Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
« Derrière chaque regard, se cache une surprise. »
Varivak Arunaeh
* * *
Je fermai les yeux, serrai le diamant de Kron dans mon poing et me concentrai.
“Cherche une force contraire,” m’avait dit Lustogan la veille. Ses conseils résonnaient dans ma tête, l’un après l’autre. Je les suivais. Et j’avais enfin compris comment, en théorie, je devais procéder. Mais le travail était trop minutieux pour le terminer en quelques heures.
Assis sur la chaise de la luxueuse cuisine, je rouvris les yeux.
— « Cela ressemble plus à l’arikbète qu’à l’orique, frère. »
— « C’est très précis, c’est tout, » répliqua celui-ci. Il lavait les assiettes, Yanika les rinçait et Azuri les essuyait. Moi, je m’étais chargé du repas.
Kala bâilla. Je lui fermai la bouche.
“Ne bâille pas, c’est contagieux,” lui dis-je.
Et, de fait, quelques secondes après, je bâillai. J’étouffai un soupir. Cet o-rianshu-là, le Pixie avait été si agité que nous avions eu du mal à dormir. Il était préoccupé. Pour Rao, Jiyari et Melzar. Et pour Lotus. La veille, une fois rentrés à la maison, quand j’avais demandé à Yanika de quoi elle avait parlé avec Erla, ma sœur avait haussé les épaules et répondu d’une traite :
— « De tout et de rien en particulier. Au début, elle voulait que je m’en aille, mais, après, elle a vu que ma préoccupation était sincère et elle s’est mise à me raconter sa vie. Elle est un peu… comment dire, une enfant gâtée et, en même temps, elle réfléchit beaucoup. Elle disait que, si Psydel mourait empoisonné, elle ne pourrait jamais se le pardonner. Et qu’elle ne comprenait pas pourquoi il y avait des gens qui la détestaient autant. Et qu’elle, en réalité, elle ne voulait pas ravir le poste de fils-héritier de son frère et… quoi d’autre ? Elle m’a raconté tant de choses… ! Ah, oui. Qu’elle avait l’impression que sa vie était un échec et que… que, si elle avait eu une vie antérieure, celle-ci avait sûrement été un échec aussi. Je ne lui ai pas parlé de Lotus, je te jure. Ce n’était pas le meilleur moment, de toute façon. Après, elle a voulu aller voir son frère et, moi, je suis allée voir comment ils interrogeaient l’assassin… »
Son aura s’était emplie de malaise. La simple idée d’imaginer ma sœur en train d’assister à un interrogatoire me donnait des frissons.
Tous les trois achevaient leurs tâches domestiques quand je détournai de nouveau mon attention du diamant de Kron et demandai :
— « Combien de temps t’a-t-il fallu pour réduire en poussière un diamant de Kron ? »
Lustogan sécha ses mains avec une serviette tout en répondant :
— « Un an. » Face à mes yeux exorbités, il sourit. « C’est une épreuve de patience, Drey. Détruire est un art : ça se travaille. »
— « Et sacrément, » marmonnai-je tout bas.
L’aura de Yanika laissait filtrer de l’amusement. Azuri rit doucement.
— « C’est dur d’avoir un maître, hein ? Varivak aussi… Il me met parfois dans un embarras ! Il y a peu, il m’a demandé : est-ce qu’il vaudrait mieux soutirer toute l’information d’un coup et risquer d’endommager l’esprit du suspect ou la soutirer petit à petit, en faisant attention à ne pas causer de dommages irréparables ? »
Nous la regardâmes, interrogateurs, mais elle attendait une réponse de notre part. Lustogan haussa les épaules. Yanika observa :
— « Endommager l’esprit de quelqu’un qui pourrait être innocent serait un crime. »
— « Bien pensé. Et toi, Drey, que dis-tu ? »
Je roulai les yeux.
— « Je ne suis pas inquisiteur. Mais je pense comme Yani. Et toi, Kala, que dis-tu ? »
Le Pixie arqua un sourcil, réfléchit, secoua la tête et dit :
— « Je n’aime pas la question. »
La réponse fut si brusque et franche qu’elle m’arracha un éclat de rire. Azuri et Yanika me secondèrent, ma cousine affirmant entre deux rires :
— « J’aurais dû répondre ça à Varivak ! Moi, j’ai répondu que cela dépendait si l’information était urgente ou non… »
Les commissures des lèvres de Lust s’étaient légèrement relevées. Alors, on entendit la cloche de la porte d’entrée et il reprit son expression froide et paisible habituelle.
— « Je vais aller ouvrir. »
Je supposai que ce devait être Varivak. Notre oncle s’était rendu au Palais d’Ambre il y avait à peine une heure pour s’informer des nouveautés. J’entendis la porte s’ouvrir et des voix. Quelques instants après, je perçus une légère agitation dans l’air. Lustogan m’appelait, compris-je. Curieux, je me levai, enfouis le diamant de Kron dans ma poche et sortis dans le vestibule, suivi de Yanika et d’Azuri. Je vis apparaître une chevelure blonde. Le cœur de Kala fit un bond.
— « Jiyari ! »
Le Pixie blond bouillait d’inquiétude.
— « Grand Chamane… Nous avons un problème. Je sais que je ne devrais pas venir chez toi, à cause de la réputation de ta famille, et je suis désolé… » dit-il en lançant un coup d’œil craintif vers Lustogan. « Mais il s’est passé quelque chose… »
— « Entre donc, » lui dis-je.
— « M-mais, » protesta Jiyari, « j’ai promis à ton oncle que je ne reviendrais pas… »
Kala grommela :
— « Au diable les sottises de mon oncle. Entre. »
— « Ce n’est pas nécessaire, » assura Jiyari. « C’est urgent… Lotus… Erla… »
Il déglutit, ses yeux scintillèrent, altérés, et il murmura :
— « Elle a disparu. »
* * *
La nouvelle avait couru dans tout Dagovil ce matin-là : Erla, la grande runiste surdouée, fille-héritière des Rotaeda, qui avait tant d’admirateurs parmi les étudiants, s’était volatilisée, laissant une note à l’une de ses « amies intimes » dans laquelle, apparemment, elle expliquait qu’elle ne pouvait pas assister à la réunion hebdomadaire de je ne sais quel club académique parce qu’elle partait en quête d’un remède pour sauver son frère. Et cette amie devait être si intime qu’en quelques heures, tout Dagovil était au courant.
— « J’ai entendu quelqu’un dire qu’un type a vu une barque traverser le fleuve Écharpe, » ajouta Jiyari.
— « Elle est partie seule ?! » soufflai-je, incrédule.
— « Je ne sais pas… »
L’aura de Yanika s’était couverte d’étonnement. Azuri se racla la gorge :
— « Je parie qu’en quelques heures, les Zombras l’auront retrouvée, pas vous ? Ce genre de fugues de novices ne durent pas longtemps normalement… »
— « Nous devons aller la chercher, » la coupa brusquement Kala. Il promena un regard altéré alentour et il allait se précipiter dehors : je le retins.
— « Une seconde, Kala. Tu oublies quelque chose : le sac, les vivres… Et nous ne savons pas encore par où elle est allée. »
— « Rao et Melzar sont partis devant, » intervint Jiyari. « Ils nous attendent sur la rive nord. »
J’inspirai profondément. Il ne manquait plus que ça : qu’Erla Rotaeda s’en aille toute seule. En plus, elle ne se rendait même pas au festival : elle partait chercher un antidote pour son frère. Allez savoir où elle pensait le trouver.
— « Je vais avec toi, frère, » dit Yanika, décidée.
— « Tu parles sérieusement ? » s’étonna Azuri.
Nous apercevant sans doute depuis un coin de l’avenue, Saoko approchait. Je rentrai pour aller chercher mes affaires et celles de Yanika. Je ramassai tout en quelques secondes, passai par la cuisine, remplis les outres avec l’aide de Yani, et Azuri me tendit un sac de céréales —de la baparya— et un autre de dridolles séchées.
— « Il a intérêt à se réveiller, » dit ma cousine, « parce que, faire tout ça pour quelqu’un qui ne te connaît pas, ce serait dommage. »
— « Ça m’est égal, » assura Kala.
Face à l’expression étonnée de l’inquisitrice, je souris.
— « Prends soin de toi, cousine. Dis à Varivak que ses tugrins grillés vont me manquer. »
— « Ne penses-tu pas revenir avec elle dès que tu l’auras trouvée ? » s’alarma Azuri.
— « Pour la ramener dans un nid de serpents ? » répliquai-je. « Ya-naï. »
Et je la saluai cordialement. Quand je franchis le seuil et vis Lustogan, un sac sur le dos, mon cœur tressaillit.
— « Lust ? » fis-je, le souffle coupé.
Mon frère fit une moue.
— « J’ai déjà accompli la moitié de mon travail avec la pierre de lune : ils peuvent bien attendre un jour que je termine. »
Je le regardai fixement. Il était clair qu’il voulait m’accompagner. Était-ce parce qu’il m’avait promis de ne pas se volatiliser ? Ou simplement parce qu’il voulait passer du temps avec moi, comme avant ? J’hésitai.
— « Il se peut que cela dure plus d’un jour. »
Imperturbable, Lustogan rectifia :
— « Ils peuvent attendre quelques jours que je termine. »
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— « Certainement. Alors, allons-y. »
— « Ça m’agace, » murmura Saoko tout en nous suivant dans l’avenue. À son ton, cependant, je devinai qu’il pensait tout le contraire. Cela voulait plutôt dire : enfin, nous partons.
Nous étions arrivés au bout de la rue quand quelqu’un appela à grands cris derrière nous :
— « Mahis ! S’il vous plaît, mahis, attendez ! »
C’était un messager. Quand nous nous arrêtâmes, il s’inclina, nous tendant deux lettres :
— « Celle-ci est pour Drey Arunaeh. Et cette autre est pour Lustogan Arunaeh. »
Je m’avançai, curieux, et pris la lettre qu’il me tendait, ainsi que la facture. Sur la première, il était écrit : Ragasakis, Livon Wergal. Sur la seconde : dix kétales. Je payai, Lustogan paya sa propre lettre et nous reprîmes la marche vers le nord de la ville. Recevoir des nouvelles des Ragasakis me réjouissait. Cependant, je lirais la lettre plus tard : tout de suite, Kala et Jiyari étaient pressés.
Nous parvînmes au Quartier de l’Os où nous avions rencontré les dokohis, mais nous ne nous enfonçâmes pas dans les tunnels et nous continuâmes au milieu des roches et des boutiques en direction du fleuve Écharpe. D’après Jiyari, Rao nous avait réservé une barque avec un passeur qui portait un casque de protection vert foncé et des lunettes d’ouvrier. Nous le trouvâmes sur la berge, en train de parler avec un groupe de… Zombras.
Attah, j’espérais que ceux-ci ne se montreraient pas trop curieux… Nous ralentîmes. Quand nous arrivâmes près du batelier, les Zombras s’éloignaient déjà vers d’autres barques. Que pouvaient-ils bien chercher ?
— « Bon rigu ! » nous dit le passeur au casque. C’était un nuron à la peau grise inhabituellement sombre. « Je suppose que vous êtes ceux que j’attendais. »
Jiyari acquiesça énergiquement et Kala bondit dans la barque le premier, impatient. Dès que les autres eurent embarqué, le nuron désamarra l’embarcation et saisit la godille.
— « Ces Zombras, » nous chuchota-t-il, « ils n’arrêtent pas de surveiller la zone depuis plusieurs semaines. Ils croient que des contrebandiers d’armes passent par ici : mais, ici, ce qu’il y a surtout, ce sont des pauvres ! »
Il parlait tandis que nous pénétrions dans l’épais brouillard du fleuve : là, les eaux descendaient avec lenteur et on entendait le doux clapotis de la barque. Il ne semblait pas avoir reconnu le tatouage des Arunaeh : sinon, il aurait sûrement été moins bavard.
— « Ces mercenaires sont pires que des harpies surveillant leur nid, » poursuivit-il. « Mais on ne peut pas nier qu’ils font bien leur travail. En quelques jours, ils ont vaincu les Yeux Blancs, ils ont conquis Nomès… »
— « Les Yeux Blancs ? » répétai-je.
— « Nomès ? » murmura Lustogan.
— « Vous n’êtes pas au courant ? Bouah. Apparemment, il y a quelques jours, le commandant a libéré environ cent personnes qui attendaient d’être changées en Yeux Blancs. On dit qu’une fois qu’on se transforme, on ne redevient jamais plus comme avant. Ce Zenfroz Norgalah-Odali a donc sauvé ces gens. J’aimerais bien que ce soit lui le fils-héritier et pas l’autre. Au moins, il a du cran. Il est entré jusque dans Lédek sans se démonter, dites donc. Et il a conquis Nomès, je vous dis. Vous savez, tous ces villages ternians qui vivent encore dans les grottes comme les préhistoriques ? Il leur a dit : agenouillez-vous ou partez. » Il s’esclaffa. « Et ces lézards se sont agenouillés sur-le-champ ! C’est comme ça qu’il faut faire. Dagovil doit grandir. Si Dagovil ne grandit pas, nous autres, nous en resterons au même point, à ramer toute la journée, hein ? Après, ça va être le tour de Lédek. C’est ce qu’a dit le commandant, apparemment : s’ils ne peuvent pas défendre leur pays, c’est nous qui le défendrons ! »
Il souriait, content de partager les dernières nouvelles avec des gens qui n’étaient au courant de rien. L’aura de Yanika nous enveloppait d’un mélange d’indignation et de curiosité.
— « Et les Yeux Blancs ? » demandai-je. « Que leur est-il arrivé ? Les ont-ils tués ? »
— « Vous ne savez pas ? Vraiment ? Ah, ces jeunes d’aujourd’hui : vous ne savez que travailler, boire et poursuivre les filles. Il faut se tenir un peu au courant de ce qui se passe dans le monde ! Bien sûr qu’ils les ont tués. Enfin, j’ai entendu dire que quelques Yeux Blancs se sont enfuis. Mais bon : ils ne sont plus qu’une poignée. Savez-vous ce qu’on raconte ? » ajouta-t-il, baissant la voix. « Que ces Yeux Blancs étaient devenus fous à cause de colliers de magie noire. Et que ces colliers, c’est le Grand Mage Noir qui les a créés. Liireth. Cela doit vous sembler de l’histoire ancienne, mais, moi, je l’ai vécue, cette maudite guerre. Je l’ai vu quand ils ont emmené ce nécromancien taré à la capitale. Ils l’ont brûlé et bien brûlé. Mais, maintenant, on dit qu’il n’est pas mort. Bah… Allez savoir quels trucs il a utilisés si c’est vrai. Quand il a brûlé, le feu bleu s’est coloré de flammes vertes et violettes… Un truc très bizarre. Je m’en souviendrai toute ma vie. Cette âme était plus corrompue qu’un démon. Ah, » ajouta-t-il. « Nous voilà arrivés. »
Et heureusement, car Kala commençait à bouillir intérieurement. Entendre quelqu’un dénigrer l’âme de son Père l’irritait au plus haut point.
La barque heurta la rive et accosta. Ici, la brume était encore dense : ce n’est pas pour rien que l’on dénommait la zone au nord de la capitale l’Embrumée.
— « Heureux de vous avoir conduits ! » dit le nuron tandis que nous débarquions. « Ah, faites attention : on dit que, dernièrement, un monstre vagabonde dans l’Embrumée, dévorant les aventuriers. Au fait, j’oubliais, ça fait vingt kétales chacun… »
— « N’y songe même pas, passeur, » fit soudain une voix. « Nous avons déjà largement payé la traversée. »
Je reconnus enfin la voix et la silhouette. Aroto s’approcha en ajoutant :
— « Tu peux t’en aller, Fynn. »
Le nuron frappa son casque vert foncé en soufflant :
— « Qu’est-ce que ça peut te faire, Aroto ? Tu as dit que c’étaient des compagnons, pas des amis. Et ils n’ont pas l’air pauvres… »
— « Ta vue n’est pas très bonne, Fynn. C’est ce qui arrive à force de travailler dans la brume. Va-t’en donc, nous sommes pressés. »
Le passeur grommela, mais il n’insista pas, il repoussa la barque avec la godille et repartit sur le fleuve. Après nous être éloignés de la berge et avoir suivi Aroto durant un bout de chemin, celui-ci lança :
— « On m’avait dit que vous seriez quatre tout au plus, pas cinq. »
— « Mon frère, » dis-je simplement.
Il y eut un silence, puis le Couteau Rouge demanda :
— « Inquisiteur ? »
— « Non. Destructeur comme moi. Et, au fait, nous sommes six, pas cinq : tu oublies que Kala et moi, nous sommes deux. »
Je perçus mentalement l’assentiment approbateur de Kala. Aroto ne répliqua pas et leva un peu plus haut la lanterne tout en continuant à avancer. L’Embrumée était une zone pleine de roches volcaniques, de stalagmites et de trous. Quelques arbustes rachitiques poussaient entre les pierres, mais, globalement, le terrain était pauvre. C’est pourquoi il n’y avait là aucun village saïjit.
Le silence était total. Je compris que cette brume étouffait tout type de bruit. Était-ce une brume couverte d’harmonies ? Je l’ignorais. Sanaytay aurait sûrement aimé voir cet endroit.
Alors, Aroto s’arrêta et éteignit et ralluma sa lanterne deux fois de suite.
— « Vous avez été rapides, » se réjouit une voix devant nous.
Kala fit un pas en avant, le cœur accéléré.
— « Rao ! »
La Couteau Rouge s’avança. Elle était accompagnée de deux autres silhouettes qui se firent plus précises dans la brume : Melzar et Chihima. Le jeune Pixie était encapuchonné comme toujours. L’archère sonda notre groupe de ses yeux de hawi, elle transperça mon frère du regard et je la vis se raidir. Envahi par le soulagement, Kala tendit une main vers Rao et celle-ci la lui prit, souriante.
— « Excuse-moi de t’avoir inquiété, Kala. Mais tout s’est bien passé finalement. »
Je ne sus à quoi elle faisait allusion, et Kala non plus, car il demanda :
— « Bien passé ? Lotus est parti. Et mon oncle vous a interrogés. Et ceux de la Guilde vous épient… »
— « Nous le savons, » assura Rao. « Nous avons neutralisé un espion et je l’ai laissé aux soins de mon père… Je ne crois pas qu’on nous ait suivis jusqu’ici. Mais il vaudra mieux que nous nous mettions en marche. Samba a trouvé une piste. Ah, tu sais, » ajouta-t-elle, nous tirant doucement pour nous inviter à la suivre, « ton oncle ne nous a lancé aucun sortilège bréjique pour nous interroger. Il a appris tout ce qu’il voulait en négociant. Ce qui ne veut pas dire que je lui pardonne ce qu’il a fait à Melzar il y a cinq ans. »
J’ouvris légèrement plus grand les yeux, saisi. Ce qu’il avait fait à Melzar… ? Je me souvins alors de l’aversion qu’Aroto avait manifestée envers les Arunaeh, sur l’île de la gargouille Axtayah, ceci pour quelque chose qui ne l’avait pas affecté lui personnellement mais qui avait touché quelqu’un qu’il connaissait. Se pouvait-il que ce soit Melzar… ? Kala et moi jetâmes en même temps un coup d’œil au Pixie encapuchonné qui marchait près de nous.
— « Varivak t’a-t-il interrogé ? » demandai-je.
J’aperçus le visage noir de Melzar quand celui-ci leva fugacement ses yeux rouges.
— « C’était il y a des années. On m’a surpris avec des documents confidentiels de la Guilde et on m’a pris pour un gosse espion d’un autre pays, » expliqua-t-il. « Bien sûr, je n’ai pas voulu parler, et cet Arunaeh a commencé à me faire sentir désespéré, coupable, et bien plus encore. J’ai cru qu’il allait me rendre fou. Il y est peut-être bien parvenu un peu, qui sait. Quand j’ai tenté de me suicider pour ne pas trahir mes gens, ils ont reporté la session et décidé de m’envoyer à Makabath. Si je suis en vie, c’est parce que Zella et les autres ont attaqué l’anobier en chemin et qu’ils m’ont sauvé. »
Il y eut un silence durant lequel on n’entendit que les bruits de nos pas. L’aura de Yanika vibrait de honte.
— « Notre oncle, » murmura-t-elle, « a interrogé un enfant ? »
Je secouai la tête.
— « Et qui peut bien avoir l’idée d’envoyer un gamin voler des documents de la Guilde ? »
Rao tourna brusquement la tête, hésita et marmonna :
— « Les Couteaux Rouges, nous sommes comme ça. Nous n’avons pas beaucoup de main-d’œuvre. »
Je sentis l’orique de mon frère changer. J’avais passé tant de temps auprès de lui que je compris aussitôt ce qu’il pensait : quelle excuse bon marché. Rao ajouta :
— « Manipuler l’esprit d’un enfant de dix ans, cela ne te semble-t-il pas bien plus grave ? »
Je ne sus quoi lui dire. Depuis mon point de vue, Melzar avait été le premier à commettre un crime en volant. Et j’étais sûr que Varivak avait fait son travail, tentant de soutirer ce qu’il voulait sans toutefois dépasser les bornes…
— « Cela pourrait s’avérer plus grave de voler des documents, » dis-je finalement, « si ton intention est toujours de détruire la Guilde, Rao. »
Rao s’arrêta net et pointa sa lanterne sur moi pour voir mon expression. Elle l’écarta et…
— « On vient, » dit soudain Aroto dans un murmure. « Ils sont six. Probablement des Zombras. »
Nous nous raidîmes et le jeune ternian ajouta :
— « Alors, tout de suite, arrêtez de vous chamailler, d’accord ? »
Nous reprîmes notre marche en silence. La présence des Zombras dans les parages était sans nul doute due à Erla. Ils la cherchaient. La jeune Rotaeda n’avait donc toujours pas été retrouvée…
Nous poursuivîmes notre chemin au milieu des roches et des brumes. Comme ces dernières étouffaient le bruit, nous n’avions pas trop à nous préoccuper d’être discrets et nous avancions en nous fiant aux indications d’Aroto : les yeux de celui-ci transperçaient les brumes sans difficulté apparente. Samba le guidait. Restait à savoir si celui-ci savait où il allait…
“Un chat de brume est très sensible aux altérations énergétiques,” m’expliqua Yanika par bréjique, devinant peut-être mes doutes. “Ou, du moins, Samba l’est. Il dit qu’il n’a jamais connu aucun autre chat de brume, il a à peine connu sa mère, alors il ne sait pas si tous sont comme lui. Tu imagines ? C’est Zella, bon Rao, qui lui a dit ce qu’il était réellement.”
Le chat lui avait-il raconté tant de choses ? Je soufflai, amusé.
“Il aime te parler, hein ? Alors comme ça, il perçoit les sortilèges d’Erla ? Quelles sortes de sortilèges ?”
“Tous ceux qui déstabilisent les énergies alentour, d’après ce qu’il m’a dit. Il sent aussi quand les magaras sont utilisées,” dit ma sœur. “Et Erla a sûrement dû utiliser une magara de lumière. En plus, tout à l’heure, nous sommes passés par un endroit où elle avait créé une rune protectrice. Peut-être qu’elle s’est assise pour se reposer un moment ou peut-être qu’elle s’était perdue. Cela ne m’étonne pas que les Zombras ne l’aient pas encore trouvée : avec tant de rochers partout, ce n’est pas facile de distinguer des traces, à part les traces énergétiques.”
En l’entendant raisonner avec tant de calme, je souris.
“On dirait que tu as déjà l’âme d’une Ragasaki, sœur.”
Yanika s’étonna.
“Tu crois ?”
“Eh bien… tu m’as fait penser à Zélif en train de raisonner.”
Je sentis son aura s’empourprer, puis se faire pensive.
“Je veux aider les Pixies,” dit-elle. “Mais je veux aussi rentrer à la maison.”
Et par « maison », elle ne faisait pas allusion à l’île de Taey, même si elle commençait à la considérer comme un foyer, ni au temple non plus, mais à notre maison fleurie sur la Colline Boisée à Firassa. J’ébouriffai doucement ses tresses.
“Nous y reviendrons.”
Kala approuva. Tout compte fait, tous deux, nous voulions revoir le ciel… Aroto interrompit mes pensées.
— « Si vous pouviez cesser d’agiter les brumes avec votre orique, ce serait bien… »
Oups. J’échangeai un regard avec Lust et nous réprimâmes notre orique en même temps. Les brumes se calmèrent.
— « Désolé, » dis-je.
Nous continuâmes. Aroto avait perdu de vue les Zombras depuis déjà trois heures quand nous parvînmes à une grande roche incrustée de roche-ambres. Là, les brumes s’effilochaient, la lumière d’une pierre de lune illuminait la caverne et nous n’avions pas besoin de lanternes pour nous guider. Rao se pencha derrière la roche en murmurant :
— « Un chemin. »
— « Nous avons fait un détour vers le nord-ouest, » chuchota Aroto. « Tu crois que… ? »
Rao acquiesça silencieusement et nous fit brusquement signe de reculer. Nous venions de percevoir un son feutré de… pattes d’anobe. Et pas que d’un seul. Dissimulés dans les ombres, nous vîmes passer un groupe d’anobiers armés. D’autres Zombras, peut-être ? Ils étaient vêtus de noir. Quand ils disparurent dans le large tunnel par lequel se poursuivait le chemin, Lustogan commenta :
— « C’est la route de Makabath. »
Yanika et moi échangeâmes un regard alarmé.
— « La prison ? » dit Yani.
Je devinai sa pensée incrédule : Erla était-elle allée chercher un remède dans une prison ? Cela n’avait pas de sens. J’entendis un léger miaulement et vis Samba lever une patte et la lécher soigneusement.
— « Samba dit qu’elle est très probablement passée par ici, » déclara Rao. « Depuis que je le connais, il ne s’est encore jamais trompé en suivant une piste. »
Aroto marmonna :
— « Si nous avions su qu’elle rejoindrait le chemin, nous n’aurions pas fait tout ce détour. Maintenant, les Zombras la rattraperont avant nous. »
Rao se leva.
— « Tout n’est pas encore perdu. En route. »
Je n’étais jamais allé à Makabath et je ne savais pas à quoi m’attendre. Le tunnel que nous commençâmes à parcourir était large, au sol et aux parois si lisses que je fus certain qu’il avait été creusé par des destructeurs. Tandis que Samba, Rao, Chihima et Aroto marchaient d’un pas particulièrement rapide devant nous, Lustogan dit :
— « Ce tunnel a été construit il y a plus de trois siècles, quand ni notre clan ni l’Ordre du Vent n’existaient encore. De fait, c’est Marshin Odah qui l’a construit. »
J’ouvris grand les yeux.
— « Le fondateur du Temple du Vent ? »
— « Mm, » acquiesça mon frère. « Il a bâti Makabath avec ses disciples. Une tour qui a même dépassé la Tour Mage de Dagovil. Quarante mètres de rochelion, quatre-vingt de ferférite et soixante-dix de darganite. Une œuvre magistrale. »
Quand il parlait de ces choses, Lust devenait plus expressif. Je le regardai avec curiosité.
— « Alors, toi, tu l’as déjà vue. »
— « Il y a longtemps. » Lustogan plongea les mains dans ses poches en disant : « C’était un an avant ta naissance, j’avais alors onze ans. J’ai creusé un tunnel dans la roche, près de la prison. » Il esquissa un sourire. « Comme c’était un travail pour la Guilde, Père n’a pas voulu l’accepter. J’ai eu l’idée de lui dire que c’était une bêtise et il m’a invité à le faire moi-même. Durant des mois, j’ai travaillé avec deux autres destructeurs. Draken et Leyn. Là, j’ai appris combien la prudence et la patience sont précieuses. Et combien la vie est précieuse. »
Je souris. À onze ans, il réfléchissait déjà comme un sage… À ce moment, Rao se retourna, impatiente. Elle me parla par voie mentale :
“Kala, tu ne peux pas leur dire d’aller un peu plus vite ?”
Les Couteaux Rouges commençaient à nous distancer. Cependant, l’aura de Yani était fatiguée, Jiyari traînait les pieds, et moi un peu aussi…
“C’est que Drey est fatigué,” répondit Kala.
“Si je le suis, toi aussi,” lui fis-je remarquer, avec un raclement de gorge mental.
“Bon, nous sommes tous fatigués,” admit-il à contrecœur. “Je n’ai plus un corps de métal, Rao.”
La Couteau Rouge n’avait pas besoin d’un corps de métal pour avancer avec énergie, même après cinq heures de marche… Quelques instants plus tard, Rao soupira mentalement s’adressant à tous :
“Ne vous inquiétez pas : nous allons partir en éclaireurs.”
Je comprenais son inquiétude : si Erla était vraiment dans ce tunnel, elle allait difficilement pouvoir échapper aux Zombras, à moins qu’elle n’ait une magara de dissimulation ou que sais-je.
Dès que nous les perdîmes de vue, Jiyari eut un coup de barre, il s’arrêta et se laissa tomber sur une roche en disant :
— « J’ai faim. »
Je fouillai dans mon sac et lui passai la poche de baparya. Nous mangeâmes chacun une bonne poignée de céréales et nous vidâmes une outre entière. Quand il me rendit celle-ci, Lustogan opina :
— « Plus la pause est longue, plus il en coûte de reprendre la marche. » Ses yeux se posèrent sur l’expression rembrunie de Jiyari. « Allons-y. »
Le Pixie blond se leva comme un ressort sous le regard froid de mon frère. Un brin d’amusement tourbillonna dans l’aura de Yanika. Souriante, celle-ci s’avança dans le tunnel en répétant :
— « Allons-y. Allons trouver Lotus ! »
Je crois que la présence de notre frère aîné la réjouissait. Et ceci était toute une nouveauté.
D’après Lustogan, nous arrivions déjà presque à la haute caverne de Makabath, quand nous croisâmes un messager sur le dos d’un anobe qui galopait vers Dagovil. Il allait si vite qu’il ne nous salua même pas. Quand nous sortîmes du tunnel, la première chose que je vis fus la tour : belle, haute, c’était une énorme colonne au milieu de la caverne. La base était de couleur noire, le centre de ferférite grise et la partie supérieure, illuminée par une grande pierre de lune, était de couleur cuivrée avec des éclats rouges. Je la contemplai, émerveillé.
— « Une belle vue, » soufflai-je.
— « Sacrément belle, » répliqua Saoko derrière moi, d’une voix tendue.
Ce n’est qu’alors que je remarquai l’aura surprise de Yanika et je baissai les yeux. Une trentaine de Zombras avec des anobes étaient postés non loin de là où nous étions, empoignant des lances et scrutant l’entrée de Makabath, que je ne parvenais pas à voir parce qu’ils me l’occultaient. Devant nous, deux mercenaires venaient de nous barrer le passage.
— « Que venez-vous faire ici ? » dit l’un d’eux avec brusquerie sans s’approcher.
Lustogan répondit avec calme :
— « Nous sommes en quête d’une jeune nahô. »
Les deux Zombras échangèrent un regard. Et un troisième, portant un uniforme plus soigné et un galon d’argent, intervint :
— « Nous sommes désolés, mahis, mais vous ne pouvez pas aller plus loin. Il y a eu une rébellion à la prison et nous ne pouvons pas vous aider dans votre quête… Je vous saurai gré de garder cet incident secret. »
Je fronçai les sourcils. Une rébellion à Makabath ? Alors, j’ouvris grand les yeux. Dannélah, se pouvait-il que… ?
— « Reculez ! » La voix forte retentit dans toute la caverne. « N’approchez pas, sinon on tue cette fille ! »
Mon cœur manqua un battement. Avant que Kala ne perde les nerfs, je décidai de me faire une idée de la situation et, sans prévenir, je courus vers une roche un peu élevée, je me propulsai avec l’orique et amortis la chute. Je m’agrippai à la roche dure avec les mains et sondai l’entrée de Makabath.
Un fossé entourait le pied de la tour, sauf à l’entrée : sur la pente y menant, il y avait plusieurs cadavres empilés, ainsi que quatre saïjits armés. Deux portaient l’uniforme de Zombra. Mais ce n’étaient pas de vrais Zombras, devinai-je.
C’étaient des Zorkias.
Et l’homme aux côtés du Zorkia qui menaçait d’un poignard une silhouette plus frêle, c’était…
— « Reyk, » murmurai-je avec une certaine douleur. « Mais que fais-tu ? »