Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

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C’est exactement la nuit où je vis Daelgar pour la dernière fois que je commençai à rêver des choses étranges. La première nuit, je rêvai que je sautais d’une falaise et que je m’enfonçais dans une mer de lave accompagnée de toute une armée d’horribles monstres ailés. Je me réveillai au milieu de la nuit avec la sensation d’avoir la peau qui brûlait littéralement. La sensation mit tellement de temps à disparaître que, malgré ma conscience à moitié endormie, je compris que ce que je venais de vivre n’avait pas été un simple rêve. J’avais l’impression qu’il se passait des choses très étranges dans mon corps… Je me dis que c’était absurde et, le jour suivant, j’oubliai complètement de quoi j’avais rêvé.

Les nuits suivantes, je continuai à rêver des choses étranges, sentant peu à peu naître dans mon corps une présence, une présence qui se propageait partout, comme une nouvelle énergie. La deuxième nuit, lorsque je me réveillai, je restai plus d’une heure à trembler, transpercée par un froid mortel et je ne pus me rendormir jusqu’à l’aube.

Rêve ou réalité ?, me répétai-je pour la centième fois alors que les oiseaux commençaient à chanter. Ce qui m’arrivait n’était pas normal… s’il s’était agi de quelque perturbation énergétique, Laygra et Déria auraient ressenti la même chose or, à ce moment-là, toutes deux dormaient paisiblement. Rêve ou réalité ?, me dis-je, en pliant mes doigts engourdis par le froid. Dans la chambre, il faisait chaud et j’avais froid. Ceci était-il normal ? Peut-être allais-je être malade. Ce ne serait pas la première fois. Une grippe donnait toujours la sensation d’avoir la peau brûlante et, ensuite, on tremblait de froid…

Pourtant, je ne ressentais pas les symptômes typiques d’une grippe. Non, je n’allais pas être malade, conclus-je, soulagée. Mais… qu’est-ce qu’il valait mieux ? Avoir une grippe ou avoir quelque chose dont j’ignorais tout ?

Je ne savais pas ce qui m’arrivait, cependant je savais d’où venait le problème. Du laboratoire de Seyrum. Au passage, je maudis cent fois le soi-disant jus mildique que j’avais bu et je maudis Seyrum qui n’avait pas prévu d’antidote et les jumelles qui m’avaient trompée… mais cela ne servait à rien de maudire : ce qui était fait, était fait.

Au début, j’avais essayé de cacher ma préoccupation à Syu, mais le singe n’était pas stupide et, quand il découvrit ce qui m’arrivait, il me proposa d’aller dormir dehors.

“Dormir enterré sous des planches de bois et des pierres, ce n’est pas l’idéal”, raisonna-t-il avec sérieux. “Tu seras sûrement mieux dehors, comme un bon gawalt.”

Je repoussai cependant sa proposition et, la nuit suivante, lorsque j’eus souhaité bonne nuit à tout le monde, je m’approchai de mon lit sans pouvoir m’empêcher de trembler. Je me couchai et je pensai que Syu avait peut-être raison. J’aurais dû accepter, me dis-je, tourmentée par les rêves qui m’attendaient…

Le jour suivant, Marévor Helith était censé être de retour. Et si je mourais cette nuit même à cause de la potion ? Je ne saurais alors jamais si Marévor Helith tiendrait sa parole. Et l’Amulette de la Mort ne servirait à rien. Et j’avais tant de choses que je souhaitais faire et savoir avant de mourir… ! Cependant, j’étais si fatiguée que, malgré la crainte qui me tenaillait, je m’endormis.

Je me réveillai presque immédiatement ou, du moins, c’est ce qu’il me sembla. Ensuite, je crus un bref instant que le soleil s’était déjà levé parce que la chambre était illuminée… mais la lumière était différente. Et elle s’évanouissait rapidement. Je balayai la pièce du regard, cherchant la source de la lumière. Je baissai les yeux sur moi et je restai bouche bée. Mes bras brillaient encore légèrement. Quelques secondes plus tard, tout était redevenu normal. Mais tout n’était pas fini. Quelques minutes après, je sentis de nouveau la même sensation que quelques semaines auparavant : confusion, instabilité et douleur. Et aussi la sensation que mon jaïpu se consumait presque jusqu’à en mourir.

La dernière fois, j’avais ressenti une douleur insupportable. Cette fois, ce fut un peu semblable, mais, en plus, les marques noires apparurent presque aussitôt sur mes bras. Je me sentis changer. Malgré mon esprit confus, je me couvris la bouche pour ne pas crier : je savais que cela ne ferait qu’empirer les choses si Laygra et Déria se réveillaient et voyaient ce qui m’arrivait. Sans y penser à deux fois, j’ouvris la fenêtre et je sautai. J’atterris curieusement bien. Et je me mis à courir même encore plus vite que d’habitude. Je sentis de nouveau un éclair dans ma tête et je perdis alors totalement conscience de ce que je fis par la suite.

* * *

Marévor Helith mit quatre jours de plus que prévu avant d’apparaître, de sorte que ni Murry ni Laygra n’osèrent s’inscrire au premier examen d’admission, au cas où le nakrus ne reviendrait pas à temps pour payer leur inscription. Ces quatre jours, Lénissu commença à rester plus de temps à la maison, et j’en déduisis donc que, pour le moment, il avait terminé ses affaires. Il était temps ! Il n’avait pas cessé de s’absenter mystérieusement et secrètement pendant le dernier mois.

Le jour où Marévor Helith arriva, Déria avait pratiquement fini de recopier le premier chapitre du manuel de transformation et Aryès et moi étions très fiers de ses progrès. Elle parvenait à lire plus ou moins sans se tromper, même si, parfois, quelques lapsus lui échappaient encore, lorsqu’elle ne se souvenait plus comment on prononçait telle ou telle lettre, mais, en général, le résultat était assez bon si l’on considérait qu’à peine quelques semaines plus tôt elle ne savait même pas reconnaître une seule lettre de l’alphabet. Le visage de Déria s’illuminait chaque fois que nous lui disions qu’elle apprenait très vite et elle redoublait d’efforts pour apprendre. Une fois, Laygra fit un commentaire sur le peu de culture qui existait dans la Ceinture de Feu, disant que les chefs hobbits des mines ne s’étaient jamais donné la peine d’éduquer leurs sujets. Et Déria lui répondit de si mauvaise humeur qu’elles se fâchèrent et ne se parlèrent plus pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’Aryès et moi, nous leur fassions clairement comprendre que nous en avions assez de les voir se lancer des regards assassins chaque fois que l’une d’elles ouvrait la bouche. Mais je ne pensai pas moins que, cette fois, la plus malavisée avait été Laygra.

Lorsqu’Iharath frappa à la porte pour nous annoncer que le maître Helith était de retour, nous étions donc Aryès, Déria et moi assis autour de la table. Dol était assis sur une chaise, près de la fenêtre et, avec ses mains à la peau épaisse et verdâtre, il manipulait de petites branches qu’il était allé chercher la veille dans le bois voisin. Il avait les yeux fermés et l’expression concentrée. Cela faisait plus de vingt minutes qu’il était ainsi et je commençais à penser qu’il avait décidé d’imiter les coutumes de Srakhi.

Pendant qu’Aryès et moi, nous fabriquions des bracelets change-couleurs, Déria nous lisait le paragraphe qu’elle venait de recopier.

— Il faut… faire… attention —lut-elle avec lenteur— avec l’énergie…

— Tu as écrit « l’émengie » —la corrigeai-je, en jetant un coup d’œil sur le cahier tandis que je posais le bracelet que je venais de terminer sur la table.

Déria fronça les sourcils et se rapprocha du cahier comme pour mieux voir. Sans un mot, elle prit sa plume et, la pointe de la langue sortie en signe de concentration, elle recopia le mot « énergie » dix fois.

Je pris d’autres fils blancs et je commençai à fabriquer un autre bracelet, imprimant à chaque tour du fil un sortilège harmonique de couleur. C’était une tâche facile qui n’occupait pas trop l’esprit et qui était rentable : cela ne demandait qu’un peu de fil et ces bracelets se vendaient à cinq décimes chacun.

— Avec l’énergie excédentaire —continua Déria avec plus de décision— après… avoir lancé le… sor-ti-lège —elle se racla la gorge— le sortilège de transformation, car non seulement cela rompt l’équi… l’équilibre des… énergies —dit-elle et, là, elle fit une pause pour corriger une nouvelle fois le mot avec un air appliqué— des énergies extérieures… —continua-t-elle—, mais cela peut aussi avoir de mauvaises… ré-per-cussions sur l’énergie interne du celmiste. Ah, là, j’avais écrit le mot correctement —fit-elle.

Quelqu’un frappa à la porte et nous sursautâmes. Nous n’attendions personne. Lénissu, Murry et Laygra étaient en ville. Srakhi aussi. Qui cela pouvait-il être ?

— C’est Iharath —dit la voix, derrière la porte.

— J’arrive ! —dit Aryès.

Il laissa son bracelet presque terminé sur la table et alla ouvrir. Cela faisait plusieurs jours que nous n’avions pas vu Iharath et nous l’accueillîmes joyeusement.

— Où étais-tu passé tout ce temps ? —demandai-je, avec un air de reproche.

Le semi-elfe roux sourit, amusé par notre accueil.

— Je vous ai vraiment manqué ? —demanda-t-il.

— Oui ! —répondîmes-nous tous les trois en chœur.

Iharath se tourna vers le semi-orc, qui avait toujours les yeux fermés, apparemment indifférent à ce qui se passait autour de lui.

— Il fait des expériences —expliqua Déria, en regardant le semi-orc d’un air moqueur—. Cela fait plus d’une demi-heure qu’il est comme ça.

— Et le bruit ne le dérange pas ? —demanda-t-il, en observant avec curiosité ce que Dol tenait entre les mains—. Des bouts de bois ? Il fait des expériences avec des bouts de bois ?

— Ce ne sont pas n’importe quels bouts de bois —dis-je—. Ils doivent avoir une forme spécifique. Hier, il a passé des heures dans le bois à chercher ces petites branches jusqu’à ce qu’il trouve celles dont il avait besoin.

Iharath ouvrit grand les yeux, mais ne fit pas de commentaire.

— Comment va la future celmiste ? —demanda-t-il à Déria, en tendant une main pour l’ébouriffer affectueusement.

— Il me manque deux paragraphes pour terminer le chapitre ! —déclara la drayte toute contente.

— Et elle apprend vite —ajouta Aryès. J’acquiesçai pour appuyer ce qu’il disait, tout en continuant à fabriquer mon bracelet.

— Murry et Laygra sont à la ville —dis-je—. Je ne sais pas où exactement. Tu veux boire quelque chose ?

Iharath adopta une mine pensive puis acquiesça finalement.

— Restez tranquilles, ne bougez pas —dit-il, en voyant qu’Aryès et moi, nous nous levions—. Je vais mettre de l’eau à chauffer. Vous voulez une infusion vous aussi ?

Nous acquiesçâmes et nous nous rassîmes. Quelques minutes plus tard, nous étions tous les quatre assis autour de la table et Déria lisait à Iharath l’avant-dernier paragraphe du chapitre. Le semi-elfe s’intéressa à nos bracelets change-couleurs et demanda comment on les faisait ; j’essayai alors de lui expliquer le mécanisme puis je lui offris un des bracelets.

— Murry et Laygra en portent eux aussi —lui dis-je.

— Comme ça, plus de gens voient ces bracelets, plus ils auront envie d’en avoir aussi —expliqua Aryès.

— Il s’agit de lancer la mode —acquiesçai-je.

Iharath nous regarda tous les deux et s’esclaffa.

— Vraiment, vous avez l’esprit commerçant.

J’entendis un rire mental et je me tournai vers le singe qui venait d’entrer par la fenêtre ouverte.

“Les gawalts, nous n’avons pas besoin de faire du commerce”, dit-il.

“Bah, c’est ce que tu dis”, répliquai-je, sur un ton moqueur. “Qu’est-ce que tu ferais si je t’offrais une banane mais que je te demandais, pour l’obtenir, de plonger dans la mer ?”

Syu me regarda comme s’il me voyait pour la première fois.

“Les gawalts détestent quand il y a trop d’eau”, dit-il. “Et ils savent trouver des fruits quand ils veulent. En plus, ils ne vivent pas que de bananes, quelle idée.”

Je souris en levant les yeux au ciel. Iharath posa sa tasse vide sur la table et croisa les bras derrière la tête.

— Au fait, j’ai oublié de vous dire : le maître Helith est revenu.

Il y eut quelques secondes de silence et je reposai alors brutalement ma tasse sur la table.

— Enfin ! —exclamai-je, très contente, en me levant d’un bond—. Il faut le dire à Lénissu !

— Du calme —me dit Iharath, en souriant—. Il va venir ici, vers dix heures.

— Qui ? —demandai-je, un peu perdue.

— Le maître Helith.

Aryès, Déria et moi, nous échangeâmes des regards stupéfaits.

— Le maître Helith va venir ici ? —articula Déria, lentement, en pâlissant.

— Ouaip —répondit tranquillement Iharath—. Il m’a dit que vous ne vous tracassiez pas et que vous ne lui prépariez rien à manger —ajouta-t-il, avec un demi-sourire—. Apparemment, un jour, il a été invité à un délicieux banquet et il n’a pas osé dire à ses amphitryons que leurs plats délicieux avaient pour lui le même goût que la terre.

— On ne commettra pas cette erreur —assura soudain Dolgy Vranc, en ouvrant les yeux—. Quand vient-il, as-tu dit ?

— À dix heures. J’espère qu’à cette heure tout le monde sera de retour…

— Je vais aller les chercher —dis-je, en terminant l’infusion d’un trait—. Laygra doit être avec Rowsin et Azmeth… ils sont peut-être sur le marché.

— Je t’accompagne —dit Aryès.

— Moi, j’irai chercher Murry —dit Iharath.

— Je vais avec vous —dit Déria—. Mais attendez, je dois ranger ça.

Elle faisait allusion au cahier : elle semblait craindre que le maître Helith soupçonne qu’elle était en train d’apprendre à lire et à écrire. Je ne connaissais pas beaucoup Marévor Helith, mais j’étais à présent pratiquement sûre qu’il ne trouverait absolument pas scandaleux de l’envoyer à l’académie : Déria était une véritable éponge, elle apprenait vite et elle n’oubliait rien. Elle deviendrait une excellente élève, prédis-je.

Nous sortîmes tous les quatre de la maison, pendant que Dolgy Vranc nous assurait qu’il allait préparer la maison pour recevoir le maître Helith comme il convenait.

Il faisait une journée chaude. C’était le premier Griffe du mois d’Épine et, depuis trois jours, nous étions en automne. Les arbres commençaient à perdre leurs feuilles de plus en plus vite et il soufflait un vent qui charriait une odeur de sel et de changement.

— Tu as une idée d’où peut se trouver Murry ? —demanda Déria à Iharath.

— J’ai en tête plusieurs endroits où il pourrait être —acquiesça Iharath.

— Nous, nous commencerons par le marché —suggérai-je.

Nous nous séparâmes en arrivant sur l’avenue principale. Iharath continua de grimper l’avenue pendant que nous déviions vers la rue du marché. Elle était bondée de monde et nous passâmes plus d’une demi-heure à chercher ma sœur, mais, finalement, nous la trouvâmes, dans l’avenue principale. Elle sortait de l’Aberlan avec Rowsin, Azmeth et quelques autres élèves de sa classe qui étaient de retour pour les examens d’admission.

Je m’arrêtai en les apercevant et je me mordis la lèvre, songeuse. Que pouvais-je dire à Laygra pour qu’elle comprenne ce qui se passait sans rien dire d’étrange devant ses amis ?

— Shaedra ! —exclama soudain une voix—. Laygra, ta sœur est là !

C’était Rowsin, la sibilienne. Nous n’eûmes pas d’autre solution que de nous avancer vers le groupe. Il s’ensuivit l’habituelle succession de présentations. Dans le groupe, il y avait un autre humain à part Azmeth et trois sibiliens, tous de quinze ou seize ans. Avant d’arriver à Dathrun, j’avais toujours trouvé que les sibiliens avaient un comportement étrange. Ils avaient l’air silencieux et indifférents. Cependant, je connaissais à présent deux personnes qui étaient tout le contraire. C’est-à-dire, le professeur Zeerath et Rowsin.

Rowsin était une personne hyperactive. Elle sautait de-ci, de-là, en souriant à tout le monde et flirtant avec son petit ami avec le plus grand naturel du monde, débitant toutes sortes de bêtises incroyables, au point que je me demandais comment Laygra pouvait la supporter plusieurs heures de suite. Malgré cela, elle était sympathique et on avait parfois l’impression, lorsqu’elle regardait quelqu’un, que ses yeux voyaient au-delà des apparences. C’est pourquoi je doutais de trouver une excuse pour faire revenir Laygra avec nous sans qu’elle ne soupçonne quelque chose.

— Je croyais que vous étiez à la maison —dit Laygra, alors que nous montions l’avenue principale.

— Oui, nous sommes sortis prendre l’air —répondis-je avec naturel—. Iharath est passé à la maison. —Je lui jetai un regard éloquent.

— Ah ! —dit Laygra, en ouvrant grand les yeux—. Il va revenir ? —demanda-t-elle. Elle faisait allusion à Marévor Helith, bien sûr.

— Il a dit qu’il viendrait dîner à dix heures —acquiesçai-je—. Iharath est allé chercher Murry.

— Parfait. Il suffit d’espérer que Lénissu n’aura pas trop de choses à faire —ajouta ma sœur à voix basse.

Au bout d’une heure, nous nous séparâmes du groupe pour revenir à la maison. Laygra me fit comprendre qu’elle rentrerait tôt et elle s’éloigna avec Rowsin, Azmeth et les autres.

Déria observa le groupe s’éloigner et commenta :

— C’est curieux. Tout cela est très différent de Tauruith-jur. Là-bas, c’étaient tous des hobbits. Ici, à Dathrun, il y a des quartiers et des tavernes spécifiques pour chaque communauté, mais, après, à l’académie, tout le monde est mélangé.

— Tous ceux qui vont à l’académie sont des fils de bonne famille. —Je haussai les épaules—. Les barrières entre races et cultures disparaissent lorsqu’il y a de l’argent.

— Cela m’étonnerait que les barrières disparaissent —commenta Aryès, en reprenant mon image—. Les gens ne sont pas très ouverts, et ceux de la haute société sont les pires. Regarde les Ashar d’Aefna, cherche parmi leur garde quelqu’un qui ne soit pas un elfe noir ou un caïte et je t’assure que tu ne le trouveras pas. Mon père dit que, dans les Pagodes d’Ajensoldra, un elfe noir obtient un diplôme plus facilement qu’un élève qui ne l’est pas. Ici, ça doit être pareil.

— Eh bien, Murry m’a dit, qu’à Dathrun, la haute société se divise en districts et qu’elle est composée de saïjits de tout genre. —Je fronçai les sourcils pour essayer de me rappeler ce que m’avait dit mon frère sur le fonctionnement des Communautés d’Éshingra—. Mais, en tout cas, on essaie toujours de compliquer la vie des gens. Regardez, à Ato comme ici on m’a obligée à lire des livres d’Histoire —soupirai-je—. Mais qui diable a inventé le mot « obliger » ?

Aryès et Déria s’esclaffèrent en entendant ma question. Tous deux savaient que l’Histoire avait toujours été un de mes points les plus sensibles.

— Rasons les bibliothèques —approuva Aryès, prenant un ton de bandit de grands chemins—, c’est vrai que personne ne devrait obliger une autre personne à quoi que ce soit —reprit-il plus tranquillement—. Mais l’Histoire —ajouta-t-il, avec une moue—, c’est un véritable trésor. Cela ne sert pas à te protéger d’une liche, mais il y a des tas d’histoires intéressantes.

En entendant le mot « liche », je devins pensive.

— Vous croyez que Marévor Helith aura trouvé une solution pour que je puisse enfin oublier ce que signifie le mot « liche » ? —demandai-je avec espoir.

Il y eut un silence alors que nous croisions un garçon livreur du courrier qui courait, chargé d’un énorme sac rempli de lettres.

— S’il ne résout pas les choses —répondit Déria—, alors je jure que je ne lui adresserai plus la parole.

Je roulai les yeux. Même si je savais que Marévor n’avait aucune obligation de m’aider, je fus reconnaissante à ma jeune amie de sa preuve de loyauté.

— Je crois que ce ne sera pas nécessaire —lui dis-je, cependant. Car je ne voulais pour rien au monde qu’elle renonce à l’opportunité d’étudier à l’académie à cause de problèmes qui ne concernaient que moi.

* * *

Dix heures sonnèrent. Assis autour de la table, nous nous agitions tous, inquiets. Lénissu était revenu il y avait à peine une heure et, en apprenant que bientôt Marévor Helith viendrait, il s’était contenté d’acquiescer de la tête. Il semblait avoir d’autres problèmes en tête que celui de la visite d’un nakrus chez lui. Pourtant, il s’assit à la table comme nous tous. Nous mangeâmes avec entrain, parlant de tout sauf de Marévor Helith. Lorsque nous eûmes fini de manger, nous fûmes surpris de voir qu’Iharath se levait en nous disant qu’il devait partir. Comme à son habitude, il ne nous dit pas pourquoi il avait soudainement décidé de s’en aller. Nous protestâmes un peu, mais, finalement, nous lui souhaitâmes bonne nuit et il prit congé de nous tous.

La conversation devint plus sporadique après cela. Dolgy Vranc avait repris ses morceaux de bois, et Murry décida de nous apprendre un nouveau jeu de cartes. Murry était une mine pour les cartes, c’est sûrement pour cela que Déria le considérait presque comme une idole. Je ne sais pas pourquoi, cette nuit, mes cartes étaient réellement mauvaises et je perdis toutes les parties, excepté une, que je gagnai au moyen d’une tromperie, en les convainquant que j’avais un très bon jeu. Lorsque je montrai mes cartes, j’éclatai de rire en voyant leurs mines déconfites.

Nous étions en plein milieu d’une partie quand dix heures sonnèrent et je remarquai un bref instant d’immobilité générale. Je me tournai vers Lénissu et je le vis à côté de la fenêtre, le regard perdu dans l’obscurité de la nuit. On entendait les cloches au loin comme un son de cristal et je laissai mes cartes ridiculement mauvaises sur la table.

Le dernier coup de cloche finit de résonner dans la baie, suivi d’un long silence qui se prolongea jusqu’au moment où, soudain… on entendit un grincement. Je me tournai alors que la porte s’ouvrait et laissait entrevoir la plage et la mer illuminées par la pâle lumière de la Lune.

Je fronçai les sourcils. Il n’y avait pas de vent. Comment la porte avait-elle pu s’ouvrir toute seule ? Cela devait forcément être Marévor Helith, mais pourquoi ne se montrait-il pas ? Syu s’agita inquiet et s’approcha de moi, comme si je pouvais le protéger de ce que l’on ne pouvait pas voir. Je cherchais quelque signe d’illusion harmonique, sans trouver une seule trace d’harmonie, quand soudain il apparut.

Il portait une cape rouge ornée de dessins de lapins, de libellules, de gazelles et d’étoiles, mais, mis à part le changement de tenue, il était toujours le même.

— Bonjour, mes amis —dit le maître Helith, réalisant, avec un ample geste de la main, une sorte de révérence. Et, sans qu’il ait touché quoi que ce soit, la porte se referma doucement.

— Bienvenu dans notre humble demeure —dit Dolgy Vranc, l’air amusé de répéter une des phrases les plus connues des contes de fée.

Le nakrus jeta un coup d’œil à la vieille maison que nous habitions et acquiesça pour lui-même. Puis, il joignit les mains et déclara :

— Je serai bref. J’ai parlé aux Hullinrots et ils sont d’accord pour tenter l’expérience. Lorsque je les ai laissés, ils n’étaient pas encore tout à fait convaincus, mais je crois qu’avec le temps, ils se rendront compte que c’est la meilleure façon de se débarrasser de Jaïxel. De sorte que, maintenant, j’ai tout mis en marche. Demain, vous traverserez le monolithe qui vous conduira au portail funeste de Kaendra, je ne peux pas vous emmener directement à Neermat ni à l’intérieur des Souterrains : je ne peux pas me permettre de telles libertés et je ne veux pas m’attirer davantage d’ennemis que ceux que j’ai déjà. Je vous laisserai une carte avec la route que vous aurez à suivre. Dumblor est à cinq jours, à pied. Là, un groupe d’Hullinrots vous attendra. Ce sont des experts en ce qui concerne les esprits. S’ils ne parviennent pas à ôter le phylactère à la jeune fille, personne ne pourra le faire.

Je le dévisageai, abasourdie. Et au bout de quelques secondes, je compris enfin ses paroles et je ressentis un énorme vide. J’avais l’impression d’avoir avalé un bouquet d’orties.

— Génial —dit Lénissu, quand le silence commençait à être vraiment lourd. Son ton ironique ne semblait pas montrer beaucoup d’enthousiasme—. Mon ami, tu es en train de me dire que je vais accompagner ma nièce dans les Souterrains pour que des nécromanciens écartèlent son esprit dans le noble but d’éliminer une liche ?

Marévor Helith sourit.

— Je le savais. Tu n’aimes pas mon plan.

— Je vois pas mal de raisons pour ne pas aimer ton plan —répliqua Lénissu—. J’avoue ne rien savoir sur les liches, mais je sais reconnaître quand on me tend un piège.

— Très bien. Alors, tu refuses l’honnête proposition des Hullinrots ?

— De toute évidence —murmura-t-il.

Le maître Helith me fixa de ses yeux bleus.

— Et toi, Shaedra ?

Je sentis que tous se tournaient vers moi et, un instant, je fus incapable de respirer. Le maître Helith s’assit sur une chaise vide avec désinvolture.

— Pense que les Hullinrots, a priori, ne veulent pas que tu meures, mais que tu leur donnes le phylactère. Ceci est un avantage.

J’attendis un moment, ne sachant que répondre, convaincue que Lénissu allait m’empêcher de répondre, qu’il allait m’épargner une réponse… mais il ne dit rien. Je remuai, inquiète.

— Et… ton objectif est de tuer Jaïxel, maintenant ? —dit Dolgy Vranc, sur un ton légèrement interrogatif.

Le nakrus regarda du coin de l’œil le semi-orc et pencha la tête jusqu’à ce que ses os émettent un craquement.

— Mon objectif actuel —répondit-il tranquillement— est de réussir à redonner ses souvenirs à mon petit Ribok.

— C’est lui-même qui m’a donné les souvenirs de son enfance, n’est-ce pas ? —fis-je d’une voix un peu aigüe.

— Il a peut-être agi par lâcheté —acquiesça le maître Helith—. Dommage qu’il ait si mal tourné, c’était un bon garçon.

Un bon garçon qui, à présent, était devenu une liche psychopathe exterminatrice de squelettes, pensai-je, avec une moue. Ce n’est pas que j’appréciais spécialement les squelettes, mais il était clair qu’aucune personne ayant toute sa raison n’aurait passé plusieurs siècles à tuer des squelettes partout où elle allait. Mais le fait est que Jaïxel était dans les Souterrains et moi, à la Superficie. Quel danger pouvais-je courir ? Et puis, peut-être que les Hullinrots n’étaient pas si pressés de récupérer un phylactère de Jaïxel. Après tout, le véritable Jaïxel était probablement plus proche d’eux que moi. Mais qui sait, peut-être que le maître Helith était un grand amateur de mensonges et que les Hullinrots n’existaient pas. Tout était si invraisemblable !

— Et l’amulette ? —demanda Aryès—. Tu avais dit que tu l’arrangerais.

Le nakrus montra des dents brillantes, il mit la main dans une de ses poches et en sortit l’amulette. Je fronçai les sourcils en voyant que la feuille de houx avait à présent une couleur pourpre.

— Voici le shuamir. Il te servira pour protéger ton esprit de toutes sortes de sortilèges bréjiques.

Il le fit glisser sur la table, jusqu’à moi. Malgré le changement de couleur, je reconnus l’amulette que je portais depuis mes huit ans. La chaîne, en cristal azboïrien, n’avait pas changé. Et la feuille de houx était même encore plus belle avec sa nouvelle couleur. Je tendis la main et touchai la feuille. Je sentis un curieux fourmillement sur le bout des doigts et je reconnus une des énergies qui coulait dans la magara : l’énergie bréjique. Comment pouvait-il en être autrement ; pour empêcher l’intrusion de sortilèges de l’esprit, il fallait utiliser la même énergie.

Je pris l’amulette et je l’examinai. Sans avoir l’expérience de Dolgy Vranc, je sus reconnaître cependant le premier tracé du sortilège qui entourait la magara. Au-delà, tout était inextricable et trop compliqué pour que je puisse le comprendre. D’après Marévor Helith, les effets mortels du collier étaient en principe annulés. Donc normalement, si je le remettais, je ne souffrirais aucun mal. Cependant, ce dernier mois, j’avais pensé tant de fois que j’aurais pu mourir que je ne me sentais plus capable de commettre ce que je considérais comme une folie.

C’est pourquoi, je fis non de la tête.

— Je ne peux pas le mettre. Et s’il me tue ? Et s’il ne me reconnaît pas ?

Le maître Helith prit un air méditatif.

— Ne t’inquiète pas, pense qu’il ne t’est rien arrivé, la dernière fois. Je ne crois pas que la magara, après avoir été travaillée pour la quatrième fois, puisse provoquer la mort.

Je considérai ses paroles puis je hochai de nouveau négativement la tête.

— Je le mettrai si je vois vraiment que j’en ai besoin —promis-je—. Merci de… l’avoir recomposé.

Marévor Helith haussa les épaules.

— Cela n’a pas été très difficile.

— Une question —dis-je alors, en me mordant la lèvre en pensant à ce que j’allais dire—. Je suis curieuse de savoir… qu’est-ce qu’il arriverait au phylactère de Jaïxel que j’ai dans mon esprit… si je meurs ?

J’observai comment le nakrus réagissait à ma question. Il jeta un rapide coup d’œil au collier puis me regarda fixement.

— Il se disperserait —répondit-il—. Les souvenirs de Ribok se répandraient. Une liche possède une puissante énergie mortique. Quand elle est bien canalisée et bien enfermée, elle demeure intacte. Mais, quand elle se libère, elle perd son identité et se mélange aux énergies qui l’entourent. —Il fit une pause et sourit—. Mais toi, tu ne vas pas mourir pour le moment, n’est-ce pas ? —Son sourire se tordit et il ajouta— : Pour changer de sujet, je me suis rendu à l’endroit où ont disparu tes amis et j’ai essayé de retrouver la trace qu’avait laissée le monolithe. C’était pratiquement impossible de la trouver, mais je l’ai fait. Elle se dirigeait vers le nord-ouest. Peut-être sont-ils apparus dans les plaines de Drenaü, ou dans les montagnes, ou en Acaraüs. Je ne crois pas qu’ils soient allés beaucoup plus loin. Cela m’a pris plusieurs mois pour fabriquer un tel monolithe. Il était très stylé. Et il était puissant, mais il n’aurait pas pu les envoyer à plus de… deux cents kilomètres —dit-il, en levant l’index—. Approximativement.

Pendant quelques secondes, je le regardai, abasourdie, mais, aussitôt, je laissai échapper un grand éclat de rire et je me levai d’un bond. J’avais enfin une piste pour trouver Aléria et Akyn. C’était tout ce dont j’avais besoin pour me mettre en marche.

— Génial ! —fis-je, le cœur rempli de joie—. Demain, nous irons jusqu’au portail funeste de Kaendra, cela nous rapprochera. Nous partirons à la recherche d’Aléria et Akyn, nous reviendrons à Ato et après… après on verra bien.

Marévor Helith leva un sourcil pendant que les autres gardaient le silence. Même Aryès paraissait sceptique devant mon plan.

— Ma chérie —intervint Lénissu, en joignant les mains et en s’asseyant sur la chaise vide à côté de moi. Il posa sur moi ses yeux violets pleins d’astuce et il fit une moue—. Je crains que tu n’aies pas bien compris ce qu’a dit ce personnage —dit-il, en signalant le maître Helith des deux mains—. Si tu te télétransportes jusqu’au portail funeste de Kaendra, implicitement tu acceptes la réunion avec les Hullinrots et ta prochaine trépanation. Si c’est ce que tu souhaites, vas-y, je ne t’en empêcherai pas, mais pense que je ne t’accompagnerai pas.

Je l’observai, en clignant des yeux, puis je soupirai.

— Il doit y avoir une autre façon de m’enlever le phylactère —concédai-je.

Je remarquai l’assentiment de Lénissu, Aryès et Laygra. Déria et Murry ne semblaient pas aussi sûrs que ce soit une mauvaise idée de rendre visite aux Hullinrots. Dolgy Vranc avait une expression impénétrable et je me demandai pour la énième fois si un jour je parviendrais à déchiffrer toutes les expressions du semi-orc.

— Bon, dites-moi une fois pour toutes si vous allez parler aux Hullinrots ou non, pour que je les avertisse —dit le maître Helith, sur un ton impatient.

Lénissu arqua un sourcil, se leva et fit quelques pas jusqu’à la fenêtre, pensif.

— Sieur Helith. Dois-je comprendre que tu ne leur as encore rien dit de définitif ?

J’observai le curieux phénomène de transformation qui s’opéra sur le visage du nakrus : son expression impatiente se changea en un sourire d’amusement évident.

— Je ne parle jamais de façon définitive. Je considère que savoir changer d’opinion, même dans les moments les plus urgents, est une qualité.

Lénissu roula les yeux et grogna.

— Ce qui signifie… ?

— Cela signifie que je pense que la meilleure façon d’aider ta nièce est de l’emmener auprès des Hullinrots. Eux connaissent les secrets mentistes. Et ils veulent détruire Jaïxel. Essayez de comprendre, mon idée était de faire d’une pierre deux coups.

Laygra émit un bruit guttural.

— Qui garantit à Shaedra que les Hullinrots ne la transformeront pas en… mort-vivante après lui avoir arraché les souvenirs de Jaïxel ?

— Moi, je ne traite pas avec des nécromanciens —dit Murry avec fermeté, comme s’il avait pris une décision. Il agrandit les yeux et pâlit—. Oups, pardon, maître Helith.

— Ce n’est rien, je ne peux plus me considérer comme un nécromancien de toute façon —répliqua Marévor Helith écartant ses excuses d’un geste de la main—. En ce qui concerne les Hullinrots, cela m’étonnerait qu’ils osent pratiquer leurs sortilèges sur l’un d’entre vous si je leur demande de ne pas le faire.

— Ah ? —dis-je, intéressée—. Et pourquoi en es-tu si sûr ?

Le nakrus inspira profondément et expira, comme pour montrer son infinie patience.

— Parce que je connais le groupe de Hullinrots dont je vous parle. Ce sont de bonnes gens.

Je le regardai, incrédule. De bonnes gens ? Je me répétai qu’il était en train de parler de nécromanciens des Souterrains. Il était difficile d’unir le concept de bonté avec des saïjits qui vivaient constamment entourés d’énergie mortique.

— S’ils sont si gentils —intervint Dolgy Vranc avec lenteur—, pourquoi ne leur dis-tu pas de venir à Dathrun ?

Lénissu jeta un regard de profond respect au semi-orc comme en admiration devant la prodigieuse perspicacité de sa remarque. Je réprimai un sourire lorsque le semi-orc lui renvoya un regard foudroyant.

— Ce sont des nécromanciens —répliqua le nakrus, en hochant la tête, incrédule—. Vous croyez vraiment que, s’ils viennent à la Superficie, on va les recevoir les bras ouverts ?

— Pourquoi ne pourraient-ils pas venir à la Superficie ? —demanda Laygra, sans comprendre—. Qui les en empêcherait ?

— Ah, ah ! Bonne question. Dis-moi, Laygra, qui craint vraiment les saïjits nécromanciens ? Les propres saïjits, évidemment. Aucun Hullinrot n’est assez fou pour s’éloigner beaucoup des Souterrains. Et s’ils sortent à la Superficie, ils le feront bien équipés et pour une bonne raison.

— Eh bien, récupérer une partie du phylactère de Jaïxel, ce n’est pas une bonne raison pour qu’ils se bougent un peu ? —intervins-je.

— Ils sont venus jusqu’à Dumblor, et cela est très loin de Neermat —répondit-il—. Mais ils n’iront pas au-delà. Pour vous être sincère, les Hullinrots n’ont pas confiance en moi. Ce sont les inconvénients de la mauvaise réputation.

J’arquai un sourcil. Marévor Helith avait donc mauvaise réputation parmi les nécromanciens. Pourquoi ? Sûrement, l’histoire remontait à des centaines d’années et, comme le nakrus s’éternisait en racontant des histoires, je préférai ne poser aucune question.

D’un coup, je me rendis compte que, pour la première fois, Lénissu s’était abstenu de me dire ce que je devais faire. Il avait clairement exprimé son opposition au plan de Marévor Helith, mais il attendait que j’exprime mon opinion, probablement pour l’approuver ou s’y opposer après. Que pouvais-je faire ? À l’évidence, il ne me restait qu’une option.

— Tu crois que les Hullinrots s’emporteront si nous n’y allons pas ? —demandai-je.

Le maître Helith fronça les sourcils.

— Cela signifie que tu as décidé de ne pas y aller ?

J’acquiesçai.

— Cela ne me semble pas le plus urgent. Avant je dois aller m’assurer qu’Aléria et Akyn vont bien. Le phylactère peut attendre. Cela fait treize ans que je le garde dans ma tête.

Marévor Helith ne paraissait pas courroucé, seulement contrarié.

— Alors, je reporterai la rencontre. Je leur dirai que je ne vous ai pas encore trouvés. Cela les calmera. Mais cela repoussera beaucoup les choses. Le groupe d’Hullinrots dont je vous parle ne se rend à Dumblor que deux fois par an. Alors, il vaudra mieux que tu mettes ce shuamir si tu ne veux pas être enlevée avant que tu te décides à leur rendre visite.

— Tu as dit que les Hullinrots connaissaient les secrets mentistes —intervint soudain Aryès—. Cela signifie que les mentistes aussi seraient capables d’aider Shaedra, n’est-ce pas ?

Marévor Helith et Lénissu se raclèrent tous deux la gorge et je levai un sourcil en observant leurs expressions. Lénissu se retourna vers la fenêtre, laissant au nakrus l’honneur de répondre.

— Je crains que les mentistes ne soient pas aussi aimables que tu sembles le croire. Leur confrérie est très fermée… Et ils ont des préjugés sur toute personne qui possède un brin d’énergie mortique dans le corps. Si Shaedra rencontrait un mentiste et le laissait examiner son esprit, elle ne sortirait pas vivante, je te l’assure.

Aryès avala sa salive.

— Zut alors.

— Oui, zut alors —approuvai-je, un peu effrayée. J’avais toujours entendu parler des mentistes comme d’une confrérie d’élite obsédée par la recherche des énergies de l’esprit. Je n’avais jamais entendu de mauvaises histoires sur eux, mais tout ce que l’on racontait inspirait un respect proche de la peur, et ils étaient connus pour leur haine envers tout ce qui provenait des Souterrains, bien que ce soit précisément cela qui faisait que les gens les estiment. Je me demandai bien à regret si, en me voyant, les mentistes ne me confondraient pas avec quelque monstre. Même moi, je commençais à me demander si je n’étais pas en train d’en devenir un…

— Très bien —dit Marévor Helith en se levant, interrompant mes pensées—. Lorsque tu décideras de voir les Hullinrots, tu m’avertis. À présent, je vais méditer un peu. Je vous souhaite un bon voyage à tous… sauf à ceux qui voudront rester, bien sûr —ajouta-t-il, en regardant tour à tour Déria, Laygra et Murry, un sourcil levé. Puis il se tourna vers Aryès—. Garçon, accompagne-moi jusqu’à la rive, veux-tu ?

Aryès le dévisagea, stupéfait, pendant quelques secondes.

— Remue-toi, jeune homme —fit le nakrus, en sortant par la porte de sa démarche silencieuse.

Aryès nous jeta un coup d’œil hésitant avant de se lever pour suivre le maître Helith au-dehors.

— Qu’est-ce qu’il peut bien lui vouloir ? —murmurai-je.

— Il veut sûrement le convaincre de quelque chose —grogna Lénissu, les sourcils froncés—. Ah, Marévor Helith —prononça-t-il, en secouant la tête—. Toujours à se mêler de ce qui ne le regarde pas.

Je l’observai avec curiosité.

— Lénissu, pourquoi crois-tu qu’il nous aide ? Je veux dire, je sais bien qu’il essaie d’aider Jaïxel à retrouver ses souvenirs, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il s’y prend si délicatement… il ne nous force à rien. Il aurait pu essayer de nous persuader un peu plus. Après tout, on lui doit pas mal de choses. Il aurait pu donner plus d’arguments pour nous envoyer au portail funeste de Kaendra, alors… pourquoi il a aussi bien pris que nous refusions sa proposition ?

Lénissu fit une moue pensive et regarda les autres, interrogateur. Tous hochèrent négativement la tête, ne sachant que répondre. Alors, il se retourna vers moi.

— C’est un nakrus —dit-il tout simplement, après un silence. Il nous regarda tous, les mains sur sa ceinture et il sourit—. Bonne nuit.

Il se dirigea vers sa chambre et referma la porte derrière lui. Dolgy Vranc se leva.

— Allez, allons tous dormir —déclara-t-il.

Nous nous levâmes tous en silence et, tout en grimpant l’escalier vers notre chambre, je vis Srakhi s’asseoir sur sa paillasse et prendre son habituelle position de prière. Notre conversation semblait avoir avivé son besoin de prier davantage ce jour-là.

— Shaedra, allez, monte —me dit Dol, au pied des escaliers.

— Et Aryès ? —demandai-je, en jetant un regard vers la porte d’entrée.

— Il reviendra. Je l’attendrai jusqu’à ce qu’il revienne.

J’acquiesçai.

— Bonne nuit, Dol.

Laygra, Déria et moi, nous souhaitâmes bonne nuit à Murry et nous rentrâmes dans notre chambre. Après avoir fermé la porte derrière moi, je me retournai et je me trouvai face à Déria, qui me fixait, les bras croisés, une expression de reproche sur le visage.

— Tu vas partir, n’est-ce pas ?

Je fronçai les sourcils, sans comprendre.

— De quoi tu parles ?

— Tu vas partir de Dathrun à la recherche d’Aléria et d’Akyn. Et tu veux que moi, je reste ici !

Je l’observai, bouche bée. Elle semblait au bord de la crise de nerfs et j’y réfléchis à deux fois avant de répondre quoi que ce soit d’importun.

— Déria… —commença à dire Laygra, troublée—. Je crois que ce serait mieux de remettre cette conversation à demain…

— Non ! —s’exclama Déria sur un ton intransigeant—. Je veux savoir. Tu m’as appris à lire parce que tu voulais que je rentre à l’académie —me dit-elle sur un ton de reproche.

J’arquai un sourcil.

— Et ce n’est pas bien ?

Déria battit des paupières et s’empourpra.

— Si —dit-elle brusquement, comme pour cacher le tremblement de sa voix—. Mais tu savais que tu n’allais pas rester dans l’académie. Tu voulais partir sans moi.

J’avançai jusqu’à mon lit et je m’assis, sous le regard égaré de Déria. Je comprenais ce qu’elle ressentait. Elle avait perdu sa famille et elle n’avait plus d’endroit où aller. Elle s’était accrochée à moi comme à une sœur aînée… mais la vérité, c’est que je n’avais que deux ans de plus qu’elle et, jusqu’à présent, je n’avais réussi qu’à la mettre en danger. Le jour où les nadres rouges nous avaient poursuivis près de Ténap, je m’étais crue coupable de sa mort et, à partir de ce jour, je m’étais demandé plus d’une fois qui j’étais pour oser mettre en péril les gens que j’aimais.

Aussi, lorsque je relevai les yeux, je répondis :

— Oui. Marévor Helith t’a fait une généreuse proposition. Tu ne peux pas la refuser.

Déria prit un air offensé.

— J’ai à peine eu le temps de connaître Aléria et Akyn, mais je les ai trouvés sympathiques. Si je décide de rester à l’académie, je me traiterai de lâche toute ma vie. Alors, j’irai avec toi —déclara-t-elle solennellement. Ce que je pouvais en penser avait l’air de très peu lui importer—. Quand partons-nous ? —demanda-t-elle, frappant les paumes de ses mains avec entrain.

J’écarquillai les yeux et je soupirai. Apparemment, Déria s’attendait à ce que je décide de tout toute seule. De mon côté, j’étais sûre que Lénissu ne me laisserait pas faire n’importe quoi. Maintenant que nous étions réunis, mon frère, ma sœur et moi, pourquoi voudrait-il se compliquer la vie pour aller sauver deux elfes noirs qu’il avait à peine connus quelques mois auparavant ?

— Nous partirons —dis-je— quand nous partirons.

Je bâillai. Ma réponse ne semblait pas avoir comblé tous les espoirs de la drayte, mais heureusement elle n’insista pas. Apparemment, tout ce qu’elle voulait savoir, c’était si elle pourrait m’accompagner où que ce soit. Le reste lui importait peu, ou très peu.

— Mais ne te fais pas d’illusions —ajoutai-je, alors que nous étions toutes les trois couchées—. Cela ne sera pas une aventure. Nous ne partons pas à la recherche d’un diamant ou d’une épée magique. Je vais juste chercher mes amis.

“La prochaine fois, essaie de ne pas les perdre”, dit Syu, depuis un endroit relativement proche, dans les branches d’un arbre.

“J’essaierai”, lui promis-je.

J’étais fatiguée, mais pas suffisamment pour avoir oublié les nuits antérieures. J’étais presque endormie lorsque je me rappelai une des choses qu’avait dites Marévor Helith en parlant de l’Amulette de la Mort : “Et s’il me tue ?”, lui avais-je demandé. “Et s’il ne me reconnaît pas ?” J’ouvris la main et, à la lumière de la Lune, j’observai le shuamir avec une certaine crainte, en me posant la question que je n’avais pas osé me poser : et si le shuamir ne me reconnaissait pas parce que j’avais changé ? Le jaïpu, à la superficie, était identique, mais j’étais beaucoup trop consciente que le cœur de mon jaïpu s’était transformé. Il vibrait davantage. Il était plus vivant. À tel point que j’avais parfois l’impression d’avoir une créature étrange dans mon corps qui courait bouillonnante dans tous les sens.

J’observai mes bras pâles et lisses et je tâtonnai prudemment mon visage avec les doigts. La nuit passée… ces marques noires étaient de nouveau apparues. Elles brûlaient comme des braises sur la peau. Comme un feu enfermé qui s’était réveillé et qui ne cessait de s’alimenter à mesure que les jours passaient… mais de quoi s’alimentait-il ? Toutes mes recherches avaient complètement échoué et, pour rien au monde, je n’aurais demandé de l’aide. Premièrement, parce que cela mettrait en évidence que j’avais été capable de boire d’une bouteille dans le laboratoire d’un alchimiste. Et, deuxièmement, parce je gardais l’espoir que tout se terminerait bien et reviendrait à la normale. Mais si ce n’était pas le cas… comment pourrais-je continuer à regarder mes amis dans les yeux en sachant que j’étais en train de me transformer en monstre ?

Deux larmes coulèrent sur mes joues et je cachai mes yeux avec le bras, en me les séchant machinalement. Allons, me sermonnai-je, pourquoi s’apitoyer sur soi-même ? Je laissai échapper un léger soupir. J’avais besoin de retrouver Aléria et Akyn. Eux, au moins, ils me redonneraient courage. Aléria m’éclaircirait la situation et Akyn la relativiserait. Par Nagray, comme j’étais impatiente de les revoir !