Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
Je tressaillis de surprise et la douleur dans mon torse m’arracha un grognement.
“Frère, tu m’entends ? Tu vas bien ?”
“Je vais bien,” répondis-je. “Je suis dans un palais, seul, avec un garde. Et vous ? Où êtes-vous ?”
Pour réussir à créer un lien bréjique, la distance ne devait pas être très grande, n’est-ce pas ? À moins que… Je baissai de nouveau les yeux sur ma pierre de lune. Quelle sorte de sortilèges Yodah avait-il appris à ma sœur ?
“Nous allons tous bien. Nous sommes nous aussi descendus à Merbel. Un nuron dénommé Kanglo est en train de nous parler d’archéologie et d’Arcanes. Il s’intéresse beaucoup à Galaka Dra. Le pauvre a gaffé en parlant de livres anciens du Jardin et il n’a pas pu faire autrement que de lui expliquer d’où il venait. Dis-moi, frère, ce jeune, Layath, il a dit qu’il t’avait trouvé en train de perdre ton sang et de flotter à la surface de Merbel… Es-tu sûr que tu vas bien ?”
Elle était inquiète. J’esquissai un sourire.
“La Mort aura besoin de plus d’une hydre pour me tuer.”
En plus, j’avais l’impression que mon corps actuel se régénérait plus rapidement que l’antérieur. Avec ça et les soins des médecins de Merbel, je présumai que je serai très vite remis. La connexion bréjique perdit de sa consistance et j’entendis Yanika dire par à-coups :
“Désolée… premier sortilège… je ne sais pas comment… oh… nurone… arrive… bientôt… Prends soin de toi !”
Ses derniers mots, avant que le lien bréjique dans la pierre de lune ne se rompe, résonnèrent clairement dans ma tête.
Sous les coups d’œil curieux que me lançait Maylin, je remis la pierre de lune dans son petit sac, l’attachai à ma ceinture et me rallongeai avec précaution. Naarashi s’étendit sur mon torse bandé, s’apprêtant à dormir. Durant un long moment, mes yeux suivirent la danse des lumières au plafond. Je ne m’expliquai toujours pas comment cette azalga était capable de protéger de l’engloutissement tout un palais enfoui sous les eaux. Sans nul doute, le monde était empli de mystères.
* * *
Lorsque je me réveillai, j’avais l’impression d’avoir passé des nuits entières à rêver des souvenirs du Jardin. À présent, j’avais la certitude que la présence de Naarashi altérait mes rêves avec des souvenirs véritables. Mais de là à savoir si tout était réel…
Quelqu’un avait de nouveau bandé mes blessures. Elles me tiraillèrent à peine quand je me levai, signe qu’elles guérissaient rapidement. La salle était déserte. Ni Maylin, ni Zrala, ni Tafaria n’étaient là. Le fauteuil de la galerie était vide. La cité sous-marine avait l’air assoupie et les anneaux lumineux des plantes qui se dressaient dans la caverne émettaient une lumière plus faible qu’avant. Les coquillages rougeâtres des murs du palais semblaient eux aussi ensommeillés.
C’était la nuit, au royaume de Merbel, et les nurons et les mawnas dormaient.
Au bout de la galerie, cependant, on entendait des voix. Les portes vitrées d’une chambre étaient grandes ouvertes et une lumière chaude s’échappait de l’intérieur.
— « Tu es réveillé. »
La subite voix derrière moi me fit une frayeur de mille démons et je m’agrippai à la balustrade, tremblant.
— « Saoko, » le reconnus-je en grognant. « Tu essaies de me tuer ? »
Le drow était appuyé contre une colonne. Avec les flux d’air constants exhalés par la rochelion, mon orique n’avait pas détecté sa présence. J’expirai plusieurs fois pour me calmer avant de dire :
— « Je vois. Tafaria vous a donc invités dans son palais. »
— « Kala, Jiyari et elle sont allés voir Erla, Melzar et Boki, et ils ne sont pas encore revenus, » répondit Saoko sur un ton neutre.
— « Je vois, » répétai-je, tendu, contemplant la ville nocturne. « Et Tafaria… elle n’a rien dit à propos de moi ? »
Il y eut un silence.
— « Elle a dit que, pour l’avoir trompée, tu serais le premier à prendre le monolithe pour la Superficie. »
J’ouvris grand les yeux et me retournai. Dans la pénombre, je devinai son sourire en coin. Je jurai :
— « Ashgavar. Elle veut me tuer, » compris-je.
Je ne savais pas du tout comment fonctionnaient ces portails, mais je doutais que je puisse survivre à une telle traversée si le sortilège de téléportation était erroné. Cela signifiait-il que ma vie dépendait de l’habileté d’Erla Rotaeda et de Galaka Dra ? Je devais trouver un moyen de dissuader Tafaria. Mar-haï. Cette princesse n’allait quand même pas jouer avec ma vie, maintenant que j’avais enfin récupéré le total contrôle sur mon corps.
Je levai les yeux vers l’obscurité de la caverne.
— « Qu’as-tu fait de Ronarg ? »
— « … Rien. »
Je le regardai avec étonnement. Rien ? Pourquoi ?
— « Tu lui as pardonné ? »
— « Tsss. Non. Ça m’agaçait de le tuer. Je l’ai laissé dans les marécages. S’il ne se noie pas dans le lac, l’hydre finira un jour par le trouver. »
Alors, c’était donc ça. Cela m’aurait étonné que Saoko ait été clément. Au contraire, il avait condamné cet esclavagiste à la terreur, à la solitude et à une mort lente. Je ne pus blâmer sa décision.
— « Saoko. Si tu cherches ta sœur, pourquoi avoir demandé à la Kaara de chercher Ronarg ? »
— « C’est parce que… » Il marqua un temps d’arrêt. « D’après les rumeurs qui circulaient à Brassaria, les enfants capturés étaient vendus à la Guilde des Ombres. »
J’inspirai, stupéfait. Le Brassarien s’écarta de la colonne et passa près de moi en disant :
— « Ce démon, Ronarg, ne savait pas les détails, mais, maintenant, je suis presque certain de ce qui est arrivé à ma sœur. Alors, quand nous sortirons de là, je suivrai Rao et je détruirai tous les laboratoires jusqu’à ce que je la trouve. »
Il s’éloigna dans la galerie. Je demeurai silencieux durant un long moment. La Guilde des Ombres avait causé tant de malheurs. Il fallait espérer qu’un jour elle finirait par être détruite. Mais quand ?
Les voix, au bout de la galerie, se firent soudain plus nettes et identifiables au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient des portes vitrées. L’une, neutre et calme, était celle de Lustogan. L’autre, douce et claire, celle de Yanika. Il y avait deux autres personnes. L’une pointa sa tête dans la galerie et dit :
— « Oh ! C’est vrai, il est là, il est là. »
— « Le héros de l’hydre, » dit une humaine aux cheveux bouclés tout en sortant dans le vaste corridor.
En les voyant tous les quatre approcher, je restai sans voix, si ahuri que je n’écoutai pas leurs paroles. Lustogan posa alors une main sur mon épaule et me regarda dans les yeux.
— « Drey ? »
— « Lust, dis-moi… Yodah et Sharozza sont réellement là ou c’est juste un cauchemar ? »
Yodah protesta en entendant qu’on le prenait pour un cauchemar. Sharozza s’esclaffa :
— « Tu as peut-être changé de corps, mais tu n’as pas changé de caractère ! »
J’ouvris grand les yeux. Était-elle au courant au sujet de Kala ?
— « Si nous retournions dans la chambre et parlions ? » proposa alors Yanika.
Son aura joyeuse répondait à ma question la plus urgente. Nous approuvâmes et entrâmes dans la salle illuminée par des coquillages de lumière chaude. La pièce était couverte de tapis d’un matériau étrange que je ne parvins pas à identifier. Des algues peut-être ?
Après les avoir tous tranquillisés, assurant que mes blessures étaient déjà refermées, j’écoutai Yodah expliquer que Sharozza et lui étaient arrivés à la plateforme il y avait à peine un jour et qu’ils étaient descendus à Merbel avec mon frère et ma sœur, Jiyari, Kala et les millénaires. Quant aux raisons…
— « En tant que fils-héritier du clan, je ne peux permettre que vous mettiez en danger la prochaine Scelliste Arunaeh, » déclara Yodah.
— « Moi, le Grand Moine m’a envoyée chercher une brebis égarée et endettée, » observa Sharozza, appuyant un coude sur l’épaule de Lustogan.
Mon frère réagit par une simple moue patiente. J’esquissai un sourire moqueur, tandis que nous continuions à parler de tout et de rien. Je devinai que Sharozza était plus que contente de sa mission. Et Yodah de même… Maintenant, je comprenais mieux comment Yanika avait réussi à établir une connexion bréjique à travers ma pierre de lune. Yodah avait dû l’aider.
— « Mar-haï, quand je pense que nous avons voyagé avec la Fondatrice sans le savoir… »
Le fils-héritier finit sa phrase par un bâillement. Il était étalé dans un fauteuil bas, jouant avec les dernières gouttes vertes dans son verre. C’était du jus d’aral, une algue de Merbel, et sa saveur me rappelait celle de la menthe. Apparemment, c’était la boisson préférée de Tafaria.
— « Si Tchag a commencé à se rappeler qui il était, » ajouta Yodah, « je me demande s’il voudra revenir sur l’île. »
Yanika secoua la tête.
— « D’après la lettre de Livon, il ne se souvenait que du Jardin. Les mémoires sont traîtresses. Peut-être qu’il ne se rappellera jamais avoir été Irshae Arunaeh. »
— « Peut-être pourrons-nous l’aider à se rappeler. »
Nous regardâmes Yodah avec des mines circonspectes. Il disait cela sur un ton si tranquille…
— « Tu vas t’amuser à bricoler l’esprit de la Fondatrice, Yodah ? » marmonnai-je.
— « Pourquoi me regardez-vous comme si j’allais commettre un crime ? Je ne le ferais que pour l’aider. Et je lui demanderais sa permission avant, bien entendu. Son esprit m’a toujours intéressé. Depuis que j’ai essayé d’y entrer et que je n’ai pas pu. »
Euh… Ne venait-il pas de reconnaître qu’il avait bel et bien tenté d’entrer dans son esprit sans sa permission ? Yanika intervint :
— « Cela me fait penser : les Pixies voudraient qu’Erla se rappelle son passé, n’est-ce pas ? Étant donné que Lotus est un Arunaeh, nous devrions les aider, tu ne crois pas, Yodah ? »
Il y eut un silence. Yodah fit une moue embarrassée.
— « Désolé. J’ai promis à mon père de ne pas me mêler davantage de cette affaire. »
Sharozza se frotta la tempe, confuse.
— « Lotus… Erla Rotaeda… un Arunaeh ? J’ai raté quelque chose ? »
L’aura de Yanika se chargea de gêne. Apparemment, ils n’avaient pas tout raconté à Sharozza. En particulier, les origines de Lotus. Voyant que l’Exterminatrice s’apprêtait à poser d’autres questions, Lustogan se leva.
— « Sharozza. Montrons la cuisine à Drey. Je suis sûr qu’il est affamé. »
— « Oh… Bien sûr, » accepta-t-elle, surprise.
Nous sortîmes tous les trois de la pièce par un couloir intérieur du palais. Même si celui-ci n’était pas aussi somptueux que la galerie, il avait des murs recouverts de tapisseries avec des dessins de nurons en train de pêcher, des algues qui s’entrecroisaient, des bulles d’eau formant des spirales…
Nous descendîmes des escaliers et débouchâmes sur la cuisine. Contrairement au reste, les murs ici, de roche noire, étaient dénudés. Sans un mot, Lustogan ôta le couvercle d’une grande casserole, remplit un bol de soupe et le posa sur l’unique table qu’il y avait.
— « Assieds-toi et mange. »
Je regardai le bol, sincèrement surpris.
— « De la soupe de tugrins ? »
— « Apparemment, à Merbel, ils poussent comme les mauvaises herbes. » Il ajouta un bol de zorfs pendant que je m’asseyais. « Ça, c’est Sharozza qui les a apportés. »
— « En pensant à toi, » appuya la Moine du Vent, me souriant de ses grands yeux violets. « C’est une chance que je vous aie trouvés si vite. Sinon, j’aurais dû tous les manger avant qu’ils ne s’abîment. »
Une chance assurément, pensai-je. Sharozza était capable de manger un panier entier de zorfs juste pour éviter qu’ils ne s’abîment. Je salivai, affamé.
— « Et vous ? »
— « Nous avons déjà dîné. »
— « Alors, je ne vais pas me priver, » dis-je avec entrain, et je commençai à manger.
La soupe était bonne. Je n’eus pas de mal à deviner qui l’avait faite. Elle n’avait pas la touche piquante de la soupe de Jiyari, mais elle ne m’était pas moins familière.
— « Tu n’as pas eu la main un peu lourde avec le sel ? » fis-je tout en mâchant un tugrin.
Sharozza sifflota, la mine innocente, et Lustogan souffla de biais.
— « Ça, c’est parce que Sharozza en avait déjà mis sans me le dire. Ne te plains pas et mange. »
— « Normalement, tu oublies toujours de mettre du sel, comment allais-je savoir que, cette fois-ci, tu t’en rappellerais ? » grommela Sharozza. « Le coupable, c’est le dernier qui a mis du sel. »
— « Tes raisonnements sont illogiques comme d’habitude, » répliqua Lustogan, exaspéré.
Les voyant grogner ainsi tous les deux pendant que je mangeais me ramena à mes années d’enfance. Je ris.
— « Vous êtes aussi ronchonneurs l’un que l’autre, » leur dis-je. « Est-ce qu’il reste encore de la soupe dans la casserole ? »
Un éclat d’amusement passa dans les yeux de Lustogan tandis qu’il se levait et prenait mon bol vide.
— « Elle n’est pas si mauvaise, n’est-ce pas ? »
Je souris largement.
— « Je suppose que non, tout compte fait. »
Alors que j’engloutissais mon deuxième bol, alternant avec les zorfs, Sharozza demanda :
— « Alors ? Est-ce que je peux savoir qui est ce Lotus en réalité ? Puisque vous m’avez parlé de ces Pixies et du nouveau jumeau de Drey, dites-moi tout une fois pour toutes. Je n’aime pas quand on ne m’explique pas les choses. Alors ? » répéta-t-elle. « Qu’est-ce que les Pixies ont à voir avec les Arunaeh ? »
Je continuai de manger, laissant à Lustogan l’honneur de répondre. Ce fut peut-être une erreur.
— « Tu es venue ici sur l’ordre du Grand Moine du Vent, pas pour fouiller dans des affaires qui ne te regardent pas, n’est-ce pas ? » dit mon frère. « Te parler de Lotus maintenant ne résoudra rien. »
J’avais arrêté de mâcher face à sa réplique. Je finis de mastiquer les tugrins, avalai et soupirai. Lustogan était peut-être un grand destructeur de roche… mais il manquait de tact. Heureusement, Sharozza le connaissait et cela faisait longtemps qu’elle avait cessé d’être susceptible.
— « Qu’est-ce que ça peut faire si cela ne résout rien ? Cela résoudra mes doutes, si cela te paraît peu. »
Lustogan garda le silence. Terminant ma soupe, je pris le bol de zorfs et me levai en disant :
— « Tu mettras moins longtemps à lui expliquer qu’à la dissuader, tu sais ? Merci pour le dîner. Je vais faire un tour. Je vous laisse faire la vaisselle, j’ai encore les mains bandées. »
— « Pas de problèmes ! » dit Sharozza. « Quand je t’ai vu avec tous ces bandages, j’ai pensé que tu t’étais transformé en momie. C’est une chance que la salive d’hydre ne soit pas aussi corrosive que son sang, sinon tu serais resté comme le grès, plein de trous. »
— « C’est vrai, on dirait que mon nouveau corps n’est pas beaucoup plus résistant que l’autre, » admis-je. « J’aurais préféré être en diamant de Kron. »
— « Ça, ça irait mieux à ton frère, » rit Sharozza. « Froid, sombre et inaltérable. »
— « Si on en est à ce genre de jeu, toi, tu es aussi bruyante que la rochereine, » plaisanta Lustogan avec un sourire en coin.
J’éclatai de rire. Réunis trois Moines du Vent et ils finiront par parler de roches, pensai-je, amusé. J’étais sur le seuil de la cuisine quand Lustogan m’appela :
— « Drey. Tu sais… »
Son ton hésitant me surprit et je me retournai pour l’entendre ajouter :
— « Ne traverse pas l’azalga et… Abstiens-toi de croiser d’autres hydres. »
J’ouvris grand les yeux… Évidemment. Après m’avoir vu disparaître, blessé, dans le lac, tous devaient avoir été très inquiets. Et malgré son Datsu, Lustogan… devait avoir eu une sacrée frayeur.
J’acquiesçai avec fermeté.
— « J’essaierai. »
Fourrant un zorf dans ma bouche, je m’éloignai dans le couloir.
* * *
J’errai dans le palais de Tafaria. Les couloirs s’entrecroisaient, certains couverts de nacre blanche, d’autres de nacre noire. La couleur des coquillages qui les illuminaient changeait elle aussi : rouge, bleue, verte et blanche… Je me promenai, contemplant les tapis, puis je m’arrêtai pour observer avec intérêt les statues d’une autre galerie. Elles représentaient pour la plupart des créatures marines légendaires : des sirènes, des hommes-tritons et d’autres que je ne reconnus pas. Le sculpteur avait été méticuleux jusqu’au moindre détail. Je ne m’étais jamais particulièrement intéressé à l’art, contrairement à mon grand-père paternel, mais je reconnaissais le grand effort que signifiait créer de telles choses.
— « Ces statues semblent avoir plus de deux-cents ans, » commentai-je à Naarashi. « Je suppose qu’elles n’ont pas été faites par des Moines du Vent. Le dernier ? » ajoutai-je, lui tendant le dernier zorf qui restait. Naarashi marmotta et le saisit avec ses petites dents. Je ne savais plus combien elle en avait déjà mangé. Un bon tiers au moins. Je souris. Elle aimait vraiment beaucoup les zorfs.
Mon regard se posa alors sur la statue suivante et mon sourire se changea en une grimace. Une sculpture d’hydre dressait une tête tandis qu’elle tendait l’autre en avant, la gueule ouverte, montrant ses crocs. Je déglutis. Cette statue, contrairement aux autres, était récente. La lumière des coquillages du couloir se reflétait sur chaque écaille travaillée ainsi que dans les yeux de l’hydre. Des gemmes ? Je me penchai pour les examiner malgré ma répulsion. Je les touchai. C’était du corail. Ce n’étaient pas des pierres précieuses et encore moins des rubis.
Naarashi tremblotait. L’hydre l’avait-elle traumatisée ? Vu tous les traumatismes qu’elle avait déjà subis avec les souvenirs du Jardin, c’était presque étonnant, mais… tout compte fait, jusqu’alors, elle n’avait jamais vécu le danger directement. Je tapotai son pelage et j’allais faire demi-tour quand mon attention fut attirée par la lumière d’une pièce non loin de la statue de l’hydre. La porte était grande ouverte et je pus voir un lit à baldaquins et un grand métier à tisser avec une tapisserie à moitié terminée. Avec curiosité, je m’en approchai. La partie inférieure restait encore à tisser, mais le reste était bien reconnaissable : deux nurons perchés sur chacune des têtes d’une hydre, tous souriants. Sur le mur, était suspendue une tapisserie similaire avec six nurons, quatre enfants et deux adultes, auprès d’une hydre de la taille d’un gros chat. Vue de la sorte, Zeïpouh semblait même sympathique.
Il était clair que je me trouvais dans la chambre la plus intime de Tafaria. Vu comme elle devait déjà être en colère après moi, il valait mieux qu’elle ne me surprenne pas en train de fouiller dans ses affaires.
J’allais sortir quand je vis les poupées de chiffon suspendues à des crochets sur le mur. L’une était une sirène, une autre une méduse verte… Mais les plus usées, celles avec lesquelles Tafaria semblait avoir joué assidûment durant toute son enfance, possédaient une familiarité inquiétante. Mon pouls s’accéléra tandis que je reconnaissais le chat aux dents de vampire, le corbeau à la trompe d’éléphant, le golem gris, l’ours bipède et le porc-épic… Sur l’écritoire, se trouvait un pantin noir au masque blanc, ainsi qu’une poupée au visage en forme de fleur, raccommodée à plusieurs endroits. Si l’on ajoutait la sirène…
Mes mains tremblèrent rien que d’imaginer Tafaria confectionnant les figurines des Huit Pixies du Chaos. Elle avait été convaincue qu’elle ne les reverrait jamais et malgré tout… elle n’avait pas voulu les oublier. Et elle avait voulu continuer à jouer avec eux même s’ils avaient disparu.
Je clignai des paupières, ému. Je passai une main sur mes yeux, en grognant. Pourquoi de simples poupées de chiffon m’affectaient-elles tant ?
Naarashi couina.
— « Tu as raison… Il vaudra mieux que nous retournions avec les autres, » affirmai-je.
Je sortis de la chambre de Tafaria, quelque peu troublé, et pris le chemin de retour. Comme je n’avais pas consulté ma pierre de Nashtag, j’ignorais combien de temps j’avais vagabondé dans le palais. Celui-ci était plus vaste que je ne l’avais imaginé au début.
Je ne sais si c’est parce que j’étais blessé et que mon attention était distraite, mais je me rendis rapidement compte que je m’étais perdu. Je savais que je devais trouver des escaliers menant vers le haut, mais… où étaient-ils ?
— « Naarashi… tu ne saurais pas faire de perceptisme, par hasard ? » demandai-je.
Pour toute réponse, la boule de poils bâilla. Je soupirai. Mon corps affaibli commençait à ressentir la fatigue. Pourquoi m’étais-je autant éloigné ? Je m’assis sur un banc de pierre, face à une grande tapisserie qui représentait un accord de paix entre une armée de mawnas et une de nurons. Finalement, eux aussi, sous la mer, avaient les mêmes problèmes…
J’entendis des pas dans le couloir et tournai la tête. Je me vis avancer avec hésitation, puis avec plus de décision :
— « Drey ! »
— « Kala. » Je l’observai avec soulagement tandis qu’il approchait. Il avait mis une combinaison noire ajustée de nuron et il portait, suspendu à son cou, un des scaphandres de Tafaria. J’étouffai un rire. « C’est quoi, ce déguisement ? »
— « Des vêtements sous-marins spécialement fabriqués pour les terrestres, » expliqua Kala, me rejoignant. Il s’étira. « Ça me va bien, n’est-ce pas ? C’est confortable et chaud. » Il s’assit sur le banc et me donna une tape sur l’épaule. « Je suis content de voir que tu es remis, frère. »
J’émis un grognement de douleur.
— « Je suis encore blessé. Ne me secoue pas. Est-ce que vous avez revu Erla ? Comment va-t-elle ? »
— « Ah… Elle ne se souvient encore de rien, » admit le Pixie. « Elle est heureuse parce que Sharozza lui a apporté une lettre de Psydel qui dit qu’il est déjà presque rétabli. Et juste après avoir lu la lettre, elle a avoué qu’elle n’était pas capable de réparer le monolithe, alors Tafaria et elle se sont fâchées, Galaka Dra est intervenu, il a dit que le mécanisme de téléportation avait l’air d’être en bon état et que ce qui ne fonctionnait pas, c’était la rune d’animation ou quelque chose comme ça. Du coup, les choses se sont calmées. Du moins c’est ce que je croyais, mais… quand j’ai dit à Lotus que tous les Pixies, nous avions confiance en elle, elle a commencé à crier après moi… » Il frémit. « Peut-être parce que je l’ai appelé Père. »
Je roulai les yeux. Erla avait sûrement pensé qu’il se moquait d’elle…
— « Il a changé, » soupira Kala.
Mar-haï, bien sûr qu’il avait changé : Erla Rotaeda était une fille-héritière de la Guilde des Ombres, une étudiante modèle de l’Académie de Dagovil… En aucune façon elle n’allait se comporter comme Lotus, le Mage Noir. Peut-être ne le ferait-elle pas même si elle récupérait ses souvenirs.
— « Lui avez-vous parlé des Pixies ? » m’inquiétai-je.
Kala se rembrunit.
— « Non. Tafaria ne veut pas. Melzar s’en fiche. Boki n’a ouvert la bouche que pour nous dire de ne pas nous approcher de Lotus. Et Jiyari… il dit qu’il ne faut pas forcer les cœurs. Je ne sais pas ce qu’il veut dire par là. »
Nous échangeâmes un regard. Il était évident que Kala aurait aimé récupérer Lotus le plus vite possible. C’était le plus impatient des Pixies.
— « Ne t’angoisse pas, » lui dis-je. « D’abord, laisse-les réparer le portail. Ensuite, nous retrouverons Rao et, après, Mani, et… si tous les Pixies sont réunis et qu’il ne se rappelle toujours pas, on verra bien. Rendre ses souvenirs à Lotus, je me demande si c’est lui faire une faveur… ou tout le contraire. »
— « Qu’est-ce que tu dis ? » Les yeux rouges de Kala me transpercèrent. « Il ne s’agit pas de lui faire une faveur. Il s’agit de redevenir qui nous étions. De vivre à nouveau ensemble… tous les huit. » Il agrippa le bord du banc de pierre de ses deux mains : « Je ne vais pas laisser Lotus retravailler pour la Guilde. Et s’il veut retourner à Dagovil une fois qu’il aura réparé le portail… je ne vais pas le permettre. Et je ne vais pas non plus lui permettre d’oublier. Melzar et Boki ont oublié… mais pas Lotus. Il ne peut pas oublier tout ce qu’il a fait. Ni les bonnes choses… ni les mauvaises. »
Je gardai le silence. Je commençais à comprendre à quel point la relation entre Lotus et Kala était complexe. Il aimait son Père parce qu’il avait grandi avec lui, il l’admirait parce que celui-ci l’avait sauvé, mais il lui en voulait de l’avoir utilisé comme cobaye durant tant d’années… En définitive, il ne se sentait pas en dette avec Lotus… tout le contraire. Il voulait voir Lotus de retour indépendamment de ce que celui-ci pouvait désirer.
Malgré tous les tourments qu’il avait vécus, Kala continuait à se comporter comme un enfant, mais… personnellement, son souhait ne me paraissait pas moins valide que celui de Tafaria. Tous deux étaient égoïstes à leur façon.
— « Au fait, » dit alors Kala, changeant de ton. « On m’a envoyé te chercher. Ce palais est un peu labyrinthique. Quelqu’un qui n’a pas un bon sens de l’orientation pourrait se perdre. »
— « Mouais… » Je souris, en me raclant la gorge. « Heureusement que nous avons un bon sens de l’orientation. »
— « N’est-ce pas ? » rit Kala, se levant. « On y va ? »
— « Bien sûr, je faisais juste une pause. Dis donc, Kala, » lui dis-je alors qu’il commençait à partir dans le couloir, « n’es-tu pas venu par l’autre côté ? »
— « Ah ! Tu t’en es rendu compte, hein ? C’était juste une blague, pour voir. »
— « Mais bien sûr. »
Nous nous arrêtâmes à un croisement et nous nous regardâmes.
— « Les malades d’abord, » dit Kala.
— « Ya-naï, le guide va toujours le premier, » répliquai-je.
Le Pixie hésita entre la gauche et la droite.
— « Le guide ? » répéta-t-il alors. « Tu as besoin d’un guide ? Une seconde ! Ne me dis pas… que tu t’es perdu ? »
— « Dannélah ! Moi, me perdre ? Qu’est-ce que tu dis ? »
Tous deux, nous nous esclaffâmes, les mains sur les hanches. Nous étions perdus. J’eus un peu honte, à cet instant, de tant ressembler à Kala, physiquement et mentalement.
— « Kala… »
La soudaine voix me fit sursauter et je me retournai vers le fond d’un des couloirs. Tafaria nous regardait avec curiosité.
— « Comment arrivez-vous à vous perdre en si peu de temps… ? On dirait que ton jumeau tient de toi, Kala. »
Celui-ci rit discrètement et se frotta le front comme s’il avait reçu un compliment. Je soufflai.
— « Ne me compare pas à cet ignorant, princesse. » Je la scrutai du regard en ajoutant : « Je suis désolé de ne pas t’avoir expliqué qui j’étais en réalité, mais… j’ai craint que tu ne me croies pas. »
La Pixie tordit ses lèvres.
— « Drey… Je suis au courant de ce que tu as fait à Zeïpouh. »
Ses grands yeux rouges me transpercèrent comme des dagues. Dans le silence qui s’ensuivit, je sentis mon front se couvrir de sueur.
— « Tu as de la chance qu’il ne lui soit rien arrivé, » ajouta Tafaria. Elle nous tourna le dos en disant : « Je vais vous guider jusqu’au deuxième étage. »
J’expirai tout l’air que j’avais retenu. Démons… Je n’avais plus de doute : cette princesse allait me faire passer par le monolithe le premier. Mais, en y réfléchissant bien, si cela fonctionnait et me conduisait réellement à la Superficie… Mon imagination voyait déjà les nuages, le soleil et les visages des Ragasakis.
Kala me tapota l’épaule.
— « Tafaria a l’air inflexible, comme ça, mais, crois-moi, elle ne ferait jamais de mal à un de mes frères. Tu peux respirer tranquillement. »
Je grognai de douleur.
— « Comment veux-tu que je respire tranquillement si tu n’arrêtes pas de me donner des coups sur mes blessures ? »
— « Tu sais quoi ? » médita Kala à voix haute, sans m’écouter. « J’ai décidé ce que je veux faire de ma vie une fois que nous aurons arrangé tout ça. Je veux protéger des gens comme toi. Des gens maladroits qui ne savent pas prendre soin de leur corps. Autrement dit, je veux être un protecteur de maladroits. »
Je regardai son expression radieuse, les yeux écarquillés. Dieux… Des gens maladroits qui ne savaient pas prendre soin de leur corps… Me voyait-il vraiment ainsi ? Tsk.
Un protecteur de maladroits. Ha. Et c’était celui qui venait de se perdre dans un palais qui disait ça.