d’une vaste étendue d’eau salée, me donnait le mal de mer. Mais c’était la façon la plus rapide d’arriver à Acaraüs et j’avais fini par appuyer l’idée d’Aryès.

Nous ne décidâmes rien au petit déjeuner et, Lénissu ne revenant pas, nous nous occupâmes comme nous pûmes. Nous allâmes tous ensemble au marché pour faire nos préparatifs. Au passage, j’observai que les gens semblaient fébriles.

— Faites attention —nous dit Murry—. J’ai entendu dire qu’il y a de plus en plus d’altercations. Les gens sont très remontés avec les impôts de guerre.

J’écarquillai les yeux, sidérée.

— Les communautés sont en guerre ?

Mon frère roula les yeux.

— Cela fait plus de trente ans que les Communautés ne se battent plus entre elles. Non, le problème, c’est que, pour le Conseil, tout ne s’est pas bien passé ces dernières années. Il y a beaucoup de bandits sur les chemins et beaucoup de voleurs sur les toits. En plus, il y a l’histoire des yédrays. —Je tressaillis en entendant ce mot et je m’efforçai de garder le calme—. Sothrus m’a raconté que, dans son village, on en a pendu deux qui voulaient mettre le feu à son entrepôt de vivres.

— Ça alors —dis-je—. Et où est ce village ?

— Pas très loin. À environ quinze kilomètres d’ici. Terrifiant, n’est-ce pas ? —dit-il, en souriant.

Je pâlis et j’acquiesçai.

— Comment savaient-ils que c’étaient des yédrays ? —demanda Laygra, sceptique—. C’étaient peut-être de simples délinquants.

Murry haussa les épaules.

— Sothrus a dit qu’il ne les avait jamais vus. C’étaient des étrangers.

Laygra toussota, sarcastique.

— Cela ne prouve rien.

— Je suppose qu’ils ont dû vérifier —répliqua Murry, impatienté—. Qu’est-ce que j’en sais.

— Peut-être que ça en était —le tranquillisa ma sœur—. Mais je sais comment sont les gens lorsqu’ils ont peur.

Son regard parlait à lui tout seul. Sans le dire, elle voulait seulement rappeler à son frère que eux aussi avaient été traités comme des êtres maudits, enfants de nakrus. Tout n’était, bien évidemment, que pure chimère née de rumeurs venues de rumeurs. Mais c’était la preuve que les gens ne connaissaient pas de limites quand ils croyaient quelque chose, que ce soit vrai ou faux. Et en plus, Murry semblait avoir oublié que, selon Marévor Helith, notre père, Zueryn Ucrinalm, avait été un yédray.

— De toutes façons, c’étaient des délinquants —insista Murry.

— Vous croyez qu’il peut y avoir des yédrays à Dathrun ? —demanda Déria, avec appréhension.

— Je ne sais pas et je ne veux pas le savoir —répondit Murry. J’avalai ma salive avec difficulté et je détournai les yeux.

— Allez, arrêtez de parler de mauvaises gens et pensez plutôt un peu à ce dont nous aurons besoin pour le voyage —nous interrompit Dolgy Vranc, en se retournant vers notre petit groupe.

— L’hiver approche, nous aurons besoin de capes plus chaudes —dit Aryès avec pragmatisme.

Le semi-orc acquiesça.

— Bonne idée. Voyons, vous qui connaissez les boutiques par cœur, où peut-on aller ?

La boutique où nous emmena Laygra était très chère et nous en sortîmes les mains vides.

— Bah, quatre-vingt-dix-neuf kétales pour une cape ? —grogna Dolgy Vranc, incrédule—. Si j’avais su que les gens achetaient à ce prix, j’aurais vendu mes ours volants à trente kétales.

— Les capes tiennent chaud —répliqua Laygra.

Le semi-orc la regarda d’un mauvais œil et ma sœur rougit, en se rendant compte qu’elle avait gaffé. Finalement, nous achetâmes chacun une cape dans un magasin situé dans une rue contigüe. Cent vingt-six kétales pour six capes. C’était un prix plus raisonnable. Bien sûr, les capes étaient loin d’être élégantes, elles étaient faites de tissu marron et grossier, et certainement pas de première main, mais elles étaient chaudes ; disons qu’elles remplissaient leur rôle de cape de voyage.

Nous achetâmes aussi cinq sacs de cuir résistants, trois boîtes d’allumettes et une corde. Lorsque nous demandâmes à Dolgy Vranc pourquoi nous avions besoin d’une corde, il nous répondit solennellement :

— Aucun homme un tant soit peu avisé ne voyage sans un peu de corde.

Nous achetâmes donc dix mètres de bonne corde pour trente kétales.

— Au fait —dit Aryès, sur le chemin du retour à la maison—, nous avons oublié les victuailles.

Dolgy Vranc haussa les épaules.

— Il faut espérer que Lénissu s’en sera chargé.

J’arquai un sourcil, mais je ne dis rien. En arrivant à la maison, nous vîmes Lénissu sur le seuil, gesticulant et faisant les cent pas avec impatience.

— Mais que faisiez-vous ? —demanda-t-il, en s’approchant de nous, l’air altéré.

— Nous avons acheté des capes et des sacs, oncle Lénissu —répondis-je joyeusement.

Lénissu ouvrit et referma la bouche par deux fois puis laissa échapper un gémissement.

— Qui aurait l’idée de laisser une maison comme celle-ci sans surveillance ? —brailla-t-il, désespéré—. Vous auriez pu laisser les fenêtres ouvertes, tant que vous y étiez.

Nous le contemplâmes, bouche bée.

— Un voleur est-il entré ? —demanda alors tranquillement Dolgy Vranc—. Qu’ont-ils volé ? Là-dedans, il n’y avait rien de valeur, à part quelques dizaines de bracelets et mes bâtons de bois.

— Tu peux garder tes stupides bâtons —siffla Lénissu, agité, tout en se dirigeant de nouveau vers la maison—. Baah, allez en enfer.

Il entra dans la maison à grands pas et on entendit la porte de sa chambre claquer et se refermer brutalement.

— Votre oncle se comporte comme un enfant —commenta Dolgy Vranc—. Bon, allons-y. Laissons tous ces sacs à l’intérieur. —Il fronça les sourcils et ajouta— : J’espère qu’ils n’ont emporté aucun meuble parce que cela ne nous appartient pas.

Pour quelqu’un qui avait des antécédents comme contrebandier, Dolgy Vranc avait une âme pleine de vertus, pensai-je.

Le semi-orc entra et nous le suivîmes. Je m’arrêtai sur le seuil, en apercevant une ombre bouger sur le sable. Je souris largement.

“Syu ! Comment vas-tu ? Où étais-tu ?”

Le matin, je ne l’avais vu nulle part et j’avais commencé à m’inquiéter. Le singe gawalt me rejoignit et scruta le chemin des deux côtés, avec un air de défi.

“J’ai vu des gens entrer dans ces murs”, me révéla-t-il, en voyant que je le regardais, perplexe.

“Oh. Tu les as vus ? Ils ont emporté quelque chose ?”, demandai-je. Le singe gawalt acquiesça. Soudain, je pâlis et je mis la main dans ma poche. Je soufflai de soulagement. L’Amulette de la Mort était là.

“Ils ont tout emporté dans un très gros sac”, dit-il. “Vous avez acheté à manger ?”

Je savais que pour Syu « à manger » signifiait des fruits savoureux.

“Nous avons acheté d’autres choses”, lui dis-je, en montrant le sac que je portais. “Mais il reste sûrement quelque chose dans le garde-manger.”

“Si ces bandits ne l’ont pas emporté”, répliqua le singe l’air sombre, en me suivant à l’intérieur.

Je réprimai un sourire en m’imaginant des voleurs entrant dans une maison pour dérober subrepticement une corbeille de pommes.

À l’intérieur, les autres avaient déposé leur chargement dans un coin du séjour et, à présent, ils parlaient discrètement.

— Quelle mouche l’a piqué ? —demandait Laygra à voix basse.

— Comment sait-il que des voleurs sont entrés ? Je ne vois rien qui manque —dit à son tour Aryès, les sourcils froncés, en regardant autour de lui.

— Peut-être que c’étaient des yédrays —murmura Déria, les yeux exorbités.

Je roulai les yeux.

— Syu les a vus. Apparemment, ils sont sortis d’ici avec un sac plein.

Ils se tournèrent tous vers moi puis vers le singe gawalt, qui leur rendit un regard nonchalant.

— Syu les a vus ? —répéta Murry—. Qu’est-ce qu’ils emportaient dans le sac ?

“Je ne suis pas un stupide devin saïjit”, mâchonna le singe.

— Il dit qu’il n’en a pas la moindre idée —répondis-je.

Laygra se mit à rire.

— Tu aurais fait une bonne traductrice —commenta-t-elle.

Je lui souris, amusée. À ce moment, la porte de la chambre de Lénissu s’ouvrit à la volée ; mon oncle apparut et se précipita vers le singe.

— Quel air ils avaient ? Où sont-ils allés ? —demanda-t-il, en le menaçant d’un doigt.

Syu feula et s’écarta de lui, tandis que je fronçai les sourcils, contrariée.

— Lénissu ! —protesta Laygra, en croisant les bras et en le foudroyant des yeux—. Arrête de l’effrayer.

Syu jeta à Laygra un regard outragé.

“Moi ? M’effrayer ? Pff”, dit-il, en émettant un bruit comique, les lèvres pointées en avant. Quelque chose sortit de sa bouche comme une flèche et me frappa en pleine figure.

— Beeerk —dis-je, en me frottant le visage. La substance était collante et sentait le sucre. C’était…

— Un bonbon ? —prononça alors Laygra, en faisant les yeux ronds—. Syu ! Tu sais très bien que les sucreries sont très mauvaises pour les dents ! Tu veux perdre toutes tes dents ou quoi ?

Syu se recroquevilla, l’air coupable. Alors, Laygra se tourna vers moi. Aïe, me dis-je.

— Shaedra, tu n’aurais jamais dû lui laisser faire ça !

Je grimaçai et je baissai les yeux au sol. Laygra était très stricte en ce qui concernait la diète. Moi, j’aurais pu dire cent fois à Syu de ne pas manger de friandises, je n’aurais jamais obtenu l’effet du sermon de Laygra.

— Tu veux arrêter de tourmenter le singe ? —fit alors Lénissu—. J’ai des questions à lui poser.

Mais Laygra était devenue maintenant une intransigeante vétérinaire et tous durent insister pour que ma sœur cesse enfin de crier après Syu et moi. Finalement, Laygra nous observa en plissant les yeux.

— Quoi ? —fit-elle, sur un ton de défi—. La santé, c’est important. Je ne supporte pas les gens qui ne savent pas se contrôler et, à l’évidence, Syu ne sait pas se contrôler —dit-elle en foudroyant le singe du regard—, et Shaedra ne sait pas le faire obéir.

Syu et moi en restâmes bouche bée. Moi ? Faire obéir Syu ? Je devinai sans difficulté la pensée de Syu : depuis quand un singe gawalt obéissait-il à un saïjit ? Nous échangeâmes un regard et nous nous esclaffâmes bruyamment.

Laygra prit un air courroucé, nous tourna le dos et grimpa les escaliers en faisant claquer ses pas.

— Je vous aurai avertis ! —dit-elle—. Syu, tu reviendras chez toi, je te le promets ! Je ne te laisserai pas prendre de mauvaises habitudes.

— Qu’avez-vous fait ! —se lamenta Murry, lorsque Laygra se fut enfermée dans sa chambre—. Elle va être de mauvaise humeur pendant des jours.

— Elle s’en remettra —répliqua Lénissu, les yeux rivés sur le singe—. Tout de suite, nous avons des affaires plus urgentes. Singe gawalt, serais-tu capable de me guider jusqu’à l’endroit où sont allés les voleurs ?

J’observai aussitôt le changement d’attitude de Syu. Chaque fois que l’on mettait en doute sa capacité à faire quelque chose, sa fierté gawalt s’avivait comme le feu.

“Je suis capable de faire un tas de choses, oncle Lénissu”, répondit le singe, moqueur. “Je suis un singe gawalt.”

“Syu, tu en es sûr ?”, lui demandai-je, en fronçant les sourcils. Je ne pouvais imaginer le singe suivre à la trace la piste de voleurs dans une ville. Le regard plissé de Syu me dissuada d’émettre davantage de doutes sur le sujet.

Lorsque j’eus traduit à Lénissu ses paroles, mon oncle eut un sourire torve.

— Alors, prouve-le-moi.

Syu se mit à la tâche. Il commença par faire plusieurs tours dans la maison avant de sortir. Nous le suivîmes tous, avec curiosité. L’estime que lui portaient les autres monta en flèche.

— Lénissu… —dis-je, alors que Syu tournait autour de la maison en prenant des poses exagérément théâtrales—. On dirait que l’on t’a volé quelque chose d’important.

Syu s’écarta de la maison et nous fit signe. Apparemment, il avait trouvé une piste pour suivre les voleurs. Lénissu me lança un regard interrogatif et j’acquiesçai. Alors, il se tourna vers nous tous et sortit un papier.

— Allez à cette adresse. Là, vous devrez récupérer une charrette à quatre roues, avec une bâche sans trous et un cheval au pelage roux, de race candiane, qui répond au nom de Trikos. —Il plissa les yeux—. Ne vous laissez pas tromper, ces gens profitent de n’importe quelle occasion… à l’intérieur de la carriole, il doit y avoir trois sacs remplis de victuailles, deux tonneaux d’eau, trois bouteilles d’eau-de-vie, cinq couvertures et une caisse en bois de tranmur rectangulaire, un peu lourde, d’environ vingt centimètres… —Il soupira et nous tendit un sac qui cliquetait—. Huit cents kétales. Uniquement s’ils ont tout ce que j’ai dit, compris ? Sinon, vous faites demi-tour et vous partez.

Dolgy Vranc se chargea de prendre le sac et le papier, auquel il jeta un rapide coup d’œil.

— Nous le ferons —assura-t-il.

— Bien —Lénissu ouvrit la bouche et leva la main, l’air nerveux—. Trikos, c’est bien compris ? Qu’ils ne vous donnent pas un cheval malade.

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais il se ravisa et fit demi-tour.

— En avant, singe gawalt.

Syu sortit comme une flèche vers Dathrun et Lénissu le suivit rapidement.

— Je me charge de la charrette —dit Dolgy Vranc—. Vous, restez là. Il ne faudrait pas qu’on nous vole aussi ce que nous venons d’acheter.

— Alors, comme ça, il avait préparé le voyage à l’avance —commenta Murry, pensif.

— Mais ce n’est qu’une partie de ce qu’il trame —marmonnai-je. Et prenant une profonde inspiration, je me mis à courir vers Dathrun, rattrapant peu à peu la distance qui me séparait de Lénissu. J’ignorai les cris derrière moi et je continuai. La dernière fois que j’avais vu Lénissu aussi nerveux, c’était quand il avait appris que j’avais conclu un marché avec Dolgy Vranc, à Ato. Que lui avaient-ils volé et qui étaient les voleurs ? Pourquoi Lénissu ne voulait-il pas me répondre ? Je ne pouvais pas laisser ces questions sans chercher une réponse.

Nous pénétrâmes dans les quartiers du Port, descendant des ruelles et grimpant des escaliers. Finalement, sans que je m’y attende, Lénissu s’arrêta et se retourna vers moi, exaspéré.

— Ma nièce, s’il te plaît, retourne avec les autres. Allez, tu ne veux pas voir Trikos ? —Il sourit légèrement—. C’est un cheval charmant.

Il fit une moue en voyant que mon expression décidée restait imperturbable.

— Si Syu veut te dire quelque chose, tu ne pourras pas le comprendre à moins qu’il y ait quelqu’un pour te traduire ce qu’il dit —argumentai-je.

Lénissu prit un air résigné, leva les mains puis les laissa retomber, vaincu.

— Très bien. Alors, en avant.

Nous suivîmes Syu le long d’une rue étroite et nous débouchâmes finalement sur une petite cour remplie de caisses vides. De l’autre côté, on construisait une maison de deux étages, mais, ce jour-là, aucun ouvrier n’y travaillait. La cour était déserte.

Le singe s’arrêta et s’assit sur une planche en bois, se mordant les doigts, comme s’il réfléchissait très vite.

— Et maintenant ? —demanda Lénissu, après avoir observé les alentours, les sourcils froncés.

— Syu dit qu’ils devraient être là —murmurai-je, regardant autour de moi, sur mes gardes.

— C’est son sixième sens qui le dit ? —répliqua-t-il, sardonique.

“Comment sais-tu qu’ils devraient être là ?”, demandai-je à Syu.

Le singe gawalt fit une grimace et détourna la tête, sans me répondre. Puis il se tourna vers moi et avoua :

“Je les ai suivis. Et après, je suis allé faire un tour au marché.”

“Pour voler des bonbons”, pariai-je. “Alors, tous ces tours autour de la maison et ces mimiques, ce n’était que du théâtre, hein ?” Le singe adopta une expression coupable et je roulai les yeux. “Ils se sont arrêtés ici ?”

“Tu parles des saïjits que j’ai suivis ? Ils sont restés là un long moment”, dit-il, en indiquant une cachette entre les tonneaux et les matériaux de construction. “Après, j’en ai eu marre et je suis parti.”

Quand j’eus tout répété à Lénissu, celui-ci se pencha et s’approcha de la cachette indiquée par Syu. Derrières des planches en bois vermoulues par la pluie et les insectes, nous découvrîmes une ouverture dans le sol, fermée par une sorte de trappe recouverte de tissus moisis.

J’échangeai un regard avec Lénissu et je sus que nous pensions la même chose : les voleurs avaient disparu par là.

“Dis-moi, Syu, tu voyais les saïjits ou tu les as seulement vus se cacher derrière ces tonneaux ?”, demandai-je.

Le singe haussa les épaules.

“Je ne me souviens pas. Je te l’ai déjà dit : j’en avais assez d’attendre qu’ils fassent quelque chose, alors je suis parti. Au moins, les bonbons, on n’a pas besoin de les attendre.”

“Ça, dis-le à Laygra”, répliquai-je, moqueuse.

— Attends-moi ici —dit Lénissu à voix basse. J’ouvris la bouche pour protester, mais il me foudroya du regard—. Attends-moi ici —répéta-t-il. Son ton n’admettait pas de réplique.

Il disparut par l’ouverture et Syu et moi restâmes seuls, à attendre. Je ne tenais pas en place. Et si Lénissu venait de rentrer dans un antre d’assassins ?, me demandai-je, en pâlissant. Et s’ils le faisaient prisonnier ? Et s’il ne ressortait plus ? Chaque question que m’apportait sournoisement mon esprit accroissait la terreur dans mon cœur noué qui battait à tout rompre. J’en arrivai même à accuser Syu de lui avoir indiqué le chemin, mais je retirai vite mon accusation et je m’excusai, honteuse, sachant que ce n’était pas sa faute.

J’étais sur le point de passer par l’ouverture secrète lorsque, soudain, j’entendis un bruit de pas très légers… Je me jetai à terre. Juste à temps.

Deux secondes plus tard, apparut dans la cour une terniane assez jeune qui était vêtue comme un marin et qui portait marqué sur le front un signe de roue rouge. Qu’est-ce… ?

“Par ici !”, dit Syu.

J’invoquai les harmonies et, aussi discrètement que possible, je m’entourai d’une enveloppe mimétique. Alors, je suivis le singe derrière un autre tonneau et je m’écartai un peu plus de l’ouverture, persuadée que la nouvelle venue allait y pénétrer. Et je ne me trompai pas. Sans jeter à peine un coup d’œil autour d’elle, elle s’assit près du trou et s’y laissa glisser avec agilité. Elle disparut aussi silencieusement qu’elle était arrivée.

“Je parie que ce tunnel mène à une confrérie clandestine”, pensai-je.

Le singe gawalt s’agitait, inquiet, et je compris qu’il s’ennuyait mortellement. Je roulai les yeux.

“Tu ne peux pas rester tranquille une minute”, lui dis-je.

Se rendant compte qu’il tournait sur lui-même, Syu s’arrêta net et croisa sagement les bras.

“Qu’est-ce qu’on fait ? On la suit ?”

Je sursautai. “Quoi ?”, fis-je, incrédule. “Non ! Si c’est une confrérie, cela pourrait être dangereux.”

“D’accord”, dit Syu. Il resta silencieux un moment, mais, peu après, il répéta : “Alors, qu’est-ce qu’on fait ?”

J’inspirai profondément, en pensant frénétiquement. Ce que l’on avait volé à Lénissu devait être réellement important pour qu’il ose descendre par cette trappe, sans savoir ce qu’il y avait dessous. En tout cas, cela devait être important pour Lénissu, décidai-je. Je me sentis complètement inutile lorsque je vis que cela faisait peut-être plus d’une heure que j’attendais et que je n’avais toujours pas décidé quoi faire.

Rentrer là-dedans était une folie. Mais aller chercher Dolgy Vranc n’aurait pas arrangé les choses. Si Lénissu avait réellement pénétré au beau milieu d’une confrérie, il devait y avoir plein de gens dangereux… Pense quelque chose !, me pressai-je. Alors, je me rappelai ce que m’avait dit Syu, peu de temps auparavant : “Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire”.

Bien, me dis-je, en me levant. Tant que j’étais vivante, je pouvais toujours faire quelque chose. Syu me contemplait bouche bée.

“Tu vas entrer là-dedans… à cause des mots que je t’ai dits une fois ?”

J’acquiesçai fermement.

“Parfois il faut agir sans réfléchir.”

“Ce n’est pas ce que dit le proverbe gawalt”, protesta-t-il.

“Tout à l’heure, c’est toi qui as proposé d’y entrer”, lui répliquai-je, sur un ton mordant.

Le singe gawalt grogna et acquiesça :

“Alors, entrons.”

Nous rampâmes jusqu’à l’ouverture et nous penchâmes la tête.

“Qu’est-ce que tu vois ?”, demandai-je.

“C’est trop sombre”, se plaignit Syu.

Soudain, j’entendis un bruit sourd et je reculai précipitamment vers ma cachette.

“Syu !”

Le singe gawalt fit un bond et vint s’abriter à côté de moi.

“Qu’est-ce que c’était ?”

“Cela ne semblait pas venir de l’antre, on aurait dit que cela venait d’un toit”, raisonnai-je.

Nous levâmes prudemment les yeux et alors nous vîmes un enfant chétif et en haillons sur le toit de la maison la plus basse. Il ne semblait pas avoir plus de huit ans.

Syu me regarda avec une moue surprise.

“Tu as une bonne oreille”, commenta-t-il simplement. Je lui souris, mais je roulai les yeux lorsqu’il ajouta : “Presque autant que les gawalts.”

Je me tapis davantage, car d’où il était, l’enfant pouvait théoriquement nous voir. Heureusement, il semblait occupé. Il tenait un objet dans sa main. Un objet qu’il brandissait comme s’il s’était agi de quelque trophée.

Petit à petit, je glissai jusqu’au mur, de sorte que je parvins à une zone d’où il ne pouvait plus me voir. Au loin, les cloches du temple sonnèrent deux fois avec un son de cloche. Il était une heure de l’après-midi.

“Syu ?”, dis-je, en pinçant fort les lèvres, les yeux fixés sur l’ouverture.

Le singe ne répondit pas. Ce n’était pas nécessaire. Il pensait comme moi. Cela faisait plus d’une heure et demie que nous attendions. Lénissu ne ressortirait pas : la confrérie l’avait enlevé, ou pire peut-être… Non ! Je me redressai brusquement. Je devais sauver Lénissu. Je ne pouvais pas le perdre encore une fois.

Les yeux hagards, je me levai, agitée.

“Shaedra ! Ça va ?”

J’acquiesçai.

“Je vais me venger de ces voleurs”, lui promis-je.

Et alors, poussée par une subite impulsion, j’avançai rapidement vers l’ouverture et, ni vu ni connu, je passai par le trou.