Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
« Les meilleures vengeances sont insipides. »
Saoko
* * *
La boue giclait et l’eau claquait sous mes bottes. Évitant mon orique, un essaim de moustiques me contourna et se dirigea droit sur le groupe de prisonniers qui nous suivaient, suscitant des grognements hargneux. Je leur jetai un coup d’œil perçant avant de souffler :
— « Un instant, j’ai cru que tu allais te jeter sur lui, cimeterre à la main. Que penses-tu faire ? »
Saoko marchait devant. Il ne me répondit pas. Je soupirai, puis commentai après un silence :
— « Si tu ne veux pas te salir les mains, attends que l’hydre le dévore. »
Nous avions quitté la Cité Arcane depuis environ une demi-heure. Le plan était simple : les deux Zorkias attireraient l’hydre sur la terre ferme à un endroit désigné par Ronarg, Galaka Dra activerait une barrière runique pour affaiblir le monstre et les autres attaqueraient avec des lances… pendant que Ronarg, très probablement, filerait traîtreusement avec ses compagnons les plus dégourdis et tenterait de traverser le lac par le gué jusqu’à la plateforme. Car ce bandit savait parfaitement que nous n’allions pas pouvoir tuer l’hydre à coups de pierre ni avec des lances primitives, et que les runes de Galaka Dra n’allaient pas non plus la retenir, pas plus que les épées des Zorkias ne parviendraient à traverser la peau épaisse de ce monstre. En définitive, personne ne pensait appliquer le plan.
Nous arrivions enfin à la petite esplanade de terre ferme quand l’aura tendue de Yanika changea subtilement et je me tournai vers elle, un sourcil arqué. Je la vis déglutir avant de nous informer par bréjique :
“C’est Yataranka. Elle dit qu’il est facile de fausser compagnie aux prisonniers dans ce brouillard. Elle dit aussi que Ronarg ne mentait pas au sujet du lac : dans cette eau, on ne peut pas flotter. Même les feuilles s’enfoncent, apparemment.”
Mm. Dans ce cas, il n’était pas étonnant que Lotus ait coulé lui aussi. À côté de moi, Kala frémit, pensant probablement la même chose. Je lui donnai quelques tapes apaisantes tandis que Yanika poursuivait :
“Elle dit aussi que le gué existe réellement.”
“Ah ? Ça, c’est une bonne nouvelle,” me réjouis-je.
“Oui… Il y a juste un problème,” admit ma sœur et elle serra ses deux mains tremblantes tout en déclarant : “Ils ne savent pas où est l’hydre.”
Je demeurai paralysé. Ils avaient perdu l’hydre ? D’après Ronarg, la créature n’aurait pas dû bouger durant plusieurs jours, car elle avait mangé à satiété… Manifestement, ce n’était pas la première fois que son groupe d’évadés affamés et désespérés tentait d’atteindre la plateforme, en vain.
— « Ça, c’est un problème, » toussotai-je.
— « Si l’hydre a disparu, » intervint Lustogan d’une voix forte, s’arrêtant devant une forêt de joncs, « nous n’avons qu’à la chercher. Trouver une créature de cette taille ne doit pas être bien difficile. »
Je grinçai des dents. Pourquoi parlait-il si fort ? Les prisonniers commençaient déjà à marmonner entre eux, altérés.
— « Bien sûr, allons chercher l’hydre, frère ! » fis-je avec un sourire nerveux, puis je chuchotai : « Tu es fou ? Les prisonniers vont nous laisser tomber. »
Lust acquiesça.
— « Bien sûr. Attends et tu verras. »
Nous n’eûmes pas à attendre longtemps avant que les prisonniers désignés pour attaquer l’hydre disparaissent au milieu du brouillard et des joncs.
— « Ces traîtres… » protesta Weyna. « Ne devrions-nous pas les suivre et traverser le lac avec eux ? »
Voyant Lustogan hésiter, je soufflai, incrédule :
— « Ne me dis pas que tu parlais sérieusement quand tu as dit de chercher l’hydre ? »
Ses yeux bleus se posèrent sur moi, songeurs.
— « Cela m’étonne qu’elle ait disparu. Elle ne doit pas être bien loin. Alors, vu les circonstances, mieux vaut rester en retrait. Yanika, Yataranka est toujours dans les parages ? »
Ma sœur fit non de la tête.
— « Elle est retournée au lac rejoindre Mayk et Zéhen. Ils nous disent d’attendre avant de nous approcher. Ils disent que l’hydre pourrait être immergée dans le lac. »
— « N’auraient-ils pas pu laisser une sentinelle pour la surveiller ? » murmura Bellim, assis par terre.
Cela aurait été l’idéal, mais… Ronarg ne dirigeait pas vraiment ce groupe de fugitifs et aucun d’eux n’était prêt à sacrifier quoi que ce soit pour les autres. La seule chose qu’ils partageaient étaient un objectif commun : sortir de là.
Nous attendîmes un moment, dans le brouillard, tendant l’oreille. Il y avait un véritable chaos de bruits : les grenouilles coassaient, l’eau clapotait, les serpents sifflaient et les insectes bourdonnaient. Aux dires de Ronarg, ils avaient déjà perdu plusieurs personnes, des pertes dues à des piqûres et à des venins mortels. Comment une grande civilisation avait-elle pu fleurir dans un tel enfer ?
Quand nous décidâmes de nous approcher du lac pour évaluer la situation, Saoko ouvrit la marche d’un pas rapide. Et si rapide qu’au bout d’un moment, je l’appelai car il nous distançait, nous laissant loin derrière lui. Il ne ralentit pas et je compris que, quoi que je dise, il n’allait pas s’arrêter. Il disparut dans le brouillard. Tsk. Je comprenais qu’il veuille résoudre ses problèmes seul, mais… diables, s’il trouvait Ronarg en compagnie d’autres prisonniers, comment allait-il faire ?
— « Saoko a survécu à Brassaria, » dit soudain Lustogan, juste derrière moi. « Il a tué d’innombrables monstres pour me protéger durant mes voyages et je l’ai vu poignarder cinq bandits armés. Tu n’as pas à t’inquiéter. »
Je grimaçai. Lust était toujours si rationnel… Mais il ne se rendait pas compte qu’en ce moment, Saoko ne se trouvait pas dans un état d’esprit normal. Néanmoins, j’acquiesçai silencieusement, et nous continuâmes, suivant les traces qu’avaient laissées les prisonniers.
Nous n’entendions aucun cri de saïjits ni aucun rugissement d’hydre et j’étais en train de penser que c’était bon signe quand, soudain, un hurlement déchira l’air et vibra dans toute la caverne. Nous échangeâmes des regards atterrés et accélérâmes le pas. Lorsque nous débouchâmes sur la rive du lac, l’hydre avait surgi de l’eau et agitait ses deux énormes têtes, les yeux tournés vers le gué… vers les prisonniers qui, enfoncés jusqu’à la taille dans l’eau noire, tentaient de le traverser. Ceux qui venaient de s’y engager firent désespérément demi-tour ; les autres, pris de panique, foncèrent vers la plateforme… Cependant, dans cette eau, leurs mouvements étaient lents. L’un était à peine à quelques mètres du but quand, brusquement, il sembla heurter quelque chose. Galaka Dra souffla d’incrédulité à côté de moi :
— « Se peut-il que ce soit… une barrière des Arcanes ? »
Il avait beau essayer, le prisonnier ne parvenait pas à avancer. Mar-haï, si c’était vraiment une barrière runique… Je ressentis de la peine pour les prisonniers qui, croyant fuir les premiers, tombaient dans une cruelle souricière. L’hydre se jeta sur eux sans pitié. La plupart furent entraînés hors du gué et sombrèrent, d’autres demeurèrent paralysés de terreur, regardant une des têtes de l’hydre engloutir l’un de leurs compagnons…
L’aura de Yanika se couvrit d’effroi.
— « Yanika ! »
Je passai un bras devant ses yeux, lui barrant la vue, avant de scruter à nouveau le lac. Saoko s’était avancé jusqu’à l’endroit où se trouvaient Mayk et Zéhen, près de la rive. Tous trois essayaient d’aider un prisonnier qui s’était effondré juste avant de sortir de l’eau… Je les regardai, éberlué, tandis que l’hydre s’agitait dans le lac, cherchant d’autres proies. Malgré la barrière runique qui, visiblement, les isolait de l’extérieur, les dokohis et les Zombras de la plateforme avaient porté leur attention sur nous. Entendaient-ils le vacarme ou arrivaient-ils à discerner quelque chose ? Les Zorkias et Saoko traînaient le corps du prisonnier sur le sable quand une des deux têtes de l’hydre se braqua sur eux, rapidement suivie de la seconde. Je me pétrifiai. Le monstre se dirigea vers la rive…
— « Saoko, cours ! » Avant de m’en rendre compte, je me trouvais debout, m’époumonant. « L’hydre vous a vus ! Courez… ! »
Le rugissement de l’hydre emporta mon cri. En deux enjambées, la créature atteignit le bord du lac. L’eau noire, au lieu de jaillir, s’écartait, formant des vagues au ralenti, des vagues qui finirent par balayer les quelques personnes qui se démenaient sur le gué. Les quatre yeux rouges de l’hydre brillaient comme des roche-flammes dans la pénombre. Je commençai à trembler. Jamais je ne m’étais senti aussi… vulnérable. Ni aussi effrayé. Était-ce ça… la peur que les saïjits normaux ressentaient sans le Datsu ? Était-ce ça… la terreur ?
Quelqu’un me saisit fortement par le bras et me secoua.
— « Drey, reprends-toi, » grogna Lustogan. « Nous devons sortir de là. »
Je détachai enfin mes yeux de ceux de l’hydre et me tournai vers mon frère. Son Datsu était si débridé qu’il s’étendait sur tout son visage, le recouvrant presque entièrement. Était-ce à cause de l’hydre ou à cause de l’aura de Yanika ? Mayk et Zéhen nous rejoignirent en courant.
— « Le drow… » haleta le premier, livide, en ralentissant le pas. « Saoko… je ne sais pas ce qu’il fait. »
J’ouvris grand les yeux. Saoko ? Alors, je vis le Brassarien traîner sur le sable le corps du prisonnier secouru… L’hydre se dressait au-dessus de lui, prête à l’écraser ou à l’engloutir d’un coup. Mon cœur s’emballa, battant si vite que la tête me tourna et je serrai ma poitrine, envahi d’un affolement… excessif. Tout était excessif… Mais je ne pouvais pas laisser Saoko mourir maintenant. Pas après qu’il m’avait sauvé la vie tant de fois. Même s’il avait fait tout cela pour mon frère, même s’il m’avait protégé uniquement pour découvrir où était l’ordure qui avait tué sa mère et vendu sa sœur cadette comme esclave… c’était une raison plus que suffisante pour tenter l’impossible pour lui.
Je me précipitai. Ma résolution me donnait de l’énergie et je ne prêtai pas attention aux cris qui m’appelaient derrière moi. Une soudaine rafale de vent me heurta et, les membres engourdis par la peur, je m’effondrai sur le sable. Alertée, Naarashi pointa son nez par le col de ma chemise. D’une certaine façon, sa présence me calma un peu.
— « Lust… » marmonnai-je.
Mon frère m’avait poussé avec son orique. Je le sentis approcher et s’accroupir à côté de moi, haletant.
— « Ne bouge pas, » dit-il. « Peut-être qu’ainsi, elle ne nous attaquera pas. »
J’avais rarement perçu une telle tension dans sa voix…
Je levai les yeux. L’hydre… était énorme. Bien plus énorme que je ne le croyais. Comment diables pensais-je la vaincre ? Une dizaine de mètres plus loin, Saoko s’était arrêté et penché auprès du prisonnier. À cette distance, je me rendis compte que celui-ci n’était autre que Ronarg. Ronarg ! Pourquoi lui ? Pourquoi Saoko s’entêtait-il tant à sauver celui qui lui avait causé tant de malheur ?
— « Saoko, » murmurai-je.
Le Brassarien était visiblement en train de parler avec le bandit. Il lui siffla quelque chose. Celui-ci eut un rire étouffé.
— « Khôkhôkhô, un fugitif de Brassaria, hein ? Comment veux-tu que je me rappelle ce qui est arrivé à ta sœur ? J’ai vendu beaucoup de gens, pas seulement des Brassariens… Tu dis que j’ai tué ta mère ? Vraiment ? Ah ! Elle devait être trop vieille. Le commerce, c’est le commerce… Oh, tu vas me tuer, hein ? Ne prends pas cette peine. Tu ne crois pas que tu devrais plutôt te préoccuper de ta mort imminente ? Ohé, l’hydre, écoute ! Est-ce que tu sais que les drows ont meilleur goût que les hum… ? Aaaargh… ! »
Saoko venait de le prendre à la gorge. Je ne le voyais pas bien, dans la position où j’étais, mais le tremblement de son corps trahissait sa colère.
— « J-je le jure, » haleta Ronarg, la voix rauque. « Je ne me souviens pas. Ashgavar, je ne te cache rien, tu vois bien que nous allons mourir… Pourquoi ne me lâches-tu pas, maudit ? »
L’hydre avait tendu l’un de ses deux longs cous vers eux. Un filet de salive tomba près de Saoko et de Ronarg, sur le sable. À peine entra-t-il en contact avec celui-ci, il émit un étrange crépitement et dégagea de la fumée. J’écarquillai les yeux. Bien sûr. Si le sang d’hydre était un produit onéreux capable de fondre même le fer noir, sa salive, visiblement, était elle aussi corrosive. Si par malheur elle avait touché Saoko…
Tout se passa en un instant : l’hydre ouvrit grand sa gueule et Saoko, encore accroupi, leva son cimeterre vers elle. Avait-il l’intention de mourir en tuant ?
— « SAOKO ! »
Je criai et envoyai une rafale orique de toutes mes forces vers la créature. L’air siffla, souleva le sable et, au moins, la salive tomba loin de Saoko. Avec le rideau de sable, je cessai de voir clairement l’hydre, mais je continuai à attaquer avec l’orique. Pas seulement moi : Lustogan me prêta main forte. Si nos sortilèges ne pouvaient pas repousser la créature, ils pouvaient lui boucher la vue, la freiner et permettre à Saoko de s’enfuir.
— « Utilisez ça ! » cria alors une voix, celle de Galaka Dra. Le millénaire lança un objet que j’attrapai au vol. Une magara de Délisio ? Comment l’utilisait-on ? « Lance-la, c’est tout ! »
Je la lançai. Elle était lourde et je doutais qu’elle atteigne l’hydre. De fait, je la vis retomber à quelques pas de celle-ci… mais elle ne toucha pas le sol : soudain, la magara s’éleva. Je me retournai, abasourdi. Assis sur les épaules de Délisio, Bellim tendait ses mains, concentré. Était-ce… de la télékinésie ?
La magara frappa une des têtes de l’hydre et éclata. Il n’y eut pas de déflagration : elle explosa, mais il n’y eut pas de feu ni de grand fracas. L’hydre, cependant, hurla et s’agita, soulevant encore davantage le sable. À travers le nuage, je vis son énorme silhouette glisser frénétiquement vers le lac.
— « De la freffe du Jardin, » déclara Galaka Dra, satisfait. « Elle traverse les carapaces les plus épaisses et provoque de terribles chatouillements. »
J’ouvris grand les yeux, stupéfait. Des chatouillements ? Quoi qu’il en soit, j’espérai que Saoko n’avait pas été écrasé. Je m’élançai vers le nuage de sable, criant son nom. Je le trouvai étendu près de Ronarg.
— « Saoko ! »
Il respirait encore. Les dieux soient loués… Je m’agenouillai et saisis le Brassarien par les épaules pour le secouer.
— « Réveille-toi, Saoko ! Nous devons sortir de là… »
Le drow était pâle. Était-il blessé ? Je le regardai de la tête aux pieds.
— « Sa… »
— « Pourquoi diables vous n’avez pas fiché le camp ? » m’interrompit soudain Saoko, ouvrant les yeux. J’arquai un sourcil. Était-ce si difficile à comprendre ? Il grogna, se redressant : « Vous êtes franchement agaçants. »
Je souris largement.
— « Il n’y a pas de quoi. Comparé au nombre de fois où tu m’as sauvé la vie, ce n’est rien. »
Je jetai un coup d’œil à Ronarg. L’humain était évanoui. Sans plus s’intéresser à lui, Saoko balaya le sol du regard cherchant…
— « Ton cimeterre, » compris-je. « Attends, je sais, je l’ai vu tomber par là. Je te laisse te charger de Ronarg. »
Je me relevai et avançai de quelques pas sur le sable, scrutant l’endroit dans la pénombre. Si seulement j’avais eu ma pierre de lune… Mais c’était Kala qui l’avait gardée. Alors, je vis une lumière. Peut-être un reflet sur la lame du cimeterre ? Je pressai le pas, me penchai et m’emparai enfin de la poignée. L’arme était à moitié couverte par les eaux du lac noir. L’hydre s’y était immergée et un silence pas vraiment rassurant régnait dans la caverne. Où étaient passés les prisonniers qui étaient parvenus à s’enfuir ? Sur la plateforme, les dokohis et les Zombras s’agitaient, inquiets, percevant peut-être qu’il se passait quelque chose de l’autre côté de la barrière arcane.
Le nuage de sable disparaissait déjà. Je baissai les yeux sur l’eau noire. Si Ronarg avait dit vrai, Erla Rotaeda se trouvait au fond du lac. Je tendis la main et touchai la surface. Elle était poisseuse. Était-ce de l’huile ? Non, la matière était encore plus dense. Erla l’avait appelée « eau miraculeuse »… Elle l’était, assurément : si l’on ne pouvait pas flotter dans ce lac, comment l’hydre y parvenait-elle ? Il devait y avoir un truc, n’est-ce pas ?
J’entendis Yanika m’appeler et je me relevai pour rebrousser chemin, songeur. Peut-être pourrions-nous utiliser l’effet de cette freffe du Jardin pour passer le gué sans que l’hydre nous attaque. Dans ce cas, il nous fallait espérer que Galaka Dra serait capable de rompre la barrière arcane…
— « DREY !! »
Le cri de ma sœur me fit tressaillir de peur et d’incompréhension. Que diables… ? Tandis que je me retournai vers le lac, mon orique perçut soudain un courant d’air. Alors je la vis : la tête triangulaire fonçant sur moi avec ses yeux rouges si grands et ses crocs de la taille d’un bras de saïjit… Je n’eus pas le temps de réagir. Elle me tombait déjà dessus.
La mort.
Le cimeterre de Saoko glissa de mes mains. L’haleine fétide de l’hydre me frappa, accompagnée d’un claquement guttural au moment où sa gueule se referma sur moi. Je sentis une douleur aigüe, suivie d’une brutale secousse d’air : l’hydre venait de me lancer dans les airs et ouvrait à présent grand sa gueule, verticalement. Si je ne faisais rien maintenant, elle m’engloutirait d’une seule bouchée… Si je ne faisais rien maintenant, j’étais mort.
Ignorant mes blessures, je me propulsai avec l’orique pour changer de direction. Je tombai à une courte distance de la gueule de l’hydre —je la frôlai, pour être exact—, je m’écorchai contre ses écailles, heurtai son corps, pirouettai et retombai, tout en pensant : il ne peut pas m’arriver une chose pareille, c’est impossible, je ne peux pas mourir maintenant et abandonner Yani et Lust, Kala et Jiyari… tout cela juste à cause d’une hydre. Je ne veux pas !
Je percutai la surface du lac. Mon corps brûlait, couvert de salive d’hydre. Allais-je me désagréger ? Disparaîtrais-je totalement sans laisser de trace ? Naarashi marmotta, agrippée à moi. La colère m’envahit, supplantant l’horreur. Ashgavar. Qui osait détruire ainsi le corps créé par ma plus chère déesse ? Le liquide du lac se collait à moi comme un nid de doagals. Je me propulsai avec mon orique vers le haut… mais mon sortilège n’eut aucun effet, pour ne pas dire… l’effet contraire. La constatation me laissa stupéfait. Plus je me propulsai vers le haut, plus vite je tombais. Cela signifiait que…
J’inversai la force orique et fusai vers le haut. Quelle sorte de matière magique était-ce donc ? Cela défiait toute logique. Était-ce uniquement parce que l’hydre était si lourde qu’elle était capable de flotter, contrairement à moi ? C’était absurde. Mais cela m’avait donné une idée. Quelle légèreté l’hydre devrait-elle avoir pour couler ?
“Frère !”
C’était Yanika. Sa bréjique désespérée m’atteignit malgré la couche d’eau miraculeuse qui nous séparait. Je trouvai enfin ce que je cherchais : une des pattes de l’hydre. Ses écailles étaient dures comme la telkémite. Je souris au-dedans avec férocité et répondis par bréjique, espérant qu’elle m’entendrait :
“Sœur, ne t’inquiète pas, je ne vais pas mourir. Je m’occupe de l’hydre. Vous, courez vers la plateforme !”
Je reçus une simple onde bréjique de préoccupation mêlée à des syllabes incohérentes. Attah… J’espérais seulement qu’aucun d’eux ne tenterait de me repêcher. Je m’agrippai à la patte de l’hydre et concentrai toute mon orique pour me propulser vers le haut et, en fin de compte, la faire sombrer. Si je parvenais à la retenir pendant que mes compagnons fuyaient, je m’estimais heureux.
Il est temps pour toi de perdre du poids, serpent.
Je propulsai l’hydre vers le haut. Elle agitait ses pattes, sentant que quelque chose ne tournait pas rond, mais je n’allais pas la lâcher si facilement. L’air que j’avais accumulé autour de moi se raréfiait, s’échappant peu à peu vers le bas en chapelets de bulles.
Au bout d’un bon moment, je remarquai deux détails. Premièrement, l’hydre s’enfonçait réellement. Ma théorie rocambolesque était exacte. Deuxièmement, ma tige énergétique, qui aurait déjà dû s’épuiser depuis longtemps avec de tels sortilèges, ne s’était pas consumée plus d’un tiers. Était-ce dû à l’eau miraculeuse ? Allez savoir. En tout cas, plus je nous propulsai vers le haut, plus nous nous enfoncions. Quelle profondeur pouvait avoir ce lac ? Combien de temps pourrais-je tenir ? Ce n’était plus tant la tige énergétique qui me préoccupait mais plutôt mon étourdissement croissant. J’avais perdu trop de sang. Mes bras s’accrochaient à l’hydre avec de moins en moins de force et une secousse de la créature finit par me faire lâcher prise. Je tombai. Diables. Je devais remonter. J’étais exténué et sur le point de m’évanouir, et pourtant je devais revenir, sinon les autres s’inquièteraient. Avaient-ils pu atteindre la plateforme ? Yanika réussirait-elle à réduire son aura pour ne pas altérer les dokohis ? Et Mayk et Zéhen… ils avaient intérêt à ne pas révéler qu’ils étaient des Zorkias devant les Zombras. J’espérais que Galaka Dra… serait capable d’ouvrir… un portail de sortie. S’il en existait un. Oui… Il devait y en avoir un.
Naarashi se cramponnait à ma peau comme un gecko à un arbre. Elle ne parlait pas et ne pouvait pas me sauver et, pourtant, sa présence m’emplissait de paix. Si je mourais, peut-être serait-elle capable d’absorber mes mémoires comme elle le faisait dans le Jardin ? J’esquissai un sourire mental.
Tu aurais dû me créer un corps en diamant de Kron, ma déesse. Pardonne-moi de t’emmener avec moi…