Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
« Une vérité dans la bouche d’un inconnu est une évidence ; dans la bouche d’une idole, c’est du génie. »
Lustogan Arunaeh
* * *
Pendant que je faisais éclater des serrures, Lustogan bloquait la voie derrière nous et les autres couraient dans les couloirs et passages faiblement illuminés par des roche-ambres. Nous croisâmes plusieurs cadavres de garde. La plupart étaient morts avant même de se rendre compte de l’insurrection.
Nous percevions clairement les cris des Zombras et leurs efforts pour libérer le passage obstrué au rez-de-chaussée. Quand nous arrivâmes au deuxième étage, Yanika lança avec une certaine alarme dans la voix :
— « Samba dit qu’il y a un sortilège runique juste après la grille. Cela pourrait être un piège. »
Le chat était passé avant nous, se faufilant entre les barreaux, mais il s’était arrêté net, un mètre plus loin. Reyk dit, pensif :
— « Il y avait un runiste parmi les prisonniers celmistes. Un dénommé Kelt. »
— « Kelt ? » répéta Erla. Elle pâlit un peu. Le connaissait-elle ? Elle serra les lèvres. « Je suis runiste. Je vais désactiver le piège. »
Je fis éclater la serrure et dis :
— « Essaie d’être prudente. »
Erla m’ignora. Elle ouvrit la grille, se pencha près du chat de brume et, quelques instants après, elle s’impatienta :
— « Diables, c’est quoi ce truc ? »
C’était donc là l’experte runiste : elle tombait sur une rune qu’elle ne comprenait pas et elle s’en prenait à celle-ci. Je secouai la tête, m’avançant.
— « Nous n’avons pas le temps. Écartez-vous. »
— « Non, » refusa Erla. « Je vais la désactiver. »
Et elle la désactiva presque aussitôt. Elle se leva, un éclat de fierté dans les yeux.
— « Ah ! Je viens de vous sauver la vie. »
“Elle ment,” nous dit Yanika par bréjique, l’air déconcerté. “Du moins, c’est ce que je crois. Samba dit que la rune n’était probablement qu’une rune de sécurité de la prison pour savoir combien de gens passent par ici.”
Attah… Pourquoi mentir pour une chose aussi absurde ? Espérait-elle que nous allions l’aider parce qu’elle nous avait sauvé la vie en désactivant une rune ? Nous l’aidions déjà…
— « Hum… Eh bien, continuons, » fis-je.
Cependant, à cet instant, Erla laissa échapper un hoquet de terreur. Je compris pourquoi quand, me tournant vers les escaliers qui montaient au bout du couloir, je vis Chihima pointer une flèche vers nous. Plus particulièrement vers Reyk. Cette sauvage tira, à l’horreur de Yanika. J’eus juste le temps de dévier la flèche vers le haut avec mon orique et celle-ci alla se perdre au loin.
— « Chihima ! » m’exclamai-je. « Tu es devenue folle ? Ne le tue pas. Il est avec nous. »
Un éclat surpris passa dans les yeux froids de Chihima.
— « Zella m’a dit de le tuer, » répliqua-t-elle.
Je compris que Rao, tout comme Kala, avait été angoissée à l’idée de perdre Erla. Et Chihima devait haïr Reyk pour cela. Mais elles n’allaient rien résoudre en le tuant.
— « Tu te précipites, Chihima, » dit une voix derrière elle. La petite silhouette encapuchonnée de Melzar apparut, tenant deux crochets entre les mains. « Ma sœur et Aroto sont en train d’ouvrir les grilles du haut. D’après Samba, si vous montez, c’est que vous pensez qu’il y a une issue en haut, non ? Est-ce que les Zombras vous poursuivent ? »
— « Ils sont encore au rez-de-chaussée, » affirma Lustogan en s’avançant.
Nous nous dirigeâmes tous vers les escaliers… sauf Reyk. Le mercenaire était resté paralysé, regardant l’archère, la main crispée sur la poignée de son épée.
— « Ne lui en veux pas, » lui dis-je.
Reyk roula les yeux.
— « Mais bien sûr que non. »
Nous rattrapâmes Rao et Aroto au cinquième étage. Les Zombras avançaient plus rapidement, et nous supposâmes qu’ils devaient avoir trouvé une machine pour débloquer la voie ou alors… un destructeur. Cependant, détruire était malgré tout plus facile que d’ouvrir un passage. Petit à petit, nous nous distancions. De temps en temps, tout en reprenant un peu mon souffle, je bloquais la serrure des grilles. À un moment, Jiyari demanda, haletant :
— « Vous avez vidé… toutes ces cellules ? »
— « Presque toutes, » affirma Reyk. « Sauf là où se trouvent les prisonniers réellement fous. Ceux-là, les Zombras peuvent les garder. »
— « Combien d’étages… avons-nous déjà montés ? » souffla Yanika.
Son aura vibrait, fatiguée. Rao atteignit l’étage suivant et dit :
— « Ça, c’est le quinzième. On doit se trouver à la moitié. »
Samba, sur son épaule, tirait la langue comme un chien et il bâilla. La moitié, me répétai-je. D’après Lustogan, la tour mesurait cent-quatre-vingts mètres : il nous restait encore un bon bout de chemin. Allez, m’encourageai-je. Il ne nous restait que la deuxième moitié.
Les couloirs devenaient plus courts au fur et à mesure que nous montions, et les escaliers se changèrent en colimaçon. Les roche-ambres n’illuminaient plus l’endroit et nous dûmes sortir nos pierres de lune et nos lanternes.
— « Et si nous faisions… une pause ? » proposa Kala, la respiration sifflante. « Les Zombras aussi doivent avoir… du mal à monter… »
— « Ça, c’est parce que tu ne fais pas assez de sport, Kala, » le taquina Rao, grimpant à côté de moi. « Les Zombras monteraient plus vite que toi si tu ne leur bloquais pas le chemin. »
— « Ce n’est pas ma faute, » grommela Kala. « Je ne me suis pas occupé du corps durant dix-huit ans. Le coupable, ici, c’est Drey. »
Je soufflai.
— « Moi ? Je n’ai pas arrêté de courir de tous les côtés ces derniers mois… »
— « Ne gaspille pas l’air, » me coupa le Pixie, me volant le corps. « En plus, Père te regarde bizarrement. »
Il voulait parler d’Erla. Face au regard prudent de celle-ci, j’accélérai le pas avec une certaine exaspération.
“Bien sûr qu’elle nous regarde bizarrement.”
Nous étions au dix-huitième étage quand nous tombâmes sur un prisonnier recroquevillé sur la première marche des escaliers suivants. C’était un homme rachitique, aux cheveux longs, couvert de saleté. Il nous vit apparaître, clignant des yeux face à nos lumières.
— « Les Zombras ? » murmura-t-il.
Il tenta de se lever mais gémit de douleur et se rassit. Il portait des chaînes aux pieds. Personne n’avait pris le temps de les lui enlever.
— « Reyk Corbeau-Rouge, » se présenta alors le commandant Zorkia, s’avançant. « Que diables fais-tu ? Ne reste pas planté là ! »
Les yeux de l’humain cillaient, tremblotants.
— « Reyk Corbeau-Rouge ? » répéta-t-il. Il esquissa un sourire. Il lui manquait plusieurs dents. « Léron. Léron l’Hercata. J’ai tenté de fuir. Mais tout le monde se bouscule. Le diable malin se réveille. Tous veulent sortir avant les autres. »
— « Ils t’ont poussé dans les escaliers ? » s’exclama Jiyari.
— « Allez-y, » répliqua le prisonnier. « Je porte des chaînes. Je ne pourrais pas aller très loin de toute façon. Quand les Zombras passeront, je les retiendrai. Je ne suis peut-être pas un Zorkia, je ne suis peut-être qu’un maudit voleur, mais j’ai ma dignité. »
— « Un mort n’a aucune dignité, » rétorqua Reyk. « Je vais te porter. »
Le prisonnier le regarda, incrédule.
— « Quoi ? »
Le Zorkia s’approchait déjà. Il le chargea sur son dos et, moi, j’en profitai pour détruire les chaînes et le libérer. L’humain avait une moue qui oscillait entre la honte et l’espoir.
— « Merci… » murmura-t-il.
Le Zorkia se contenta de grogner et, le voyant reprendre l’ascension avec un entrain renouvelé, je remarquai, amusé, l’aura d’approbation de Yanika. Lorsque je m’approchai de Lustogan pour faire éclater la roche, celui-ci commenta d’une voix neutre :
— « Les saïjits m’étonneront toujours. »
— « N’est-ce pas ? » fis-je en souriant derrière mon masque.
* * *
Les derniers étages nous parurent éternels. Nous étions fatigués de voir des grilles, des cachots et encore des grilles. Nous en avions assez de monter. Pour comble, nous croisâmes en chemin d’autres prisonniers, incapables de continuer à avancer. Reyk les encouragea, agitant son épée :
— « Allez, bande de fainéants ! Je me tue pour vous et vous traînez les pieds ? Flemmards. En avant, allez, du nerf ! Vous déciderez après si ça a valu le coup de sortir de cet enfer. »
Curieusement, sa façon de parler leur faisait oublier maux et douleurs et ils se levaient, ralentissant considérablement notre ascension : cela nous donnait à Lustogan et à moi tout le temps de parfaitement bloquer la voie aux Zombras.
— « Nous sommes presque arrivés au sommet de la tour, je le sens, » déclara soudain Erla.
Rao lui jeta un regard surpris et, sans ralentir, elle dit par bréjique :
“C’est curieux. Erla n’est pas seulement une bonne runiste. Elle perçoit bien les énergies. Cela fait un moment que Samba perçoit un déséquilibre énergétique qui provient d’en haut.”
Je fus incapable de savoir exactement à combien d’entre nous elle parlait. À Kala et à moi, à Melzar, et à Yanika peut-être… Kala s’enthousiasma :
“Tu crois que ce sont des souvenirs d’autrefois ?”
“Lotus a appris un peu de perceptisme,” convint Rao. “Mais, même s’il a gardé quelques souvenirs… quand il a entendu nos noms de Pixies, ça ne lui a fait ni chaud ni froid.”
“Peut-être qu’il ne veut pas se rappeler,” intervint Melzar. “À ce que tu m’as raconté, Zella, son passé n’a rien de brillant…”
Son commentaire fut accueilli par un fort toussotement mental de la part de Rao. Mais elle ne le contredit pas, et j’en déduisis qu’intérieurement, elle devait être d’accord : Lotus avait beaucoup de raisons de ne pas vouloir se rappeler son passé. À ce moment, je vis le coup d’œil inquisiteur que nous jeta Erla et je me demandai si elle avait perçu notre lien bréjique avec son perceptisme.
Il restait deux étages quand nous tombâmes sur un groupe qui descendait. Ils étaient trois : un esnamro, croisement de plusieurs races, un humain au visage presque aussi balafré que celui de Reyk et un autre humain robuste. Je reconnus le second. C’était Danz. Le guérisseur Zorkia qui avait sauvé Yanika du venin des yurmis.
— « Commandant ! » s’exclama-t-il, stupéfait. « Tu es vivant ? »
— « Il semble que mon heure n’est pas encore arrivée, » dit Reyk. « Mayk, Bersfus, Danz… Que diables faites-vous ici ? Vous devriez monter au lieu de descendre, non ? »
Mayk grogna.
— « Et te laisser te sacrifier tout seul ? Rassure-toi : tous les autres Zorkias sont en train de s’enfuir. Et les autres aussi… Ton idée de libérer tous les prisonniers pour éliminer les gardes était bonne, mais nous avons eu des problèmes pour imposer de l’ordre et armer tous nos compagnons. »
— « Reyk… c’est qui, ceux-là ? » demanda Danz. « Et les Arunaeh, qu’est-ce qu’ils font là ? Ne me dis pas que cela faisait partie du plan… ? »
— « Ça aurait été un plan génial, hein ? » répliqua Reyk, grimpant une marche après l’autre. « Mais non, apparemment, la fille nahô s’est enfuie de chez elle et, eux, ils la cherchaient. Bersfus, est-ce que tu veux bien me relayer ? »
Le Zorkia l’aida à se libérer de sa charge et agrippa Léron l’Hercata, tout en demandant, confus :
— « Et les autres ? Ils sont de notre côté ? »
À cet instant, je vis briller les yeux bleus de Rao d’un éclat assassin et je me rappelai son aversion pour les Zorkias. Tout compte fait, ces mercenaires avaient participé à la Guerre de la Contre-Balance, ils avaient capturé Liireth à la fin de la guerre et aidé à « le tuer ».
— « Aucune idée, » répondit Reyk, en montant. « Mais, pour le moment, ils nous aident, parce que la nahô veut monter là où nous allons. Nous nous sommes trompés sur une chose, les gars. Les escaliers ne mènent pas à la Superficie. Mais nous sortirons quand même vivants. »
Danz afficha une mine interrogative, mais il garda ses questions pour plus tard et commenta :
— « La nahô, tu dis… je ne la vois nulle part. »
Ceci nous arrêta net. Nous regardâmes en arrière et… nous la vîmes alors apparaître, se traînant de marche en marche. Elle avait la respiration haletante et chuchotait tout bas :
— « Huit-cent-soixante-six, huit-cent… soixante-sept, huit-cent-soix…soix… »
Avant même de m’en rendre compte, j’avais déjà descendu les marches pour la soutenir avant qu’elle ne s’effondre. Je sortis une outre, l’aidant à s’asseoir.
— « Veux-tu un peu d’eau ? »
Erla accepta, étourdie, et murmura :
— « Je n’aime pas les escaliers qui tournent autant… »
— « Je comprends. Nous y sommes presque. Quelques marches de plus et nous allons arriver à ce tunnel secret. Les Zombras sont encore loin en bas. Tu peux te reposer un peu… »
— « Pas question. » Ses yeux d’un gris vert éteint s’étaient enflammés. « Je dois sauver mon frère. Ce poison peut le tuer à tout moment. Le guérisseur a dit deux semaines maximum. »
Ses larmes affleurèrent. Elle serra les dents. Et se leva.
— « Porte-moi comme ce prisonnier. »
Je la regardai, stupéfait.
— « Comment ça ? »
Elle me transperça de ses yeux autoritaires.
— « Porte-moi sur ton dos, je te dis. Je marche depuis le début du rigu et j’ai mal aux pieds. »
Elle parlait sérieusement ? Non mais… Elle parlait vraiment sérieusement ?! Quelques minutes après, je montais les escaliers, portant la nahô.
— « Ne me dis pas maintenant que je pèse trop lourd ?! » me lança-t-elle, m’entendant souffler.
— « J’allège ton poids avec l’orique, » répliquai-je. « Mais ce serait plus facile si tu cessais de t’agiter. »
— « Avec l’orique ? » s’indigna Erla Rotaeda. « Tu me traites de grosse ou quoi ? »
Grosse, elle ne l’était pas. Mais elle n’était pas non plus précisément maigre. Et elle n’arrêtait pas de bouger, comme si elle ne savait pas très bien comment s’agripper à moi. Malgré la situation urgente, l’aura de Yanika brillait d’amusement. Maintenant, Lustogan était le seul à se charger de détruire Makabath. Quelle excuse pourrait bien présenter Erla pour justifier ses actes ? Théoriquement, nous, nous ne faisions qu’obéir à ses ordres. Nous étions des Arunaeh, un clan sans pays, et notre soumission à la Guilde de Dagovil était très relative, mais… bon, si elle nous engageait, c’était sa responsabilité.
Quand nous arrivâmes tout en haut, les cachots avaient disparu, remplacés par une grande salle de garde protégée par une porte de bois massif qui avait été détruite à coups de haches et de barreaux.
Je contemplai les cadavres avec une profonde peine. Je comprenais que Reyk n’avait pas été capable de libérer ses gens sans causer de morts, mais je n’approuvais pas pour autant un tel massacre. Je constatai, cependant, que les gardes s’étaient bien défendus : il y avait cinq prisonniers morts. Alors que nous nous engagions dans les escaliers secrets ouverts, j’entendis Jiyari bredouiller :
— « Pourquoi ? »
À ma surprise, c’est Lustogan qui répondit :
— « Parce que les Zorkias luttent pour leur liberté après deux ans de prison et de torture. La vengeance est un cercle et un équilibre de Sheyra. Bonne ou mauvaise, je ne sais pas. Ce qui est clair, c’est qu’en soi, elle n’apporte pas le bonheur. »
J’approuvai mentalement tout en continuant à avancer. Nous avions déjà dépassé le plafond de la caverne. Ces escaliers, plus étroits, étaient faits d’un mélange de darganite et de telkémite. Les marches étaient parfaitement lisses, preuve manifeste que ceci était l’œuvre de destructeurs. De fait, elle étaient en meilleur état que les escaliers de la prison. Lustogan éprouvait-il du remords à les détruire ? Pendant que Lust restait en arrière pour détruire l’entrée, Erla observa, s’agrippant à moi :
— « Ton parent est assez philosophe. »
— « N’est-ce pas ? » souris-je malgré l’effort. « C’est mon frère et mon maître. »
— « C’est vrai ? Vous ne vous ressemblez pas. Enfin, certains traits… Mais il est plus… comment dire… »
— « Sérieux, » l’aidai-je.
— « Oui… »
Au bout d’un autre silence, elle dit tout bas à mon oreille :
— « Dis-moi. Les Arunaeh sont toujours du côté de la justice, n’est-ce pas ? »
— « Euh… Mon frère et moi, nous sommes destructeurs, » lui répondis-je dans un murmure. « Nous ne connaissons pas grand-chose à la justice. Mais, pour le moment, je veux t’aider, alors ne t’inquiète pas des Zorkias ni des autres prisonniers : ils ne te feront pas de mal. »
Ma promesse fut appuyée par Kala :
— « Je t’aiderai comme, toi, tu m’as aidé, Pè… »
Il se contrôla à temps et s’arrêta avant de l’appeler « Père ».
“Tu fais des progrès,” le félicitai-je.
Il souffla mentalement et je souris au-dedans. Depuis que je le connaissais, j’avais bien remarqué que les louanges suscitaient chez Kala une réaction immédiate de fierté ridiculement satisfaite.
L’ascension s’éternisa. Au début, la roche retentissait des marches plus bas, là où Lustogan la faisait éclater, mais, au bout d’un moment, mon frère opina que provoquer davantage d’effondrements pourrait nous être fatal et il s’unit à notre groupe en disant :
— « Drey. Tu as un autre masque, non ? Donne-le à Yanika. »
Son conseil ne me surprit pas. À Makabath, de nombreux prisonniers étaient interrogés par des inquisiteurs Arunaeh : ils reconnaîtraient le Datsu tout de suite. Après avoir aidé ma sœur à mettre le masque, nous reprîmes la marche.
Nous ne tardâmes pas à tomber sur les prisonniers à la traîne. Certains étaient dans un état si lamentable que je m’étonnais qu’ils soient arrivés jusque-là. Makabath n’était pas une prison pour les petits délinquants. Ceux qui terminaient là étaient les grands voleurs, les assassins, les traîtres, les contrebandiers, les escrocs de haut rang et les érudits défenseurs d’idées illicites. Et ces derniers étaient ceux qui m’inquiétaient le moins. En cette compagnie, les Zorkias étaient ceux qui me semblaient les plus fiables. Et, heureusement, à ce que Mayk chuchota à Reyk, ils avaient réussi à s’emparer de la majorité des armes.
En haut, les gens grognaient, soufflaient, s’encourageaient en disant :
— « Allez, ne te rends pas, compagnon… »
— « Ne te rends pas toi non plus… »
— « Pas question que je me rende ! Tu te rendras avant moi. »
— « Jamais de la vie… »
Un troisième rit :
— « Vous avez du mal à grimper de simples escaliers ? Vous avez une sacrée veine. Quelques mois de plus et vous étiez bons pour la fosse commune. »
— « Parle pour toi, saïjit famélique ! » rétorqua l’un d’eux.
Bien que nous allions à un rythme lent et mesuré, nous finîmes par en devancer un bon nombre dans les escaliers étroits. Les épées entre les mains des Zorkias étouffaient toute objection. Cela faisait une heure et demie que nous montions ces marches, deux heures et demie depuis le pied de la tour de Makabath, quand j’atteignis ma limite, je cessai de supporter Erla avec mon orique, je sentis tout son poids peser sur moi et je m’agenouillai, déclarant :
— « J’arrête. Tu es saine et forte : continuer ainsi serait absurde. »
Erla se redressa, empourprée. Elle se racla la gorge.
— « Je suppose qu’on ne peut pas demander à quelqu’un comme toi d’avoir la même endurance que Kibo. C’est le gardien personnel de mon grand-père, » précisa-t-elle. « J’avais pensé lui demander de m’accompagner, mais il ne serait pas passé inaperçu. »
— « J’ai eu l’honneur de le connaître, » dis-je, avant de boire une gorgée de mon outre.
Erla ferma un œil, étonnée.
— « L’honneur ? Kibo est un simple garde, mahi. »
— « Je le sais. »
Je continuai à monter et la nahô pressa le pas pour ne pas se laisser distancer. Je demandai à mon frère :
— « C’est encore loin ? »
— « Je dirais… une demi-heure, » estima Lustogan.
— « Telkémite et darganite, » dis-je, palpant la roche. « Être monté si haut en deux mois seulement, ce n’est pas mal du tout. »
— « C’est toi qui l’as construit ? » s’exclama Erla, stupéfaite, se tournant vers Lust.
Celui-ci haussa les épaules.
— « Avec deux autres. »
Après un silence, Erla murmura :
— « Alors, tu devais déjà savoir où menaient ces escaliers. »
Lustogan lui jeta un regard en coin sans s’arrêter.
— « Non. On n’explique pas tout aux destructeurs. En plus, j’avais onze ans à l’époque. S’ils ont mentionné quelque chose sur le donjon d’Éhilyn, je l’avais oublié. »
— « Tu t’en serais souvenu, » affirmai-je. « Tous les enfants se souviennent du donjon d’Éhilyn. Le Grand Moine m’a effrayé plus d’une fois avec ça. »
Erla me regarda avec curiosité.
— « Il t’a effrayé ? Mais… tu es un Arunaeh. Tu ne peux pas t’effrayer. »
Je lui adressai un sourire de biais derrière mon masque.
— « Ah bon ? »
— « Les Datsus ne fonctionnent pas comme ça, » intervint Yanika sur un ton de professeur. « Le Datsu est un sceau bréjique perfectionné durant des générations. Il est pensé pour aider son porteur. Il restreint les excès et évite… le stressss, » pantela-t-elle, « la terreur paralysante… la colère… Mais la simple peur, ça… c’est utile et… »
— « Je crois qu’elle a compris, Yani. Tu es essoufflée, » lui fis-je aimablement remarquer.
Nous décidâmes donc de nous taire et de garder nos forces pour avancer. Lustogan ne s’était pas trompé : nous arrivâmes bientôt au bout des escaliers. J’avais perçu petit à petit un changement dans la vibration de l’air. Celui-ci était plus chaud, plus dense et… il était chargé d’énergies.
Nous débouchâmes dans une grande caverne bien illuminée. Quand je cherchai la source de la lumière, j’entrevis derrière les groupes de prisonniers un grand lac de lave sur notre gauche. Le sol était parsemé de roches magmatiques aux formes extravagantes qui formaient un véritable jardin de sculptures. J’en vis une qui avait la forme d’une fleur avec des pétales et une autre qui ressemblait de loin à un vieil homme courbé sur sa canne.
“Parfois, la nature est une drôle de sculptrice,” dis-je à Kala.
Mais les pierres n’intéressaient pas Kala : il avança auprès d’Erla et des Couteaux Rouges, au milieu des prisonniers de plus en plus agités. Certains accusaient.
— « Maudits Zorkias ! Ce n’est pas la Superficie ! »
— « Il n’y a pas la moindre issue ! Rien que de la lave et encore de la lave ! »
— « C’est directement l’enfer ! »
— « OUI ! » tonna alors Reyk, frappant son épée contre le sol rocheux. « C’EST L’ENFER ! »
Tous se turent. Mais leurs expressions ne disaient rien de bon. Reyk avait intérêt à savoir les contenir… Je me tournai vers Erla, mais Rao fut plus rapide, demandant à mi-voix :
— « Ces types ont l’air d’avoir bien examiné la caverne. S’il n’y a pas d’issue, par où entre-t-on au donjon ? »
Erla l’observa un instant avec prudence et je la vis se rapprocher légèrement de moi, au cas où cette bliaque aux cheveux mauves armée de couteaux s’avérerait plus dangereuse que prévu. Je roulai les yeux. Kala lui prit la main.
— « Ne crains rien, Père. Où que tu ailles, nous te suivrons. »
Je jurai mentalement.
“Je retire ce que j’ai dit, Kala. Tu n’as fait aucun progrès.”
Erla avait rougi. Heureusement, il semblait qu’elle n’avait pas remarqué l’appellation. Notre attention se tourna vers le discours de Reyk. Entouré d’une trentaine de Zorkias, le mercenaire scrutait les dizaines de prisonniers libérés.
— « L’enfer, » répéta le mercenaire. « Je viens de vous en sauver pour vous fourrer dans un autre. Maintenant, à vous de décider lequel vous préférez. Mais vous vous trompez sur une chose : il existe une issue. »
— « Et où ça ? » s’écria quelqu’un.
— « Tu ne t’étais pas sacrifié, commandant des Zorkias ? » fit avec un rire sardonique un humain qui portait une cape bleue en haillons. Il s’avança de deux pas vers Reyk. « Vous pouvez toujours parler, nous n’allons rien croire, Zorkias. Vous avez travaillé pour la Guilde et vous vous êtes rebellés. La Guilde, je la hais et je la maudis, mais je ne fais pas confiance aux traîtres. Si vous essayez de nous rouler maintenant, nous le saurons. »
Les prisonniers rugirent leur approbation. Danz chuchota quelque chose à l’oreille de Reyk et celui-ci arqua un sourcil sarcastique.
— « Kelt, n’est-ce pas ? Le runiste qui a été accusé de trahir son pays, à ce qu’on vient de me dire. Ne t’énerve pas. Nous allons tous nous en sortir. Entre traîtres, nous y arriverons. Asseyez-vous et reposez-vous : le tunnel est fermé. Les Zombras ne nous rattraperont pas de si tôt. »
— « Ça sent le pourri, cette histoire, » répliqua Kelt, sans perdre contenance. Il nous pointa de l’index. « Comment as-tu fait pour obtenir l’aide de trois destructeurs ? »
— « Ce sont des mercenaires, » dit Reyk avec froideur. « Il suffit de les payer. »
Même pas, pensai-je.
— « Tu veux donc ouvrir une issue grâce à eux, » dit Kelt.
Reyk haussa les épaules et ne répondit pas. Cependant, l’idée avait redonné l’espoir et un tantinet de tranquillité aux prisonniers. Ils s’assirent, exténués, se plaignant de la soif. Je pensais que, si nous demeurions là longtemps, plus d’un mourrait de déshydratation. J’espérais seulement que nous sortirions le plus tôt possible. Je perçus le trouble d’Erla. Elle avait couvert son visage de ses mains.
— « Un problème ? » m’inquiétai-je.
— « Ce Kelt, » chuchota-t-elle. « C’était un professeur runiste de l’Académie. C’était… c’était mon professeur. Il y a deux ans, ils ont découvert qu’il dirigeait un club obscur avec des idées anarchistes. »
— « Anarquoi ? » répétai-je.
Elle en parlait comme si on l’avait surpris en train d’organiser une rébellion. Erla secoua la tête, sombrement.
— « Même une amie à moi s’est laissée entraînée dans son cercle. »
— « Les idées ne devraient pas être interdites, » intervint Yanika. « Si cet homme n’a rien fait… »
— « Il a convaincu mon amie d’abandonner les titres de sa famille et de s’engager dans un groupe d’aventuriers inconnus durant des semaines, » souffla Erla. « Ça, ce n’est pas rien… »
— « Cet homme a l’air d’être quelqu’un de bien, » intervint Rao avec un petit sourire.
— « Excusez-moi de vous interrompre, » toussota une voix devant nous.
C’était Danz. Le guérisseur Zorkia se frottait le menton, cherchant ses mots.
— « Euh… nahô, » dit-il d’une voix basse et polie. Devoir l’appeler ainsi dut sûrement lui faire l’effet d’un coup de poignard, devinai-je. « J’ai cru comprendre que tu sais comment entrer dans le Donjon d’Éhilyn. Ce donjon est un antre de créatures dangereuses. Le commandant des Zorkias regrette de t’avoir utilisée comme otage et il dit être prêt à t’offrir sa protection durant ce voyage. »
Un sourire ironique se dessina sur les lèvres de la Rotaeda.
— « Sûrement. Dis-lui que j’apprécie son offre. Qu’il me protège s’il peut. »
Dans ses habits de paysanne, elle s’avança comme une reine vers le fond de la caverne. Vers le lac de lave. Kala échangea un regard interrogatif avec Jiyari et Rao et nous nous empressâmes de lui emboîter le pas. Les prisonniers nous suivirent de leurs yeux plus ou moins vivaces.
— « Une seconde, » dit Rao. « Là-bas, il n’y a aucune issue. C’est clair comme de l’eau. »
Erla Rotaeda ne répondit pas. En arrivant au bord du lac de lave, elle s’accroupit, se releva, fit quelques pas vers la droite et s’accroupit de nouveau. Elle sourit.
— « C’est là, exactement comme le professeur Garley me l’a dit. »
— « Le professeur Garley ? » répéta une voix derrière nous. Kelt s’avança avec un vif intérêt. « Tu le connais, petite ? »
La nahô ne se retourna pas. Elle l’ignora et se concentra. Quelques instants après, les yeux de Kelt étincelèrent.
— « Je comprends. C’est un portail. »
Un portail ? À peine avais-je jeté un regard étonné au runiste anarchiste que je sentis l’air tourbillonner et se contracter sur le lac de lave. Nous vîmes surgir devant Erla un amas grésillant d’énergies qui brillaient, nous aveuglant de lumière. Je clignai des yeux. Alors, un des prisonniers s’exclama :
— « La Porte de la Mort ! »
Assurément, certaines légendes souterriennes racontaient que la Porte de la Mort aveuglait de sa lumière blanche. Un rire de stentor retentit au milieu des murmures fascinés. Kelt riait aux éclats. Était-il devenu fou ? Certes, les interrogatoires à Makabath pouvaient troubler l’esprit de tout saïjit sans Datsu…
Entouré des autres Zorkias, Reyk s’approcha, les sourcils froncés.
— « Diables ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Erla se tourna vers lui et lui adressa un sourire presque maléfique.
— « Passe-moi mes affaires, commandant. Et je vous explique comment sortir d’ici. »
Le rire de Kelt se calma. Les Zorkias avaient emporté les magaras de la nahô. Sans presque hésiter, Reyk confirma de la tête et un de ses compagnons s’avança, tendant un sac cuivré à la nahô. Je reconnus aussitôt le matériel : c’était de la darganite. La « paysanne » s’était enfuie avec un sac qui devait valoir à lui seul au moins six-cents kétales.
Erla en sortit un objet que je ne vis pas bien et elle chargea son sac sur son dos.
— « Merci de l’avoir porté jusqu’ici, Zorkias. Maintenant… comme vous le savez, j’ai une mission urgente. Ceci est un portail qui mène au Donjon d’Éhilyn. » Ses yeux se posèrent furtivement sur les groupes de prisonniers quand elle ajouta : « Et la traversée n’est possible que pour les cœurs purs ! »
Sur ce, elle activa la magara qu’elle tenait dans la main et décolla du sol. Une magara lévitatrice ?, soufflai-je. Elle lévita jusqu’au portail, à un mètre au-dessus du lac de lave, et elle le traversa. Tout ceci se passa en un temps si court qu’elle nous laissa tous un instant médusés. Attah… Kala fut le premier à réagir. Il se précipita en criant :
— « PÈRE, NON ! »