Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
Le firmament était empli d’étoiles fugaces. Je les voyais passer à une telle vitesse qu’on aurait dit des lignes au lieu d’étoiles. Je ne pensais pas, je ne sentais pas : j’observais seulement. Le ciel était infini. Et, moi, je n’étais qu’une goutte d’eau dans son univers… Quelque chose me disait que j’avais tenté de lutter contre lui. Mais la tentative était inutile. Cet infini n’était même pas mon ennemi : je ne pouvais ni accepter ni refuser le chemin qu’il me traçait parce qu’il m’entraînait là où il voulait. J’étais comme un grain de sable dans un ouragan : même la volonté de tomber n’avait pas de force contre ce pouvoir incompréhensible.
La volonté, les décisions, les liens… étaient si importants pour les saïjits, mais, là, ils ne représentaient que des tracés bréjiques qui, même s’ils étaient forts, s’effilochaient aussitôt. Ils semblaient insignifiants. Et cependant… je ne voulais pas les laisser en arrière. Je voulais revenir. Mais où ? D’où venais-je ? Qui étais-je ?
J’avais beau essayer, je ne me souvenais pas. J’avais été saïjit et j’avais partagé ma vie avec d’autres saïjits. C’était tout ce que je savais et c’était une raison suffisante pour vouloir rentrer. Même si ce firmament étoilé détruisait mon souhait, je n’avais qu’à le recréer sans relâche, sans perdre patience.
Que personne ne sous-estime la volonté saïjit.
* * *
Un bourdonnement dans ma tête. De la chaleur. Des craquements et des embardées.
— « Un autre croisement qui n’apparaît pas sur les cartes, » soufflait une voix. « Pourquoi les choses changent-elles tant en quelques milliers d’années à peine ? »
— « Bon, le maître Jok m’a dit une fois qu’un seul dragon de terre peut creuser un kilomètre de roche en quelques mois. »
— « Tu crois que tout ça, ce sont les dragons de terre qui l’ont fait ? »
— « Ça n’en a pas l’air, » intervint une troisième voix. « Les parois ont été taillées, et pas depuis tant d’années, peut-être quelques décennies. En tout cas, l’air qui vient du tunnel de gauche est plus agité. Nous allons passer par là. Yanika, » ajouta-t-elle. « Comment va-t-il ? »
Il y eut un silence. Je sentis une main sur mon front. Et une brusque inspiration.
— « Il… Il est en train de se réveiller ! »
Une vague d’émoi et de soulagement me frappa. L’aura de Yanika ? J’entrouvris les yeux. Je vis le plafond de roche rougeâtre imprégnée d’eau, je vis la lumière chaude d’une lanterne et des éclats vifs dans les yeux qui me regardaient. J’inspirai lentement. J’étais allongé sur un brancard, prostré sous plusieurs couvertures. Voilà pourquoi j’avais chaud.
— « Frère ! Comment te sens-tu ? »
Yanika. N’étais-je pas en train de la chercher dans le Cœur de Naarashi ? Que faisions-nous là, dans ce tunnel ? Étions-nous… déjà sortis du Jardin ?
Je me secouai faiblement pour écarter les couvertures.
— « Ya-ni… »
Ma voix était rauque. Sa main serra la mienne avec inquiétude.
— « Dis-moi, tu n’as mal nulle part, n’est-ce pas ? Tu te rappelles qui tu es, n’est-ce pas ? »
Si je me rappelais qui j’étais ? Je m’éclaircis la gorge et regardai les autres visages. Galaka Dra et Saoko avaient posé le brancard, Yanika et Lustogan s’étaient agenouillés de chaque côté. Jiyari était debout près d’une silhouette encapuchonnée. Était-ce un des prisonniers de Makabath ? Je reconnus aussi Weyna, Yataranka, Délisio et Bellim. Que faisaient les cinq millénaires hors du Jardin ? À moins que celui-ci n’ait été détruit et…
— « Que s’est-il passé ? » demandai-je.
— « Tu as été inconscient durant cinq jours, » expliqua Lustogan. « Comment te sens-tu ? »
Il était rare de le voir avec le Datsu aussi délié. Je me redressai, massant mes tempes. Attah… Cinq jours ?
— « La dernière chose dont je me souviens, c’est que j’étais dans le Cœur de Naarashi et que j’étais en train de mourir et… je sais ! Yanika, » la pressai-je. « Naarashi… Les millénaires voulaient que tu te sacrifies pour cette déesse. Tu n’as rien fait d’aussi absurde, n’est-ce pas ? »
Je la scrutai avec intensité, cherchant quelque signe suspect qui trahirait la présence de cette déesse dans le corps de ma sœur. Yani sourit légèrement.
— « Je vais bien, frère. J’ai sauvé Naarashi, nous avons brisé les runes protectrices et, au cas où, Lustogan a détruit l’orbe. La barrière est tombée et elle a créé une vague énergétique si puissante que nous avons dû sortir par le portail à toute vitesse avant qu’elle ne s’effondre et ne nous enferme pour toujours. Nous allons tous bien. Rassure-toi. »
Je me tranquillisai à peine.
— « Comment as-tu sauvé Naarashi ? Et comment… m’as-tu sauvé ? J’étais en train de mourir. Kala et moi, nous étions en train de mourir et… » J’écarquillai les yeux. « Kala ! Il n’est… Il n’est pas là. Il n’est pas dans ma tête ! Qu’est-ce que… ? »
Lustogan me prit par les épaules.
— « Calme-toi. Tout va bien. Tu es enfin libre. »
Je le regardai, stupéfait. Libre ?
— « Il est… Il est mort ? » bégayai-je.
Mes yeux s’emplirent de larmes. Kala était mort ?
— « Non ! » s’exclama Yanika. « Il est… vivant. Je t’assure. Il est… »
Elle se tourna vers la silhouette encapuchonnée. Son aura vibrait d’inquiétude et de… culpabilité ? Jiyari poussa doucement l’encapuchonné et celui-ci grogna :
— « Il n’a pas de Datsu : s’il a une attaque en me voyant, je n’y suis pour rien. »
Sa voix était masculine et chantante… À qui appartenait cette voix ? Il retira enfin la capuche et je pus voir son visage. C’était un jeune kadaelfe à la peau grise, aux cheveux noirs rebelles et aux yeux rouges sur fond noir qui lui donnaient un air légèrement démoniaque. Le tatouage rouge et noir sur son visage ressemblait beaucoup au Datsu. Parce que c’était le Datsu. Mon cœur fit un bond. Durant un moment, je restai sans voix. Alors, je dis :
— « Je vois. »
Je me rallongeai sur le brancard, expirant doucement.
— « Je suis mort, n’est-ce pas ? En réalité, tout cela est une illusion. Elle est bien faite. Le monde des morts est incroyable… »
— « Tu te trompes, frère ! » s’empressa de dire Yanika. « Nous sommes tous vivants. Quand je t’ai entendu appeler à l’aide, j’ai trouvé vos esprits si dispersés que, sans l’aide de Naarashi, je n’aurais pas pu les rassembler. Vos esprits étaient déjà séparés, et Naarashi ne pouvait pas vous renvoyer dans le même corps, alors… avec une bonne partie de l’énergie qui lui restait, elle… elle a créé un clone de ton corps et… elle a envoyé Kala à l’original, » balbutia-t-elle. « Je n’ai rien pu contrôler, frère. J-je n’ai même pas pu sauver ton Datsu. Il est presque complètement détruit et, maintenant que Naarashi s’est retrouvée sans énergie, sans le Sceau de Taey, je ne pourrai pas le reconstruire. »
Les larmes coulaient sur ses joues. Son aura était si forte que les millénaires et Jiyari commencèrent à sangloter à leur tour. Dépourvu de Datsu, je pleurai à chaudes larmes sans pouvoir me retenir. Au milieu des lamentations, Saoko toussota :
— « De quoi t’accuses-tu donc ? Tu as sauvé ton frère, Kala et Naarashi. Leurs esprits sont entiers, non ? Et ils ont maintenant chacun leur propre corps. J’appellerais ça une fin heureuse. Franchement, il n’y a pas besoin de pleurer. »
J’acquiesçai intérieurement. Je n’avais pas encore assimilé l’histoire du clone, mais… Saoko avait raison : Yanika était la dernière personne que l’on puisse accuser de quoi que ce soit. Ravalant mes pleurs, je me redressai, séchai les larmes des joues de ma sœur et embrassai doucement son front.
— « Yani. Merci de m’avoir sauvé la vie. » Je lui souris et, voyant que son aura se calmait, je commentai joyeusement : « Dis, si une déesse a créé mon corps, est-ce que ça ne fait pas de moi un dieu aussi ? »
Weyna souffla.
— « Ne rêve pas : tu es un simple mortel. »
— « Comme nous tous maintenant, » approuva Galaka Dra. Il avait l’air heureux d’avoir perdu son immortalité… « Nous trouverons Irsa même si nous devons parcourir le monde entier. Peut-être ne nous reste-t-il que quatre-vingts ou cent ans de vie, ou peut-être même que nous mourrons demain… mais ne pas le savoir, c’est précisément ce qui rend la vie plus passionnante, n’est-ce pas, Bellim, n’est-ce pas, Weyna ? »
— « Tu parles comme si cent ans ou dix, c’était la même chose, » s’étrangla Jiyari.
Kala rit, les mains sur les hanches.
— « Moi, je vivrai beaucoup plus ! J’apprendrai à construire des clones comme Naarashi et, les Pixies, nous ne mourrons jamais. »
Euh… Bien qu’il ait gagné son indépendance, visiblement Kala avait toujours les mêmes obsessions que d’habitude.
— « Kala, n’utilise pas ma bouche pour dire des idioties, » le tançai-je.
— « Ta bouche ? Qu’est-ce que tu dis ? Maintenant, c’est la mienne ! »
— « De seconde main, » convins-je avec raillerie, « mais, maintenant qu’elle est à toi, sois un bon héritier et traite-la bien. Et pas question que tu crées d’autres clones de mon corps. »
Kala grommela et, amusée, Yanika observa :
— « Naarashi est un cas unique. Construire un clone comme ça… je doute qu’aucun saïjit soit capable de le faire avec autant de précision dans les plusieurs milliers d’années à venir. En plus, la majorité de ses connaissances ont disparu dans le Jardin. Maintenant, il ne reste plus que sa conscience. »
Elle se tourna et tendit une main vers… J’eus un sursaut en voyant la petite créature poilue qui se trouvait près du brancard. Elle avait la taille de la paume d’une main. Un écureuil ? Pas vraiment, mais ce n’était pas non plus une souris ni un animal nouveau-né. Yanika la caressa et le rongeur émit un ronronnement affable. Je le regardai fixement.
— « Yanika… Qu’est-ce que c’est ? »
— « Elle ? » Elle tendit la boule poilue dans ses mains pour mieux me la montrer. « Je te présente Naarashi. »
Elle plaisantait ? Non, son aura était sincère. Je croisai les yeux noirs et ronds de la déesse, à moitié cachés sous son pelage clair. Naarashi, la déesse du Jardin, s’était transférée… dans cette créature ? Bon, c’était toujours mieux que si elle s’était introduite en Yanika. Je tendis une main. Mar-haï, sa fourrure était si…
— « Si douce, » laissai-je échapper, fasciné. Et je m’enthousiasmai : « Elle me rappelle les lapins de Taey, mais elle est si petite, elle est adorable… On dirait un gros pompon, euh… mais qu’est-ce que je dis… Qu’est-ce qu’elle mange ? »
L’aura de Yanika se couvrit de surprise.
— « Euh… Eh bien, hier, je lui ai donné les derniers zorfs secs qui restaient. Elle a bien aimé, je crois, mais je n’en suis pas sûre parce que son corps n’émet pas de bréjique… un peu comme Mère. »
— « Elle n’émet pas de bréjique ? » Je contemplai Naarashi avec une vive curiosité et je lui souris de toutes mes dents. « Une friande de zorfs comme moi. Je n’en attendais pas moins de ma créatrice ! »
Lustogan souffla. Yanika s’inquiéta :
— « Euh… Ça va, frère ? »
J’acquiesçai énergiquement.
— « Bien sûr. Je pourrai difficilement aller mieux : nous allons tous bien, Naarashi n’a pas changé ton esprit et s’est transformée en une jolie boule de poils, Kala a son propre corps et je me sens plein d’énergie. Je peux… Je peux la prendre ? »
Yanika me passa Naarashi. Elle était si légère ! Par sa faute, j’avais failli mourir… mais c’était aussi grâce à elle que j’étais toujours là vivant et avec un nouveau corps rien que pour moi. Je n’arrivais toujours pas à le croire. Je baissai les yeux sur mes bras. Tout était comme avant, rien n’avait changé à part… ma peau. Elle avait retrouvé son teint bleu clair de kadaelfe. La voir de nouveau normale me fit un effet bizarre. Je m’étais habitué à mon allure de démon. Je souris tout en caressant Naarashi.
— « Il semble que nous nous préoccupions pour rien, » commenta Weyna.
Je m’étonnai.
— « Vous vous préoccupiez ? »
— « Eh bien… Nous avions peur que tu rejettes le corps, » avoua Yanika. « Cela arrive parfois. Tu sais, comme quand quelqu’un rejette un membre artificiel. »
Je roulai les yeux.
— « Ce corps… Si je n’avais pas Kala en face de moi, je ne me serais même pas rendu compte qu’il avait changé. Je me sens exactement comme avec l’autre. Pourquoi je le rejetterais ? Mais dis-moi… tu aurais pu lui demander de me faire un corps plus résistant. Je suis sûre qu’une déesse comme Naarashi aurait su comment faire, pas vrai ? » dis-je, moitié-blagueur, souriant au petit écureuil, qui ne cessait de ronronner.
Yanika souffla.
— « Estime-toi heureux d’avoir ton esprit entier. Si nous avions tardé un peu plus, il aurait été trop tard. Tout aurait pu vraiment mal finir. »
Je sentis son aura s’assombrir et mon cœur se serra. Je m’imaginai ce que Yanika avait dû endurer tous ces jours. D’abord, elle avait recueilli l’esprit de Kala et le mien et coopéré avec le pouvoir de Naarashi, puis elle avait aidé celle-ci à se réincarner dans un écureuil et elle avait passé les cinq jours suivants ne sachant si son frère se réveillerait un jour, ni dans quel état. En comparaison, j’avais passé les puissantes runes du Cœur pour sauver Yanika sans savoir où j’entrais, uniquement pour finir par l’appeler à grands cris et lui demander de l’aide…
— « Je suis un frère indigne, » fis-je.
Yanika me regarda avec surprise, et parut comprendre.
— « Qu’est-ce que tu dis ? » sourit-elle. « Nous nous sommes promis à Donaportella de nous protéger mutuellement, tu te souviens ? Il n’y a pas de honte à demander de l’aide à ta petite sœur. J’ai aussi aidé Lust à sortir du Cœur. »
J’arquai un sourcil tremblotant, me tournant vers l’intéressé, qui détourna les yeux comme si de rien n’était.
— « Oh. Alors, je me sens mieux, » mentis-je.
Et je me levai. Bien que je n’aie rien mangé ces derniers jours, je me sentais en pleine forme. Peut-être que les énergies rémanentes du Jardin m’avaient alimenté ?
— « Si tu peux marcher, nous devrions continuer à avancer, » opina Weyna.
C’est ce que nous fîmes. Tandis que nous reprenions la marche, Galaka Dra m’expliqua qu’en passant le portail, nous avions atterri dans ces tunnels.
— « Bon, au début, moi aussi, j’étais inconscient, » avoua-t-il à ma surprise. « Pour activer le portail du Jardin, j’utilise tant d’énergie que je m’évanouis et je ne me réveille pas avant un bon bout de temps. D’après ton frère, cinq jours se sont écoulés depuis que nous sommes arrivés ici. Je suis presque sûr que c’est une des Salles du Donjon d’Éhilyn, plus concrètement le Labyrinthe Rimbell. Dans notre bibliothèque, il y avait un livre elfique qui traitait du sujet, mais… ni les cartes ni le livre ne semblent nous être d’une grande aide. Je sais seulement que Rimbell, en vieil elfique, signifie… mort. »
Je grimaçai et échangeai un regard avec Kala. J’observai son expression froncée avec curiosité. Les autres me voyaient-ils vraiment comme ça ? Je donnais une impression légèrement arrogante, moqueuse et têtue.
— « Qu’est-ce que tu regardes ? » grommela Kala.
Je souris, blagueur.
— « Je ne peux pas me regarder moi-même ? » Plus sérieux, je demandai : « Quand t’es-tu réveillé ? »
— « Mmpf. Il y a trois jours. Je ne suis pas aussi fragile que toi. »
— « Hum. Et c’est toi qui dis ça : toi, tu t’es évanoui tout juste après avoir franchi le portail du Cœur. Tu ne sais pas à quel point c’est étrange de sentir ton esprit se désagréger petit à petit. »
L’expression de Kala se ferma.
— « Je le sais parfaitement. »
Je me troublai. Oups… Bien sûr. Il faisait allusion aux expériences du laboratoire…
— « Désolé. Je suppose que tu en sais davantage que moi sur le sujet. »
— « Bah, » grogna-t-il, et il se fit pensif quand il admit : « C’est curieux, mais depuis que je me suis réveillé, j’ai l’impression que je ne me rappelle pas bien… la souffrance de mon corps antérieur. Même en essayant de me rappeler… Tu crois qu’après ça, nos esprits ne sont pas tout à fait complets ? » demanda-t-il à voix basse.
Je jetai un coup d’œil à Yanika, qui marchait juste derrière nous. Son aura, coupable et un peu frustrée, montrait clairement qu’elle nous avait entendus. Je me raclai la gorge.
— « Ne voulais-tu pas oublier cette souffrance ? Tu devrais être reconnaissant à ma sœur au lieu de le lui reprocher. »
— « Je ne le lui reproche pas ! » protesta Kala. « Yanika est la meilleure sœur au monde. Et c’est ma sœur, ne l’oublie pas. Quoi qu’il arrive, je suis toujours un Arunaeh. »
Son usurpation d’identité, qui m’ennuyait un peu avant, m’arracha cette fois-ci un tic nerveux.
— « Maintenant que j’y pense, pourquoi as-tu encore ces marques du Datsu sur la figure si tu n’as pas de Datsu ? »
— « Ça, Yani me l’a expliqué : à cause du sceau que m’a mis notre mère, j’étais relié à ce corps, même plus que toi, et aussi au Datsu, même s’il ne m’affectait pas, alors, qui sait pourquoi, les marques sont restées, » expliqua-t-il sur un ton de fanfaron. « Ça te dérange de savoir que tes marques se voient à peine, hein ? C’est sans doute que tu n’es pas aussi Arunaeh que moi ? » rit-il.
Je soufflai. Ce maudit Pixie… Cherchait-il la bagarre ? Je me tournai vers Yanika.
— « Est-ce vrai que mon Datsu ne se voit presque pas ? Je peux sentir sa présence, mais tout de suite je suis plus exaspéré que d’ordinaire dans une situation comme celle-ci, et il ne se libère pas. Je suppose qu’il ne fonctionne vraiment pas. » Yanika se mordit une lèvre et je m’empressai de dire : « Ah, mais je me sens parfaitement bien ! Il suffit juste de s’habituer… jusqu’à ce que nous retournions sur l’île de Taey. »
— « Tu t’en accommodes mieux que quand Yodah avait bloqué ton Datsu, » commenta Lustogan.
— « C’est vrai. Peut-être que je mûris ? » plaisantai-je.
Mon frère esquissa un sourire en coin.
— « Je ne crois pas. »
Que voulait-il dire par là ?
— « Frère. » Yanika me prit par la manche et plongea ses yeux noirs dans les miens, la mine grave. « Si tu perds le contrôle de tes sentiments, avertis-moi et je t’aiderai. Enfin… » elle hésita et avoua : « tout de suite, je ne peux pas, parce que ma tige n’est pas encore rétablie. »
Je déglutis. Après cinq jours, sa tige énergétique n’était pas encore rétablie ? Son manque manifeste de sommeil n’avait sans nul doute pas aidé… Je passai une main sur ses tresses roses, souriant.
— « Je vais bien, sœur. Arrête de t’inquiéter. Raconte-moi ce qui s’est passé ces derniers jours. »
Pendant que nous avancions dans le tunnel rougeâtre de darganite, Yanika me raconta plus en détail ce qui était arrivé dans le Cœur. Je ne compris pas bien ses explications plus techniques sur la bréjique, mais je compris à quel point il avait été difficile de sauver nos esprits et de guérir nos blessures. Naarashi ne nous avait pas séparés intentionnellement Kala et moi, mais elle nous avait sauvés de son plein gré. Qui aurait imaginé que, Kala et moi, nous nous séparerions un jour, et si vite… Moi, je m’étais fait à l’idée de vivre avec lui jusqu’à ma mort.
Yataranka, Saoko et Weyna ouvraient la marche. Délisio portait Bellim sur son dos : apparemment, les jambes du jeune mirol étaient estropiées et son orique, telle qu’il l’utilisait, ne lui permettait pas de léviter hors du Jardin. Quand nous fîmes la pause suivante, nous n’avions encore vu aucun autre croisement : le tunnel continuait, descendant et montant, presque tout droit ; les parois, bien qu’érodées par l’eau, présentaient de claires traces de gravure et de figures à moitié reconnaissables de créatures étranges et de saïjits armés. Étions-nous dans les ruines de quelque mausolée ? Mais pourquoi faire un mausolée labyrinthique ? Si Zélif avait été avec nous, avec son perceptisme, nous aurions pu localiser les autres tunnels et peut-être même le portail de sortie : ainsi, Lustogan et moi aurions pu nous ouvrir un chemin jusqu’à celui-ci. Malheureusement, les Ragasakis étaient très loin de là.
— « C’est la dernière ration de nourriture qu’il nous reste, » annonça Jiyari tout en tournant la baparya dans la casserole.
La nouvelle nous préoccupa tous. Les millénaires, peu habitués à penser aux repas et à la survie, avaient l’air d’enfants découvrant un monde nouveau. La marche les avait exténués ; rien d’étonnant, étant donné qu’ils éprouvaient rarement la fatigue dans le Jardin.
— « Et l’eau ? » demanda Galaka Dra. « Elle aussi est nécessaire pour vivre ici, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, nous n’avons croisé aucun ruisseau pour remplir les outres. C’est un problème sérieux ! J’ai lu que, dans une atmosphère chaude, on peut mourir de déshydratation en quelques heures. »
Plus que préoccupé, cet humain avait l’air enthousiaste…
— « Les parois sont couvertes de gouttes d’eau, » intervint Saoko. Appuyé contre le tunnel, le drow affilait ses couteaux. Il affirma, sur un ton las : « Nous ne mourrons pas de soif. »
Nous partageâmes équitablement la baparya et mangeâmes avec avidité. Par curiosité, je tendis un grain de céréale à Naarashi, et la boule de poil sortit sa langue râpeuse, lécha le grain et l’avala avec un visible plaisir. Je souris. Ma créatrice avait bon appétit. Une brusque pensée traversa mon esprit et je reposai mon bol vide en demandant :
— « Le corps de Tchag a-t-il lui aussi été créé par Naarashi ? »
Galaka Dra et Weyna échangèrent un regard. La seconde acquiesça, avalant sa bouchée.
— « Irsa a un lien spécial avec Naarashi. Elles ont construit le corps ensemble : un corps qui ne vieillisse pas, petit, agile et capable de se dissimuler. »
Délisio ajouta quelque chose si bas qu’on ne l’entendit pas. Yataranka traduisit :
— « Délisio aussi a aidé à concevoir le corps. »
— « C’est un fabricant de génie, » affirma Bellim.
Délisio s’empourpra de plaisir et murmura :
— « J’aimerais connaître d’autres génies et pouvoir parler avec eux. »
Ses amis sourirent. La perspective de découvrir le monde les enthousiasmait. Bien qu’il soit fatigué, Galaka Dra insista pour continuer à bavarder, posant des questions sur les nouveautés du monde, et Yanika, Kala, Jiyari et moi, nous finîmes par raconter nos aventures avec les Ragasakis, mentionnant les dokohis et les vampires, mais aussi les merveilles de la vie moderne comme le téléphérique, les thermes de Skabra, la bibliothèque de Donaportella et les gâteaux de Kali. Les millénaires étaient fascinés par chaque changement ou innovation ; les nouveautés avaient été si rares dans le Jardin…
Le sommeil s’empara peu à peu du groupe et nous nous préparâmes tous à dormir. Yataranka montait le premier tour de garde. Épuisée par cinq jours d’inquiétude, Yanika s’était endormie la première et j’étendis soigneusement sur elle une couverture avant de m’allonger à ses côtés, les bras croisés derrière la tête. Malgré le sommeil, je ne parvenais pas à dormir. Peut-être parce que mon Datsu ne fonctionnait pas et que je tournais dans ma tête tout ce qui était arrivé ? Ou peut-être parce que je ne me sentais pas tout à fait à l’aise dans mon nouveau corps ? Les autres dormaient depuis un moment déjà quand je sentis une boule de poils grimper sur mon bras et je baissai les yeux sur Naarashi. Je ne savais pas pourquoi, chaque fois que je la regardais, mon cœur s’emplissait de tendresse et de fascination. Je la caressai, sachant que cela lui plaisait. Ronronnant, Naarashi se blottit contre ma poitrine sans crainte. Elle était donc si confiante ? Soudain, je sentis ses petites dents sur ma peau et je me raidis. Que diables… ? Une agréable chaleur me parcourut tout entier et je me détendis presque aussitôt. Un… sortilège ? Naarashi n’avait-elle pas perdu tout son pouvoir ? Je fermai les yeux, envahi d’une profonde paix.
Avec une déesse aussi douce qu’elle, comment pouvais-je rejeter le corps qu’elle m’avait créé ? Un sourire moqueur étira mes lèvres. Quand je raconterais à Livon tout ce qui s’était passé dans le Jardin, il allait être surpris.