Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu
En sortant de la maison des Nustuan, je me dis que je n’avais pas appris grand-chose. Zoria et Zalen avaient disparu deux jours après avoir bu la potion. Cela signifiait sûrement qu’elles avaient eu quelque effet négatif, me dis-je de façon euphémiste.
“Je te l’avais dit.”
Le singe gawalt courait à côté de moi, se donnant des airs de je-sais-tout. Je laissai échapper un soupir.
“Peut-être qu’elles se sont transformées en des bêtes horribles”, méditai-je. “Et elles ont dû penser qu’il valait mieux s’enfuir plutôt que de se laisser voir par leurs parents. Ou alors elles se sont transformées en quelque chose d’invisible… Est-ce que cela se pourrait ? Seyrum a dit que c’était une potion très puissante. Le plus probable, c’est qu’il leur soit arrivé une catastrophe. Oh, Syu ! Je me sens responsable de tout cela”, finis-je par dire, abattue.
Prise d’une soudaine impulsion sentimentale, je me dis que je voulais être seule un moment et je grimpai sur un toit en me servant d’une vieille poutre vermoulue abandonnée contre un mur dans une ruelle.
“Où va-t-on ?”, demanda le singe.
Je sautai sur un autre toit proche et je continuai à sauter de toit en toit jusqu’à ce que j’atterrisse sur une terrasse vide pleine de bric-à-brac. Cela me rappela mon endroit secret d’Ato et cela me plut.
“À Ato, il y avait un endroit semblable où je passais beaucoup d’heures à jouer”, révélai-je à Syu, tout en m’asseyant sur une pierre.
En entendant cela, Syu se mit à faire des bêtises au milieu des objets épars, cherchant des choses intéressantes. D’un sac, il tira un singe en peluche et, tout d’abord, il s’écarta de lui, apeuré. Puis, sachant que c’était seulement une peluche, il s’en approcha, l’examina et l’attaqua par-derrière. Il lui enleva ses chaussures et essaya de les enfiler, mais il était si ridicule avec, que même lui s’en rendit compte et il les jeta au loin, l’air offensé. Malgré mon humeur sombre, l’activité permanente de Syu me fit rire.
Cependant, je ne pouvais pas esquiver la vérité : quelque chose de très grave était arrivé à Zoria et Zalen. Leiri Nustuan était morte de peur et de tristesse et son mari craignait qu’elle ne perde le bébé qu’elle attendait. Les frères aînés m’avaient observée avec méfiance et espoir à la fois, comme si j’avais pu leur dire où étaient leurs sœurs, mais le cas est que je ne pouvais leur être d’aucune aide. Je ne sais pas si j’avais vu auparavant un tel désespoir lorsque je dis aux membres de cette famille que je ne savais absolument pas où elles pouvaient être allées. J’éprouvai une sensation d’échec irrémédiable, comme si j’étais responsable de ce qui leur était arrivé…
Malgré tout, Zoria et Zalen m’avaient trompée. Elles m’avaient fait boire une potion en me disant que c’était du jus mildique alors qu’elles croyaient que c’était une potion de transformation. Elles adoraient faire des plaisanteries de ce style, mais, dans ce cas, les conséquences n’étaient pas insignifiantes.
Je sentais que ma tête était sur le point d’éclater à force de penser. Et contrairement à d’autres fois, je ne pouvais rien faire. Seulement attendre. Attendre que Marévor Helith revienne pour me rendre mon amulette. Attendre pour être sûre que les effets de la potion n’allaient pas se prolonger…
Plongée dans mes pensées, je sursautai en entendant un cri. Je m’accroupis derrière un tonneau et je levai le regard. Ce que je vis me stupéfia : sur le toit d’une maison voisine, Aryès était en train de glisser sur les tuiles, vers le vide…
— Aryès ! —criai-je, atterrée.
Syu se couvrit les yeux de la main pour ne pas voir. Je n’y pensai pas à deux fois. Je bondis sur le tonneau, je pris de l’élan et j’atterris auprès d’Aryès, qui s’agrippa à moi dans une tentative désespérée pour récupérer l’équilibre. Tous deux, nous tanguâmes, accrochés l’un à l’autre, à quelques centimètres du bord, tentant de ne pas chuter… Je reçus un coup dans le dos et je parvins à nous stabiliser sur le toit. Tous deux, nous soufflions précipitamment, assis sur le bord du toit, alors que Syu me disait :
“Ah, ah ! Crois-moi, si je n’avais pas été là, vous vous seriez écrasés en bas comme deux sacs d’os. Hein ? Qu’est-ce qu’on dit ? Hein ?”
“Merci, Syu”, répliquai-je. “Mais je contrôlais la situation.”
Le singe sourit jusqu’aux oreilles.
“C’est comme ça que répond un singe gawalt”, dit-il, avec fierté. Je roulai les yeux et centrai mon attention sur Aryès.
— Aryès, depuis quand joues-tu à glisser sur les toits ? —fis-je, la respiration encore accélérée.
Il laissa échapper un gémissement plaintif.
— Quel désastre ! —dit-il, les yeux fixés sur le ciel, comme s’il priait—. Quel désastre ! —répéta-t-il—. Je suis un imbécile.
Je penchai la tête de côté.
— Ah ? J’avoue que glisser sur les toits n’est pas spécialement intelligent. Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment m’as-tu trouvée ?
Aryès haussa les épaules, mais, avant qu’il ne réponde, j’écarquillai les yeux, en comprenant.
— Tu m’as suivie ! —Je fis une pause et je lui lançai un regard interrogateur. Aryès acquiesça de la tête—. Je le savais ! Pourquoi ? —Je plissai les yeux et je compris—. C’est Lénissu qui t’envoie. Il a dit qu’il ne voulait pas que je sorte seule. Jamais je n’aurais pensé qu’il te demanderait de faire quelque chose d’aussi idiot.
— Lénissu ? —répéta Aryès—. Non… en réalité, je n’étais pas… Enfin si, je te suivais, mais c’est parce que, dernièrement, tu es si bizarre, je ne sais pas, tu n’es pas comme d’habitude et tu es plus pensive…
Je roulai les yeux.
— Cela m’arrive, parfois. Des crises philosophiques. Cela ne t’arrive pas à toi ?
Aryès fronça les sourcils.
— Quoi ?
— De penser.
Il arqua un sourcil, me regarda avec une moue pensive et fit non de la tête.
— Penser, moi ? Hum, je ne me souviens pas d’avoir fait ça —ajouta-t-il avec un grand sourire.
Je lui rendis le sourire, puis je repris mon sérieux.
— Non, sérieusement, pourquoi me suivais-tu ?
Il laissa échapper un soupir.
— Je ne sais pas. J’avais un pressentiment.
— Un pressentiment… —répétai-je—. Franchement, Syu et toi, vous vous ressemblez chaque jour davantage. Lui aussi a beaucoup de pressentiments.
— Ah bon ? Et quelle sorte de pressentiments ?
— Ça, il ne spécifie pas —dis-je sur un ton pensif—. Syu ?
Le singe se maintenait sur un pied sur le faîtage, très concentré à garder l’équilibre. Il ne daigna pas me répondre.
— Shaedra… —articula Aryès, gêné.
— Oui ?
— Et si nous allions à un endroit moins… ? —Il fit un geste vague en direction de la ruelle qui se trouvait des mètres en dessous.
— Oh… Tu veux dire moins haut ? Bien sûr.
Je me levai et je suivis le bord du toit jusqu’au bout de la ruelle. Là, se trouvait une maison plus élevée, avec un petit balcon et des plantes grimpantes. Je m’accrochai à l’une des plantes et je descendis jusqu’au balcon. Je jetai un coup d’œil prudent à l’intérieur : il n’y avait personne. Alors, je regardai vers le haut. Aryès m’observait l’air railleur. Il semblait sur le point d’éclater de rire.
— Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? —demandai-je. Mais il secoua la tête et tendit la main pour attraper le tronc épais d’une des plantes grimpantes, puis se mit à descendre. Ou, du moins, il essaya, parce qu’à peine il eut abandonné l’appui du toit, il sembla avoir des difficultés et, en plus, il commença à rire comme un fou. Je laissai échapper un soupir exaspéré.
— Qu’est-ce qui te fait rire, si on peut savoir ?
Quand Aryès tourna la tête vers moi, il avait les yeux exorbités et je compris avec stupéfaction son problème : il avait peur de descendre par là. Mais c’était l’endroit idéal pour descendre !
“Comme quoi, il ne me ressemble pas tant que ça”, commenta Syu, assis sur la balustrade du balcon.
— Aryès, fais attention ! —dis-je, sentant la panique m’envahir. Et s’il tombait ? Et s’il se cassait quelque chose ? J’avais déjà suffisamment de problèmes comme ça sans avoir besoin de rajouter d’autres calamités, par Nagray !
Alors, Aryès mit le pied sur la balustrade. Et il glissa. Il poussa un cri de surprise et moi, un cri de terreur, tous deux tendant les mains pour essayer d’attraper celles de l’autre… il m’échappa. J’entendis un bruit de feuilles et de branches cassées, puis un étrange cri étouffé. Je me penchai sur le balcon, tremblant comme une feuille, les lèvres murmurant des mots décousus et des malédictions. Aryès était assis par terre dans la ruelle et se massait l’épaule.
Je descendis précipitamment et, comme Aryès avait emporté avec lui une grande partie des plantes grimpantes de ce côté du mur, je faillis tomber comme lui. Lorsque j’atteignis le sol, je me précipitai vers Aryès, les larmes aux yeux.
— Tu… tu t’es fait mal ? Tu vas bien ? Tu ne t’es rien cassé ?
Aryès cligna des paupières quelques instants, l’air perdu.
— Où… où est-on ? —demanda-t-il. Alors, ses yeux se troublèrent et il perdit connaissance, s’affalant de tout son long sur le sol pavé et poussiéreux de la ruelle.
Je le fixai quelques secondes, bouche bée, puis je fondis en larmes, inconsolable.
— Syu ! C’est terrible ! Il a perdu la mémoire ! Je te l’ai dit, Syu, je suis un oiseau de mauvaise augure. Zoria et Zalen disparaissent. Aléria et Akyn aussi. Et Aryès tombe et perd la mémoire… —le moral au plus bas, je contemplai le ciel sans le voir—. Je crois que ce que je peux faire de mieux, c’est m’attacher à une chaise et ne rien faire d’autre pendant quelques jours… pendant quelques mois peut-être… et après… après…
Je ne pus continuer, étouffée par les larmes. Tout était si terrible ! On aurait dit que je répandais la peste sur mon passage. Mes amis voyaient leur vie mise en danger par ma faute… Si ces Hullinrots ou qui que ce soient ne me cherchaient pas, Marévor Helith ne m’aurait pas prêté attention et il ne nous aurait jamais tous séparés. Aléria et Akyn seraient encore là et peut-être…
“Oui, allez, tout est de ta faute”, fit le singe de mauvaise humeur. “C’est ta faute si Jaïxel, Marévor Helith et je ne sais qui d’autre te surveillent. C’est ta faute si Zoria et Zalen t’ont trompée, si Seyrum a fait une potion dégoûtante et si Aryès est un horrible acrobate. C’est aussi ta faute s’il y a des saïjits dans le monde, s’il n’y a pas de bananes pour moi et si tout ce que tu voudras… Eh, ça suffit, arrête de tourmenter ma pauvre tête et pense un peu avant de délirer.”
Je restai sans voix après son discours, mais, bien que je sache que le singe avait raison, je ne pouvais rien y faire : toute la tension accumulée pendant tant de temps avait finalement atteint sa limite et les larmes ruisselaient sur mes joues. Je me sentais terriblement malheureuse.
— Aryès —dis-je, la voix étouffée, agenouillée auprès de lui—. Aryès, tu te remettras. Je regrette de m’être comportée comme une brute avec toi. J’aurais dû me rendre compte que tu ne pouvais pas descendre par là. Parfois… parfois je ne pense pas beaucoup…
— Shaedra —dit soudain Aryès, en ouvrant les yeux.
— Je sais que Wiguy a raison de me dire que je ne serai jamais une dame civilisée —continuai-je, noyée par les larmes—. Mais je n’aurais jamais cru que je puisse faire du mal, même sans le vouloir. Mais Sayn est mort par ma faute et depuis il y a eu tant de malheurs, Aléria, Akyn, toi… —Je m’interrompis soudain et je me rendis compte qu’Aryès était appuyé sur un coude et me regardait, stupéfait, une expression profondément émue sur le visage—. Quoi ? —articulai-je.
— Je vais bien —dit-il—. Je veux dire… Je crois que je n’ai rien de cassé.
— Oh.
Je ne m’étais jamais sentie aussi ridicule et, en même temps, jamais je n’avais eu à tel point envie de rire de soulagement. Je me séchai rapidement les yeux, en me raclant la gorge. Aryès ouvrit la bouche, mais, lorsqu’il parla, j’étais sûre qu’il avait changé d’idée sur ce qu’il pensait dire :
— J’ai utilisé un peu d’énergie orique pour ralentir la chute et cela m’a laissé sans force. Tu sais bien, plus tu es lourd, plus cela demande de l’énergie et, si l’on considère que j’étais en train de tomber, la force que je devais compenser était plus grande. Alors… je propose qu’on aille jusqu’au parc à quelques pâtés de maisons et qu’on se repose un peu avant de rentrer à la maison, qu’est-ce que tu en dis ?
J’acquiesçai lentement. Je voulus l’aider à se lever, mais il se redressa sans mon aide et nous nous dirigeâmes vers l’entrée de la ruelle. Je sentais que j’avais davantage besoin de me changer les idées qu’Aryès de se reposer. Nous passâmes donc plus d’une heure à bavarder, assis sur un banc du Parc des Alouettes. Ni l’un ni l’autre, nous ne parlâmes de ma crise de nerfs et je lui en fus reconnaissante. Syu m’avait déjà fait tout un sermon et je n’étais pas prête à en supporter un autre, décidai-je.
En outre, mon moral remonta en flèche lorsque je me rendis compte de quelque chose. Je compris qu’en réalité je pouvais remédier à tout ce qui m’éloignait du bonheur. Assise sur le banc, je ressentis une vague d’énergie. J’avais l’impression que la seule chose que je devais faire pour trouver Aléria et Akyn, c’était de me rendre à Acaraüs et de m’enquérir d’un légendaire renégat et de deux elfes noirs de treize ans. Je les trouverais et je reviendrais à Ato et tout s’arrangerait.
Syu, malgré l’air dubitatif qu’il prit quand je lui exposai mon plan, se réjouit de constater que j’avais retrouvé le moral.
“Un véritable singe gawalt agit vite et bien et ne se tourmente pas avec ce qu’il ne peut pas faire”, me dit-il solennellement. Cette phrase resta gravée dans mon cœur.
* * *
Nous ne reparlâmes pas de l’histoire de Zalen et Zoria, une fois que Lénissu m’eut demandé si j’avais une idée d’où elles pouvaient être. Et sincèrement, je n’aurais pas eu la moindre idée de par où commencer à chercher. La seule chose que je savais, c’était que, si la potion avait eu des effets réellement négatifs, le plus probable, c’était que je ne les revoie jamais. C’était une terrible conclusion, mais, avec le temps, tout semble moins réel et, au fur et à mesure que les jours passaient, je finis par me désintéresser presque complètement de la potion de Seyrum. Et je passai même la fin du mois d’Amertume à faire la course avec Syu, Laygra, Déria et Aryès et à vendre de temps en temps des ours en peluche ailés. Murry s’absentait en général une bonne partie de la journée, et je supposai qu’il refusait encore d’écouter les conseils d’Iharath. Lorsque j’appris que le gouverneur était l’homme politique le plus important et respecté de la ville, je commençai à me forger une idée plus claire du problème de Murry et à mieux comprendre pourquoi Iharath avait tenté de faire entendre raison à mon frère. Si Keysazrin était la fille du gouverneur, ce devait probablement être la jeune femme avec le plus de prétendants de tout Dathrun. J’admirais cependant la persévérance de Murry. J’ignorais si quelqu’un d’autre était au courant des escapades nocturnes de Murry. En tout cas, Laygra semblait avoir une idée sur le sujet.
Mais, à part cela, les jours se déroulaient tranquillement. Je parlai longuement avec Lénissu et, finalement, je pus poursuivre mes leçons avec Daelgar, même si mon oncle prenait une mine grognonne chaque fois que je sortais me réunir avec mon maître harmonique. Je ne questionnai pas celui-ci sur la Gemme de Loorden. Il me vint à l’esprit d’entrer dans l’académie pour faire quelques recherches sur le sujet —j’étais sûre qu’à la bibliothèque, il devait y avoir des dizaines de livres qui parlaient de la Gemme des Anciens Rois—, pourtant une crainte ridicule me retint : je ne voulais pas revenir seule à l’académie. En tout cas, pas par le passage secret. En plus, faire des recherches sur des pierres précieuses ne m’enthousiasmait pas spécialement. J’aurais préféré savoir qui étaient les eshayris, car je savais que Lénissu en avait fait partie autrefois, mais, apparemment, mon oncle ne voulait rien m’apprendre sur eux et, chaque fois que je lui demandais pourquoi, il maudissait cent fois le nom de Marévor Helith pour avoir mentionné le mot eshayri.
Chacun avait les pensées occupées. Lénissu pensait à ses affaires troubles, Murry pensait à Keysazrin, Laygra s’était mis en tête qu’elle voulait être guérisseuse d’animaux et elle s’était forgée une réputation de vétérinaire dans certains quartiers de Dathrun, Dolgy Vranc était absorbé par une invention compliquée qui, selon lui, pourrait servir aussi bien à fabriquer des jouets qu’à fabriquer d’autres sortes de magaras. Srakhi passait une bonne partie de la journée dehors et, quand il rentrait, il s’asseyait sur sa paillasse, les jambes croisées, il fermait les yeux et restait ainsi pendant plus de deux heures. Chaque fois que Dolgy Vranc passait par là et le voyait dans cet état, il secouait la tête et soupirait bruyamment et, Déria, Aryès et moi, nous riions tout bas.
Lorsque nous n’étions pas en train de faire des courses, d’explorer les environs ou de vendre des jouets, Déria, Aryès et moi, nous nous asseyions à la table du séjour, avec papier, plume et encre. Déria avait eu besoin de temps pour se décider à m’avouer cela, mais, un jour, alors qu’elle venait de me battre dans une course avec dix Bois de Lune, elle s’approcha de moi et me confia qu’elle ne savait pas écrire. Pourquoi apprendre à écrire si on n’en a pas besoin ? Cela ne lui aurait servi à rien dans les mines de Tauruith-jur… À partir de là, nous comprîmes toute la panique qui la rongeait depuis que Marévor Helith lui avait proposé d’entrer à l’académie de Dathrun.
— Quand il le saura, Marévor Helith ne voudra pas que je reste à l’académie —disait-elle, les lèvres tremblantes.
— Mais si, il voudra —lui avais-je assuré. Mais elle avait remarqué une hésitation dans ma voix, et ma tentative pour la tranquilliser ne fit qu’augmenter son sentiment de panique.
C’est pourquoi Aryès et moi entreprîmes d’apprendre à Déria à lire et à écrire. Les seuls exemplaires écrits que nous possédions étaient les manuels de magie que nous gardions mon frère, ma sœur et moi ; aussi, Déria commença à copier le livre du premier degré de transformation et, par la même occasion, elle commença à apprendre les bases de la transformation. Mais, pour qu’il ne lui arrive pas la même chose qu’à Jirio, je m’obstinai à ce qu’elle poursuive ses leçons de jaïpu. Comme elle n’avait jamais reçu d’éducation sur les énergies et les celmistes, elle accueillit mon explication du jaïpu avec beaucoup plus de naturel que Jirio ou que le maître Aynorin et, de fait, au bout de quelques jours, elle me dit qu’effectivement, elle pensait que j’avais raison de considérer que le jaïpu n’était pas une énergie qui se contrôlait : on collaborait avec elle. Je crois que Déria fut la seule à approuver ma méthode d’apprentissage, mais ce que pensaient les autres m’était égal tant que Déria faisait des progrès. En outre, je m’amusai énormément d’être à la fois élève avec Daelgar et maîtresse avec Déria, parce que je me rendais compte combien un élève pouvait être exaspérant et combien un maître pouvait manquer de patience. Lorsque j’en parlai à Daelgar, celui-ci se contenta de sourire et de dire :
— Apprendre et enseigner sont unis. Quand tu apprends, tu t’exaspères parce que tu ne comprends pas ce qu’il faut faire. Quand tu enseignes, tu t’exaspères parce tu ne sais pas comment te faire comprendre. De toute façon, au bout d’un moment, on finit toujours par devoir apprendre seul. Tu dois savoir que tout ce que l’on comprend ne s’enseigne pas avec des mots.
Un jour, Daelgar m’annonça qu’il ne pourrait me donner de leçons pendant quelques jours et qu’il m’avertirait quand aurait lieu le prochain cours. Il restait quatre jours avant le retour hypothétique de Marévor Helith, et je savais que probablement je partirais de Dathrun avant le retour de Daelgar, mais, lorsque je le dis à mon maître, celui-ci haussa les épaules.
— Alors, nos chemins se séparent ici —dit-il simplement, en bougeant une pièce de l’Erlun—. J’espère que tu auras appris des choses utiles.
Assis sur le sol de la Tour du Sorcier, nous avions tous deux les yeux rivés sur l’échiquier d’Erlun. Nous nous étions réunis depuis deux heures environ, peu après la tombée du jour. Ce soir-là, Daelgar m’avait appris à créer un cercle d’images autour de moi, ce qui requérait une grande concentration mentale. Il était curieux d’observer qu’en réalité les harmonies ne dépensaient pas beaucoup d’énergie ni beaucoup de tige, mais, par contre, elles laissaient l’esprit épuisé si l’on prétendait faire des choses compliquées. Je me dis que c’était sûrement pour ça qu’il était en train de gagner la partie d’Erlun plus facilement que d’habitude.
Dans toutes mes années de néru et de snori, je n’avais jamais réussi à comprendre les énergies harmoniques aussi bien que maintenant. Et tout en sachant que, dans les cercles celmistes, on n’appréciait pas beaucoup cette énergie, j’admirais la facilité avec laquelle Daelgar la manœuvrait. Presque tous les jours, il me tendait des pièges harmoniques. La première fois, en arrivant en haut de la Tour du Sorcier, il s’était avancé vers moi en absorbant tout le son qui sortait de sa bouche et, tout d’abord, j’avais pensé qu’il était devenu muet, ce qui m’avait beaucoup effrayée, puis il m’était venu à l’esprit qu’il était devenu fou et, finalement, j’avais compris que Daelgar me proposait un exercice : je devais entendre ce qu’il disait même s’il absorbait ses propres mots. Après plusieurs tentatives, je réussis à ouvrir une brèche. Mais Daelgar contre-attaqua en émettant un bruit grinçant très désagréable. Heureusement, je réagis rapidement et je jetai un sortilège de silence. Mais mon sortilège était si bien fait que je mis plus d’un quart d’heure à le défaire et, entretemps, je passai les minutes les plus silencieuses de ma vie.
Daelgar s’amusait à me tromper avec les illusions harmoniques. Une fois, il faillit me faire mourir de peur lorsqu’en arrivant, je vis en haut des escaliers un énorme loup aux dents pointues. Une autre fois, ce fut un fantôme. Et une autre fois encore, Daelgar réussit à me convaincre que mes mains étaient couvertes de glace et je me mis à frissonner malgré la chaleur asphyxiante de cette nuit-là. Peu à peu, je commençai à discerner la réalité de l’illusion et je défaisais les illusions de Daelgar avec succès, bien que je sache que Daelgar n’essayait pas de les faire durer : c’étaient seulement des illusions invoquées qui disparaissaient au bout d’un moment si personne ne les maintenait. Il était donc plus facile de les détruire.
Découvrir une illusion harmonique était facile si l’on avait un peu de pratique. La rompre n’était pas beaucoup plus compliqué, à condition de l’avoir juste en face et de savoir trouver et couper le fil qui la maintenait dressée. Généralement, plus grande était l’illusion, plus il était facile de la démanteler. Cependant, Daelgar insistait sur le fait que tout dépendait de si l’illusion avait été créée par une ou plusieurs personnes, de si le groupe était hétérogène ou non, et de bien d’autres détails qui entraient en jeu également pour les autres énergies.
— Je déteste les adieux —dis-je.
Je bougeai la Flèche et je tuai l’Archer de Daelgar. Mon maître sourit et me signala l’échiquier.
— Laisse-moi te montrer une dernière chose. Regarde ce que tu viens de faire. Tu ne remarques rien ?
J’observai l’échiquier, l’air surpris, en pensant aussitôt que j’avais mal agi en tuant l’Archer.
— J’ai pris l’Archer avec la Flèche. C’était mal joué ? —demandai-je, en me mordant la lèvre.
— Qu’importe si c’est bien ou mal joué ? Non, ce n’est pas ça que je voudrais que tu voies. Il s’agit de ce que tu viens de dire : la Flèche tue l’Archer. Avec quoi attaque l’archer normalement ?
— Avec des flèches…
Daelgar sourit largement et acquiesça de la tête.
— C’est ironique, tu ne trouves pas ? Un Archer tué par la seule Flèche présente aux alentours. La meilleure arme que tu manies peut se retourner contre toi. Écoute et tu verras —ajouta-t-il, en s’appuyant contre le mur de pierre de la tour—. Tu n’as jamais entendu le proverbe qui dit : le guerrier meurt par le fer et le bon orateur par les mots ? C’est un vieux proverbe que j’ai entendu pour la première fois en saeh-al et, des années plus tard, en abrianais dans la bouche d’un prêtre érionique. Certains disent aussi que le musicien succombe à la musique et le paysan à la terre, mais le message est moins clair. Que déduis-tu du premier proverbe ?
— Qu’il ne faut jamais se fier à ce que l’on croit maîtriser ? —suggérai-je.
— Tout à fait. Imagine-toi maintenant que l’Archer est un celmiste harmonique. Et que la flèche est une illusion qu’il a lui-même créée. Si la flèche est encochée sur son arc, il contrôle ce qui peut se passer. S’il ne sait pas si cette flèche est la sienne, s’il ne sait pas où elle se trouve ou s’il a oublié qu’elle existe… alors l’harmonique verra des aberrations sans savoir que c’est lui qui les a créées. Plus d’un est devenu fou en perdant le contrôle des harmonies. Un cas extrême est celui de Tuanesar le Fou. Les harmonies sont une énergie plus discrète que les autres, elles ne peuvent pas te blesser physiquement… mais elles sont parfois plus efficaces que l’énergie bréjique si ton intention est de faire sombrer quelqu’un dans la folie…
J’acquiesçai en tressaillant.
— Tout ça pour que tu comprennes que, même si certains disent que les harmonies sont pour les artistes, les tricheurs et les farceurs, elles n’en sont pas moins une énergie dangereuse que l’on ne peut saisir du côté tranchant.
Je méditai un moment ce qu’il avait dit, puis je souris.
— Cela n’empêche pas que j’ai mangé ton Archer —dis-je, sur un ton triomphant.
Moins de dix minutes plus tard, j’avais perdu la partie et Syu se moquait en lançant des éclats de rire de singe.
— Pas de chance —fis-je, l’air grognon.
— La chance n’existe pas au jeu d’Erlun —répliqua Daelgar, en gardant le jeu—. Tout est calculé.
“Syu !”, dis-je au singe pour qu’il se taise.
Le singe prit une mine innocente et commença à descendre les escaliers. Nous le suivîmes en silence, mais, lorsque nous arrivâmes en bas de la Tour du Sorcier, une question me vint à l’esprit.
— Daelgar, où as-tu appris tant de choses sur les harmonies ?
Ma question ne sembla pas l’ébranler, mais il ne répondit pas tout de suite.
— J’ai eu un maître. Et lorsque j’ai terminé mon apprentissage, j’ai continué à apprendre par moi-même. Il arrive un moment où cela ne sert plus à grand-chose d’avoir un professeur qui te guide : tout ce que tu apprends à partir de là fait partie de toi et aucun maître ne peut te l’enseigner.
— Tu veux dire que les harmonies fonctionnent différemment selon la personne ?
Daelgar se tourna vers moi et roula les yeux.
— Ne me dis pas qu’après toutes mes leçons, tu as encore des doutes là-dessus ? Il est évident que les harmonies ne fonctionnent pas de la même façon avec tout le monde. Il en va de même avec les autres énergies. Certains guérisseurs sont plus habiles pour soigner des problèmes de muscles, d’autres sauront mieux soigner d’autres choses. Chacun a sa spécialité. Et plus tu te spécialises, plus tu as du mal à comprendre les énergies des autres. Cela fait partie des connaissances de base qu’apprennent les celmistes —ajouta-t-il.
— Je le sais —répliquai-je, offusquée.
— Un celmiste ne peut contrôler complètement l’énergie orique et l’énergie essenciatique à la fois.
— Je sais cela.
— Et deux celmistes qui contrôlent l’énergie orique peuvent avoir des spécialités très différentes. Quelqu’un peut avoir appris à détenir les vents. Un autre peut avoir appris la télétransportation.
Je soupirai. Tout cela, je le savais déjà. Qu’est-ce que Daelgar prétendait me faire comprendre ? Mon maître sourit, amusé en voyant mon visage impatient.
— Et une même personne peut être bonne harmonique à un moment et très mauvaise à un autre. Mais ça, c’est une question d’humeur et de concentration. Par exemple, serais-tu capable tout de suite d’émettre un parfum de chèvrefeuille en moins de cinq secondes ?
J’écarquillai les yeux. Je haussai les épaules puis je me concentrai. Les paupières mi-closes, je visualisai le chèvrefeuille, mais son image ne m’était d’aucune utilité si je ne me souvenais pas de son odeur… le chèvrefeuille se changea en herbe et j’essayai de reconstruire mon illusion… en vain, parce que je sentis immédiatement des effluves semblables à ceux du printemps, à Ato, lorsque l’herbe des jardins vient d’être coupée. J’ouvris grand les yeux et je vis que mon sortilège avait aussi créé un léger brouillard autour de moi… je le défis d’un geste de la main. L’illusion s’effilocha aussitôt et l’odeur d’herbe coupée disparut.
Lorsque le brouillard s’évanouit, j’observai avec une certaine déception que Daelgar était parti. Lui non plus ne devait pas aimer les adieux, pensai-je, avant de prendre avec Syu le chemin de la maison.