Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage

15 Syu

Lorsque j’ouvris les yeux, la première chose que je vis, ce furent deux têtes blondes identiques de fillettes humaines dont les yeux clignaient et m’observaient, penchées au-dessus de moi, une perspective à laquelle je ne m’attendais pas et qui me paralysa pendant quelques secondes. Finalement, je battis des paupières, je me redressai et je bondis hors de mon lit, en secouant la tête et en essayant de me rappeler l’endroit où je me trouvais… Ah. Oui. J’étais à l’académie de Dathrun, et plus exactement dans la chambre numéro 12 de la tour de la Faune.

Sachant cela, je me disposai à observer mes compagnes de chambre avec plus de tranquillité.

— Bonjour —leur dis-je.

Les deux humaines étaient des jumelles si identiques que j’avais la sensation de voir double. Toutes deux portaient une chemise de nuit blanche bordée de fil vert qui leur arrivait jusqu’aux chevilles et elles avaient les cheveux relevés dans une coiffure compliquée qui me fit penser à celles de Marelta. Une naine rousse, assise sur son lit, attachait la cape de l’habit vert des faunistes, c’est ainsi que l’on appelait ceux qui étudiaient les énergies relatives à la faune, appris-je peu après.

— Eh bien, on dirait que nous avons une nouvelle dans la chambre —remarqua une des jumelles sans me répondre.

— On dirait qu’elle vient de sortir d’une porcherie —ajouta l’autre—. Je parie que cela fait plus d’un mois qu’elle ne s’est pas lavée.

Toutes deux se mirent à rire et je les contemplai avec ennui. C’étaient donc elles mes compagnes ? Eh bien, parfait. Avec un soupir, je pris la tunique grise et je la mis.

— Oh, tu n’es pas fauniste encore, n’est-ce pas, écaille verte ? Tu n’as pas passé l’épreuve d’entrée, n’est-ce pas ? —demanda une des jumelles.

— Je suis certaine qu’elle ne l’a pas passée —fit sa sœur—, et c’est sûr que demain, on ne la revoit pas.

— Ne les écoute pas —intervint la naine rousse—. Ce qu’elles veulent te demander en réalité, c’est si tu as envie de venir déjeuner avec nous, qu’en penses-tu ?

Les deux jumelles échangèrent un regard cruel puis haussèrent les épaules.

— On dirait que Steyra t’a adoptée —dit une jumelle—. Tu n’as pas beaucoup parlé encore, mais, si Steyra t’adopte, nous aussi, on t’adopte. Mon nom est Zoria.

— Moi, c’est Zalen —se présenta joyeusement sa sœur.

Je battis des paupières, ébahie par ce changement de caractère. Derrière les jumelles, Steyra roula les yeux.

— Ne te préoccupe pas, Zoria et Zalen peuvent être sympathiques quand elles veulent. Ce qu’il y a, c’est qu’elles adorent faire du théâtre et elles ne se rendent pas compte qu’elles peuvent blesser les sentiments des gens —ajouta-t-elle, en adressant à ses amies un regard éloquent.

— Je comprends —dis-je lentement—. Bon, chacun sa personnalité. Mon nom est Shaedra et je serais enchantée de déjeuner avec vous. J’ai une faim de mille démons.

Steyra sourit largement.

— Alors allons-y.

— Tu es toute nouvelle ? —demanda une des jumelles tout en s’habillant.

— Je suis arrivée hier à l’académie, mais mon frère et ma sœur étudient ici —répondis-je simplement, espérant qu’on ne m’en demanderait pas plus—. Et vous, vous êtes là depuis longtemps ?

— Moi, je suis là depuis deux ans —répondit Steyra.

Les deux jumelles répondirent qu’elles étaient arrivées peu de mois après Steyra et que, depuis lors, elles étaient devenues les meilleures amies du monde. Je souris.

— Eh bien, tant mieux.

Nous sortîmes de la chambre et je les suivis jusqu’au réfectoire. En chemin, Zalen et Zoria commencèrent à s’insulter d’une façon si calme et si civilisée que j’en restai coite. Alors, le rire de la naine, Steyra, résonna.

— Elles sont un peu bizarres —me dit-elle en aparté—, mais elles sont tout à fait charmantes quand elles veulent. Ça oui, toutes les personnes susceptibles de cette tour leur en veulent à mort. Mais quand tu les connais vraiment, tu ne voudrais les perdre pour rien au monde.

— Excuse-moi, fanfaronne prétentieuse ! —disait l’une d’elles.

— Je te jure que c’est vrai —protestait l’autre en se croisant les bras—. Et si tu ne me crois pas, c’est que tu n’es qu’un âne récalcitrant.

— Ah ? —répliquait l’autre, en lui lançant d’autres fleurs tout à fait ridicules.

— Elles sont toujours comme ça ? —demandai-je à Steyra.

— Le matin oui. L’après-midi, elles sont plus tranquilles. Mais, moi, elles ne m’insultent jamais, bon, disons que normalement non, parfois cela leur échappe par… par…

— Habitude ? —l’aidai-je.

— C’est cela. Par habitude. Elles m’ont beaucoup surpris quand je les ai connues. Dans ma famille, on ne s’insulte jamais. Mais Zalen et Zoria… ont une autre éducation.

À la façon dont elle le dit, j’en déduisis que Zalen et Zoria ne provenaient pas d’un milieu social où la politesse était primordiale. Cependant, les insultes qu’elles se jetaient étaient parfois si ridicules et pompeuses que je ne les imaginais pas venant d’une famille humble.

Steyra était une naine sympathique qui me plut tout de suite. Parfois, elle semblait se conduire comme une mère lorsqu’elle parlait aux jumelles qui, elles, se comportaient rarement de façon normale. Nous déjeunâmes dans le réfectoire, avec d’autres faunistes. Tous portaient une tunique verte et certains même l’avaient ornée avec une telle profusion que l’on pouvait à peine reconnaître une tunique d’étudiant.

Dans la Salle du Dégel, je me séparai de mes trois nouvelles compagnes. Elles s’en allèrent à leur cours d’endarsie et, moi, je pris le chemin de l’infirmerie Bleue, où Laygra m’avait dit qu’elle m’attendrait. Comme je ne savais pas où elle se trouvait, je m’arrêtai non loin de la Salle du Dégel pour regarder un plan de l’académie fixé sur un mur. Le numéro des salles était indiqué en chiffres noirs et les infirmeries apparaissaient sous la forme de pyramides colorées. Il y avait aussi des cercles de différentes couleurs. Les plus nombreux étaient les bleus, qui, selon la légende, étaient des déchargeurs. Allez savoir à quoi servaient les déchargeurs. Je soupirai, cherchant la pyramide bleue sur l’immense plan. Je la trouvai non loin de la sortie de l’académie, vers l’est.

— Shaedra ! —fit soudain une voix, alors que je me retournais.

Parmi les groupes d’étudiants qui allaient et venaient bruyamment, apparut un visage connu. Je fronçai les sourcils, en essayant de me souvenir.

— Jirio —dis-je alors, contente de trouver un visage familier—. Tu es déjà sorti de l’infirmerie ?

Le garçon s’approcha de moi avec un grand sourire, un vieux livre sous le bras.

— Oui et, toi aussi, à ce que je vois. Alors comme ça, tu es nouvelle ici, hein ? —observa-t-il, en regardant ma tunique grise.

— Eeh… oui, et je suis un peu perdue.

— Je serais ravie de t’aider, mais maintenant j’ai cours d’endarsie et je suis en retard —dit-il avec un soupir résigné—. Où dois-tu aller ?

— À l’infirmerie Bleue. À en croire le plan, il faut aller vers l’est, mais… —Je soufflai, indiquant le plan rempli de numéros et de cercles.

— Oui, ces plans sont désastreux —concéda-t-il—, bah, tu veux que je te dise ? Je vais te montrer le chemin. De toute façon, je crois que je suis déjà trop en retard pour le cours et ce ne sera pas la première fois que je perdrai un cours d’endarsie, c’est mortellement ennuyeux.

— Non, ne perds pas de cours à cause de moi —répliquai-je. Mais il insista et je n’eus pas d’autre solution que d’accepter.

— Je vois que tu as récupéré le livre —commentai-je, en chemin vers l’infirmerie.

— Oh, ce n’est pas ce livre. Ça, c’est le livre du troisième niveau d’endarsie. Mais l’autre, je l’ai récupéré et je le garde dans mon tiroir, en sécurité.

— Ah, tant mieux. On dirait que tu l’aimes beaucoup.

— Oh oui ! C’est un livre de Rulpad le Cuisinier, tu dois le connaître, non ? Les barbes blanches du savoir est un livre incroyable. Il utilise toutes sortes d’ingrédients. On dit que Rulpad a été capable de dompter une araignée géante rien qu’en lui donnant un plat de rongeur aromatisé avec des algues cénétriformes et du jus de violette.

— Vraiment ? —fis-je, avec une moue amusée—. On dirait du pur poison.

— Penses-tu ! Bon, les algues cénétriformes ne seraient pas bonnes pour nous. Elles empêchent la digestion. Mais l’araignée a trouvé cela délicieux. Et ensuite Rulpad a vécu avec son araignée pendant plusieurs années. C’est pour ça qu’il est si connu.

— Je ne crois pas que beaucoup de gens se soient approchés de lui avec une compagne comme ça —observai-je, en riant.

— Eh bien… moi, j’aimerais bien le connaître. C’est dommage qu’il soit déjà mort. Par ici —dit-il, en indiquant des escaliers qui descendaient.

Il continua à me parler de recettes de cuisine et des aventures de Rulpad pendant tout le chemin et je l’écoutais à moitié, tandis que j’admirais les endroits que nous traversions. Bien sûr, j’avais déjà imaginé parfois d’énormes donjons avec des salles immenses et des milliers de tours se dressant vers le ciel comme des aiguilles, avec des jardins suspendus et des galeries majestueuses… Mais ces images-là avaient toujours gardé un côté familier lié à la Pagode bleue. À Ato, les sols étaient en bois et les tapisseries multicolores… À Dathrun, tout était en pierre dure et, au lieu de tapisseries, se tenaient des colonnes ornées et de petites places entourées de balcons. L’académie était très différente de ce que j’avais pu voir jusqu’alors.

— Oh, oh.

La voix de Jirio m’arracha de mes pensées au moment où je heurtais une matière molle et poisseuse.

— Mais qu’est-ce que… ? —Je tendis la main et je butai à nouveau contre cette matière transparente. J’essayai de reculer, en vain : mes pieds paraissaient englués. Je me tournai vers Jirio, éberluée.

— Une attrapeuse —m’expliqua Jirio—. Ceux qui l’ont mise ici sont de maudits farceurs. Il faut toujours faire attention, sinon tu tombes dans un piège. Donne-moi la main, je vais te sortir de là.

Sans très bien comprendre ce qu’il prétendait faire, je lui donnai la main et il me tira avec force pour me libérer de cette masse transparente, mais en vain.

— Grrr, je vais devoir utiliser un sortilège. Ne bouge pas.

Il me lâcha la main et prit une mine concentrée. Je le regardai, inquiète. Était-il sûr de ce qu’il faisait ? J’attendis un moment et, croyant qu’il n’arriverait à rien, je commençai à penser à plusieurs possibilités pour me sortir de là toute seule. Ce n’était pas très compliqué. Je pouvais lancer un éclair brulique et carboniser cette gomme, quoique, un sortilège d’auto-expulsion pourrait fonctionner, aussi ; l’inconvénient était que la chute allait être dure et, en plus, je ne contrôlais pas ce sortilège aussi bien qu’Akyn, qui, curieusement, réussissait celui-ci presque tout le temps. Peut-être qu’Aryès serait capable de se décoller, lui, en insufflant de l’air entre lui et l’attrapeuse. Et Aléria pourrait me citer cent autres possibilités sorties des livres les plus rares d’Ato.

Nous jetâmes notre sortilège en même temps. Jirio me lança une décharge qui me figea et, moi, j’embrasai l’attrapeuse qui émit un bruit plaintif en se désintégrant.

Les jambes flageolantes, je m’appuyai contre le mur de la galerie, craignant de m’effondrer. J’inspirai plusieurs fois avant de me préoccuper de ce qui m’entourait. Jirio, debout à côté de moi, s’agitait par intermittence, comme secoué par de soudaines décharges électriques. Il avait à nouveau les cheveux électrifiés et les yeux écarquillés.

— Jirio ! Eh ! Tu m’entends ? —j’approchai prudemment ma main et lui touchai le bras. Je le retirai immédiatement, sentant un éclair me parcourir de la tête aux pieds—. Jirio, tu dois te décharger…

Je le vis avancer lentement vers l’angle du couloir, très raide, les lèvres tendues. C’est alors que j’aperçus une sorte de petit pupitre en pierre avec un cercle bleu dessiné au centre. Les déchargeurs. Je compris alors ce que prétendait Jirio et je courus vers lui, inquiète. Quand j’arrivai près de lui, il levait déjà la main et touchait le cercle bleu. Des étincelles jaillirent. Aussitôt, Jirio se détendit et se calma.

— Ouf, ça alors, cela ne m’était jamais arrivé que toute l’énergie se retourne contre moi. Je ne comprends même pas comment l’attrapeuse a pu disparaître, moi, je ne lui ai rien fait, c’est moi qui ai tout pris, c’est comme si tout avait rebondi, fichtre !

Je me raclai la gorge. J’ignorais si mon sortilège avait fait ricocher ou non le sien, mais je décidai qu’il valait mieux ne pas en parler.

— Tu te sens mieux ?

— Eh bien… oui —répondit-il, en me souriant et en secouant la tête—, je crois que oui. Et toi ?

— Parfaitement —dis-je—. C’était quoi exactement ?

— Une attrapeuse. Il y a tant de couloirs dans cette académie que des pièges de ce genre peuvent rester pendant plusieurs jours. Normalement, ce sont des élèves qui tendent ces pièges, pour faire des farces, mais il y a parfois des instabilités énergétiques, parce que, vu le nombre de sortilèges qui se font ici, le morjas est déstabilisé et il peut se passer des choses étranges. Mais ça, c’est quelqu’un qui l’avait mis, j’en suis sûr ; à Dathrun on vend ce genre d’attrapeuses. Les dernières qui se font sont transparentes, c’est la nouvelle mode. Les gens, ici, ont des distractions bizarres, hein ?

J’acquiesçai, les sourcils froncés, et je signalai le cercle bleu.

— Et ça, c’est pour se décharger ?

— Oui. C’est un déchargeur. Tu en verras un peu partout dans l’académie. Ils aspirent les instabilités et ils peuvent servir aussi pour décharger des énergies en cas d’accidents énergétiques.

— Oh. Cela veut dire qu’il y a souvent des accidents avec les énergies ?

— Des tas. Et curieusement les pires, ce sont les étudiants qui sont là depuis plus longtemps. Ils perdent le contrôle et leur jaïpu se disloque. La plupart du temps, ce sont des accidents bêtes et, en quelques heures, les gens récupèrent, mais il y en a qui souffrent des séquelles toute leur vie. C’est pour ça que, cette année, ils ont imposé plus de règles de sécurité contre l’usage abusif des énergies.

— Tu veux dire que certains souffrent d’apathisme ? —dis-je, horrifiée.

Jirio acquiesça, le visage sombre.

— Oui, et plus d’un. Cette année, il y en a un qui travaillait sur un projet de réaction chimique, je ne pourrais pas te dire de quoi il s’agissait exactement, mais il a utilisé trop d’énergie et sa tige s’est totalement consumée. Il avait vingt-cinq ans.

— Diable —fis-je.

— Chacun est responsable de ce qu’il fait —dit Jirio, en haussant les épaules—. Les énergies sont dangereuses.

— C’est sûr qu’elles sont dangereuses —répliquai-je—. Il vaut mieux que tu finisses de te décharger, je sens que tu es encore électrifié.

Jirio finit de se décharger sur le cercle bleu et nous poursuivîmes notre chemin. Nous arrivâmes peu après devant l’infirmerie Bleue. Laygra devait sans doute m’attendre.

— Bon, eh bien, je te laisse ici —fit Jirio—. Si un jour tu as besoin d’un ami, je serai là.

— Merci, Jirio —répondis-je, avec un demi-sourire.

Et sans y penser, je fis le salut typique d’Ato, joignant les mains et les portant à mon front. Jirio battit des paupières, surpris.

— Et ce salut ?

— Oh. C’est comme ça qu’on salue d’où je viens —expliquai-je—. Comment fait-on par ici ?

Jirio haussa les épaules, surpris que je lui demande ça.

— Eh bien… comme ça —dit-il, en me tendant la main.

Je souris, amusée, et lui serrai la main.

— D’où je viens, ce geste signifie que tu as fais un pacte avec quelqu’un et que tu promets de le respecter.

Jirio sourit.

— Là, il y a une autre version où l’on crache dans la main avant de la tendre. Je crois que cela a la même signification.

Je fis une moue et je roulai les yeux. Quand j’entrai dans l’infirmerie Bleue, je fus éblouie par la lumière. L’endroit était une énorme salle avec plusieurs larges paliers qui grimpaient et, au centre, on voyait un petit jardin intérieur. Le toit, qui reposait sur une forêt de colonnes ouvragées, était composé de vitres et la lumière du matin entrait à flots et illuminait tout.

Sur chaque palier, on avait disposé des pavillons de grosse toile brune qui divisaient l’infirmerie en différents espaces. Je n’avais aucune idée d’où pouvait être Laygra, alors j’errai entre les cloisons de toile et de bois. Je croisai deux infirmières ; l’une courait précipitamment, l’autre était assise près d’un réservoir d’eau, elle consultait un livre et s’occupait d’une elfe noire qui se plaignait d’un mal de tête qui durait depuis deux semaines. Je passai à côté d’elles sans qu’elles me jettent le moindre regard.

Je débouchai finalement sur un endroit qui me surprit. Ce n’était pas courant de trouver dans une infirmerie plusieurs arbres de taille respectable, ni de garder des animaux. Je croisai un perroquet perché sur une petite branche qui se mit soudain à me dire… « Mensonge, mensonge ! » Puis je vis un enfant d’une dizaine d’années blotti contre un tronc, un écureuil sur les genoux. Quand tous deux m’aperçurent, ils grimpèrent dans les arbres et disparurent à une vitesse époustouflante.

— Syu, non ! —dit soudain une voix alarmée.

“Si !”, dit quelque chose qui pénétra dans mon esprit.

Soudain, un bruit se fit entendre dans le feuillage de l’arbre que je contournais et une créature pleine de bras et de jambes m’attaqua en émettant un bruit semblable à un rire. Il tomba sur ma tête, m’arracha plusieurs cheveux en les tirant et disparut sous ma chevelure, m’encerclant le cou et gémissant. C’était un singe gawalt.

Alors un visage apparut entre le feuillage et Laygra laissa échapper une exclamation indignée.

— Syu ! Shaedra, excuse-le, il est très perturbé par ce qui lui est arrivé. Ne lui fais pas de mal. Et toi non plus, Syu, ne lui fais pas de mal, lâche-la.

Elle se laissa glisser agilement à terre. Elle avait tout l’air d’une sauvage, les cheveux emmêlés et plusieurs griffures sur le visage. J’écarquillais les yeux, atterrée.

— Laygra ! Mais… comment tu t’es fait ces griffures ?

— Oh, ce n’est rien, ça part en un jour avec la pommade que m’a donnée Nuhey. Syu s’est énervé quand j’ai voulu le baigner.

“C’est une singe traîtresse”, disait Syu, sans me lâcher le cou. “Je n’ai pas besoin de son eau répugnante qui noie.”

Il grognait mentalement tout en gémissant et il respirait précipitamment. Mon cou commençait à transpirer sous la peau chaude du singe. Amusée, je souris à demi, me souvenant que j’avais parfois eu les mêmes réactions quand Wiguy insistait pour que je me baigne.

— Eh bien, on dirait qu’il n’aime pas les bains —dis-je.

— Par contre, on dirait qu’il t’aime bien —commenta Laygra, les sourcils froncés.

“Elle se trompe, tu ne me plais pas”, me dit le singe gawalt sur un ton fier. “Vous êtes tous pareils. Des noyeurs !”

J’essayai délicatement de l’écarter de moi, mais il me mordit un doigt et il partit comme une flèche dans les plus hautes branches de l’arbre, tout en lançant des cris d’indignation.

— Syu ! —s’exclama Laygra avec une expression déçue sur le visage.

Le singe, invisible depuis l’endroit où nous nous trouvions, répondit par un grognement têtu. Laygra soupira, résignée.

— Comment as-tu dormi ? —me demanda-t-elle.

— D’une seule traite —répondis-je, en m’asseyant sur une racine—. J’ai rêvé d’un âne et je me suis réveillée entourée de deux jumelles très particulières. Laygra, qu’est-ce que ça signifie l’épreuve d’entrée ?

— Je t’ai déjà dit hier que, Murry et moi, nous avions dû passer une épreuve. Ce n’est rien d’extraordinaire. Tu pourras la passer sans aucun problème. Murry est allé demander ce matin quand sont les prochaines sessions d’épreuves.

— Non —répliquai-je, catégoriquement—. Je ne vais passer aucune épreuve, Laygra, tu comprends ? Je ne veux pas rester à Dathrun. Je dois retrouver les autres. Déria a besoin de moi.

Laygra me regarda la bouche ouverte.

— Mais tu ne sais pas où ils sont ! Le maître Helith a dit qu’il ignorait où il les avait envoyés.

— Je ne le crois pas —dis-je simplement.

Ma sœur ouvrit grand les yeux.

— Pourquoi mentirait-il ?

— Je n’ai pas confiance en lui. Il m’épiait depuis que j’ai pris ce maudit collier.

— Un collier ? Quel collier ? —Elle semblait confuse. Alors, comme ça, le maître Helith ne leur avait rien raconté sur l’Amulette de la Mort ?

Je lui racontai alors tout ce que je savais sur l’amulette que j’avais portée pendant des années et, finalement, j’ajoutai :

— Et la première fois que je l’ai mis, je suis presque sûre que le visage qui m’est apparu était le sien.

Je levai la tête et je vis que Laygra avait pâli de façon inquiétante. Alors je pensai qu’avoir ce genre de visions n’était peut-être pas précisément une chose si fréquente.

— Tu es sûre ? —demanda-t-elle après un moment de silence.

— Eh bien… en tout cas, ils sont très ressemblants —répondis-je—. De toutes façons, ça n’est pas le problème. Le problème, c’est que nous ne savons pas où sont mes amis. Je pense partir le plus tôt possible. Peut-être que les déviations étaient peu puissantes et qu’ils sont toujours près de Ténap.

Laygra se leva d’un bond.

— Tu ne peux pas partir d’ici si rapidement. D’après ce qu’il m’a raconté, Murry a passé des années à te chercher jusqu’à ce qu’il apprenne par hasard dans le village même où nous étions, que tu te trouvais à Ato. Nous avons rencontré Marévor Helith. Il nous a promis de nous aider et de nous apprendre à nous défendre et, quand tu as disparu d’Ato, il nous a assuré qu’il te trouverait, et nous t’avons enfin retrouvée hier, nous sommes enfin à nouveau ensemble et tu veux t’en aller comme ça, sans presque essayer de nous connaître ? Je croyais que tu me considérais comme une sœur. Je comprends que tu veuilles revoir tes amis, mais… tu n’as que treize ans et je ne permettrai pas que tu te sépares à nouveau de moi.

Je restai muette. Ses paroles m’avaient semblé comme des coups de poignards blessants, mais elles m’avaient émue aussi. Prise d’une impulsion, je la serrai fort dans mes bras et elle me répondit en penchant la tête et en m’embrassant sur le front.

— Je ne m’en irai pas si tu ne veux pas que je m’en aille, ma sœur —lui dis-je, en m’écartant—. Ce qu’il y a, c’est que je me préoccupe pour les autres. Akyn et Aléria sont mes amis depuis que nous étions petits. Dol, je le connais depuis plus d’un an, il est bizarre, mais pour rien au monde je ne souhaiterais qu’il lui arrive quelque chose. Aryès est mon ami et Déria n’a personne d’autre que moi et je l’aime comme une petite sœur même si je ne la connais pas depuis très longtemps. —Je me mordis la lèvre pensivement—. Nous pouvons toujours aller les chercher ensemble —suggérai-je sur un ton innocent.

Laygra me regarda les yeux mi-clos.

— Ensemble ? Mais nous ne savons même pas où ils sont, Shaedra, et je ne crois pas que le maître Helith nous ait menti là-dessus. C’est curieux, mais, bien que ce soit un nakrus, je lui fais davantage confiance qu’à la plupart des personnes de Dathrun. Je vais te promettre quelque chose, Shaedra. Si nous découvrons l’endroit où se trouve l’un de tes amis, nous irons ensemble à sa recherche. Et Murry viendra avec nous, évidemment.

Nous nous observâmes un instant en silence. Moi, avec étonnement et, elle, avec détermination.

— Je commencerai par presser et questionner le maître Helith —dis-je, méditative.

“Des raisins ?”, demanda soudain le singe gawalt, en apparaissant sur une branche, suspendu uniquement par la queue. C’était un petit singe, au pelage brun clair et aux grands yeux en amandes.

Laygra, avec une moue amusée, sortit des raisins verts d’un sac qu’elle portait à la ceinture. Syu se laissa choir sur le sol et fit plusieurs joyeuses cabrioles avant que Laygra lui jette le premier raisin, que le singe attrapa au vol d’une main preste.

— Il est rapide ! —commentai-je.

“Tu es plus lente”, ajouta Syu tout en engloutissant les raisins que lui donnait Laygra.

— Ça, ce n’est pas vrai —répliquai-je—, moi aussi, je suis rapide.

Laygra sursauta et me regarda, l’air surprise.

— Toi aussi, tu peux entendre ses pensées ?

— Eh bien… oui —répondis-je étonnée—. Dans un livre, j’ai lu que les singes gawalts communiquaient davantage avec les saïjits que les autres singes. Je ne me souviens plus dans quel livre, d’ailleurs.

— Mais tout le monde ne peut pas entendre ce que dit Syu. Moi, je peux et le docteur Bazundir aussi. Apparemment, il faut avoir beaucoup pratiqué le dialogue mental pour pouvoir entendre les pensées de ceux qui ne sont pas saïjits ou des créatures à l’esprit similaire…

Elle poussa un cri lorsque Syu, ayant terminé les raisins, sauta sur elle puis vers moi, en disant :

“Vous, vous êtes lentes, moi je suis rapide. Plus rapide que toi”, me dit-il, en me regardant dans les yeux et en secouant la tête d’un air fier.

— Faisons une course —lui proposai-je.

— Ouille, Shaedra, je ne te recommande pas de faire ça…

— Je suis curieuse de voir jusqu’à quel point ce singe est orgueilleux —dis-je, amusée à la pensée de la course.

“Vers où ?”, demanda Syu.

— Jusqu’à la cime de cet arbre, mais, attends, nous partirons en même temps.

“Syu n’est pas stupide”, répliqua-t-il. “Je sais jouer”.

— Parfait —J’ôtai mes bottes et nous prîmes position—. À trois. Un… deux… trois !

Nous partîmes comme des flèches. Sans m’aider des branches, j’enfonçais mes griffes dans l’arbre laissant à peine quelques marques. À un moment, je pris de l’élan avec un pied sur une branche et je continuai à grimper à vive allure.

“J’ai gagné, j’ai gagné ! Je suis plus rapide que toi”, disait le singe, tandis que je continuais à grimper et que je roulais les yeux.

— Très bien —haletai-je, la respiration entrecoupée, lorsque j’arrivai à la cime—. Tu l’emportes. Tu es plus rapide.

“Tu es plus rapide que la Noyeuse. Une bonne course”, dit Syu, et il redescendit avec agilité. Je restai en haut quelques instants, à contempler l’infirmerie d’un point de vue que personne à l’infirmerie ne devait jamais avoir eu et, quand je fus un peu remise, je redescendis tranquillement.

Laygra m’attendait en bas, les bras croisés sur la poitrine.

— Syu a gagné —annonçai-je.

— Je m’en doutais —grogna ma sœur, me foudroyant du regard.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? —demandai-je, surprise.

— Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Ce que tu as fait est très dangereux ! C’est un arbre très grand, si tu tombes, tu peux…

— Je ne suis jamais tombée d’un arbre —l’interrompis-je, puis je fis une moue—. Bon, oui, parfois, mais je ne me suis jamais fait mal, parce que je tombais toujours dans le fleuve.

— Hum —fit-elle et son sourire s’élargit lorsqu’elle ajouta— : Tu sais, Shaedra ? Tu n’as pas changé. Avant, tu n’étais déjà pas très prudente, tu sautais sur le toit de la resserre et tu jouais à faire le singe en grimpant partout. Je me rappelle même que tu jetais des écailles de poisson aux poules…

Elle se mit à rire et je lui adressai un sourire hésitant.

— Eh bien, cela ne me paraît pas si bizarre. En plus, Syu a aimé la course, n’est-ce pas Syu ?

Je le cherchai du regard, mais je ne le trouvai pas, quand soudain le singe gawalt tomba lourdement et sans avertir sur mon épaule gauche.

“Bonne pour une deux pattes”, acquiesça Syu. “Mais mauvaise pour une gawalt.”

— Oh —m’exclamai-je en tordant le cou pour le regarder—. Qui t’a dit que tu pouvais grimper sur mon épaule ?

Syu haussa les épaules comme un saïjit et m’adressa un grand sourire de singe, tout en émettant une série de bruits qui laissaient clairement comprendre que ce que je pensais ne lui importait pas beaucoup.

— Je n’avais jamais connu un singe aussi arrogant —commentai-je à Laygra alors que nous sortions de l’infirmerie, quelques heures plus tard.

— Murry doit être sorti de classe —dit ma sœur—. Allons manger avec lui.