Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage
Les jours suivants, j’errai dans l’académie, m’y perdant et admirant les salles que je traversais. Pendant la journée, tous devaient aller en cours et, comme je n’avais pas encore passé l’épreuve, je ne pouvais assister à aucun. J’étais arrivée à Dathrun un Lubas et je n’aurais donc dû attendre qu’un jour pour pouvoir de nouveau parler avec le maître Helith. Cependant, lorsque je trouvai enfin son bureau, il était fermé et, contrairement à ceux des autres maîtres, les horaires où le maître Helith aurait dû se trouver dans son bureau, n’étaient pas indiqués sur la porte. Quel désastre de maître, pensai-je, après avoir frappé trois fois à la porte. Marévor Helith avait dit qu’il ne donnait des cours que les Lubas et Blizzards et que, les autres jours, il n’était jamais dans son bureau. Eh bien, parfait. Il me sauvait la vie et il se désintéressait de moi comme d’un escargot sauvé et oublié l’instant d’après.
Le soir, je retrouvai Steyra et les jumelles et les discussions de ces dernières finirent par me fatiguer rapidement. Comment la naine pouvait-elle les supporter aussi placidement ? Steyra était une personne calme avec un visage rond et frais d’où émanaient tendresse et douceur. Zoria et Zalen étaient des mouches bourdonnantes qui adoraient le théâtre et qui adoptaient toutes sortes de rôles, mais qui trouvaient toujours une raison pour discuter ou s’insulter de façon risible. Un jour, Zoria et Zalen discutaient parce qu’aucune des deux ne voulaient raconter une histoire, chacune voulant s’endormir avant l’autre, de sorte que, pour les faire taire, je leur proposai de leur en raconter une. Elles acceptèrent, surprises de mon intromission, et mon conte leur plut tellement qu’à partir de ce moment, elles me demandèrent de leur raconter une histoire tous les soirs, ce que je faisais avec plaisir. Steyra m’en remercia en me disant qu’elle se réjouissait que Zoria et Zalen cessent de discuter :
— Moi, j’ai déjà essayé de leur raconter une histoire —me confia la naine—. Mais je suis très mauvaise pour ce genre de choses et Zoria et Zalen questionnaient toujours la logique de mon conte et le commentaient en disant que cela n’avait pas de sens ou que ce n’était pas possible et elles me rendaient folle.
La plupart des histoires, je les tirais de celles que Sayn m’avait apprises, mais parfois je les inventais et, un jour, je leur contai celle d’un homme qui s’était converti en une liche qui haïssait les squelettes et qui, épris des champignons, était en quête d’un bolet violet qui lui redonnerait la mortalité et la vie d’un saïjit. Bien évidemment, le conte avait une fin heureuse, la liche se transformait en un très beau prince ternian qui fit le bien durant toute sa vie. Ce fut l’un des rares contes sur lequel les jumelles se mirent à discuter, se demandant pourquoi le prince était un ternian et non un humain ou un elfe, argumentant qu’aucun ternian ne pouvait être beau, même si c’était un prince. Cette nuit-là, je les laissai discuter et je me couchai en marmonnant qu’un ternian n’était pas un reptile même s’il avait du sang de dragon. Franchement, j’avais l’impression que Zoria et Zalen vivaient dans un autre monde.
Peu de jours après mon arrivée, la nouvelle selon laquelle un groupe de nadres rouges avait attaqué plusieurs voyageurs près de Ténap fit le tour de l’académie et, chaque fois que j’entendais quelqu’un aborder le sujet, je m’éloignais autant que possible et, pourtant, je tendais l’oreille, dans l’attente de quelque information rassurante. Cependant, j’appris seulement qu’une vingtaine de mercenaires avait finalement réussi à tuer quelques nadres rouges et à faire fuir les autres, en les pourchassant loin des régions habitées.
Plus les jours passaient, plus j’étais convaincue que je ne reverrais plus jamais Aléria et Akyn. Comment pourrais-je les revoir si je ne savais pas où ils étaient et si eux ignoraient où je me trouvais ? C’est un fait, le maître Helith nous avait sauvé la vie. Je lui savais gré de ce détail, mais je ne supportais pas les conséquences d’une telle séparation. Pourquoi n’avait-il pas pu nous envoyer tous à Dathrun ? Nous aurions été tous ensemble, nous aurions pu demander de l’aide pour chercher la mère d’Aléria et pour obtenir plus d’information sur la Fille du Vent… Je ruminais ces pensées amères pendant mes heures solitaires et je finis par m’irriter de ce que Murry et Laygra passent si peu de temps avec moi, même s’ils affirmaient que bientôt nous nous verrions davantage, car, dans peu de jours, ils seraient en vacances. Mais, pour moi, les vacances signifiaient seulement que Marévor Helith ne mettrait plus les pieds à l’académie pendant un bon bout de temps.
Le Lubas suivant, je devais passer l’épreuve d’entrée à l’académie. La veille, Murry et Laygra ne cessèrent de m’encourager et Steyra et les jumelles me souhaitèrent bonne chance après le petit déjeuner. Ils avaient tous l’air plus nerveux que moi. Pour ma part, j’ignorais ce que je désirais le plus, réussir l’épreuve pour tranquilliser mon frère et ma sœur, ou échouer pour avoir un prétexte pour partir de Dathrun. Je n’aurais jamais imaginé me trouver dans une situation aussi embarrassante. Je ne voulais pas obliger Murry et Laygra à quitter Dathrun pour mes amis, mais je ne voulais pas non plus les abandonner. C’était un dilemme et je sus avec certitude, en me rendant à l’amphithéâtre des Épreuves, que je ne m’étais jamais sentie aussi nerveuse et agitée par un problème qui n’avait pas de solution.
Sur les habits de Srakhi, je portais la tunique grise des candidats aspirant à entrer comme étudiants à l’académie. Lorsque j’arrivai à l’entrée de l’amphithéâtre, il y avait déjà deux personnes, toutes deux éloignées l’une de l’autre et le regard fuyant, plongées dans l’habituel stress précédant une épreuve.
Je me souvins alors d’un conseil que m’avait donné Murry la veille : “N’oublie pas de te conduire humblement, mais montre que tu sais de quoi tu parles. Les professeurs ont tendance à t’accepter si tu corresponds à l’image de l’élève qu’ils attendent.” Et il avait ajouté que, parfois, il arrivait que des jeunes très brillants soient refusés pour avoir été trop imprudents. J’ignorais ce qu’ils allaient me demander, mais, en tout cas, je ne pensais ni les impressionner en citant cent mille titres de livres, comme l’aurait fait Aléria, ni me distinguer en quoi que ce soit. Après tout, Dathrun était l’une des plus prestigieuses écoles de la Terre Baie.
— Bonjour —dis-je.
L’humaine se racla la gorge et l’elfe me salua d’un léger mouvement de la tête. Ils n’avaient pas l’air très bavards, alors, je m’approchai d’une fenêtre et je grimpai sur le rebord pour attendre. Par la fenêtre, on pouvait voir un réseau compliqué d’escaliers extérieurs bordés d’arbustes qui unissaient les tours entre elles. Par un des escaliers, grimpait précipitamment un elfe noir d’une quinzaine d’années qui semblait arriver en retard. Lorsque l’elfe passa, deux fillettes blondes surgirent d’un arbuste. Je soufflai. C’étaient Zoria et Zalen ! Que faisaient-elles ainsi cachées ? Je les vis descendre prudemment, regardant aux alentours, comme si elles voulaient passer inaperçues. Étrange.
Un bruit de bottes me fit tourner la tête. Dans l’encadrement de la porte, apparut un gnome adulte, mais jeune, qui nous salua joyeusement en entrant.
— Bonjour à tous. Prêts pour l’épreuve ?
Au début, nous crûmes que c’était un professeur, mais il s’avéra finalement être le quatrième candidat à se présenter pour entrer dans l’académie.
— Je viens d’au-delà des Royaumes de la Nuit —nous informa-t-il—. J’ai passé mon enfance près des Chutes Éternelles. Un endroit magnifique. Le connaissez-vous ?
— Bien sûr —répondit l’elfe—. Je viens de Mythrindash. Et j’ai visité les Chutes quand j’étais petit. J’en garde un souvenir très clair.
— On dit que les eaux de ces chutes sont enchantées —intervint l’humaine avec une voix fluette.
— Et elles le sont —assura le gnome—. Les gens viennent de toute la Terre Baie remplir leurs tonneaux d’eau parce qu’ils pensent qu’elle est bénite. C’est une question de foi. Les Chutes sont un mur de roche revêtu d’une houppelande d’eau et personne ne sait d’où vient cette eau.
— Moi, j’ai lu une fois qu’il y avait un réservoir d’eau en bas et que cela fonctionnait comme une fontaine —intervins-je—. Je suppose que maintenant, avec le Cycle des Marais qui arrive, le réservoir va se remplir pour des années et des années.
Le gnome me regarda avec une moue amusée.
— Si le fonctionnement des Chutes t’intéresse, tu peux lire Explications scientifiques des endroits enchantés célèbres, on t’y explique tout. Il est à la bibliothèque, j’ai vérifié. Pour ce qui est du Cycle des Marais, je ne suis pas si sûr que ce soit ce qui nous attende ces prochaines années. Parfois, un Cycle met plus d’un an à se stabiliser. Personnellement, je parierais sur un Cycle de la Bonté.
Et alors, il se mit à expliquer pourquoi il pensait que nous aurions un Cycle de la Bonté, en se référant à je ne sais quel savant qui avait prédit jusqu’alors tous les Cycles avec exactitude. En tout cas, il ne pouvait pas être en train de parler du Daïlorilh d’Ato, qui se trompait toujours.
L’elfe, plongé dans ses pensées, remuait frénétiquement les mains, boutonnant et déboutonnant sa manche. L’humaine semblait écouter très attentivement le gnome, les yeux bien ouverts, mais je tendais à penser qu’elle essayait plutôt de ne pas penser à ce qui l’attendait. À côté d’eux, le gnome se singularisait par son calme et il essayait de remplir le silence.
Lorsque j’entendis des pas dans les escaliers, je descendis du rebord de la fenêtre et j’inspirai profondément. Le caïte le plus émacié que j’aie vu de ma vie, pointa le bout de son nez.
— Bonjour, vous êtes tous présents ? —demanda-t-il rhétoriquement, en révisant sa liste—. Hum, parfait. Le conseil est déjà installé, je vous appellerai au fur et à mesure par votre nom… Neyl Dosin.
— J’arrive —dit le gnome—. Bonne chance à tous.
— Pareillement —répondis-je avec un demi-sourire, tandis que le caïte décharné ouvrait la porte et laissait passer Neyl.
Le caïte disparut derrière lui, refermant la porte et nous demeurâmes trois. Je fis le tour de la salle, contemplant un à un les tableaux accrochés au mur. L’un d’eux représentait une bataille ; un autre, le triste destin du roi Djayel le Valeureux. Je vis un tableau où des marins pêchaient un énorme poisson et je le contemplai longuement, captivée.
Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit de nouveau et on appela Lhyi Terdingal. L’elfe, encore plus pâle qu’avant, embrassa son poing qu’il porta ensuite à sa poitrine et, après cette prière muette, il entra dans l’amphithéâtre.
Lasse de contempler les tableaux, je retournai m’asseoir sur le rebord de la fenêtre et m’amusai à regarder les gens qui passaient dans les escaliers, me demandant à nouveau pourquoi les jumelles s’étaient cachées derrière un arbuste comme des voleuses. Elles étaient vraiment très bizarres. Peut-être étaient-elles seulement en train de jouer le rôle de quelques aventurières au milieu d’une forêt remplie d’orcs, comment savoir ?
Je ne sais où mes pensées s’envolèrent, le fait est que lorsque le caïte réapparut, je laissai échapper un grognement appréhensif.
— Shaedra Ucrinalm —prononça le caïte en me regardant étrangement.
Je me laissai promptement glisser sur le sol.
— C’est moi.
Je le suivis à l’intérieur, jetant un dernier regard à l’humaine, qui m’observait avec des yeux agrandis par la nervosité. Elle semblait être au bord d’une crise de nerfs.
L’amphithéâtre était grand, avec plusieurs centaines de sièges en bois. Au fond, en bas, les membres du conseil étaient assis à une énorme table et, derrière, se trouvait une porte vitrée qui donnait sur une terrasse et sur la mer.
— Par ici —me guida le caïte impatient, en me signalant les escaliers.
Tout en descendant les marches, j’examinai les professeurs du conseil. Ils étaient cinq. Celle du milieu était une elfocane, vêtue d’une tunique rouge, qui se distinguait par sa taille et sa pâleur. À côté d’elle, se tenait un sibilien aux cheveux et aux yeux bleus et à la classique peau grisâtre. Sur sa gauche, se trouvait une elfe noire et, de l’autre côté, un elfe noir à l’aspect différent de ceux que je connaissais. Sur sa droite, un ternian aux cheveux blancs et aux yeux plissés m’observait tranquillement. J’arrivai en bas et je me plaçai devant le conseil, avec une certaine appréhension.
— Bonjour —leur dis-je.
Ils me saluèrent tous avec affabilité, ce qui me tranquillisa considérablement. L’elfocane se racla la gorge.
— Shaedra Ucrinalm Hareldyn, c’est ton nom complet, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Ce nom me dit quelque chose. Si je me souviens bien, nous avons déjà deux étudiants portant ce nom dans notre académie, n’est-ce pas ?
— Effectivement —répondit le sibilien, avec jovialité—. Je les ai tous les deux comme élèves. Des jeunes gens charmants.
— Ah, oui —dit l’elfe noir en m’observant tranquillement—. Ce sont les protégés de Marévor Helith.
Son expression me fit tressaillir. Ces professeurs savaient donc parfaitement que mon frère, ma sœur et moi ne provenions d’aucune riche famille au pied des montagnes des Hordes. C’était bon à savoir.
— Bien —dit l’elfocane, en se tournant de nouveau vers moi—. Pour quelles raisons souhaites-tu étudier à l’académie de Dathrun ?
Je ne répondis pas immédiatement parce que je ne m’attendais absolument pas à cette question. Pourquoi voulais-je entrer à l’académie de Dathrun ? Pour rester avec mon frère et ma sœur ? Ce n’était pas la raison qu’ils désireraient entendre. En plus, ce n’était pas moi qui avais demandé à entrer à l’académie. C’était Murry qui s’était chargé de tout ça…
— Je… —répondis-je, effrayée—. Eh bien… A-t-on besoin d’une raison pour vouloir entrer dans la plus prestigieuse des académies de la Terre Baie ? —dis-je avec un large sourire—. Je veux étudier ici dans le but d’apprendre.
— Y a-t-il une branche dans laquelle tu souhaiterais te spécialiser ? —me demanda l’elfocane.
Je ne comprenais pas pourquoi Murry avait insisté pour que je devienne fauniste. Le faunisme et les animaux n’avaient jamais été ma spécialité. Je soupirai intérieurement.
— Je voudrais être fauniste —répondis-je d’une voix ferme.
L’elfocane acquiesça de la tête.
— Nous allons te poser quelques questions et, si tu réponds correctement, nous te donnerons la tunique verte des faunistes pour une durée d’un mois au bout duquel tu passeras des examens, comme tous les étudiants. Suis-je claire ?
— Tout à fait —acquiesçai-je.
— Eh bien, assieds-toi. La professeur Drashia te posera la première question. Hayma ?
Je m’assis sur un des sièges du premier rang, face à l’estrade, et je levai les yeux vers l’elfe noire.
— Une question facile. Que sont les énergies darsiques ?
Je la regardai, l’air surprise, et je commençai à expliquer calmement qu’il existait trois énergies darsiques. J’avais l’impression de donner une leçon à Déria, la différence étant que Hayma Drashia ne me portait pas l’intérêt enthousiaste de Déria. Sans acquiescer à ce que je disais, elle enchaîna avec une autre question :
— Donne-moi une définition de chaque énergie asdronique.
Je les lui donnai sans hésitation, surprise de la facilité de l’épreuve pour l’instant.
— Exact —me dit-elle alors, quand j’eus fini d’expliquer l’énergie orique—. Une dernière question, quelle est la particularité de l’art d’invocation ?
— La particularité ? —répétai-je—. Eh bien… l’invocation… que voulez-vous dire par sa particularité ? L’invocation a beaucoup de particularités —Hayma arqua un sourcil sans répondre—. Eh bien… Quelqu’un m’a dit un jour que l’invocation est un des arts les plus difficiles.
J’essayai de me rappeler rapidement ce que m’avait appris Suminaria sur l’invocation et je repensai aux exercices qu’elle m’avait fait pratiquer.
— Elle requiert un grand contrôle des énergies —continuai-je, feignant la tranquillité— et elle n’utilise pas directement le jaïpu ni le morjas, bien qu’inévitablement, elle doive se mêler à ces énergies. Le temps que dure l’invocation dépend de la façon dont s’est créé le nœud du réseau d’invocation. Pour qu’elle dure plus longtemps, le réseau doit être flexible et le nœud fort. Si l’on ajoute du morjas ou du jaïpu à l’invocation, tout est déséquilibré et l’invocation dure beaucoup moins parce que…
— Cela suffit —interrompit Hayma—. Merci. Zeerath ?
Le sibilien, qui pendant tout ce temps consultait un livre, leva les yeux sur l’elfe noire et sourit aimablement.
— Merci, Hayma. Je te poserai trois questions, moi aussi. —Tout en parlant, il me fixait de ses yeux bleus—. Mes spécialités sont la chimie et les herbes médicinales. Prête ?
J’acquiesçai. Jamais un sibilien ne m’avait souri et regardée aussi directement, et devoir fixer son visage gris et ses grands yeux bleus fut une expérience nouvelle pour moi.
— Bien. Donne-moi cinq exemples de plantes ou de fleurs qui peuvent provoquer des vomissements et interrompre la digestion.
En entendant sa question, il me sembla aussitôt que son sourire n’était pas aussi aimable qu’un moment plus tôt. Quelques secondes s’écoulèrent en silence tandis que je pensais frénétiquement. J’étais censée être la mieux préparée pour cette question de toute la classe d’Ato, mis à part Kajert. J’avais toujours su impressionner Aléria par mon savoir sur les plantes. Pourquoi avais-je alors l’impression d’avoir oublié tout ce que je savais ?
— Qui provoquent des vomissements et interrompent la digestion —répétai-je—. Je suis sûre de pouvoir vous répondre, maître Zeerath. Je connais beaucoup de plantes et il y en a une que j’ai sur le bout de la langue, et il suffit que je me souvienne du nom et…
— Ce n’est pas nécessaire que tu nous fasses part de tes pensées —intervint l’elfocane.
— Oh, pardon. Attendez, je l’ai ! —m’exclamai-je, très contente, en me levant d’un bond—. La kasvarria provoque des vomissements et on la donne à ceux qui ont mangé quelque chose de toxique ou d’empoisonné.
— La kasvarria —acquiesça Zeerath—. C’est un nom peu employé par ici. On parle davantage de la fleur de Ladnis. Une autre plante ?
— Oui —dis-je, avec l’impression de recevoir des flux violents remplis de noms de fleurs avec la liste de leurs propriétés—. Le dessenvon et l’azjorbe. Leur effet est plus immédiat que la kasvarria, mais aussi plus dangereux.
— Exact. Il te manque deux exemples.
Je me mordis la lèvre, en réfléchissant. Mon regard se perdit dans la mer à travers la porte vitrée. Qu’attendait donc le professeur Zeerath pour me dire que j’avais échoué et qu’il ne m’admettait pas dans l’académie ? Le pire, c’est que des tas de noms de plantes me venaient à l’esprit, mais, malheureusement, aucune ne provoquait ce genre de vomissements…
— Il te suffit de dire “je passe” pour continuer avec la question suivante —dit alors Zeerath.
— Oui, bien sûr… euh… —soupirai-je, résignée et acquiesçant, sentant la panique m’envahir—. Il ne m’en vient pas d’autre à l’esprit… —soudain je sursautai, Jirio !—. Les algues cénétriformes ? —dis-je sur un ton hésitant.
Je vis le ternian et l’elfocane arquer les sourcils, surpris.
— Juste —répondit le sibilien—. Peu de gens connaissent les algues cénétriformes. En as-tu déjà vu ?
— Non.
Pour rien au monde je n’aurais dit que j’avais entendu nommer ces algues pour la première fois grâce à Jirio, en parlant d’araignées géantes et de recettes de cuisine.
— Je m’en doutais. Elles se cachent normalement dans des lacs aux eaux très troubles ou dans de petites baies ou anses très peu accessibles. Elles sont très chères et possèdent un certain nombre de propriétés très particulières… Hum. —Il se racla la gorge, en regardant du coin de l’œil les autres professeurs—. Tu as un autre exemple ?
Je soufflai de soulagement sachant que j’avais donné quatre exemples sur cinq et qu’il ne m’en manquait plus qu’un. Cependant, je n’en trouvais pas d’autre. Alors, je plissai les yeux.
— Eh bien… —commençai-je, en priant pour que ma dernière réponse ne soit pas mal accueillie—, je suppose que si l’on boit un verre de cékartrosia, on vomit aussitôt. On meurt en quelques minutes, alors la digestion s’interrompt. N’est-ce pas ? —demandai-je sur un ton inquiet.
Zeerath commença à sourire et, soudain, il éclata d’un rire bref, mais sincère.
— Exact —approuva-t-il alors. Le soulagement m’envahit et je souris légèrement, tout en me rasseyant—. Mais il n’est pas recommandé d’essayer. —Je fis non de la tête en soufflant—. Bien, deuxième question. J’ai une éprouvette graduée avec cinquante millilitres d’eau. J’y verse dix milligrammes de yérocinine pure et la solution commence à devenir rougeâtre. Quelle est la réaction ?
J’écarquillai les yeux, impressionnée par la question. Je réfléchis un peu. Le maître Aynorin ne nous avait jamais laissés faire de pratiques de chimie ; apparemment, il n’aimait pas les réactions chimiques. Le maître Yinur, lui, nous avait enseignés à faire quelques petites choses, mais, en général, ceux qui s’intéressaient à la chimie se dirigeaient vers la corporation des alchimistes et n’entraient pas à la Pagode Bleue. Et j’étais donc assez désarmée pour tout ce qui concernait la chimie et je n’avais jamais entendu parler de ma vie de la yérocinine.
— Une réaction chromatique ? —répondis-je bêtement—. Non, attendez, je n’ai rien dit. De la yérocinine dans de l’eau, n’est-ce pas ? —Je me tus un moment—. Eh bien, je n’en ai aucune idée, professeur.
Zeerath haussa les épaules.
— Cela ne fait rien. Troisième question : quelle propriété possède la fleur de l’orme tremblant ?
Je restai muette pendant quelques secondes. Je joignis les mains, fronçai les sourcils et, sans le vouloir, intérieurement, ma situation me parut drôle. Qui aurait imaginé, quelques jours auparavant, que je serais soudain face à des professeurs passant un examen que je ne voulais pas passer ? Je soupirai et un léger sourire se dessina sur mon visage sans que je m’en rende compte.
— L’orme tremblant —prononçai-je—. Les fleurs sont blanches et ne sont pas vénéneuses —dis-je, me souvenant qu’une fois Galgarrios en avait mangé trois après avoir perdu un pari, à moins que ce ne fut une autre sorte d’orme… Je secouai la tête—. Il donne des fruits. Et voilà.
Zeerath me sourit d’une telle façon qu’il me sembla qu’il se moquait de moi.
— Merci beaucoup. J’ai terminé.
L’elfocane se racla la gorge et se tourna vers l’elfe noir sur sa droite.
— Professeur Erkaloth ?
L’elfe noir avait un visage terrifiant et sec qui me rappela certaines peintures qui se trouvaient à la bibliothèque de la Pagode Bleue et… oui, peut-être aux peintures de drows. Était-il possible que ce soit un drow ? En tout cas, il en avait l’air et cela ne laissait augurer rien de bon.
Le professeur Erkaloth joignit les mains et, sans me regarder, prononça :
— Écoute avec attention parce que je te demanderai une seule chose —j’arquai un sourcil et j’écoutai attentivement—. Comment te débrouillerais-tu pour invoquer un couteau ? Explique-moi les étapes que tu suivrais.
Ouille, pensai-je, affligée, souhaitant qu’Aléria ou Suminaria soient à mes côtés pour m’aider. Comment commençait-on une invocation ? J’inspirai profondément et je réfléchis sérieusement un bon moment.
— D’abord —dis-je enfin, le regard tourné vers la mer et sur le fil brillant d’une toile d’araignée qui se trouvait sur la terrasse—, il faut se convaincre que l’on est capable d’invoquer le couteau. —Je grimaçai en entendant ce en quoi consistait ma première étape d’invocation et je continuai— : Dans un deuxième temps, il faut utiliser l’énergie arikbète et la combiner à celles dont on a besoin, dans ce cas… si l’on souhaite seulement créer un couteau visible, on peut utiliser les harmonies et créer une illusion. Si l’on veut réellement invoquer un couteau solide… euh… peut-être a-t-on besoin d’autre chose. —Je réfléchis rapidement, me remémorant toutes les étapes que le maître Aynorin nous avait fait suivre plus d’une fois—. Oui, on a besoin du morjas, sinon le couteau se désintègrerait. Il est probable qu’il faille utiliser l’énergie brulique. —Je me raclai la gorge, un peu confuse. Le professeur Erkaloth, qui ne m’avait toujours pas adressé le moindre coup d’œil, semblait s’ennuyer profondément et, pendant que je lui expliquais maladroitement mes théories, je sentis mon impatience croître rapidement. Si seulement je pouvais me souvenir correctement des étapes de l’invocation ! Je fermai les yeux un instant, dans l’intention de feindre une invocation pour stimuler un peu mes souvenirs… Le résultat fut totalement différent de ce que j’espérais.
J’entendis soudain des murmures devant moi et j’ouvris les yeux, abasourdie, juste au moment où un couteau informe venait se clouer devant mes pieds en tombant à la verticale. Dès qu’il toucha le bois, il commença à se désagréger. Je l’observai bouche bée alors que les professeurs se penchaient pour mieux voir. Quelques secondes après, le couteau disparut. Je levai les yeux et je vis que les cinq professeurs s’étaient redressés et parlaient entre eux. Je me sentais très pâle et je ne m’étais pas encore bien remise de ma frayeur lorsque le maître Erkaloth dit :
— Une belle performance. Je n’ai pas d’autres questions. —Je le regardai avec stupéfaction, j’avais été sur le point de me tuer et il n’avait pas de questions ? Par tous les dieux !—. Professeur Tawb —ajouta-t-il—, si tu veux bien continuer.
L’elfocane jeta un regard sur sa gauche et Zeerath et Hayma cessèrent leur conversation et se concentrèrent sur la suite de l’épreuve.
Le ternian pencha la tête vers ses compagnons et se tourna vers moi. Essayant de calmer les battements de mon cœur et de détacher mes yeux de l’endroit où avait disparu le couteau, j’écoutai la question suivante.
— Jeune Shaedra, qui est l’inventeur du papier de botrille que nous utilisons encore aujourd’hui la plupart du temps et quand l’inventa-t-il ?
— C’est Nart Ejorelt —répondis-je immédiatement, me souvenant que Nart, le kal qui avait été mon ami à Ato, faisait des blagues très mauvaises sur son homonyme—. Et il l’a inventé au siècle dernier en… cinq mille cinq cent cinquante et… non, soixante… soixante-deux ?
— Soixante-cinq —me corrigea le ternian avec gentillesse.
Je me mordis la lèvre. Mince.
— Combien font 135 par 7 ?
Vraiment, je ne m’attendais pas à un calcul et je pensai alors à Galgarrios et ses problèmes calculatoires. Je méditai un moment : trente-cinq, vingt et un, deux cent quarante-cinq…
— Neuf cent quarante-cinq —répondis-je sereinement.
— Exact. Quel type de cycle y avait-il en cinq mille quatre cent quatre-vingt-dix ?
Je réfléchis quelques instants. 5490. Cette date me disait quelque chose…
— Vers cette date, il y a eu la Grande Guerre des Glaces —murmurai-je—. Et le cycle des Glaces de cette époque a duré longtemps et il est entré dans l’histoire des cycles les plus longs.
Le professeur Tawb acquiesça.
— La Grande Guerre des Glaces eut lieu entre les villes d’Ajensoldra et ce fut une époque d’un froid abominable. Dernière question. En quelles parties se divise le jaïpu ?
Cela me remonta le moral de terminer par une question aussi facile.
— Le jaïpu est structuré autour du Tagare où se trouve le cœur et l’assemblateur énergétique. C’est une énergie interne, mais elle n’est pas réellement matérielle et l’on peut lui donner n’importe quelle forme tant qu’il y consent.
— Tant qu’il y consent ? —répéta le professeur Tawb—, que veux-tu dire par là ?
J’imaginai à cet instant qu’Aléria et Akyn arrivaient descendant les marches en courant pour protester et me dire que le jaïpu n’avait aucune intelligence indépendante et je sentis un nœud dans la gorge en pensant qu’ils étaient sûrement à des dizaines de lieues de Dathrun. Je clignai des paupières.
— Eh bien, je veux dire que… eh bien… qu’on ne peut pas demander n’importe quoi au jaïpu et qu’il y a toujours des limites, euh… c’est compréhensible ce que j’explique ?
La question avait fusé toute seule, sans avertissement préalable, avant que je ne puisse la retenir. Je ne pensai qu’après qu’un candidat devait sans doute se conduire un peu mieux. Le professeur Tawb me répondit avec sincérité :
— À moitié. Mais cela ne fait rien, continue avec les parties du jaïpu.
Quand j’eus fini de lui répondre, le ternian acquiesça et annonça qu’il n’avait pas d’autres questions. L’elfocane, tout en jetant un coup d’œil aux papiers qu’il rangeait, reprit un ton cérémonieux et déclara :
— Shaedra Ucrinalm Hareldyn, tu as reçu l’accord des membres du conseil pour entrer dans notre académie pour un prix de deux mille deux cent quinze kétales. Adresse-toi au secrétariat pour l’inscription définitive et bienvenue —ajouta-t-elle, en rangeant ses papiers.
Je restai paralysée de stupéfaction. Deux mille deux cent quinze kétales ? Mais, ceci était une arnaque ! Laygra et Murry m’avaient avertie que les inscriptions à Dathrun étaient chères, mais autant… Démons ! Où le maître Helith pouvait-il bien trouver tant d’argent ? Quoique, sans doute, s’ils demandaient tant, c’était que Marévor Helith pouvait payer cette quantité.
L’épreuve étant jugée achevée, je me levai lentement de mon siège, je saluai à la manière d’Ato et je m’en allai avec un :
— Je vous souhaite une bonne journée.
Je grimpai les escaliers, le caïte émacié me fit passer par une autre porte qui se referma derrière moi et je me retrouvai seule à l’extérieur de l’édifice, en haut d’escaliers qui descendaient et rejoignaient d’autres escaliers et édifices. Une brise légère fit tourbillonner mes cheveux et me ramena à la réalité.
J’expirai profondément et je souris, heureuse. J’avais réussi ! Le maître Aynorin aurait-il jamais pensé qu’un de ses élèves serait capable d’avoir le niveau de Dathrun ? Oh, oh ! Je descendis les escaliers en fredonnant une chanson et en faisant des pirouettes et des cabrioles comme une fillette.