Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
Juché sur la roche, Kala se cramponnait à nos prises avec une telle force qu’il nous blessait les mains. Yanika devait avoir compris ce qui se passait, car son aura s’était couverte d’horreur.
Depuis l’entrée de Makabath, Reyk utilisait un amplificateur. D’où l’avait-il sorti ? En tout cas, les Zombras se regardaient, indécis, se demandant sûrement ce que ces criminels tramaient. Le commandant des Zorkias ajouta :
— « Accepter dans vos rangs des mercenaires que vous avez trahis, c’était stupide. Écoutez bien : les Zorkias, nous sommes toujours vivants ! »
Des commentaires s’élevèrent parmi les Zombras.
— « C’est Reyk Corbeau-Rouge, » disait l’un. « Celui qui s’est encore enfui il y a peu. »
— « Pourquoi porte-t-il notre uniforme ? » s’indigna son voisin.
— « Nous aurions dû tous les tuer, » grogna un autre.
— « Et vous agissez une fois de plus comme des canailles, » lança une autre voix forte. C’était le Zombra au galon d’argent. Il était monté sur une autre roche moins haute que la mienne, se montrant à la vue de tous. Il poursuivit : « Vous aurez beau faire : bientôt des renforts vont arriver et nous vous capturerons et vous brûlerons pour traîtrise. Tous ceux qui ont tenté de s’échapper. »
Pour appuyer ses paroles, de nombreux Zombras frappèrent le sol de leurs lances en criant :
— « Traîtres ! »
Cependant, quand certains firent mine de s’approcher, celui au galon d’argent les arrêta d’un geste. Je comprenais ce qui le freinait : provoquer la mort de la fille-héritière des Rotaeda aurait signifié la fin de sa carrière.
— « Que peut bien nous importer cette jeune fille ? » dit-il pourtant à ma surprise.
Reyk écarta l’amplificateur pour répondre de vive voix :
— « C’est une nahô, non ? »
Reyk ne connaissait donc pas l’identité d’Erla Rotaeda. En tout cas, tout semblait indiquer qu’il la menaçait pour de bon —logiquement, je ne pensais pas qu’Erla soit de mèche avec les Zorkias, mais pourquoi diables était-elle entrée à Makabath ?
— « Si tu le dis, » répliqua le Zombra. « Je ne la vois pas bien de si loin. Ce que je vois, c’est qu’elle ne bouge pas. Elle ne serait pas déjà morte par hasard ? »
Sentant l’effroi croissant de Kala, je décidai de descendre de la roche. J’atterris près de ma sœur, de Saoko, de Jiyari et de Lust quand Reyk répondit d’une voix sonore qui résonna :
— « Elle n’est pas morte : elle est inconsciente. Elle porte des magaras bizarres et elle a un lotus noir gravé sur la lame de son poignard. Si tu me dis qu’elle l’a volé, je ne vais pas te croire : avec ces mains de princesse, il est clair qu’elle n’a pas touché une pioche de sa vie. Ce qui est ironique, c’est que, grâce à elle, nous avons pu libérer tout le monde à temps et tuer vos gardes. Un petit changement de plans qui a donné de grands résultats : nous, nous n’avons pas eu une seule perte, » se vanta-t-il.
Au-delà du groupe de Zombras, je parvins à voir le guerrier kadaelfe donner un coup de pied à un cadavre. Par Sheyra… Reyk était déchaîné et, à cet instant, je n’éprouvai que de la déception. Bon, au moins, elle, il ne l’avait pas tuée… Mais Kala était toujours agité. L’horreur dans l’aura de Yanika se communiquait efficacement à tous et les Zombras laissèrent échapper des jurons révulsés. Ma sœur me dit par voie mentale :
“Frère… Ça prend une mauvaise tournure, n’est-ce pas ?”
“Je savais que Reyk tenterait quelque chose, mais pas de cette façon,” avouai-je. “Pour sauver ses compagnons, qui sait ce qu’il est capable de faire.”
Par exemple, de tuer une jeune fille innocente… L’aura de Yanika était chargée de préoccupation.
“Tu as vu les autres ?”
J’inspirai d’un coup.
“Eh bien, non…”
Rao, Melzar, Chihima et Aroto… Nous ne les avions pas vus dans le tunnel et ils ne pouvaient pas être entrés dans la caverne sans que les Zombras ne s’en rendent compte, n’est-ce pas ?
“Tu le connais ?” demanda soudain une autre voix par bréjique.
Je sursautai.
“Frère ? Depuis quand sais-tu… ?”
“C’est Yanika qui a créé la connexion bréjique,” m’expliqua Lustogan, me coupant.
Yani ? Je n’arrivais toujours pas à m’habituer au changement de leur relation. À présent, les prisonniers libérés vociféraient des malédictions qu’ils avaient tues durant si longtemps. Sans nul doute, ils étaient plus nombreux que les quatre que j’avais vus : ils se cachaient dans la tour… Et il n’y avait pas que des Zorkias.
“Je le connais,” répondis-je enfin. “C’est Reyk. Le commandant Zorkia. Je t’ai déjà parlé de lui.”
Lustogan acquiesça. Les yeux de Jiyari étaient dilatés par la peur. Il m’agrippa par la manche.
— « Grand Chamane… Qu’est-ce qu’on fait ? Comment on fait pour la sauver ? S’il la tue… »
Il ne termina pas sa phrase : sa voix se brisa. Je compris son inquiétude. Après tant d’efforts pour chercher Lotus, nous le retrouvions et le perdions presque en même temps. Il semblait que l’apparition d’Erla dans la prison avait précipité les évènements. Reyk pensait-il l’utiliser comme otage pour s’enfuir ?
Aucun Zombra n’insista pour nous chasser tant que nous demeurions tranquilles. Nous attendîmes un long moment, assis sur une roche, tandis que les deux groupes se lançaient de temps à autre des invectives et commentaient la situation entre eux. Le sergent Zombra regardait vers la tour, un profond dédain dans les yeux.
Nous nous demandions ce que diables nous pouvions faire pour éviter un bain de sang quand Kala éclata mentalement :
“J’en ai plus qu’assez. Allons parler à Reyk.”
“Et risquer de nous faire prendre comme otages nous aussi ? Non, Kala,” lui dis-je. “Reyk ne nous doit plus rien. Pour lui, ses compagnons sont plus importants que tout. Calme-toi, tant que les Zombras n’attaquent pas, Erla ne mourra pas : sans elle, les prisonniers sont morts.”
Et j’aurais bien aimé savoir ce que Reyk pensait faire. Certainement, les Zombras ne pouvaient pas attaquer. Mais les Zorkias ne pouvaient pas s’enfuir non plus. Ils étaient bloqués.
Je sentis un soudain changement dans l’aura de Yanika et je lui jetai un coup d’œil interrogatif. Ma sœur secoua la tête et nous parla à tous par bréjique :
“C’est Samba. Il est caché tout près. Il dit que Zella, Aroto, Chihima et Melzar ont réussi à passer en utilisant une magara harmonique, mais que celle-ci ne fonctionne plus et qu’ils sont cachés dans la partie sombre de la caverne. Ils n’ont pas bien compris la situation. Je vais l’expliquer à Samba.”
Il y eut un silence durant lequel nous nous absorbâmes tous. Une demi-heure plus tard, Samba était de retour avec des nouvelles. La stupéfaction de Yanika ne me dit rien de bon…
“Rao va entrer dans la tour pour analyser la situation,” déclara Yanika. “Elle dit qu’il y a une fenêtre au troisième étage suffisamment grande pour qu’elle passe.”
Saoko et moi lâchâmes en même temps un soupir d’incrédulité. Jiyari blêmit. Lust fronçait les sourcils.
“Elle sait léviter ?” demanda mon frère.
“Pas du tout,” répondis-je. “Elle sait escalader. C’est ce qu’elle m’a dit.”
“Mais trois étages…” ajouta Kala, inquiet. “C’est beaucoup. Et si elle arrive à entrer…”
“Faisons-lui confiance,” affirma Yanika. Elle sourit. “Samba la connaît mieux et il dit qu’elle y arrivera.”
J’acquiesçai, moqueur.
“Si le chat dit qu’elle y arrivera, alors comment en douter.”
* * *
À peine une heure plus tard, Samba revint et Yanika annonça :
“Tout va bien.” Kala et moi respirâmes plus sereinement. Alors, l’aura de Yanika s’emplit de confusion. Elle reprit, transmettant les nouvelles : “Apparemment, Rao n’a trouvé personne au troisième étage. Toutes les cellules et les couloirs sont vides. Elle a vu deux… deux gardes morts. Par contre, les grilles entre étages sont fermées à clé. Quand elle a escaladé, elle a jeté un coup d’œil par les meurtrières des étages inférieurs. Et rien. Elle n’a pas entendu le moindre bruit. Samba dit que… c’est comme s’il n’y avait personne.”
Ceci me laissa tout aussi déconcerté. Il n’y avait personne, disait-elle ? Alors, d’où venaient les voix que nous avions entendues ? Je penchai la tête de côté. Il est vrai qu’on ne les entendait plus maintenant. Les rebelles étaient tranquilles depuis un bon moment. Mais les quatre Zorkias de l’entrée étaient toujours là, n’est-ce pas ?
J’allai le vérifier en montant sur la roche. J’arquai un sourcil en constatant qu’à présent, il ne restait plus que Reyk, assis, l’épée dégainée. Erla était toujours allongée sur le sol, les mains liées. Je la vis bouger légèrement la tête. S’était-elle réveillée ?
Dès que je fus redescendu et que j’eus expliqué ce que j’avais vu, Lustogan déclara par bréjique :
“Ce tunnel que j’ai creusé il y a dix-neuf ans était en réalité un escalier secret partant du sommet de la tour contigu au plafond. La Guilde pensait créer un chemin vers la Superficie pour éviter d’avoir à dépendre de Kozéra et d’Ambarlain. Ce n’était pas une mauvaise idée de le créer à Makabath : même si c’est une prison, c’est la colonne la plus haute de tout Dagovil. En plus, elle est toujours gardée et proche de la capitale. Ils pensaient en profiter.”
Nous le regardâmes, les yeux écarquillés. Il voulait dire… que les prisonniers avaient découvert cet escalier et étaient partis ? Mais alors Reyk… avait-il décidé de rester en arrière pour gagner du temps pour ses compagnons ? Il s’était sacrifié…
“Sauf que,” continua Lust, “nous n’avons jamais terminé de construire l’escalier parce qu’à un moment, nous avons débouché sur une zone magmatique de grand déséquilibre énergétique, impossible à traverser.”
Je jurai :
— « Attah… »
Lustogan se leva à son tour avec calme.
“Dis-moi, frère. Ce mercenaire est disposé à mourir. Que crois-tu qu’il va faire de son otage une fois que les Zombras auront découvert la mascarade ?”
Il me demandait mon avis. Mais Kala tira des conclusions et commença à trembler.
— « Il va la tuer ? » s’étrangla-t-il.
“Ce n’est pas son style,” opinai-je. “Tuer une innocente quand il ne gagne rien en échange… ce n’est pas son style. N’est-ce pas, Yani ?”
Ma sœur secoua la tête.
“Je… je ne crois pas. Nous, il nous a sauvés, malgré sa haine pour les inquisiteurs Arunaeh. Mais… je ne l’avais jamais vu comme ça.”
Elle voulait parler des gardes morts, compris-je. Et je n’oubliais pas que Reyk éprouvait une profonde rancœur envers les nahôs de la guilde. J’avais beau nier la réalité, Erla Rotaeda n’était pas hors de danger. Après un silence pesant, Lustogan se tourna vers moi, interrogateur.
— « Alors ? Que vas-tu faire maintenant, Drey ? »
Nous nous regardâmes dans les yeux. Son Datsu était presque aussi délié que le mien, preuve qu’il se préoccupait de ce qui allait se passer. Probablement parce qu’il avait deviné à mon orique ou à mon expression que j’avais pris une décision.
Je baissai légèrement la tête.
— « Lotus ne peut pas mourir maintenant. Je vais parler à Reyk. » Une vague d’inquiétude me parvint et j’adressai un demi-sourire à Yanika. « Ne te tracasse pas, Yani. Je serai prudent. »
— « Je t’accompagne. »
— « Ya-naï. »
— « Je t’accompagne, » répéta ma sœur, inflexible. « Tu as dit, il y a quelques jours, que j’avais gagné le pari en faisant rire Méwyl, tu te rappelles ? J’ai droit à un souhait. Et mon souhait, c’est ça : tu me laisses t’accompagner quand je veux. »
Je la dévisageai. L’aura de Yanika était déterminée. Je soupirai.
— « C’est bon. Je te préviens simplement : il y a des cadavres à l’entrée. Tu crois que c’est prudent ? »
Son aura se refroidit… mais aussitôt elle s’anima de nouveau de décision.
— « Je sais me contrôler. Ou du moins, je commence à apprendre… Je contrôlerai mon aura et je ferai en sorte que Reyk t’écoute calmement. Je peux le faire. »
Je haussai les épaules.
— « Alors en marche. Désolé, Jiyari : si nous y allons plus nombreux, Reyk s’affolera. »
Je tapotai l’épaule du Pixie blond et celui-ci me chuchota de faire attention. Lustogan ne dit rien. Je m’éloignai avec Yanika, passant près des Zombras. Ils nous interpellèrent et je dis au sergent :
— « Si Erla Rotaeda meurt, nous aurons tous des problèmes. Je vais la sauver en négociant. »
— « Qu’as-tu l’intention de faire ? » demanda le sergent, les sourcils froncés. « Si tu le provoques… »
— « Les Arunaeh, nous connaissons l’esprit saïjit, » répliquai-je. Ce Zombra n’avait pas besoin de savoir que je n’étais pas bréjiste.
Le sergent hésita. Si Erla Rotaeda mourait par ma faute, c’était toujours un souci qu’il s’ôtait… mais s’il m’arrivait quelque chose à moi aussi, la faute retomberait sur lui, pour m’avoir laissé passer. Yanika transforma son aura en une grande bulle positive, mélange de confiance et de soulagement.
— « Baaah… C’est bon, » accepta le sergent. « Laissez-le passer. Mais ne t’approche pas trop, jeune mahi. Cet homme est Reyk Corbeau-Rouge. Les gens l’ont surnommé ainsi il y a des années, du nom de cet ancien tyran rosehackien qui imposait la paix en faisant couler le sang. Ce type… est un véritable boucher. »
J’arquai un sourcil. Reyk était-il si connu ? Je me contentai d’acquiescer et de franchir le rang des Zombras avec Yanika… Mon orique m’avertit que quelqu’un d’autre me suivait et, jetant un regard en arrière, je vis Saoko, je le vis ouvrir la bouche et je prononçai avant lui :
— « Agaçant, n’est-ce pas ? »
Les yeux de poisson désabusé du Brassarien étincelèrent. D’amusement ? Derrière, Lustogan et Jiyari nous observaient, attentifs. Nous avançâmes lentement et, à mi-chemin, je dis à Saoko :
— « Si cela ne te dérange pas, Yani et moi, nous allons continuer seuls. »
Saoko haussa les épaules.
— « S’il te tue ou tue ta sœur, ce ne sera pas ma faute. »
Je tordis la bouche mais ne répliquai pas et continuai à avancer. Yanika regardait fixement en avant.
— « Il est tranquille et même content, » constata-t-elle avec étonnement. « Du moins, c’est ce que je crois. »
Rien d’étonnant : Reyk était seul, face aux Zombras, se moquant secrètement d’eux.
— « Dis-moi, Yani, » dis-je alors. « Puisque tu m’as demandé un souhait, tu devras aussi en demander un à Yodah. »
Un éclat de surprise apparut dans son aura, rapidement remplacé par une pointe d’espièglerie.
— « Je l’ai déjà fait, » répondit-elle.
J’ouvris grand les yeux.
— « Quoi ? »
Yanika esquissa un sourire.
— « Je lui ai demandé de ne pas changer. »
Je clignai des yeux, tournai rapidement la question dans ma tête et marmonnai :
— « Est-ce que cela signifie que moi, par contre, je dois changer ? »
Yanika pouffa, mais son rire s’étouffa à la vue des cadavres des gardes de Makabath. Elle secoua la tête, redevenant grave.
— « Non. Ce n’est pas ça. Je lui ai demandé de ne pas changer… une décision qu’il a prise. »
Elle me laissa perplexe, mais… bon, je préférai ne pas chercher à en savoir davantage. Nous étions à une quinzaine de mètres quand Reyk, debout près d’Erla, lança :
— « Pas un pas de plus, vous deux. Ce n’est pas parce que je vous connais que je vais être plus tendre avec vous. »
Je m’arrêtai et regardai le mercenaire. Son uniforme de Zombra était taché de sang à plusieurs endroits. Et ce n’était pas le sien. Ses cheveux longs et noirs étaient attachés et il affichait maintenant sans aucune honte l’œil de Norobi sur son front, signe qu’il avait été traître à Dagovil. Et qu’il l’était toujours.
— « Toi… » murmura une voix.
Kala tourna aussitôt notre regard vers Erla Rotaeda. La jeune nahô était dans une position fâcheuse. Son teint de kadaelfe était livide. Reyk rapprocha d’elle la lame de son épée.
— « C’est maintenant que tu parles ? »
Kala fut sur le point de tout faire rater en se ruant vers lui, je le vis venir et je le freinai avec un “non” mental catégorique.
— « Reyk, » lançai-je à voix haute. « Ne te précipite pas. Je viens sauver la fille. Elle est innocente. »
— « Innocente ? C’est un membre de la Guilde. Je la tuerais tout de suite si elle n’avait pas une certaine valeur comme otage. »
— « Et tu penses négocier ta fuite avec elle ? » me moquai-je. « Tu ne me trompes pas, Reyk. Tu sais que tu es mort. » Reyk fronça les sourcils. J’ajoutai : « Les Zombras ne savent rien. Mais, moi, je sais, Reyk. Pour la tour. Et ton sacrifice. »
Je ne lui dis pas que l’issue d’en haut n’était pas une issue. Cela aurait été trop cruel. Et je ne voulais pas qu’il perde son sang-froid maintenant. Je ne voulais pas non plus être trop explicite devant Erla. Face au mutisme du Zorkia, je fis un pas en avant.
— « Je te propose un échange. Libère la jeune fille. Et, moi, je prends sa place. Un Arunaeh est aussi un otage de valeur, non ? »
Reyk leva les yeux vers le plafond de la caverne et les rabaissa avec un rire sarcastique.
— « Impossible. La fille est au courant pour les escaliers d’en haut. Quand elle est arrivée ici, elle en a parlé et elle a exigé que les gardes la laissent passer. Nous ne pensions pas déclencher la rébellion avant plusieurs jours, mais nous avons changé d’avis. Une issue à la Superficie… cela nous solutionne la fuite. »
J’ouvris grand les yeux, étonné. Erla avait donc voulu voyager par le tunnel secret. Connaissait-elle quelqu’un à la Superficie capable de fabriquer un antidote pour son frère ? Si elle avait su que ces escaliers ne menaient nulle part… Dans l’aura de sérénité forcée de Yanika s’infiltra un éclat de compassion. Je lui jetai un regard en coin avant de répondre :
— « Et, tes hommes, ils ont été d’accord ? Pour te laisser en arrière et te sacrifier. »
Les yeux de Reyk étincelèrent de froideur.
— « Je suis leur commandant. J’ordonne et ils obéissent. »
Je roulai les yeux.
— « Bien sûr. Alors, tu sais que tu es mort. »
— « Je le sais. »
— « Et c’est toi qui me dis ça, toi qui m’as fait tout un sermon il n’y a pas si longtemps parce que j’avais dédaigné ma vie pour en sauver d’autres. » Je le vis esquisser un sourire et je fis claquer ma langue. « C’est ridicule. Tu sais ? Les renforts ne vont pas tarder à arriver, probablement avec beaucoup de soldats. Tu ne vas pas durer bien longtemps. »
— « Quand on a ôté des vies, on se prépare à donner la sienne, » rétorqua le mercenaire. Il joua avec son épée. « Tu sais, mon garçon ? Tu as raison. Je vais libérer la fille. En échange, tu viendras avec moi et tu feras tout ce que je te demanderai. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Je demeurai impassible face à son changement de plans.
— « Nous sommes d’accord. Mais par “tu feras tout ce que je te demanderai”, que veux-tu dire ? »
— « Détruire Makabath. »
Je déglutis à grand peine. Quoi ?! Reyk libéra Erla et, d’un geste, il m’invita à m’approcher.
— « Pas ta sœur, » ajouta-t-il comme celle-ci faisait un pas en avant. « Je sais ce qu’elle trame. Elle est bréjiste. Qu’elle se tienne éloignée. Et toi, » ajouta-t-il, s’adressant à Erla, tandis que je le rejoignais. « Fiche le camp. »
Erla Rotaeda se leva. Elle avait revêtu des habits négligés et usés pour mieux s’enfuir. Je m’attendais à la voir partir en courant vers les Zombras, les yeux baignés de larmes ou quelque chose comme ça, mais je me trompai : elle adressa au Zorkia une grimace déformée par la rage et… elle s’élança, se précipitant à l’intérieur de la tour. Reyk jura, mais il ne bougea pas, lâchant tout bas :
— « C’est inutile, ma jolie : les grilles sont fermées. »
Quelques instants après, Erla réapparut en grognant :
— « Je dois parvenir à ces escaliers ! Mon frère mourra si je ne le fais pas… »
— « Un autre nahô. Que m’importe ? » se moqua Reyk.
— « Tu mens, » intervint Yanika. « Cela t’importe. »
Le mercenaire se raidit et cracha en direction des cadavres.
— « Moi qui voulais une fin tranquille. Vous me gâchez tout. »
Une fin tranquille ? Je m’étranglai presque de son ironie. Erla ne renonça pas.
— « J’ordonne que vous ouvriez les grilles. Pas question que vous détruisiez Makabath. Je l’ordonne. Toi, » me dit-elle, me signalant du doigt. « J’ai entendu dire que tu étais destructeur. Détruis les grilles. Tout de suite. Sinon je te déclarerai traître ! »
Mon Datsu se délia un peu plus. Erla était décidée. Elle savait parfaitement que retourner près des Zombras, c’était renoncer à son escapade.
— « Où penses-tu trouver l’antidote, nahô ? » demandai-je.
Erla émit un grognement d’impatience.
— « Tu ne me croirais pas si je te le disais. Je connais quelqu’un capable de le guérir, c’est tout. Et il se trouve en haut de ces escaliers. »
— « En haut de ces escaliers, ce n’est pas la Superficie, » lui répliquai-je.
Erla fit claquer sa langue.
— « Idiot. Ça, je le sais. Ces prisonniers mourront probablement. Ça m’est égal. Maintenant, ouvre les grilles, » m’ordonna-t-elle.
Je haussai les épaules face au regard perdu de Reyk.
— « Yani… Peux-tu dire aux autres que la nahô est catégorique et qu’elle ne veut pas s’en aller ? »
Yanika acquiesça sans bouger. Elle devait communiquer le message par bréjique, compris-je. Elle ne voulait toujours pas m’abandonner. J’entrai dans la tour. Reyk me rejoignit, un peu pâle.
— « Tu as dit que les escaliers ne conduisent pas à la Superficie : que veux-tu dire ? »
— « Je n’ai jamais dit qu’ils menaient à la Superficie, » répliqua Erla avant que je ne puisse répondre. « J’ai dit qu’ils montaient. Par l’Ombre… pourquoi suis-je encore aussi engourdie ? » se plaignit-elle, massant sa tête. « Vous m’avez fait respirer de l’anrénine, n’est-ce pas ? Je suis presque étonnée que des mercenaires utilisent des méthodes aussi douces. Surtout que j’ai laissé un de tes hommes inconscient. »
Elle eut un bref sourire vindicatif. Devant la première grille du couloir, je sortais déjà mes gants de destructeur de mon sac et les enfilais quand Reyk éclata :
— « Attendez une seconde ! » Avec son épée, il frappa l’air, irrité. « Tu es en train de me dire que j’ai envoyé mes gens dans une impasse ? Tu as dit qu’ils pourraient s’enfuir par ces escaliers ! »
Erla haussa les épaules.
— « J’ai dit qu’on pouvait sortir par là, pas qu’ils s’en sortiraient forcément vivants. Ces escaliers débouchent dans un des donjons les plus vieux d’Haréka. Le Donjon d’Éhilyn. »
Reyk demeura paralysé. Et, moi, stupéfait.
— « Le Donjon d’Éhilyn ? Il existe vraiment ? Tu inventes, là. »
La nahô me pointa de son index.
— « Qu’est-ce que tu attends pour détruire la grille ? Bien sûr que je n’invente pas. Un professeur à moi y est allé et il en est revenu vivant de justesse ! Et mon frère et moi, nous pensions y aller le jour où nous serions prêts. »
Ce donjon était-il si terrible ? Assurément, d’après les légendes, le Donjon d’Éhilyn était un peu comme un symbole du mal. Les parents menaçaient d’envoyer leurs enfants à la demi-déesse déchue Éhilyn quand ils se conduisaient mal. C’était un peu comme l’Enfer des contes des Infernaux ou des trucs de ce genre…
Je posai les mains sur la serrure. Les barreaux étaient de fer épais et dur. La serrure était en fer noir. J’entendis alors un bruit dans la caverne. Reyk siffla, jetant un coup d’œil dehors.
— « Les renforts. Diables, petite, » ajouta-t-il, se tournant vers Erla. « Tu fuis vraiment les Zombras ? »
— « Pour l’instant, » répliqua Erla.
Je fis éclater la serrure et la grille s’ouvrit. Nous passâmes et je sondais le mur, cherchant la meilleure manière de le détruire quand je perçus un mouvement d’air à l’entrée et me retournai. Jiyari, Lustogan, Yanika et Saoko franchirent le seuil. Avec Samba.
— « Ils arrivent, » informa Lustogan. « Tu vas avoir besoin d’aide. »
Je le regardai, halluciné.
— « Lust… Sérieusement, ne fais pas ça. Le Temple du Vent ne t’a pas encore pardonné pour le reste. Tu ne peux pas maintenant te mettre à… »
— « Je suis les ordres de la fille-héritière des Rotaeda, non ? » m’interrompit-il. Il riva son regard dans celui d’Erla Rotaeda. « N’est-ce pas ? »
Celle-ci ouvrit grand les yeux, mais elle hésita à peine avant d’acquiescer fermement. Lustogan conclut :
— « Arrête de te tracasser, Drey. »
— « Mais Rao et les autres… »
— « Ils sont à l’intérieur, » m’informa Yanika. « Samba dit qu’ils ont escaladé tous les quatre et qu’ils sont au troisième étage, en train d’essayer de forcer les serrures. Ils avaient l’intention de descendre pour attaquer Reyk par surprise, je crois… »
Mar-haï… Il ne me restait plus d’objections. Tandis que les autres couraient vers l’étage supérieur, Lustogan et moi enfilâmes prestement nos masques puis appliquâmes notre force sur les murs. Rapidement, nous fîmes s’effondrer une partie du plafond du premier étage, bloquant plus ou moins le couloir. Nous courions, montant les escaliers, quand nous entendîmes des voix de l’autre côté des décombres de rochelion. Les Zombras, avec les renforts, ne tarderaient pas à ouvrir un passage… Mais, ils ne pouvaient vaincre deux destructeurs.
Je souris intérieurement tandis que nous rejoignions les autres près de la grille suivante.
— « Tu as intérêt à expliquer tout cela à la Guilde si nous rentrons… nahô, » dis-je à Erla.
Et je fis éclater la serrure.