Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
Je sortis de ma torpeur quand je sentis soudain un courant d’air. Ma chute s’accéléra brusquement et je la freinai instinctivement, avant de heurter le sol. Le sol ? Non. Je m’enfonçai à nouveau, dans un liquide froid et sombre. De l’eau. C’était de l’eau salée. Je crachai et tentai de me maintenir à flot malgré mes blessures. Ashgavar, jurai-je mentalement, aspirant une bouffée d’air. Où diables me trouvais-je maintenant ?
— « Naarashi, » haletai-je. « Naarashi ? »
Une peur sans nom m’envahit. S’était-elle noyée ? Avait-elle été emportée pendant la chute ? Finalement, je la sentis, agrippée à mon corps. Je soupirai de soulagement. Incroyable. Elle n’avait pas bougé d’un pouce. Depuis quand me préoccupais-je autant pour quelqu’un que je ne connaissais que depuis quelques jours ? Je la saisis d’une main et la soulevai jusqu’à la surface de l’eau. Son pelage, trempé, dessinait son corps plus maigre que celui d’une souris. En voyant son aspect, j’esquissai un sourire.
— « Diables, tu sais respirer sous l’eau ? »
Naarashi émit un marmottement affirmatif, m’arrachant une moue impressionnée… qui se changea en une expression saisie quand je me rendis compte d’une chose : je voyais. Je voyais dans l’obscurité. Parce qu’une lumière nous éclairait très doucement, d’en bas.
Je venais tout juste de m’en apercevoir quand quelque chose me saisit par les chevilles et tira. La douleur de mes blessures fut si intense que je perdis complètement conscience.
Les ténèbres s’évanouirent et mon esprit se peupla de rêves, non, de souvenirs du Jardin. Avec Naarashi, je suivis la vie d’une princesse elfe obsédée par les runes, décidée à mettre fin à la malédiction qui pesait sur son lignage. Je suivis la vie d’un elfe amoureux des fleurs, celle d’un paisible philosophe qui s’interrogeait sur l’existence du monde, et je sentis chaleur et paix dans les derniers mots prononcés par un vieil homme à ses descendants, un vieil homme qui avait vécu plus de cinq-mille ans…
“Le temps est fallacieux. Il nous rappelle la fin et la mort pour nous pousser à agir et à estimer nos décisions. Et maintenant que je meurs et que mon temps s’éteint, je les réestime et je crains qu’elles n’aient plus de sens, mais… étrangement, ce n’est pas le cas. Même hors du temps, la valeur de nos vies est extraordinaire.” Ses yeux sourient à ses enfants, à ses petits-enfants et à ses arrière-petits-enfants. Sa voix se fait plus faible. “Où est le Bien, où est le Mal, peu importe tant que vous pourrez dire sincèrement : j’aime ma vie. Nous sommes nos désirs et notre imagination. Nous sommes ce que nous faisons et ce que nous pensons.” Sa main serre avec douceur celle de sa fille si chérie. Il ne regrette rien. “Naarashi,” murmure-t-il. Et il se souvient : j’ai été l’un des runistes qui ont créé la barrière de l’orbe, j’ai aidé à concevoir une relique capable d’accumuler des consciences, Naarashi sait tout sur moi et sur mon peuple. Elle ne juge pas et ne condamne pas. Il chuchote : “Aimez-la et elle vous aimera, car, elle, c’est nous, vos ancêtres, vous… et nos descendants.”
Je continuerai à vous regarder à travers ses yeux, pensa-t-il, tandis que les siens, lentement, se fermaient pour toujours. Il ne savait pas, alors, que son peuple finirait par disparaître, exterminé par une horde de nécromanciens, de harpïettes et de squelettes… et il ne savait pas non plus qu’afin d’assurer une longue vie à son peuple, il avait condamné sa déesse à une prison éternelle. Naarashi se rappelait des siècles de solitude, passés à absorber les souvenirs des insectes sans voir un seul saïjit fouler le Jardin. Elle se souvenait du nécromancien Marévor Helith, qui lui racontait des histoires tout en construisant les portails. Il lui avait amené de nombreux enfants traumatisés par la guerre. C’est alors qu’elle avait connu Irsa. Sans elle, sans Yanika, elle serait à jamais restée prisonnière du Jardin, se nourrissant des consciences sans le souhaiter… Mais à présent tout avait changé : elle avait été libérée de la relique. Pour la première fois de sa vie, elle avait agi de sa propre volonté, manipulant l’énergie du Jardin pour créer deux corps : un pour elle et un autre pour celui qui avait demandé de l’aide. Pour la première fois, elle avait créé quelque chose. Pour la première fois, elle était capable d’aimer quelqu’un sans que personne, dans son amas de consciences, ne l’ait aimé avant. Le bonheur l’inondait. Elle se sentait comme une mère regardant son nouveau-né.
Les pensées de Naarashi s’évanouirent avec le rêve, remplacées par un bourdonnement sourd et continu. Mon orique virevoltait autour de moi, bercée par l’air renouvelé de la rochelion. Ne m’étais-je donc pas noyé ? J’ouvris les paupières. Des lumières de plusieurs couleurs fluaient devant moi. Des kéréjats ? Un son d’outre-tombe parvint à mes oreilles. Tout ce que j’entendais se déformait et s’assourdissait. La salive corrosive de l’hydre m’avait-elle rendu à moitié sourd et à moitié aveugle ? Je fermai mon poing, contractai mes muscles. La douleur était réelle. Cela signifiait que j’étais toujours vivant, n’est-ce pas ?
Un brusque élancement m’arracha une grimace. Je baissai les yeux sur mon torse dénudé : mes blessures avaient été bandées et je ressemblais à présent à un saïjit momifié. J’avais mal, mais moins que je ne l’aurais imaginé après être passé par la gueule d’une hydre. Quelqu’un m’avait donc amené jusque-là et m’avait soigné. On m’avait même allongé sur un gros tapis avec un oreiller. Qui que ce soit, je supposai que je devais me sentir reconnaissant.
Je me redressai lentement sur mon tapis. Au-delà de celui-ci, le sol, de nacre et de rochelion, scintillait sous les lumières orangées de coquillages incrustés dans le mur. Je levai les yeux vers le haut plafond. Des essaims lumineux comme ceux des kéréjats l’éclairaient, diffus et silencieux… On aurait dit qu’ils nageaient à l’intérieur du plafond. Ceci était-il possible ? À moins que… le plafond soit fait d’eau ? Cela défiait toute logique gravitationnelle… exactement comme l’eau miraculeuse du lac.
J’entendis soudain une voix et je me tournai vers le reste de la vaste et somptueuse salle. Je vis deux créatures bipèdes et musclées revêtues de tuniques dorées, de pantalons ajustés et de bandanas ornés de perles ; leur poing droit et leur queue étaient équipées de pointes métalliques affilées… Le temps que je comprenne que c’étaient des nurons armés, l’un d’eux s’était approché et je me levai nerveusement.
— « Sa-Salut, » dis-je. « Parlez-vous abrianais ? Caeldrique ? Merci de m’avoir soigné, » ajoutai-je dans les deux langues. Ils ne pouvaient avoir de mauvaises intentions après m’avoir sauvé la vie, n’est-ce pas ?
La nurone qui s’était approchée dit quelque chose à son compagnon dans une langue inconnue et, après une hésitation, elle me fit signe de les suivre.
— « Suivez, » prononça-t-elle avec maladresse.
Tous deux m’escortèrent jusqu’au fond de la grande salle. Nous franchîmes des baies vitrées et nous débouchâmes sur une vaste galerie profusément ornée de sveltes figures de sirènes, de nurons, de poissons et d’algues sinueuses. Les gardes s’arrêtèrent, à temps car la tête commençait à me tourner et ma vue se brouillait. Je clignai des yeux. Devant moi, sur un piédestal de marbre, se dressait le dossier d’un grand siège couvert d’écailles scintillantes. Et au-delà, il y avait une balustrade protégée par un rideau d’eau miraculeuse. Elle donnait sur une grande caverne submergée. Ou était-ce une simple illusion ? Une peinture changeante très réaliste ? Quoi qu’il en soit, la vue était splendide. Il y avait des maisons construites dans des conques géantes et des stalagmites tortueuses, des parcs d’algues, des méduses, des bandes de poissons lumineux, des nurons affairés… et cette créature courtaude à la tête de poulpe qui avançait lentement dans une autre galerie, était-ce un mawna ? Dominant la caverne, des tiges immenses se dressaient comme des arbres ancestraux sans branches : elles étaient entourées de deux ou même jusqu’à quatre anneaux blancs qui éclairaient autant que les pierres de lune.
— « Les Royaumes des Profondeurs ? » murmurai-je, ébahi. Le royaume sous-marin pacifique dont Galaka Dra nous avait parlé… il existait réellement ?
— « Les Royaumes des Profondeurs ? » répéta soudain une voix féminine et forte. Elle provenait de derrière le siège aux écailles. Ce n’est qu’alors que je remarquai le tissu blanc qui s’étendait autour de celui-ci, le coude appuyé sur l’accoudoir, la longue mèche de cheveux bleu clair qui ondulait jusqu’au sol… Voyant comme les deux gardes nurons s’étaient arrêtés à quelques mètres de distance, je compris que je ne pouvais pas m’approcher impulsivement pour voir mon interlocutrice. Était-ce la dirigeante de ce lieu ? Heureusement, elle parlait l’abrianais. Elle ajouta : « Les Royaumes des Profondeurs ont disparu il y a des milliers d’années. Où as-tu entendu ce nom ? »
— « Ah… » dis-je, quelque peu anxieux. Était-elle en colère ou était-ce mon imagination ? « Un compagnon à moi l’a lu dans un livre. » Il y eut un silence durant lequel mes yeux suivirent un mawna qui s’élevait dans l’eau, agitant ses tentacules près de la galerie. Je me raclai la gorge. « Je ne sais pas qui je dois remercier de m’avoir sauvé, mais… »
— « Sauvé ? » m’interrompit-elle. Je vis son bras orné de perles apparaître de l’autre côté du trône et effectuer un geste vague tandis qu’elle avouait : « Je ne pensais pas te sauver. Mais deux de mes invités ont dit que tu étais leur ami et j’ai changé d’avis. Dis-moi, cette créature est ton animal de compagnie ? »
Je la vis lever son unique main visible. Dans celle-ci, elle tenait une boule de poils clairs. Mon sang se glaça.
— « Naarashi ! » m’exclamai-je. Inconsciemment, je voulus faire un pas en avant, la douleur éclata dans mon torse, et la garde nurone posa une main sur mon épaule pour m’aider à m’asseoir sur un banc de la galerie. Attah… « Merci, » toussotai-je. Je scrutai le trône, d’un regard prudent. « Naarashi est une compagne à moi. Que fais-tu avec elle ? »
— « Elle ? » répéta la nurone. « C’est une femelle alors. Elle a l’air intelligente. Elle n’arrête pas d’essayer de s’échapper pour aller te retrouver. »
Naarashi marmottait, visiblement mal à l’aise entre les mains de sa ravisseuse. Je grinçai des dents.
— « S’il te plaît, ne lui fais pas de mal. »
— « Pour qui me prends-tu ? »
Elle se leva et, depuis mon banc, j’aperçus à demi sa silhouette parée de tissus nacrés. Sa chevelure bleu clair très longue tombait en cascade jusqu’à ses pieds, se déployant jusqu’en bas du piédestal. Elle se tourna et je pus voir son visage couvert d’écailles très fines et d’un gris si clair qu’il semblait presque blanc. Malgré ses traits de poisson typiquement nurons, il émanait d’elle une beauté statique et anti-naturelle qui me rappela étrangement la statue de Tokura au Temple du Vent. Avec délicatesse, elle pressa Naarashi contre sa joue. Elle avait l’air d’apprécier la douceur de son pelage. Ses grands yeux rouges et reptiliens me scrutaient.
— « Connais-tu un jeune du nom de Melzar ? »
Sa question me prit au dépourvu.
— « M-Melzar ? » répétai-je. « Bien sûr. C’est un ami… ou plutôt un compagnon… bon… »
Pouvais-je qualifier de compagnon ce garçon pessimiste, lugubre et toujours attaché à ses dagues ? Je le connaissais à peine, à dire vrai…
— « Et Lotus ? » s’enquit-elle.
Je fronçai les sourcils et acquiesçai, me rendant compte de ce que signifiaient ses questions : Erla Rotaeda et Melzar étaient passés par là.
— « De fait, je suis venu dans ce donjon en suivant Lotus, » admis-je.
Avec un peu de chance, Erla Rotaeda allait bien. Si elle ne s’était pas noyée dans cette eau miraculeuse avant d’arriver en bas… Je revins au moment présent quand la nurone agita sa forte queue, faisant cliqueter ses nombreuses perles décoratives. Elle s’approcha de quelques pas. Ses yeux, vus de près, ressemblaient à deux orbes de feu magique. Elle déclara :
— « Melzar m’a dit qui tu es. Tu es Kala, n’est-ce pas ? »
Un instant, je demeurai figé. Kala ? Oh, compris-je. Melzar m’avait présenté comme si j’étais Kala et pas comme un Arunaeh. J’allais expliquer le malentendu quand elle ajouta :
— « Si tu n’avais pas été un des Huit Pixies du Chaos, je n’aurais pas fait appeler les meilleurs médecins du royaume pour soigner tes blessures. Tu étais dans un état horrible. »
Je pinçai mes lèvres, me félicitant de m’être tu à temps. Dieux, dieux, que se passait-il ? Alors que je venais de me séparer de Kala, je devais à présent me faire passer pour lui ? Qui diables était cette nurone vêtue comme une reine ?
— « Lotus et Melzar… » murmurai-je.
— « Ils sont à Merbel, » me confirma-t-elle. « Ils logent ici depuis plusieurs jours. En échange d’une promesse, j’ai fourni à Lotus l’antidote pour sauver son frère, et un jeune dénommé Aroto et un guerrier Zorkia sont partis avec le remède jusqu’à Dagovil il y a une dizaine de cycles. Tout de suite, ce Psydel Rotaeda doit être guéri et en train de se remettre. Si Lotus m’avait dit avant qu’elle prétendait sauver un Rotaeda, j’y aurais réfléchi à deux fois… ou peut-être pas, » médita-t-elle. « En tout cas, je ne m’attendais pas à recevoir tant de visites à cause de cette histoire. Nous avons tous été très surpris quand des Zombras sont apparus sur la plateforme, suivis par des dokohis obnubilés par le Mage Noir de la guerre de Dagovil… Je n’arrive pas encore à croire que Lotus ait participé à une telle guerre et se soit réincarné dans un membre de la Guilde… » Elle couvrit son visage d’une main en murmurant : « Que les Profondeurs m’assistent, moi qui ne croyais pas aux fantômes, je ne vois que des apparitions du passé depuis quelques jours. Peut-être est-ce vrai que les destins poursuivent les gens. Quoi qu’il en soit, ces Zombras et dokohis semblent bien décidés à attendre le retour de Lotus. Ma mère a fait monter les prisonniers de Makabath qui sont tombés dans le lac et, même ainsi, ils refusent de s’en aller sans la ‘nahô Rotaeda’. Quels casse-pieds ! Eh bien, qu’ils attendent. Je ne la libèrerai pas avant qu’elle ait accompli sa promesse. Notre royaume ne craint pas les terrestres, » affirma-t-elle avec fierté. Puis elle fronça les sourcils, songeuse. « Malgré tout, c’est frustrant de savoir qu’elle ne se rappelle même pas qui elle est. Et Melzar ne sait que ce que Rao lui a raconté. C’est frustrant, » répéta-t-elle. « Quand je pense que je suis la seule à me souvenir de tout. »
Tandis que je l’écoutais parler, la stupéfaction monta en moi comme une marée. J’expirai, abasourdi, la dévisageant, et finis par lancer :
— « Tafaria ?! »
La nurone esquissa un sourire, l’air de penser “tu as mis du temps à comprendre” ; elle fit alors quelques pas majestueux dans la salle, se présentant :
— « Je suis Sassarah Tafaria Ors’En’Kalguia, princesse de Merbel, » Sa grosse queue de nurone se balançait rythmiquement. « Je n’aurais jamais cru revoir ne serait-ce que l’un d’entre vous, mais je suppose qu’une fois entrés dans ce donjon, il fallait s’attendre à ce que vous arriviez ici. Tout compte fait, aujourd’hui, les portails du donjon ne sont plus comme autrefois. La plupart des visiteurs atterrissent dans le labyrinthe. Et ceux qui ne le font pas… qui sait ce qui leur arrive. »
J’ouvris grand les yeux. Cela voulait-il dire que Rao, Chihima et les Zorkias… ? S’ils n’avaient débouché ni dans le Jardin ni dans le Labyrinthe de la Mort, où étaient-ils maintenant ? Accablé par tant d’incertitudes, je secouai la tête et intervins :
— « Une seconde, tu as dit… la princesse ? Je croyais que Rao avait réincarné Tafaria dans un nouveau-né abandonné. »
La princesse se retourna brusquement et je pâlis, me rappelant ma situation précaire.
— « J’ai été abandonnée, » admit-elle avec une facilité surprenante. « Ma mère a toujours été une reine stricte avec son peuple et avec elle-même, et plus encore autrefois. Elle ne pouvait accepter que sa descendante soit une créature défectueuse comme moi, avec des branchies déficientes. Alors, elle a ordonné qu’on me laisse dans un temple terrestre à la frontière dagovilienne. Quelques mois plus tard, des bandits venant du nord ont attaqué le temple et l’ont incendié avant de partir. J’ai survécu à l’incendie par miracle, mais je serais morte de faim sans Rao. Quand elle m’a trouvée, elle ne savait pas de qui j’étais la fille, bien entendu, et elle a réincarné Tafaria, pensant accomplir mon souhait de nager à volonté… mais elle ne s’est pas rendu compte que mes branchies ne fonctionnaient pas. D’après Melzar, elle continue de croire qu’elle m’a fait une faveur. Bon, » rit-elle tout bas, « je suppose qu’il vaut mieux être enfermée dans une grande salle isolée avec vue sur un beau royaume que d’être enfermée dans une larme draconide. Je suis parvenue à aimer mon peuple et à être aimée de lui malgré mes défauts. Contemple la vue, Kala. N’est-ce pas un endroit magnifique ? »
Elle s’arrêta devant la rambarde, admirant la cité de Merbel. Je me levai et m’approchai, gardant néanmoins judicieusement mes distances, car je savais que les gardes observaient le moindre de mes mouvements.
— « Un endroit… magnifique sans aucun doute. »
Nahô, Son Altesse, princesse… Lequel de ces titres employait-on pour lui parler ? En réalité, probablement aucun de ceux-là, vu que les nurons de Merbel ne parlaient pas l’abrianais. Comme Tafaria continuait d’observer sa lumineuse cité sous-marine, mes yeux furent de nouveau captivés… par la ville et par son héritière. Une Pixie du Chaos. Elle avait l’air sincère. Je ne voyais pas pourquoi elle aurait menti de toute façon. Après un silence, j’osai demander :
— « Pourquoi es-tu retournée dans ce royaume ? »
Tafaria prit une mine songeuse. Elle tarda à répondre.
— « Lorsque je suis revenue, j’avais à peine un an, » dit-elle enfin. « Pourtant, je me rappelle vaguement ces jours, probablement grâce à ma réincarnation. Après m’avoir sauvée du temple, Rao est restée avec moi durant plusieurs mois ; entretemps, ma mère la reine a envoyé de nombreuses expéditions à ma recherche. Un jour, des nurons m’ont retrouvée et m’ont ramenée à Merbel. Il se trouve que ma mère s’était repentie de sa décision et voulait m’accepter comme sa fille. Aujourd’hui encore, elle regrette ses actions passées, même si je lui ai déjà pardonné. Elle m’a donné une enfance heureuse, elle m’a aimée et choyée autant qu’elle a pu. Chose que je n’avais pas connue dans mon corps précédent. Grâce à mon intelligence précoce, ils ont même pensé que j’avais été bénie par nos dieux malgré le dysfonctionnement de mes branchies. » Elle se tourna vers moi. « Je ne leur ai jamais parlé des Pixies. J’étais convaincue que Rao était morte. Pourquoi, sinon, n’est-elle pas venue me chercher ? C’est ce que je me suis dit. Je n’avais pas imaginé que la mémoire d’un nouveau-né n’est pas fiable, même lorsqu’il est pourvu d’un esprit mûr. Je ne me souviens pas exactement de ce qui s’est passé, mais… il semble que Rao ait elle aussi oublié les détails quand elle s’est réincarnée. D’après Melzar, elle se rappelle uniquement m’avoir réincarnée en nurone et elle ne se souvient pas comment elle m’a perdue. C’est étrange, » murmura-t-elle. « Je me souviens de ma vie antérieure comme si c’était hier, mais je suis la seule à avoir laissé le passé de côté. Sans Rao pour vous réincarner, sans Lotus pour nous sauver, à quoi bon nous réunir tous les huit ? Désolée d’être un peu défaitiste. Et égoïste. Ma vie ici… a été mon meilleur remède contre les Masques Blancs. Et le meilleur cadeau que Rao pouvait me faire. Malgré les branchies, » observa-t-elle avec une pointe d’amusement.
Elle parlait de manière ouverte, réfléchie et franche. Sans les souvenirs de Kala, je ne me rappelais pas bien comment était Tafaria, mais, d’une certaine façon, son monologue méditatif me parut familier. Tafaria, la Sirène, qui, par ses cris surnaturels lors de l’évasion du laboratoire, avait fait éclater tympans et cristaux sur son passage… s’était montrée par la suite impitoyable envers ses ennemis, têtue et à la fois extrêmement affectueuse avec ses frères. Alors, si elle découvrait qu’en réalité, je n’étais pas un Pixie… je doutais qu’elle le prenne bien. Je déglutis et commentai :
— « Je suis sûr que Rao se réjouirait de savoir que tu as eu une enfance heureuse. » Et elle serait on ne peut plus surprise si elle savait qu’elle avait fusionné Tafaria dans le corps d’une princesse… Je me raclai la gorge. « Cela dit, tu n’es peut-être pas la seule à oublier volontairement. Il nous reste encore à trouver Mani. C’est-à-dire Roï Zaku. Quant à Lotus… comme tu as pu le voir, il ne se souvient de rien et croit être uniquement la fille adoptée des Rotaeda. Il se peut que ses souvenirs soient simplement scellés. Avant de nous mettre dans les larmes, il a établi un lien énergétique entre les Pixies et je me dis que, si nous réunissons tous les Pixies, il parviendra peut-être alors à se souvenir de quelque chose… »
— « Et si je ne veux pas qu’il se souvienne ? » m’interrompit-elle. Je me redressai, stupéfait. Comment ? Le menton levé, elle me regarda du coin de l’œil. « Précisément parce que je me souviens du passé, je ne veux pas que Père s’en souvienne. »
Je me troublai. Ah.
— « Assurément… ne pas lui parler de son passé, ce serait lui faire une faveur, » admis-je.
De par son identité, Lotus était poursuivi, détesté et adoré par les dokohis, craint dans toutes les Cités de l’Eau, convoité pour ses connaissances celmistes par les nahôs de la Guilde des Ombres, recherché pour ses origines Arunaeh… Franchement, qui aurait souhaité se rappeler un passé ayant de si fâcheuses conséquences ? Tafaria pencha la tête de côté, pensive.
— « Tu as changé. Sans nul doute, le Kala d’avant aurait voulu récupérer égoïstement son Père. Le Kala d’avant n’aurait pas pensé aux conséquences et, en retrouvant un des Pixies, je suis presque sûre qu’il aurait pleuré de joie. »
Attah… Je tambourinai nerveusement sur la rambarde en répondant :
— « Je pleure de joie au-dedans. Dix-sept ans changent tout le monde. »
Tafaria me sondait, soupçonneuse.
— « Mm. Dis-moi. À ce que nous savons, Rao a traversé le portail de Makabath et s’est perdue. Melzar, Boki, Lotus et toi êtes là. Et tu dis qu’il nous reste à trouver Roï Zaku… Et Jiyari ? Sais-tu où elle est ? »
— « Boki est ici ? » soufflai-je, incrédule.
— « Un autre qui ne se souvient de rien, » soupira Tafaria acquiesçant. « Et aussi têtu qu’autrefois. Kibo, » prononça-t-elle, avec un certain sarcasme. « Il est venu avec les Zombras chercher Lotus, ou plutôt Erla Rotaeda. Quand Melzar m’a dit que c’était Boki, je l’ai fait descendre ici, dans mon palais. Celui-ci est protégé par une couche d’azalga, alors il n’y a pas à craindre l’eau du dehors. » dit-elle, indiquant le rideau d’eau miraculeuse qui entourait toute la salle. « J’attendais que tu te réveilles pour les appeler tous les deux. Tout de suite, ils sont dehors, en train de visiter la cité ou en train de tenir compagnie à Lotus, peut-être. »
Appuyé contre la balustrade, je levai la tête, confus.
— « Ils sont… dans l’eau ? » demandai-je.
— « Tout juste ! Pour sortir, nous utilisons des scaphandres spéciaux, » expliqua-t-elle sur un ton enthousiaste. « C’est moi qui les ai conçus. Ils sont sûrs, mais nous en avons peu, parce que, naturellement, je suis la seule à les utiliser quotidiennement pour sortir de mon palais. Nous recevons peu de visites des terrestres par le portail de la plateforme d’en haut parce qu’il donne sur un endroit au nord de Dagovil peu accessible et, par notre second portail, qui donne sur l’océan Mirvique, seules des créatures marines y entrent, de sorte que… Merbel est une ville à l’écart du monde des terrestres. Et j’ai l’intention de changer ça, » déclara-t-elle, me jetant un regard fier. « Lotus, Erla Rotaeda, va réparer le monolithe qui conduit à la Superficie. Mère approuve mon plan. Être connectés à Rosehack nous ouvrira un tas de possibilités. »
Ses yeux brillaient de soif d’aventure. Alors comme ça, en échange de l’antidote pour Psydel, elle avait demandé à Erla de réparer un portail…
— « Si ce que tu veux, c’est faire du commerce, » dis-je, « pourquoi ne pas commencer par le portail qui mène à Dagovil ? Même s’il n’est pas facile d’accès… »
— « Jamais, » me coupa Tafaria. Ses yeux flamboyèrent. « Mon peuple a de mauvaises relations avec les Dagoviliens. Et moi, en tant que Pixie, je les déteste tout particulièrement. »
À cause de la Guilde, compris-je. J’acquiesçai en soupirant.
— « Crois-tu qu’Erla pourra réparer le portail ? »
La princesse haussa les épaules.
— « Je n’ai pas l’intention de la libérer tant qu’elle n’y sera pas arrivée. De fait, je ne pense pas laisser les Pixies s’en aller jusqu’alors. Cela pose un problème ? »
Je clignai des paupières.
— « E-eh bien… »
Je préférais éviter de rentrer à Dagovil escorté par un groupe de Zombras ou de dokohis, mais entre ça et rester toute ma vie dans un palais sous l’eau…
— « Mmpf, » grommela Tafaria. « Lotus a promis de réparer le monolithe, et quand Lotus fait une promesse, il la tient toujours, n’est-ce pas ? »
Attendait-elle mon approbation ? Surpris, j’acquiesçai.
— « Je comprends. Mais un portail vers la Superficie… est-ce vraiment possible ? »
Le regard posé sur la ville, Tafaria afficha un petit sourire moqueur.
— « Il fonctionnait il y a mille ans, pourquoi ne fonctionnerait-il pas aujourd’hui ? »
Une logique implacable. La nurone était sans nul doute sûre d’elle-même et de l’honnêteté de Lotus. Sauf que Lotus n’était plus précisément le Lotus d’il y a cinquante ans.
— « Au fait, tu n’as pas répondu à ma question, » ajouta-t-elle. « Au sujet de Jiyari. »
— « Oh. Il était avec moi avant que je ne tombe dans le lac, » répondis-je. « Je ne sais pas ce qui lui est arrivé après ça, mais il était bien accompagné, alors… si tout s’est bien passé, ils ont réussi à franchir la barrière runique et rejoint la plateforme. »
Je me tus, remarquant le regard froncé de Tafaria rivé sur moi. Je pensai alors que Kala n’aurait sûrement pas été capable d’évaluer la situation comme moi et qu’il n’aurait pas cessé de grogner tant qu’il n’aurait pas été certain que Jiyari, Rao, Lotus et Melzar allaient bien. Après avoir eu Kala tant de temps dans ma tête, il n’était pas difficile de prévoir ses réactions. Que pouvais-je faire pour paraître plus crédible ? Dire que j’étais terriblement préoccupé maintenant aurait sonné faux.
— « Euh… Si tu pouvais me donner des nouvelles de lui et de ses compagnons, je te serais très reconnaissant, » ajoutai-je. Mar-haï, Kala n’aurait jamais parlé d’une manière aussi formelle…
— « Tu dis qu’ils ont passé la barrière runique ? » fit Tafaria, les sourcils froncés. « J’en doute beaucoup. Nos clés runiques proviennent de la Cité Arcane. Sans elles, il est impossible de rompre une barrière des Arcanes. Même Zeïpouh n’est jamais arrivée à la rompre et, pourtant, elle l’a heurtée maintes fois en nageant dans le lac d’azalga. Jiyari est donc toujours dans les marécages… Ça, s’il n’a pas eu de problèmes avec Zeïpouh, » murmura-t-elle, subitement inquiète.
— « Zeïpouh ? » répétai-je, interrogateur.
— « Oh. » Elle avait à présent l’air nerveuse. « C’est une hydre. Je ne crois pas que tu l’aies vue. Avec moi, elle est très affectueuse, mais je sais qu’elle peut être un peu agressive avec d’autres saïjits. Si tu l’avais croisée, tu t’en souviendrais. Humhum… »
Je la regardai, bouche bée. L’hydre, affectueuse avec Tafaria ?
— « Dannélah… Tu lui as même donné un nom ? »
— « C’est… mon amie d’enfance, » me confia-t-elle avec un petit sourire coupable.
S-son amie d’enfance ?! Je déglutis. Si elle apprenait comment je l’avais traitée dans le lac… Je dus trop baisser les yeux vers mes blessures, car Tafaria dit alors :
— « B-bien entendu, les blessures que tu as reçues n’ont rien à voir avec Zeïpouh. C’est normal que tu ne te souviennes pas comment tu te les es faites. Les marécages de Kayshamui sont traîtres, pleins de bestioles… »
Était-elle en train de se moquer de moi ?
— « Qui a dit que je ne m’en souviens pas ? » soufflai-je. Espérait-elle que je ferais un effort d’amnésie et pardonnerais à l’hydre ? Ya-naï : pas tant que je voyais encore si clairement son énorme gueule ouverte, avide de m’engloutir. Je commençais à comprendre la soudaine nervosité de Tafaria. Face à son expression coupable, je levai les yeux au plafond et soupirai. « En tout cas, ce n’est pas la peine de s’inquiéter de l’hydre parce que je suis sûr que mes compagnons ont passé la barrière. Le runiste qui nous accompagne est parfaitement capable de rompre une barrière arcane, » affirmai-je. Si ce n’était pas le cas, je préférais ne pas imaginer dans quelle situation ils pouvaient être en ce moment, prisonniers dans les marécages, en compagnie de… Zeïpouh.
Tafaria avait adopté une expression intriguée.
— « Il va falloir que je voie de mes propres yeux si ce runiste est si bon que ça. »
Pour lui demander de réparer le monolithe auprès d’Erla, devinai-je. Je soupirai.
— « Je parie que cela ne le dérangera pas de découvrir une cité sous-marine, » commentai-je à voix basse. Au contraire ! Je voyais déjà l’expression ravie de Galaka Dra se poser sur chaque banc de poissons lumineux…
— « Je doute quand même beaucoup qu’il ait réussi à franchir la barrière runique, » répliqua Tafaria.
— « Alors, toi, tu utilisais une clé spéciale pour aller voir ton amie à deux têtes ? » demandai-je.
Tafaria ne s’offensa pas. Il sembla même que je lui fis se rappeler de bons moments, car elle sourit en disant :
— « Mon père est archéologue, et les Royaumes des Profondeurs et la Cité Arcane le fascinent. Si tu es passé par cette Cité, tu as dû voir les murs couverts de motifs et de hiéroglyphes. Il y en a tant à déchiffrer et à déterrer que cela fait des générations que mon peuple les étudie. C’est une source de savoir immense, avec des technologies perdues, des sortilèges perdus, des histoires perdues… Tu vois ? » dit-elle, faisant un geste du menton en direction de la cité de Merbel. « Cet édifice qui se dresse entre les autres maisons, celui de la grande conque rouge, c’est la bibliothèque. On y garde nos livres, écrits sur du papier marin. Aucun terrestre ne pourrait les sortir de là, parce que le papier marin se détruit lorsqu’il entre en contact avec l’air. Quoi qu’il en soit, » elle toussota, se rendant compte qu’elle avait dévié du sujet, « nous utilisons des clés runiques des Arcanes pour activer la capsule qui monte depuis Merbel jusqu’à la plateforme et aussi pour passer les barrières. Et nous ne gardons pas seulement des clés runiques : nous conservons aussi des magaras incroyables. Certaines sont encore utilisables, d’autres demeurent un mystère, et beaucoup sont à moitié cassées et nous tentons de les réparer. Quand j’étais petite, j’accompagnais mon père chaque fois qu’il montait à la Cité Arcane. C’est comme ça que j’ai connu Zeïpouh et que je suis devenue son amie. »
Aussi simple que ça ?! Je soufflai.
— « Je suis étonné qu’elle ne t’ait pas dévorée quand elle t’a vue. »
— « Elle me voit différemment, » sourit-elle avec une certaine satisfaction. « En fait, voilà. Un jour, quand j’avais cinq ans, mon père et moi, nous avons déterré un coffret enchanté, entouré par des runes arcanes. Nous n’avons pas bien compris à quoi servaient ces runes, mais nous avons ouvert le coffret sans problèmes. À l’intérieur, nous avons découvert un grand œuf noir avec des taches dorées. La première chose que nous avons pensé, c’est : quoi qu’il y ait dans cet œuf, cela doit être mort depuis des millénaires. Bon… En tout cas, mon père a eu un moment de distraction et j’ai touché l’œuf avec ma main. L’œuf s’est ouvert et Zeïpouh est apparue. D’abord, elle a sorti une tête, puis l’autre… Elle trébuchait et poussait des cris comme quand les chats miaulaient après Rao. Elle m’a semblé si jolie et drôle que je lui ai donné un nom et lui ai servi de mère jusqu’à ce qu’elle devienne adulte. Elle sait que, sans moi, elle se trouverait vraiment seule parce que… tout compte fait, elle est la seule hydre dans ces marécages. Si j’y avais mieux réfléchi, je l’aurais fait passer par le portail de la plateforme quand elle était encore petite et pouvait le traverser. Mais… bon, elle n’est pas toute seule. Elle nous a, moi, mon père, mes frères et deux amis à moi. Nous lui rendons visite et lui apportons à manger. Je me demande pourquoi donc les Arcanes avaient mis un œuf d’hydre dans un tel coffret… »
Le silence se prolongea. Tafaria était probablement l’unique princesse d’Haréka à s’être attachée à une hydre.
— « J’espère qu’elle n’était pas consciente dans cet œuf durant tant d’années, » dis-je soudain.
Tafaria me jeta un regard curieux.
— « Je ne crois pas. Lotus nous a endormis dans les larmes pour que nous ne perdions pas la raison et nous n’y sommes restés guère plus de trente ans ; Zeïpouh n’aurait pas tenu deux-mille ans dans ce coffret. »
Assurément. Mon attention fut alors attirée par une ombre qui s’approchait rapidement de la galerie. Un nuron. Ses puissants coups de queue fouettaient l’eau, l’impulsant en avant. Il traversa le rideau d’azalga sans s’arrêter et atterrit à plat ventre sur le sol nacré, l’aspergeant d’eau et marmonnant.
— « Layath… » grogna Tafaria. « Tu oublies toujours que mon palais n’est pas fait d’eau ou tu le fais exprès ? »
— « Sœ-Sœur, » réagit Layath, assis sur le sol, tout en massant son nez. « Je viens de descendre par la capsule avec Père. Il s’est passé une chose incroyable. Des aventuriers ont réussi à ouvrir la barrière arcane de la plateforme, à passer et à la refermer derrière eux. »
Tafaria écarquilla les yeux. Naarashi profita de sa stupéfaction pour s’échapper et courir vers moi avec ses pattes courtes occultées sous son pelage. Je la pris, lui souriant légèrement. Elle revenait enfin auprès de moi. Je soupirai, doublement soulagé : ma petite déesse était en forme et Galaka Dra était parvenu à forcer la barrière.
— « Je te jure que c’est vrai ! » affirmait Layath, tout en se levant. « Si tu ne me crois pas, demande à Père. Il a fait descendre les responsables et, tout de suite, il est en train de les interroger dans le Pavillon Rouge. »
— « Je te crois, Layath. Combien sont-ils ? »
— « Dix. À ce qu’ils disent, seul l’un d’eux a ouvert la barrière. Un jeune aux cheveux longs et noirs. Mais le plus étrange… » Ses yeux scintillèrent. « C’est que cinq d’entre eux, y compris le runiste, portent un symbole spécial sur leurs vêtements. »
— « Un symbole ? »
— « Trois cercles mauves. Cela ne te rappelle pas quelque chose ? »
Tafaria fronça les sourcils.
— « Trois cerc… ? » Alors, elle resta bouche bée. « Des Arcanes ? »
C’était la première fois que j’entendais associer ces trois cercles aux Arcanes. Dans le Jardin, j’avais vu le symbole d’un cercle avec une étoile au milieu, représentation d’un Œil d’Éol et symbole de l’éternité du peuple elfique aujourd’hui disparu, d’après Bellim. J’avais pensé que les trois cercles que portaient les cinq millénaires en dérivaient. Mais, apparemment, ce n’était pas aussi simple.
— « Et si c’étaient réellement des Arcanes ? » s’enthousiasma Layath.
Tafaria secoua la tête.
— « Sottises. Les Arcanes ont disparu il y a plus de mille ans. As-tu vu Zeïpouh ? »
— « Je suis sorti de la barrière pour la voir. Elle est de mauvaise humeur. Il a dû lui arriver quelque chose à cause de ces terrestres. » Je pâlis tandis que Layath insistait : « Dis, Tafi, au sujet des Arcanes, réfléchis, si ces gens en étaient vraiment… »
— « Mère est-elle au courant de tout cela ? » l’interrompit Tafaria.
— « Père m’a envoyé l’informer… »
— « Alors pourquoi es-tu venu m’informer avant ? » s’écria la princesse en soufflant. Elle saisit son jeune frère et le poussa vers la balustrade : « Si tu retournes après avec Père, dis-lui de bien traiter le groupe ; il y a parmi eux une amie du nom de Jiyari. »
— « Hein ? Une autre Pixie ? »
— « Comme tu l’entends. »
Layath remarqua alors ma présence et s’arrêta devant la balustrade, repoussant les mains pressantes de sa sœur et s’exclamant :
— « Oh ! Tu es réveillé ! Et vivant. Quand je t’ai repêché, je t’ai cru mort… »
— « Layath ! » gronda Tafaria.
Était-ce lui qui m’avait attrapé par le pied juste quand j’étais sorti du lac d’azalga et tombé dans les eaux de Merbel ? Je supposai que je devais l’en remercier.
— « Ah ! Maintenant que j’y pense, » ajouta le jeune prince. « Là-bas en haut, j’ai rencontré ton jumeau. Il s’est presque littéralement jeté sur moi, tellement il était préoccupé pour toi. Je lui ai dit que tu étais en train de te rétablir. Et ta sœur cadette m’a donné ça pour toi… Une beauté, dommage qu’elle n’ait ni queue ni crête… » Tafaria le poussa à l’intérieur du rideau d’azalga et son exclamation s’assourdit. Il sourit en levant une main : « Yô ! »
Il partit en nageant avec l’agilité d’un poisson et disparut derrière une énorme méduse qui passait. Il m’avait lancé un sac. Dedans, il y avait ma pierre de lune. Je demeurai déconcerté. Pourquoi ma sœur m’envoyait-elle ça ? Je n’avais pas particulièrement besoin d’une pierre de lune maintenant. J’allais plutôt avoir besoin d’un bon médiateur pour expliquer le malentendu une fois que Kala aurait révélé son identité à Tafaria.
La princesse était retournée s’asseoir sur son trône, pensive. Je commentai :
— « Ton frère déborde d’énergie. »
— « Mm. Il a quatre ans de moins que moi. Mon père dit qu’étant petit, il a été mordu par une anguille électrique et que, depuis, il est hyperactif. »
Je souris.
— « Tout le contraire de mon frère aîné. »
Tafaria leva les yeux.
— « Maintenant que j’y pense, Melzar a dit que Rao t’avait réincarné dans un Arunaeh. Alors tu es de la même famille que Lotus. Et que Nalem. »
Je sursautai, saisi. Tous les Pixies savaient que Lotus était un Arunaeh, mais… comment diables Tafaria connaissait-elle Nalem ?
— « Tu connais mon grand-père ? »
Tafaria esquissa un sourire nostalgique.
— « Ton grand-père ? Alors comme ça il est déjà grand-père. Comme le temps passe. Et il est toujours en vie ? »
— « Il passe ses journées avec les roches, mais, oui, il est toujours en vie, » dis-je.
Elle sourit, l’air réjoui, puis s’appuya contre le dossier, se remémorant :
— « Je l’ai rencontré une fois. Après l’évasion du laboratoire, nous sommes passés par les falaises de Témédia. Tu te rappelles ? »
C’était la première fois que j’entendais dire que les Pixies avaient voyagé jusqu’à Témédia. C’était au sud-est de la mer d’Afah. Comment s’étaient-ils retrouvés là “de passage” ? Combien de détours avaient-ils faits dans les Cités de l’Eau avant de sortir à la Superficie ? En quatre ans, je supposai que beaucoup.
— « Nous avions suivi le Serpent Rocheux qui va presque jusqu’à l’île de Sheyra et nous nous étions installés au pied d’une grande colonne, » se rappela Tafaria. « Déjà à cette époque, j’aimais chanter. Le problème, c’est qu’alors, ma voix avait un terrible pouvoir et j’avais fait tomber plusieurs grosses stalactites dans la mer d’Afah. »
J’écarquillai les yeux, comprenant soudain.
— « La légende de la Sirène du Désastre, » murmurai-je. Dieux… Un jour, j’avais raconté la légende à Livon, lui parlant des avantages du Datsu et lui expliquant comment mon grand-père avait réussi à s’approcher de la sirène et à l’apaiser avec ses paroles. “Mon grand-père n’est pas de ceux qui se laissent impressionner facilement : je ne crois pas qu’il ait tout inventé.” C’est ce que j’avais dit à Livon et, à présent, je me rendais compte que, moi-même, je n’avais pas réellement cru à cette histoire. Mais elle était vraie. Et cette créature si étrange qu’avait connue mon grand-père… c’était Tafaria, une Pixie du Chaos.
Quelles coïncidences, soupirai-je.
— « Nalem Arunaeh, » continua Tafaria. « Il m’a fait grande impression. Il s’est approché sans peur et m’a souri. Un homme doux comme pas un, et sensible, et patient… » J’avalai ma salive de travers. Doux, sensible, patient ? Mon grand-père ? Quand ? Elle poursuivit : « Il m’a appris que le chant est fait pour ravir et non pour atterrer les gens. Sur le moment, je n’ai pas tout à fait compris, mais… je vous ai tous convaincus de changer de lieu et de laisser les bateaux tranquilles, tu ne t’en souviens pas ? »
— « Malheureusement, non, » admis-je.
— « Mm, » s’assombrit Tafaria. « On dirait que je suis la seule à se souvenir de tout. »
Ceci semblait la décourager. Alors, ses yeux se posèrent sur Naarashi, perchée sur mon épaule. Elle tordit les lèvres en une expression pensive puis se leva brusquement, lança des ordres à ses gardes dans sa langue et m’expliqua :
— « Je vais au Pavillon Rouge. Voir tes compagnons. Peut-être que… » Elle me jeta un regard de biais. « Peut-être que Jiyari n’a pas changé autant que toi. »
J’eus un tic nerveux.
— « Est-ce que je peux venir, moi aussi ? »
— « Non. Tu es blessé. Les efforts des médecins seraient gâchés si tu sortais maintenant. »
Attah… Mon intention était d’être présent lorsqu’elle rencontrerait Kala, pour que tout s’explique. Mais il était vrai que, vu mes blessures, je ne me voyais pas en état de nager où que ce soit. Je commençais déjà à me sentir fatigué, rien que d’être debout.
Tout d’un coup, je vis la princesse ôter sa robe de perles d’un geste et j’ouvris grand les yeux face à son manque de pudeur, avant de me rendre compte qu’elle portait en dessous les mêmes vêtements moulants que son frère Layath. Elle ramassa sa longue chevelure et détacha de sa ceinture une sorte de masque équipé d’un tube phosphorescent. Tandis qu’elle l’ajustait sur son visage, je compris qu’il devait s’agir de cette fameuse invention qui lui permettait de respirer sous l’eau. Était-ce fait en rochelion ? Ou avait-elle utilisé une magara arcane ? Face à mon regard curieux, Tafaria arqua un sourcil écailleux et je détournai les yeux, gêné.
— « Au fait, » dis-je, « apparemment, vous avez votre propre langue à Merbel, mais j’ai remarqué que ton frère te parle en abrianais. Cela m’a surpris. »
— « Mes frères et moi, nous avons adopté l’abrianais comme notre langue secrète quand nous étions petits, » clarifia Tafaria. Sa voix, à travers le scaphandre, avait un timbre étrangement masculin. Elle haussa les épaules, amusée. « Ironiquement, l’abrianais est la langue la plus parlée parmi les terrestres de l’extérieur, n’est-ce pas ? Bon, j’y vais, » déclara la princesse, sautant agilement sur la balustrade. « Tu peux te reposer ou te promener dans mon palais. À cette heure, il n’y a personne de toute façon. Je laisse Maylin avec toi au cas où tu aurais besoin de quelque chose. » Elle indiqua le garde nuron le plus grand. « Mère m’oblige à être toujours escortée par quelqu’un au cas où mon scaphandre s’abîmerait. Elle n’a pas confiance en mes inventions. Alors, Zrala et Maylin me suivent depuis que je suis toute petite. Ils sont comme mes seconds parents ! » Elle prit amicalement Zrala par le bras. Celle-ci marmonna quelque chose dans sa langue comme pour demander à Tafaria de quoi elle parlait. La princesse lui répondit, agitant innocemment la main, puis elle se tourna vers moi. « Si ce sont tous tes amis, j’essaierai de les inviter dans mon palais. Des années ont passé depuis la dernière fois que je t’ai vu et tu as changé, mais… » ses yeux sourirent, « les frères s’appuient toujours entre eux sans réserve, peu importe que dix ou cent ans aient passé, n’est-ce pas ? À bientôt. Yô. »
Elle plia ses longues jambes de nurone et se propulsa contre le rideau d’azalga. Elle le traversa et, l’instant d’après, elle nageait déjà dans la ville, fouettant l’eau de sa queue en compagnie de Zrala. Je la suivis des yeux, avant de la perdre de vue, au milieu des bancs de poissons, des mawnas et des algues.
Étrangement, la joie m’envahit en voyant Tafaria nager ainsi, avec la liberté d’un oiseau dans le ciel. Je souris. Peut-être que ses branchies ne fonctionnaient pas, mais son véritable rêve était devenu réalité.
Je venais de retourner à mon tapis et à mon oreiller, conscient de ma fatigue croissante, quand, soudain, je perçus un courant d’énergie provenant de ma pierre de lune ; je la sortis de son sac, clignant des yeux face à son éclat, et j’entendis la voix bréjique de Yanika :
“Frère !”