Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
Bellim lévitait rapidement, coupant au plus court à travers l’air, sans avoir à monter ou à descendre de collines, et Kala et moi nous retrouvâmes bientôt en arrière. Il s’arrêtait de temps à autre pour nous attendre, mais il repartait dès que nous le rattrapions. On aurait presque dit qu’il voulait fuir ma conversation. Malgré ses tentatives pour paraître tranquille, il était clair que la présence d’étrangers le rendait nerveux. Rien d’étonnant étant donné la vie d’ermite que menaient ces millénaires.
Voulant montrer que ce corps était aussi le sien, Kala avançait à grandes enjambées. Je le laissai faire et examinai Bellim. Sur son gilet court et ouvert, il y avait trois cercles mauves disposés en triangle. Le même symbole que portait Galaka Dra sur sa tunique. Son ample pantalon blanc était orné de filigranes de… d’or ? J’arquai un sourcil. Une telle ostentation était une claire provocation pour les aventuriers avides de richesses.
Nous approchions déjà des murailles blanches extérieures de la citadelle, arpentant une allée pavée bordée de fleurs, quand je demandai :
— « Bellim. Tu n’es jamais fatigué de léviter ? »
Le démon arqua un sourcil et ralentit un peu le rythme, hochant négativement la tête.
— « Non. »
— « Comment fais-tu ? » m’intéressai-je. « Je n’ai jamais appris à léviter correctement, mais je sais que les lévitateurs dépensent pas mal d’énergie de la tige rien que pour contrebalancer le poids. Transporter quelqu’un en haut du Précipice du Courage, par exemple, doit être exténuant. »
Bellim cligna des paupières, surpris. Avant qu’il ne me tourne le dos, j’aperçus une légère rougeur sur ses joues.
— « Ce n’est pas si compliqué, » assura-t-il. « La vérité, c’est que… ça ne me fatigue pas du tout. »
Je gardai le silence, intrigué, pendant que Kala avançait. Si c’était vrai, Bellim était sans nul doute le meilleur lévitateur que je connaisse. Peut-être parce que c’était un démon ? Ou plutôt parce qu’il savait combiner son orique avec les énergies du Jardin ?
Les portes de la citadelle étaient ouvertes de part en part et, vu la poussière accumulée sur celles-ci, je devinai qu’elles ne s’étaient pas fermées depuis très longtemps. Elles portaient des marques de coups. D’épées ? De haches ? Soudain, des images de saïjits armés vêtus de noir m’assaillirent : alors qu’une pluie de flèches de feu leur tombait dessus, ils couraient vers les portes fermées en criant : « mourez, immortels ! ». Je clignai des yeux. Pourquoi diables pensais-je à ça maintenant ? Était-ce simplement mon imagination ? Non. C’était clairement un souvenir. Un souvenir de cet endroit.
— « À qui appartenait la citadelle avant que vous ne veniez ? » demandai-je à Bellim.
— « Avant ? Il y a eu les zads et les nécromants. Mais avant eux, il y avait un peuple d’elfes, » dit le garçon, s’arrêtant devant les portes. Il leva les yeux vers l’écusson gravé dans la pierre. « Tu vois le cercle avec l’étoile au milieu ? Il représente Éol. C’était le symbole de ce peuple. Le symbole de l’éternité. »
— « Un Éol ? » répétai-je. Je me redressai. « Un Œil d’Éol ? »
Bellim acquiesça, se tournant à moitié.
— « La caverne est entourée de roche-éternelle, alors, quelques rares fois, ils voyaient des Yeux d’Éol passer au travers. Quand nous sommes arrivés ici, les parois s’étaient déjà recouvertes de granite et maintenant la roche-éternelle n’est visible qu’à de rares endroits. Moi, je n’ai vu un Éol qu’une fois, il y a… »
Il réfléchit et je devinai qu’il ne se rappelait pas combien de temps s’était écoulé depuis. Mais… il en avait vraiment vu un ! J’inspirai.
— « Cela m’intéresse. Comment était-il ? »
— « Oh… » Bellim fronça les sourcils. « Eh bien… Je l’ai vu de loin, mais… ce que j’ai vu, c’était une sphère brillante. »
— « Une sphère brillante, » répétai-je. Je tentai de me l’imaginer, mais l’explication était plutôt vague. « Et rien d’autre ? Tu n’as rien vu d’autre ? »
— « On ne peut pas voir un Œil d’Éol comme on voit une créature avec un corps, » dit soudain une voix. Lustogan était appuyé près de l’entrée. Il s’écarta de la muraille, affirmant : « Ce sont, essentiellement, des créatures d’énergie. C’est pour cela qu’ils sont capables de traverser la roche. »
J’esquissai un sourire en le voyant. À la façon de parler de mon frère, j’imaginai que tout allait bien. S’arrêtant devant moi, Lustogan ajouta :
— « Telkémite. »
Face à ma moue déconcertée, il indiqua le symbole d’Éol au-dessus des portes sans le regarder et affirma :
— « Je gagne. »
J’ouvris grand les yeux, comprenant enfin. J’avais complètement oublié le pari que nous avions fait en chemin : le dernier qui trouvait une nouvelle roche avant d’arriver à la citadelle l’emportait. Je m’arrêtai net. J’étais sur le point de franchir les portes et, autour de moi, il n’y avait aucune roche que nous n’ayons déjà mentionnée… Je souris à mon frère avec gouaillerie.
— « Désolé, mais c’est moi qui gagne le pari. » J’enfouis la main dans ma poche, énonçant : « Diamant de Kron. »
À ma surprise, Lustogan me répondit avec le même sourire.
— « Recourir au diamant que je t’ai donné… Est-ce si terrible de perdre ? » Il sortit un objet lumineux de sa poche et le lança en l’air en disant : « Pierre de lune. »
Ashgavar… Je ravalai ma salive. J’avais gaffé. Si, au lieu du diamant, j’avais sorti ma pierre de lune, Lust n’aurait pas pu sortir la sienne et j’aurais gagné. Je pensai à l’amulette d’Anuhi, mais elle était faite de darshabline, un alliage, et cela ne comptait pas comme une roche. La pierre de serment du Temple du Vent était en copadienne, une roche que nous avions déjà mentionnée en chemin…
J’entendis un « fufufu » contenu et regardai mon frère avec étonnement. Était-il en train de rire ? Mar-haï, ces derniers temps, il avait l’air plus joyeux qu’autrefois. J’esquissai un sourire et, levant les mains derrière ma tête, je franchis le seuil en répliquant :
— « Certaines défaites valent la peine. Enfin… » je lui adressai de biais une moue goguenarde, « toi, tu es déjà arrivé à la citadelle depuis un moment, alors, en fait, c’est moi qui gagne. » Je reçus une rafale d’orique railleuse qui ébouriffa mes cheveux et je plaisantai : « Bah ! C’est qui le mauvais perdant, là ? As-tu si peur que l’élève surpasse son maître ? »
— « Si tu rêves de me surpasser, apprends d’abord à perdre. »
Bellim venait de nous dépasser en lévitant, à l’intérieur de la citadelle, quand j’entendis un cri et vis Jiyari descendre rapidement les longs escaliers.
— « Grand Chamane ! Tu es vivant, Tatako soit loué ! Les plantes n-ne t’ont pas blessé ? Ç-ça va ? »
Il perdit l’équilibre et, me rendant compte que je ne pouvais amortir sa chute avec l’orique, je m’élançai avec le même empressement que Kala, si bien que nous reçûmes le Pixie de plein fouet et tombâmes tous deux contre le sol pavé.
— « Aïe aïe aïe, » marmonnai-je, massant mon épaule. « Ça allait jusqu’à maintenant, Champion. »
— « Je suis désolé ! » se lamenta-t-il, mortifié.
— « Ce n’est rien, » répliquai-je.
— « Et toi ? Tu vas bien ? » se préoccupa Kala tandis que je l’aidais à se relever.
— « Ah ! Ça va, ça va ! » rit Jiyari, se frottant le cou.
Je me baissai pour ramasser le cahier qu’il avait laissé tomber en dégringolant. Il était ouvert et, jetant un coup d’œil au dessin de la page déployée, je reconnus le clocher le plus haut de la citadelle. Le tracé était plus grossier que d’habitude, comme s’il avait trop appuyé le crayon, par nervosité. S’était-il tant inquiété pour le Grand Chamane ? Je me raclai la gorge et rendis le cahier à Jiyari sans un mot. Je levai les yeux. Saoko descendait les escaliers avec plus de tranquillité et, arrivant en bas, il posa avec désinvolture une main sur le pommeau de son cimeterre, commentant sur un ton las :
— « Alors tu es vivant. »
Kala sourit.
— « Évidemment : quelques plantes ne vont pas arrêter le Golem d’Acier. »
“Je te rappelle que, toi, tu n’as absolument rien fait,” lui soufflai-je, amusé. Puis je fronçai les sourcils, jetant un regard alentour.
— « Où est Yanika ? »
— « Elle est partie avec Weyna, » expliqua Jiyari. « Elle a été la première à sortir de ce labyrinthe de plantes. Il y a environ deux heures, elle est descendue ici pour voir si tu étais revenu, mais nous avons à peine pu parler avec elle, parce qu’apparemment, Weyna voulait lui montrer quelque chose de spécial. »
— « Et vous l’avez laissée y aller toute seule ? » haletai-je, incrédule.
— « Euh… Weyna ne voulait pas qu’on la suive, » toussota le Pixie blond, embarrassé.
Je me tournai vers Lustogan et celui-ci répliqua :
— « Yanika a insisté pour y aller seule. »
— « Ne t’inquiète pas, je ne crois pas que cette Weyna ait de mauvaises intentions, » assura Jiyari. « Yanika dit qu’apparemment, Irshae Arunaeh lui ressemblait beaucoup. Elle avait les mêmes cheveux roses et les mêmes yeux. Et de fait… c’est vrai. Je l’ai vue, » déclara-t-il. « Dans les souvenirs de cet endroit. »
Les souvenirs de cet endroit ? Un instant, l’image de la citadelle m’apparut, identique à celle d’aujourd’hui, mais avec deux groupes d’enfants qui s’affrontaient, les uns à l’intérieur, les autres devant la porte, armés de lances et de pierres. Dans ce dernier groupe, tous avaient des yeux rouges et des marques noires sur le visage. C’étaient des démons, compris-je. Je clignai des yeux et l’image s’évanouit…
— « Je comprends, » dis-je, faisant un pas en avant.
— « Tu comprends ? » répéta Jiyari, perplexe. Et il ouvrit grand les yeux. « Alors, toi aussi, tu vois ces souvenirs, n’est-ce pas ? Ils n’ont pas arrêté de m’assaillir depuis que je suis ici… Toi aussi, tu les vois ? »
Kala acquiesça. Et comment : à présent, je venais de voir un autre souvenir dans lequel Irshae entrait dans la citadelle, portant un panier empli de fleurs. Aydjin la saluait avec un grand sourire…
— « Curieux, » commenta Lustogan.
— « Mm, » acquiesça Jiyari, les sourcils froncés. « C’est comme si quelque chose, en nous, attirait les souvenirs de cet endroit. Peut-être parce nous avons déjà vécu ici autrefois ? »
Je secouai la tête.
— « Va savoir. Où est Galaka Dra ? » demandai-je, me tournant vers Bellim.
Le lévitateur indiqua les escaliers.
— « Il doit être en haut. Je vais vous guider. »
— « Mais Yataranka nous a dit de ne pas bouger d’ici… » objecta Jiyari, nerveux.
Ses yeux, inquiets, se tournèrent vers les toits des maisons. J’arquai un sourcil. Yataranka était-elle aussi une lévitatrice ? Nous avions commencé à monter les escaliers quand je la vis enfin, debout, sur un toit proche. Elle ne lévitait pas. Dissimulant son visage, elle portait une capuche et, entre ses mains, je perçus l’éclat de plusieurs couteaux. Diables… Cela ne m’étonnait pas que Jiyari la regarde avec appréhension.
— « Je m’occupe d’eux, Yataranka, » fit Bellim, haussant la voix. « Ne te tracasse pas. Ils n’ont pas l’air de mauvaises gens. »
Je remerciai intérieurement le démon de ces paroles ; cependant, Yataranka ne bougea pas d’un millimètre et continua à nous observer avec effronterie. Nous avions monté un quart des escaliers quand je jetai un coup d’œil en arrière. L’encapuchonnée avait disparu. Nous avait-elle suivis ?
Kala posa une main sur le bras de Jiyari en disant :
— « Tu es avec moi : tu n’as rien à craindre. »
Il passa devant, d’une démarche de conquérant. Connaissant Jiyari, je devinai sa mine admirative et j’esquissai un sourire en coin. Assurément, l’excès de confiance de Kala était admirable.
Les escaliers nous parurent rapidement interminables. Combien de marches avaient-ils ? Vers la moitié, je commençai à les compter, mais parfois un souvenir de la citadelle m’assaillait et je perdais le fil : je voyais des enfants aux fenêtres, des sourires, des lamentations, des regards de haine… En arrivant tout en haut, je multipliai par deux le résultat et commentai :
— « Mar-haï, cinq-cents marches environ ! »
Ce n’était pas autant que Makabath, mais c’était tout de même impressionnant.
— « Cinq-cent-soixante-douze. »
Je me tournai vers l’expression sérieuse de Lustogan, surpris. Les avait-il toutes comptées depuis le début ?
— « C’est curieux, » intervint Jiyari. « Je ne me sens pas fatigué. »
Bellim fronça légèrement les sourcils, l’air attristé, puis nous tourna le dos et expliqua :
— « Si les muscles regénèrent leur énergie, la fatigue disparaît. Au Jardin, vous ne pouvez pas vous fatiguer en montant des escaliers à pied. Il faudrait courir pour ça. » Nous le regardâmes, abasourdis. Cet endroit était si étrange… « Je vais aller chercher Galaka Dra. Attendez-moi ici. »
Il s’éloigna en lévitant vers une des maisons qui entouraient l’esplanade, mais il en ressortit aussitôt et se dirigea vers la tour qui se dressait au centre : le clocher avec sa cloche rouge au sommet. Il frappa à la porte et la poussa.
— « Galaka ? Weyna ? Vous êtes là ? » demanda-t-il.
N’osait-il pas entrer ? Ne recevant pas de réponse, Bellim appela :
— « Délisio ? »
Le démon nous regarda et, après une hésitation, il disparut à l’intérieur de la tour, refermant la porte derrière lui. Yanika était-elle là-dedans ? L’inquiétude m’envahissait comme un serpent insidieux. Saoko, Jiyari, Kala, Lustogan et moi, nous patientâmes un moment en silence, puis je lançai :
— « Tu ne t’attendais pas à ça, hein, frère ? Tchag, la fondatrice de notre clan. La ‘créature hyperactive’ dont tu parlais ce matin… est une Arunaeh. »
Je pouffai discrètement. Lustogan demeura impassible. Puis il commenta :
— « Je suis impressionné de voir que la citadelle se conserve en si bon état après tant de milliers d’années. »
— « Ne change pas de sujet, » soufflai-je, et j’acquiesçai, jetant un coup d’œil au sol pavé et aux maisons. « Peut-être que les énergies de ce Jardin ont quelque chose à voir. Attah, » marmonnai-je, impatient. « Que diables font-ils là-dedans ? » J’hésitai. Rien que de penser que Yanika était dans cette tour, seule avec quatre millénaires… « Je vais voir ce qui se passe. »
Je m’approchai de la porte de la tour. J’allais l’atteindre quand une ombre passa rapidement devant mes yeux et s’interposa sur mon chemin. C’était l’encapuchonnée aux couteaux… Je m’arrêtai, assombri.
— « Yataranka, n’est-ce pas ? »
Étant si proche, je pouvais voir son visage : son aspect était celui d’une jeune fille d’à peine quinze ans, aux cheveux noirs, à la peau blanche et aux traits fins. Deux vieilles cicatrices sillonnaient sa joue droite. Ses yeux me transperçaient comme deux dagues et je sentis que mon Datsu se libérait légèrement.
— « Désolé, mais… je peux passer ? » demandai-je.
Yataranka garda le silence. Elle n’était pas muette, au moins ? Non, elle avait plutôt l’air d’avoir un caractère renfermé…
— « Dis-moi, » fis-je. « As-tu déjà utilisé ces couteaux contre d’autres saïjits ? »
La millénaire au teint pâle m’adressa un sourire qui me donna des frissons.
— « Bien sûr, » dit-elle.
Derrière moi, j’entendis la voix tremblotante de Jiyari :
— « G-Grand Chamane, ne t’approche pas trop ! »
Saoko se racla la gorge.
— « Drey. As-tu besoin d’aide pour t’ouvrir un chemin ? »
Attah… je ne voulais pas avoir recours à la violence.
— « Si nous entrions ensemble, qu’en dis-tu ? » proposai-je.
Yataranka ouvrit grand les yeux, prise par surprise.
— « Heiin ? Ensemble ? »
— « Oui, comme ça, tu peux protéger tes compagnons et je peux vérifier que ma sœur va bien. Si tu ne me laisses pas la voir, je vais finir par penser que vous lui avez fait du mal, » raisonnai-je.
Yataranka demeura silencieuse quelques instants. Alors, elle acquiesça.
— « D’accord. »
— « Heiiin ? » fis-je à mon tour, stupéfait. Elle avait accepté ? Si facilement ? Je souris, soulagé. « Merci. »
Yataranka fit une moue.
— « Mais, avant, réponds à ma question. Cette fille… jusqu’à quel point la considères-tu comme ta sœur ? »
Je la regardai, ahuri.
— « Jusqu’à quel point… ? Mar-haï, Yanika est ma sœur depuis qu’elle est née. Nous avons les mêmes parents. »
— « C’est tout ? » murmura Yataranka. « Alors… une sœur ne l’est que parce qu’elle a les mêmes parents. C’est grotesque. »
Elle leva sa main armée de couteaux de jet et Saoko fit glisser son cimeterre dans son fourreau…
— « Non ! » répliquai-je, nerveux, écartant les bras. À quoi pensaient ces brutes ? Je serrai les dents. « Disons qu’au premier sens du terme, c’est ce qu’est une sœur, mais Yanika est beaucoup plus qu’une sœur pour moi. Depuis qu’elle est toute petite, je me suis occupée d’elle. S’il lui arrive quelque chose, jamais je ne me le pardonnerai. »
Yataranka me transperçait du regard.
— « Tu veux dire que tu n’éprouves pas de tendresse, mais que tu la protèges par sens du devoir. Grotesque, mais ça me va, » dit-elle, rangeant ses couteaux.
Je fis une moue incrédule.
— « Comment ça, je n’éprouve pas de tendresse ? »
Yataranka arqua un sourcil.
— « Tu l’aimes ? »
Très conscient de la présence de Lustogan, de Jiyari et de Saoko, je soufflai de biais, gêné. Et Kala croassa :
— « Bien sûr ! Quelle question ! Nous l’aimons de tout notre cœur. Pas vrai, Drey ? »
J’acquiesçai, émettant une petite toux amusée.
— « Vrai. »
Cette millénaire avait-elle quelque traumatisme lié à un frère ou une sœur ? Dieux… En tout cas, Yataranka se montra satisfaite de mes réponses et poussa la porte de la tour.
— « Ils veulent entrer, » annonça-t-elle, franchissant le seuil. « Ils peuvent ? »
Je n’entendis aucune réponse, mais nous entrâmes malgré tout. Le rez-de-chaussée se composait d’une seule grande pièce, emplie d’ustensiles de toutes sortes. De larges escaliers menaient aux étages supérieurs. Assis entre un énorme engin métallique et un tas d’affaires, un jeune elfocane blond aux yeux verts manipulait une petite boîte. Il nous observa, nous sourit et murmura quelque chose si bas que je ne compris pas un mot.
Yataranka acquiesça cependant.
— « Délisio dit qu’ils sont au deuxième étage. Si tu touches à tes armes, aventurier, » ajouta-t-elle, s’adressant à Saoko, « j’utiliserai les miennes. »
Accentuant son expression lasse, le Brassarien ne répondit pas. J’enfouis mes mains dans mes poches et, gonflant la poitrine, Kala fit :
— « Alors comme ça, tu es Délisio. Moi, c’est Kala. »
— « Et moi, Drey, » dis-je avec plus de modestie. « Enchanté. »
L’elfocane cligna des yeux et se leva, sans lâcher la petite boîte. Il murmura de nouveau. Je grimaçai, m’avançant.
— « Désolé, mais je ne t’entends pas. »
— « Pardon… » murmura-t-il sans hausser la voix. « Je disais que c’est la première fois que je rencontre deux personnes dans un même corps. Je me sens véritablement enthousiastique. »
J’esquissai un sourire. Vu le ton sur lequel il le disait, on ne l’aurait pas dit.
— « Enthousiaste, tu veux dire, je suppose, » observai-je. « Si tu n’y vois pas d’inconvénients, nous allons monter au deuxième étage. »
— « J’aimerais pouvoir vous accompagner, » répondit-il dans un filet de voix, agitant sa petite boîte, « mais je dois terminer le tracé, sinon il s’effilochera. »
— « Tu es magariste ? » demanda Lustogan.
Je sursautai en me rendant compte que mon frère s’était approché et s’était arrêté près de moi. Délisio sourit, sortit des lunettes de sa poche et les mit.
— « Je suis magariste, » confirma-t-il finalement. Il indiqua tout le bric-à-brac qui nous entourait dans la pièce. « Durant longtemps, j’ai cru que ce n’était pas mon fort, jusqu’au jour où un aventurier m’a dit que j’étais très habile. J’aimerais pouvoir vous montrer mes arts comme je l’ai fait avec lui. C’est très intéressant et c’est amusant. »
Il posa une main sur mon épaule, comme pour donner plus de poids à ses paroles murmurées.
— « Je n’en doute pas, » fis-je, me raclant la gorge. « Et merci pour ton offre, mais nous pensons partir d’ici dès que nous pourrons. Nous sommes un peu pressés… »
— « J’aimerais pouvoir aller avec vous, » avoua Délisio. Face à ma moue perplexe, il revint à sa place et s’assit en ajoutant toujours dans un chuchotement : « J’aimerais être pressé. Ça a l’air… amusant. »
Je déglutis. Yataranka et Weyna n’étaient pas des personnes avec qui il était facile de traiter, mais Délisio… c’était un autre niveau.
Voyant que Yataranka montait déjà les escaliers, nous la suivîmes. Le premier étage était plein de caisses ; certaines formaient les marches de l’escalier suivant pour monter au deuxième étage. Les escaliers de pierre avaient été détruits depuis longtemps. Je me demandais justement comment c’était arrivé quand, brusquement, le bruit d’une explosion me frappa avec une telle force que je perdis l’équilibre. La main de Saoko me rétablit sur mes pieds et Lustogan fit de même avec Jiyari. Visiblement, celui-ci avait entendu l’explosion comme moi, contrairement à Saoko et à mon frère.
— « Un… souvenir ? » murmurai-je. Cela avait eu l’air si réel… J’adressai un geste de la tête au Brassarien. « Merci, Saoko. Tu as de bons réflexes. »
Saoko répondit par un simple grognement sourd d’agacement. Je repris l’ascension, les oreilles encore étourdies par l’explosion. Qui avait pu vouloir faire exploser cette tour dans le passé ?
Nous arrivâmes enfin au deuxième étage. Celui-ci n’avait pour plafond que celui du sommet de la tour, couronné par le clocher. Des escaliers de pierre montaient le long des parois jusqu’à la cloche rouge. Mon regard, cependant, ne s’attarda pas en hauteur et je le baissai rapidement lorsque je perçus l’éclat rose de la chevelure de Yanika : ma sœur était debout, au centre de la salle, devant un piédestal. Sur celui-ci, se dressait une boule mauve d’environ trois empans de diamètre.
— « Yanika ! » m’écriai-je.
Galaka Dra et Weyna se trouvaient sur un côté de la salle, de même que Bellim. Que faisait Yanika toute seule au centre ? Et qu’étaient ces lignes de lumière sur le sol ? Des runes ? Mon inquiétude s’accrut en voyant que ma sœur ne se retournait pas.
— « Yanika ! » répétai-je.
Lustogan l’appela à son tour. Rien. Notre sœur était captivée par cette boule mauve suspecte. Je fis un pas en avant.
— « Ne t’approche pas, c’est dangereux ! » lança soudain la voix de Galaka Dra.
Il avançait vers nous avec Bellim et Weyna, prenant soin de ne pas entrer dans les cercles runiques. Mon Datsu trembla, je serrai les dents et Kala grogna :
— « Qu’est-ce que vous faites à ma sœur ? »
Galaka était particulièrement pâle. Weyna déclara :
— « Le Cœur voulait la tester. »
Jiyari et moi ouvrîmes grand les yeux, confus.
— « La tester ? » répétai-je.
— « Le… Cœur ? » murmura Jiyari.
— « Naarashi, la déesse du Jardin, » expliqua Yataranka sur un ton brusque.
— « C’est Elle, le Jardin, » précisa Galaka Dra faisant un pas vers nous. « Le Cœur crée l’énergie et la barrière, il garde les souvenirs et nous donne l’immortalité… Il n’est pas né d’un coup, mais il a accumulé son savoir avec le temps et créé une conscience. Normalement, il ne parle pas et se contente d’arracher les souvenirs des aventuriers qui abandonnent le Jardin ou y meurent, mais aujourd’hui… »
— « Aujourd’hui, le Cœur espère que son souhait va s’accomplir, » déclara Weyna. L’elfe se tourna vers Yanika avec des yeux pénétrants. « Irsa le lui a promis il y a longtemps. »
— « Son souhait ? » demanda Jiyari. « Quel souhait ? »
Les quatre millénaires échangèrent un regard. Galaka Dra secoua la tête, expliquant :
— « Le Jardin souhaite être détruit. »
Je demeurai pétrifié. Le Cœur voulait s’auto-détruire ?
— « Alors, pour cette promesse, vous avez osé mettre Yanika en danger, » déclarai-je avec froideur.
— « Elle a accepté, » se défendit Weyna.
— « Je le croirai quand elle me le dira elle-même, » répliquai-je.
— « Pourquoi souhaitez-vous que le Jardin soit détruit ? » intervint Lustogan avec un calme remarquable. Seul son Datsu légèrement libéré trahissait sa préoccupation.
— « C’est vrai, » commenta Jiyari. « Le Jardin vous protège. Pourquoi le détruire maintenant ? »
Les millénaires affichèrent des expressions variées. Weyna était comme résignée, Galaka Dra déterminé, Bellim incertain. Yataranka demeura impavide quand elle dit :
— « Comme tu dis, le Cœur nous a protégés de la mort durant mille ans. Si nous ne l’aidons pas à réaliser son souhait après tout ce qu’il a fait pour nous, nous ne sommes que vermine. »
Ils étaient donc prêts à abandonner leur vie immortelle… Mais pourquoi pensaient-ils que Yanika était capable de détruire cet orbe ? N’aurait-il pas été plus facile de demander cela à Lustogan et à moi, qui étions destructeurs ? Quelle sorte d’entité était Naarashi ?
Weyna serra les poings.
— « En tant qu’amis d’Irsa, il est de notre devoir de l’aider à accomplir sa promesse envers Naarashi. Irsa a promis de la sauver en anéantissant la barrière du Jardin et en scellant Naarashi dans son esprit pour qu’elle puisse continuer à vivre. »
— « Quoi ? » fis-je sans comprendre. Voulaient-ils la détruire et la sauver en même temps ?
— « Sauver notre déesse en lui donnant un refuge, » affirma Weyna. « Cependant, nos tentatives n’ont pas fonctionné et Irsa a quitté le Jardin pour chercher une solution. À cette époque, nous ne savions pas encore que celui qui sort perd les souvenirs de cet endroit. Nous le soupçonnions, mais nous n’en étions pas sûrs. Ça a été une erreur de la laisser partir… du moins c’est ce que j’ai toujours pensé, mais… » L’elfe jeta un coup d’œil froncé à Yanika, debout, devant le piédestal. « Si Irsa a fondé un clan de bréjistes, c’est sûrement en partie parce que des bribes de souvenirs lui disaient que la bréjique était l’unique façon de sauver Naarashi. Néanmoins, elle-même n’a rien réussi avec sa bréjique quand elle est revenue… tout comme moi, elle n’a jamais été très studieuse. Contrairement à Lotus Arunaeh, bien que lui non plus n’ait pas obtenu de meilleurs résultats il y a soixante ans, mais il nous a rendu l’espoir : il a promis à Irsa qu’il enverrait un Arunaeh capable de sceller le Cœur de Naarashi sans le détruire. Lotus n’est pas réapparu depuis, mais si c’est lui qui vous a guidés jusqu’au donjon d’Éhilyn, il a tenu sa promesse, car… » ses yeux scrutèrent Yanika, « il nous a envoyé pas moins qu’une héritière Scelliste du clan. Si Naarashi accepte de se réfugier en elle, le reste dépendra des habilités bréjiques de Yanika pour la sceller. »
J’écoutai les paroles de Weyna, l’esprit de plus en plus confus et effrayé. Les millénaires voulaient sauver cette boule mauve ? Alors qu’ils savaient que ce n’était même pas une personne ? Sérieusement ? Voulaient-ils vraiment qu’une conscience capable de créer une énergie comme celle du Jardin se réfugie dans l’esprit de Yanika ? Sérieusement ?!
Et ma sœur avait accepté…
— « Yani… » balbutiai-je.
Elle était toujours immobile, devant la boule, étrangère au monde qui l’entourait. La conversation se transforma à mes oreilles en un bourdonnement diffus. J’aperçus le regard curieux de Yataranka. Je l’ignorai et fis un pas vers les runes. Celles-ci émettaient une lumière bleutée iridescente.
— « Non, n’avance pas ! » s’exclama aussitôt Galaka Dra. « Ne passe pas la ligne ; sinon vous pourriez mourir tous les deux. Le Cœur est capricieux et il craint ce qu’il ne connaît pas… »
Espérait-il peut-être que j’allais rester assis à regarder comment Yanika se débrouillait pour lutter contre une “déesse” capricieuse ? Je soufflai de biais, mais hésitai, un pied frôlant la ligne. Je ne voulais pas gaffer…
Soudain, quelque chose me frappa à la tempe. Un millénaire ? Non, c’était une présence bien plus puissante. Il me sembla que je m’étais changé en air et qu’un dragon était en train de m’aspirer. Je ne pouvais pas fuir. Était-ce là… le pouvoir du Cœur ? Mais je n’avais même pas franchi la ligne ! Je m’étais seulement approché… Je suffoquais. Les images affluaient dans mon esprit, l’une après l’autre : des elfes, des plantes, des nécromanciens, des enfants, des démons, des sourires et du sang et des fleurs, des insectes et souffrances… Je me retrouvai rapidement saturé d’informations à tel point que mon esprit brûlait… Je luttais pour respirer. Quelqu’un m’agrippait par la taille. Un autre par le bras. Et un autre par les cheveux. Que diables ? J’avais enfin recouvré ma capacité de mouvement : je m’agitai et me libérai de Lustogan, de Jiyari et de Saoko, sentant que je traînais un poids plus lourd que d’ordinaire. Je clignai des yeux face à la lumière. Nous nous trouvions dans une grande cour avec des maisons en bois décorées ; elles me rappelèrent aussitôt la ville thermale de Skabra. Je restai à regarder l’endroit durant un moment, stupéfait. Avions-nous donc passé le portail pour sortir du Jardin ? Mais… que faisions-nous à la Superficie ? Une pluie fine tombait du ciel plombé. Et Yanika ? Je me retournai, ayant l’impression de porter un sac lourd sur mes épaules. Tout était silencieux.
— « Yanika ! » appelai-je.
— « Je doute qu’elle t’entende, » commenta Lustogan, se levant à son tour. « Cet endroit n’est pas réel. »
Je le regardai, saisi.
— « Il n’est pas réel ? Que veux-tu dire ? »
Un éclat railleur passa dans les yeux de Lust.
— « Ne te sens-tu pas un peu lourd, frère ? Comme si tu portais une charge inutile ? »
— « Qui traites-tu d’inutile ? » protesta soudain une voix derrière moi.
Surpris, je me tournai, pour constater qu’il n’y avait personne. À moins que… Un frisson me parcourut tout entier.
— « Kala ? »
Le Golem d’Acier était collé à mon dos. Étant plus petit que moi, ses jambes pendaient en l’air à quelques centimètres du sol. Le cœur accéléré, je soufflai et convins :
— « Ceci n’est pas réel. Ça n’a pas de sens que j’aie un Pixie suspendu à mon dos. »
— « Si je suis suspendu, c’est ta faute, » grogna Kala. « Tu veux bien arrêter de t’accrocher à moi ? »
— « Je le ferais si je pouvais, » répliquai-je. « Veux-tu arrêter de balancer tes pieds ? Je vais perdre l’équilibre. »
— « Je ne veux pas arrêter, je veux toucher le sol ! »
— « Tu n’avais qu’à grandir davantage, » soupirai-je. Je me tournai vers Lustogan, Saoko et Jiyari. « Peut-on savoir pourquoi vous m’avez agrippé ? Vous voulez qu’on meure ensemble ou quoi ? »
— « C’est toi qui t’es approché des runes, je te rappelle, » dit Saoko. « C’est agaçant. »
— « Tu l’as dit, » murmura Lustogan, se frottant le menton.
Je leur adressai une grimace à tous deux.
— « Eh, c’est ce Cœur qui m’a aspiré ; moi, je n’ai pas passé la ligne et, quand bien même je l’aurais fait… pour rien au monde, je ne vais laisser Yanika se fourrer je ne sais quelle créature dans la tête. Tout ça, c’est de la folie, » ajoutai-je, regardant les maisons silencieuses et la cour déserte. Avec son propre corps d’acier, Kala se pencha de l’autre côté et je marmonnai : « Pourquoi diables a-t-il fallu que tu reprennes ton corps d’acier ? Il pèse comme un rowbi. »
— « Il pèse ce que ta conscience te dit qu’il pèse, » intervint Jiyari.
Kala gigota, je perdis l’équilibre et nous tombâmes par terre. Heureusement, c’est lui qui reçut la plus grande partie du choc. Il souffla :
— « Que veux-tu dire, frère ? »
Le Pixie blond était pensif. Les gouttes de pluie brillaient sur son visage. Il inspira et expliqua :
— « Si je devine bien, nous avons quitté nos corps et nous sommes dans la conscience du Cœur de Naarashi. Cela explique pourquoi vous êtes collés l’un à l’autre, » raisonna-t-il, se tournant vers nous. « Parce que vous êtes deux consciences dans un même esprit. »
Je demeurai un moment silencieux. Ses paroles avaient un sens. Je ne savais pas très bien comment le Cœur était parvenu à transporter nos consciences dans ce lieu, mais il était clair que ce que nous voyions n’était pas physiquement réel : c’était de la bréjique. Le corps antérieur de Kala ne pouvait en aucune façon continuer à exister si ce n’est dans sa propre conscience.
Saoko fit claquer sa langue.
— « Je n’ai pas du tout envie d’explorer ce lieu, mais je doute qu’on puisse revenir dans nos corps si on ne bouge pas. »
Le drow avança dans la cour, une main posée sur la poignée de son cimeterre. S’il avait encore ses armes, même dans cette dimension mentale, c’est qu’elles devaient être réellement importantes pour lui…
Lustogan se mit à son tour en marche et Jiyari me tendit une main avec un sourire décidé :
— « Ce n’est pas le moment de se reposer, Grand Chamane. »
J’acquiesçai et lui pris la main en disant :
— « Kala, je ne crois pas que le Champion puisse nous relever si facilement, alors mets un peu de bonne volonté, tu veux bien ? Nous devons encore sortir Yanika d’ici, quitter ce Jardin sains et saufs et retrouver les autres Pixies, entre autres. »
Jiyari tira et nous parvînmes à nous remettre debout. Je fis quelques pas vacillants vers Saoko et Lust. Attah… Dans cet endroit, je ne pouvais même pas utiliser mon orique pour alléger le poids. Jiyari disait que celui-ci dépendait de nos consciences, mais c’était Kala qui avait choisi d’apparaître dans ce corps d’acier : son poids dépendait de lui. Et malheureusement, j’avais l’impression que celui-ci devenait de plus en plus lourd. Je m’inquiétai.
— « Kala, ça va ? »
Derrière moi, le Pixie grinça des dents, émettant un son strident. Tout bas, il répondit :
— « Non. Comment veux-tu que j’aille bien dans ce corps ? E-est-ce que tu crois que, s’il commence à tomber en pièces, ma conscience disparaîtra avec lui ? Dis-moi, Drey… Est-ce que je vais encore disparaître ? »
En entendant son ton angoissé, ma préoccupation monta en flèche et mon Datsu se libéra encore davantage.
— « Ne dis pas de bêtises, » lui répliquai-je. « Vu combien tu es lourd, même un ouragan ne te ferait pas disparaître. »
— « Je trouve ce temple suspect, pas vous ? » demanda alors Jiyari.
Son regard s’était porté sur un des côtés de la cour, où s’élevait un édifice élégant avec de nombreuses colonnes et un grand perron. Dans cette atmosphère pluvieuse et grisâtre, il se distinguait effectivement bien.
— « Jetons-y un coup d’œil, » proposai-je.
Nous nous approchâmes et commençâmes à monter les marches. Étrangement, chaque marche me semblait plus dure que la précédente. Était-ce dû à Kala ? J’étais sur le point de lui demander d’imaginer qu’il était fait, je ne sais pas, de plumes au lieu d’acier par exemple, quand, soudain, mon frère s’arrêta. Son front était trempé de sueur. Comment pouvait-il transpirer si nous n’étions même pas dans nos corps ? Saoko tremblait d’effort, reposant un pied sur la marche suivante. Le seul qui n’avait pas l’air affecté était Jiyari : le Pixie blond atteignit le sommet avec légèreté et continua d’avancer…
— « Que diables se passe-t-il ? » haletai-je, grimpant une autre marche.
Aussi perplexe que moi, Lustogan ne répondit pas. Saoko fit claquer sa langue, manifestement agacé de ne pas comprendre pourquoi nous peinions tant à monter ces escaliers.
— « Jiyari ! » appelai-je. « Ne t’en va pas devant ! »
Nous l’avions déjà perdu de vue. Je n’entendis aucune réponse.
— « Attah… »
Je redoublai d’efforts pour bouger et grimper les marches, mais chaque mouvement me semblait requérir la force de mille démons. Bientôt, je cessai complètement de pouvoir avancer. Naarashi était-elle en train de jouer avec nous ?
— « Jeunes gens ! »
Le soudain cri venait de derrière. Le temps que je me retourne, Galaka Dra avait atteint le pied de l’escalier.
— « Galaka ? » m’étonnai-je. « Que fais-tu ici ? »
— « Cela n’a pas d’importance : écoutez-moi seulement. Quand vous êtes entrés dans le Cœur, Naarashi a lié vos consciences à son monde mental. Certains aventuriers sont tombés dans son monde sans jamais pouvoir en sortir. De fait, je ne connais qu’un seul aventurier qui ait regagné son corps. »
Un frisson me parcourut. Qu’un seul aventurier ? Et ces millénaires avaient été capables de laisser entrer Yanika…
— « Si ces aventuriers ne sont pas sortis, » intervint Saoko, « pourquoi je n’ai pas vu leurs corps à l’intérieur des cercles runiques ? »
— « Naarashi est la déesse du Jardin, » nous rappela Galaka Dra. « Elle aspire l’énergie qu’elle veut et la distribue où elle veut. Les os, la chair… sont de l’énergie. Maintenant que vous êtes pris au piège dans ce monde, vous êtes à la merci des instincts les plus profonds du Cœur et, si vous n’êtes pas prudents, vous ne laisserez aucune trace dans ce monde. Je vous l’ai dit : vous n’auriez pas dû entrer. »
Je grimaçai. Lui-même était entré pour nous en avertir… mais il aurait pu nous expliquer tout cela avant. Avec un peu de chance, Saoko, Lust et Jiyari y auraient pensé à deux fois avant de se précipiter vers moi… Quoi qu’il en soit, moi, je serais entré de toute façon. Je dis :
— « Pardon, Galaka Dra, mais je dois trouver Yanika. Tu dois sûrement mieux connaître cet endroit que nous : si tu nous aidais, qu’en penses-tu ? »
— « Ce sera avec plaisir, mais… c’est la première fois que j’entre ici, » avoua-t-il.
J’avalai ma salive de travers. Pourquoi mes réactions étaient-elles aussi réalistes ? Je sentais même mes membres tout engourdis.
— « Je ne suis jamais entré, » continua Galaka Dra, grimpant les marches, « mais je connais deux personnes qui ont parcouru le Cœur il y a plusieurs siècles et qui sont ressorties intactes ou presque. L’un était l’aventurier dont je vous ai parlé. L’autre, c’est Irsa. Je me rappelle qu’elle nous a dit en sortant : “le cœur de Naarashi est un lac sans fond ni rive. Il faut boire toute l’eau avant d’en sortir et, surtout, il faut avoir confiance en soi.” La confiance, » répéta-t-il. « Elle a insisté sur ça en disant que c’était la meilleure manière de comprendre Naarashi. Ces mêmes escaliers fonctionnent probablement avec de la confiance. Si vous n’êtes pas totalement sûrs que vous voulez avancer, vous n’avancerez pas. Au fait… où est votre ami blond ? Ne me dites pas… qu’il est déjà entré dans le temple ? Seul ? »
J’acquiesçai, songeur. Les paroles de Galaka Dra m’avaient laissé un arrière-goût désagréable dans la bouche. La confiance ? Cela signifiait-il que je n’étais pas suffisamment sûr de moi, que je n’étais pas suffisamment sûr de vouloir continuer à avancer ? Ceci était absurde : mon unique désir, en ce moment, était de rejoindre Yanika pour m’assurer qu’elle n’était pas en danger. Alors…
— « Avoir confiance, » répéta Kala. « C’est simple. Drey, retourne-toi. C’est moi qui avance. À cause de ton Datsu, tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir réellement confiance. Moi, je le sais parfaitement. »
J’ouvris grand les yeux, frappé. Je ne savais pas ce que c’était que d’avoir réellement confiance, disait-il ? Ce n’était pas vrai, mais… j’avais beau vouloir, je ne parvenais plus à avancer d’une marche. Lustogan n’était pas en meilleure posture. Se pouvait-il que notre Datsu nous empêche d’avancer ?
— « Tu veux voir Yanika, n’est-ce pas ? » grommela Kala. « Alors laisse-moi faire. »
Cela m’agaçait de devoir laisser Kala prendre les rênes, mais… il avait raison : nous ne pouvions continuer bloqués ainsi indéfiniment sur ce perron. Je me retournai, me baissai et tentai de croiser les jambes tandis que le Golem d’Acier prenait l’initiative. Il émit un petit rire tout en montant les marches avec une facilité humiliante.
— « Allons, frère ! » dit-il à Lust avec une légère moquerie. « Tu peux y arriver. »
Malgré les encouragements, Lustogan demeurait aussi immobile que les colonnes du temple. Collé au dos de Kala, je le vis fermer les yeux avec décision et faire un effort pour bouger un pied… en vain. Je l’avais rarement vu aussi concentré. Il avait même l’air légèrement vexé. J’éprouvai un élan de sympathie envers lui. Sans l’aide de Kala, j’aurais été dans la même situation.
Nous arrivions au sommet quand je fus surpris de voir Saoko faire demi-tour et s’arrêter devant mon frère. Après un bref échange que je ne parvins pas à entendre, il passa un bras autour de son torse et le traîna en haut avec lui. Je croisai le regard de Lust et esquissai un sourire en coin. Tous deux, nous devions nous sentir aussi inutiles l’un que l’autre en ce moment. Par contre, Saoko avait vaincu avec facilité sa paresse à avancer et Kala marchait rapidement vers l’intérieur du temple. Quant à Galaka Dra, il nous suivait de près, la mine préoccupée.
Je commençai à comprendre la frustration qu’avait éprouvée Kala avant, lorsqu’entrant dans le temple, dos à celui-ci, je fus incapable de voir où nous nous dirigions.
— « Jiyari ! » s’exclama Kala. « Où est-il ? »
Je fronçai les sourcils. Jiyari n’était pas là ? Que diables se passait-il ?
— « C’est… » Galaka Dra passa devant nous, rivant des yeux intenses sur quelque chose que je ne voyais pas. « La première porte du Cœur. D’après Irsa, la porte s’est ouverte quand elle lui a dit pourquoi elle souhaitait la franchir. »
— « Hum, » toussota Lustogan. « Tu veux dire que Naarashi choisit qui elle laisse entrer ou non ? Ça a plutôt l’air problématique. Et tu dis qu’il y a d’autres portes ? »
— « Irsa a parlé de trois portes, » réfléchit Galaka Dra. « La première pour entrer, la seconde pour comprendre Naarashi et la troisième pour regagner son corps. »
— « Qu’y a-t-il derrière la première porte ? » se préoccupa Kala. « Si c’est dangereux d’y aller seul, Jiyari… »
Il y eut un silence.
— « L’aventurier qui est entré et sorti d’ici a mentionné avoir été irrésistiblement attiré par une lumière, » commenta Galaka Dra. « Si Jiyari a ressenti la même chose… c’est peut-être bon signe. »
Les jambes et les bras croisés, suspendu en l’air, je grognai intérieurement. Bon signe ou non, si nous commencions à nous séparer, nous ne sortirions jamais de là.
— « Kala. Comment est cette porte ? » demandai-je.
— « Eeh… Tu as envie de la voir, hein ? » se moqua-t-il.
— « Ne plaisante pas, c’est sérieux ! » marmonnai-je.
— « Je sais, » répliqua Kala avec une étrange gravité. « C’est dans ce corps de golem que j’ai promis que je protègerais mes frères quoi qu’il m’en coûte. S’il arrive quelque chose à Jiyari, je jure que je détruirai ce Cœur jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. »
Il s’avança sans plus attendre. Je m’effrayai.
— « Attends un moment, Kala. Tu ne vas pas passer la porte sans même comprendre comment ça fonctio… ? NOOON ! Inconscient ! » criai-je, tandis que le Golem d’Acier passait la « porte ». Je ne pus voir celle-ci que du coin de l’œil juste avant d’entrer : ce n’était assurément pas une porte ordinaire, mais plutôt un portail à l’intérieur de la conscience du Cœur. L’impact me secoua tout entier. Un instant, mon esprit s’emplit d’un chaos de lumières colorées, de spasmes et d’incompréhension. Allais-je donc mourir ? Non, je ne devais pas mourir, pas encore : je devais sauver Yanika. Mais pourquoi avais-je l’impression que mon âme se déchirait au-dedans ? Brusquement, tout explosa et le calme revint, accompagné d’une profonde sensation de paix. Je me trouvais en train de flotter sur une mer complètement noire. Kala n’était plus accroché à mon dos : il gisait près de moi, inconscient. Était-ce… le cœur de Naarashi ? Ou était-ce le monde des morts ? Je flottais, immobile dans cet univers d’obscurité, et je ne pouvais même pas bouger. Sans nul doute, je devais être mort. La tristesse m’envahit.
— « Pardon, Yanika, » murmurai-je. « Je ne voulais pas tous vous laisser si tôt, mais j’ai bien peur… de ne pas pouvoir lutter contre ça. »
Le silence, dans cet endroit, était absolu. Était-ce si ennuyeux d’être mort ? Même mes pensées semblaient devenir de moins en moins bruyantes et plus confuses. Étais-je en train de me dissoudre ? Une vie mettait-elle si longtemps à disparaître ? Ironiquement, plus je me sentais étourdi, plus je comprenais la vérité : Naarashi ne laissait passer la porte qu’à une personne à la fois et, naturellement, elle avait voulu nous séparer Kala et moi. Elle nous avait coupés comme un boucher et, comme nos esprits avaient été si unis, les blessures causées étaient certainement mortelles. Bientôt nos esprits se dilueraient dans Naarashi et nous cesserions à jamais d’exister.
En ce moment, je regrettai que Kala ne soit pas conscient pour échanger quelques dernières paroles avec lui. Tout compte fait, bien que nous n’ayons partagé le corps que peu de temps et bien que son caractère soit chargé de défauts, c’était un compagnon irremplaçable. Autant que les Ragasakis et mon clan et les destructeurs. Si seulement je pouvais voir une dernière fois le sourire candide et sincère de Livon…
J’inspirai.
— « Ya-naï. Je ne peux pas mourir ici. »
Et, employant mes dernières énergies, je criai de toutes mes forces :
— « YANIKA ! »
Sœur, murmura mon esprit tandis qu’il se dissipait dans le néant. Au secours.