Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

13 Les quatre maudits

Je fis un rêve étrange. Je me trouvais une nouvelle fois dans ce désert blanc et vide que j’avais vu quand Kala s’était réveillé, sur l’île de Taey. Autour de moi, tout était obscurité et brume.

J’entendais des sanglots quelque part. Mais où ?

“Qui es-tu ?” demandai-je.

Les sanglots s’arrêtèrent alors et une silhouette s’approcha. Je la percevais avec mon orique. C’était une simple ombre à l’aspect de fillette.

“Qui es-tu ?” répétai-je.

“Je suis Anuhi. Et toi, qui es-tu ?”

“Moi, c’est Drey. Que fais-tu ici toute seule ?”

“Je pleure.”

“Pourquoi pleures-tu ?”

“Parce que je suis seule.”

“Moi aussi, je suis seul et je ne pleure pas,” lui dis-je.

“Toi, tu n’es pas seul,” me détrompa-t-elle sur un ton accusateur.

De fait, je vis comme des gens étaient apparus à mes côtés. Yanika, Livon, Sanaytay, Sirih, Orih, Zélif, Naylah, Staykel, et d’autres gens, tant de gens… Les voir tous me laissa stupéfait. Devant moi, la petite ombre d’Anuhi était seule. Je sentis que mon cœur se serrait un peu et, alors, j’indiquai quelque chose derrière elle.

“Toi non plus, tu n’es pas seule.”

Trois silhouettes surgirent. Non, quatre. Une grande. Une autre qui riait. Et deux vieux aimables et souriants. Anuhi les regarda, ébahie. Alors, je ne sais pourquoi, je lui tendis la main et lui dis :

“Viens avec moi.”

Et j’ajoutai :

“La clé est d’avoir confiance et de savoir tendre la main quand on en a besoin.”

Elle se tourna de nouveau vers moi, prit forme, sa peau blanche, ses grands yeux bleus… Elle cligna des paupières, sourit, fit un tour complet sur elle-même et s’élança en courant vers moi. Elle allait prendre ma main. Il ne manquait que quelques centimètres quand je sentis soudain une décharge et tout changea. Je vis des monstres horribles, du sang partout, j’entendis des cris d’agonie, et un autre cri plus fort, qui sortait de la gorge d’Anuhi tandis que le feu la brûlait et la consumait…

Je me réveillai en sursaut. Il y avait des voix autour de moi.

— « Ah, ah ! Le dormeur se réveille enfin ! » dit la voix de Jiyari.

— « Il en a mis du temps, avec le bruit que nous faisons, » se moqua Rao.

— « Cette zone est chargée d’énergies, » intervint la voix d’un vieil homme. Lanken ? Ou Sombaw ? « Mon prédécesseur disait que c’était comme si l’on avait un Cycle du Bruit en permanence. C’est pour cela qu’on dort mieux. N’est-ce pas, Sombaw ? »

— « Comme un ours lébrin, » assura l’Arunaeh, lançant un éclat de rire serein. « Pourquoi crois-tu que je te rends si souvent visite ? Mes problèmes d’insomnie disparaissent dans cette maison. Ce doit être la bénédiction de Xoga. »

Snofiro rit.

— « Je me réjouis de l’entendre, grand-père ! »

Je m’assis, confus. Je me trouvais dans la grande salle, sur la paillasse. Pourquoi n’avais-je pas dormi dans le lit ?

— « Assieds-toi à côté de moi, Drey, » m’invita Sombaw. « Hier, tu t’es endormi quand Lanken s’est mis à te raconter comment il chassait les rats. Tu ne t’en souviens pas ? » Je fis non de la tête. Je ne me souvenais de rien. « Bah ! Ne t’inquiète pas, on met un peu de temps à s’habituer à l’air du Temple de la Vérité, même un Arunaeh. Mais, de toute manière, vous aviez besoin de dormir. Celui qui dédaigne les heures de sommeil dédaigne son propre corps. »

— « Et celui qui dédaigne son corps dédaigne sa vie, » intervint Lanken.

Les deux vieux continuèrent à parler des bénéfices du sommeil pendant que je m’asseyais et saluais en bâillant. Tous étaient réveillés et en train de déjeuner. N’ayant pas dîné la veille, mes compagnons avaient grand appétit. Jiyari et Snofiro parlaient de recettes de cuisine. Rao et Saoko mangeaient les restes de rat de la veille sans aucun scrupule ; en arrivant à la dernière tranche, ils se regardèrent et Saoko détourna les yeux, l’air agacé. Rao sourit, coupa la viande en deux et prit sa part en disant :

— « Mets partagé s’avale sans regret. Eh, Kala, tu n’en veux pas par hasard ? »

Kala était encore aussi endormi que moi et nous hochâmes négativement la tête. À mon grand soulagement, car j’aurais eu du mal à avaler de la viande de rat dès le réveil. Je me contentai de quelques zorfs secs et constatai, en tendant la main, que mon poignet ne me faisait plus mal. Chihima avait la bouche pleine de pain quand elle murmura :

— « Rohi, rohi. »

Elle indiqua d’un geste du menton le coin de la salle avec les paravents, d’où venait d’apparaître la fillette encapuchonnée aux yeux bleus de la veille. Anuhi. Aussitôt, je me rappelai mon rêve et me sentis mal à l’aise en sentant le regard d’Anuhi posé sur moi. Ses yeux me dévisageaient fixement. Son illusion s’était-elle bloquée ?

— « On dirait que tu lui as plu, » sourit Lanken. « Salue les gens, Anuhi. »

La « fillette », qui n’en était peut-être pas une, s’approcha et dit :

— « Bon rigu. »

Elle ne me quittait pas des yeux. Kala déglutit et répondit :

— « Bon rigu. »

— « Pardon, » dit Anuhi. « Dans le rêve… j’ai pensé à des choses horribles. Tu l’as vu, n’est-ce pas ? »

J’ouvris grand les yeux et Kala se troubla profondément.

— « De quoi parles-tu ? » répliqua-t-il.

Ses yeux ne cillaient pas.

— « Toi, tu ne le sais pas. Lui, il le sait. »

Elle me parlait à moi. Comment diables avait-elle réussi à deviner que nous étions deux en un ? Je soufflai.

— « Ne t’en fais pas. J’ai fait de pires rêves. Mais alors… tu es entrée dans mon rêve ? Tu t’y connais en bréjique ? »

— « Anuhi ! » protesta Lanken sur un ton de reproche. « Je t’ai dit de ne pas faire ça. Ne t’inquiète pas, mahi, ce n’est pas de la bréjique à proprement parler. C’est, comme je le dis, l’air qu’il y a dans ce temple. Il est chargé d’énergies darsiques, un peu comme durant les cycles climatiques du Bruit. C’est pourquoi les rêves sont plus profonds et peuvent parfois être partagés. »

— « Partagés ? » s’étrangla Rao. « Que diables ? »

— « Partager des rêves avec d’autres qui dorment près de nous n’est pas un phénomène si atypique, » assura Sombaw. « Quand le lieu est propice, la bréjique se forme d’elle-même, de manière naturelle. Les rêves des uns et des autres s’entremêlent et se partagent. Il ne faut pas tirer beaucoup de conclusions d’un Rêve du Bruit, car l’esprit de l’un altère le rêve de l’autre. On dit aussi, » ajouta-t-il levant sa cuillère, « que ceux qui partagent un même rêve restent liés par un lien spécial et qu’ils ne doivent surtout pas en parler à voix haute car cela signifie que la confiance qui les unit finira par être trahie. »

Il y eut un silence méditatif. Les autres se regardaient, mal à l’aise. Avaient-ils partagé des rêves eux aussi ? Alors, je me raclai la gorge.

— « Ne sois pas théâtral, grand-père. Au fait : ta cuillère était pleine de céréales. »

Elle l’était, car, en la levant, Sombaw les avait toutes fait tomber par terre.

— « Oups. » Le vieil Arunaeh cligna des paupières. « Il est difficile de penser à tout quand on parle. »

— « Tu l’as dit. Je vais les ramasser, » assurai-je.

Avec de petits courants d’air bien précis, je formai un petit tas. Snofiro s’enthousiasma.

— « C’est génial ! »

J’entendis le petit rire approbateur d’Anuhi. J’échangeai un regard avec Rao et souris légèrement. Avec un autre sortilège, je soulevai les céréales en une petite spirale qui monta plus haut que la tête de la fillette. Alors, elles redescendirent. Les yeux d’Anuhi et de Snofiro brillaient d’émerveillement. Il semblait qu’Anuhi changeait instinctivement son image selon ses émotions avec la même facilité que s’il s’était agi de son véritable visage. Sawk, l’elfocane, était resté bouche bée.

— « Les Vieilles Écritures disent que le vent était le plus grand ami de Xoga, » observa Lanken. « Et toi, que penses-tu du vent, mahi ? Le vois-tu comme un ami ? Ou comme un instrument ? »

Je demeurai déconcerté pendant que les céréales reprenaient leur place en un petit tas, sur la table. Je regardai le vieux maître. Me le demandait-il sérieusement ?

— « Mar-haï, » laissai-je échapper. « Je n’y ai jamais pensé. J’ai appris à utiliser les forces oriques, pas à contrôler les vents, grand-père. Une force orique… est une pression exercée dans une direction. Si on l’applique sur l’air, elle le déplacera. Si on l’applique sur une roche, elle essaiera de la briser. » Je remarquai que tous écoutaient maintenant avec attention et je me sentis un peu mal à l’aise. Je haussai les épaules. « Bah. La force orique fait partie de l’équilibre. Depuis le marteau qui enfonce un clou jusqu’au plafond qui s’effondre sur nos têtes. Je ne dirais pas que c’est une amie, parce qu’elle n’a pas de sentiments. Et je ne dirais pas non plus que ce n’est qu’un instrument, car elle existe déjà dans la nature. »

— « Oh-oh. Ton jeune parent parle clair, Sombaw, » approuva Lanken.

— « Mais alors, si elle n’a pas d’amis, » intervint Anuhi, la voix soudainement triste, « elle est seule ? »

Je demeurai saisi, me rappelant le rêve. Kala prit la parole, se grattant le cou.

— « Seule ? Penses-tu. Comment va-t-elle être seule si elle est partout ? »

Anuhi cligna des yeux. Elle réfléchissait. Alors, elle sourit.

— « Alors, elle est heureuse ! »

Snofiro rit.

— « Elle doit certainement l’être ! »

Je me retins de leur rappeler qu’une force pouvait difficilement être heureuse ou triste. J’avais lu une fois dans un livre qu’il valait mieux laisser les arguments techniques de côté dans les conversations mondaines.

— « Où est Perky ? » demandai-je.

— « Il dort, » répondit Rao.

“Je n’ai pas utilisé de satranine, il ne m’en reste plus,” assura-t-elle par voie bréjique. “Je n’ai pas non plus effacé ses souvenirs. Le faire davantage pourrait commencer à avoir des conséquences à long terme. Je crois qu’à force de m’introduire dans son esprit, les énergies soporifiques de cet endroit l’affectent davantage… Il vaudra mieux que nous partions de là le plus tôt possible.”

J’acquiesçai, l’approuvant. Pourtant, une partie de moi serait volontiers restée davantage. De fait, l’atmosphère du Temple de la Vérité commençait à me plaire, ses quatre habitants et Sombaw étaient sympathiques, et pas si bizarres, étant donné qu’ils vivaient si à l’écart de tout. Mais celle qui attirait le plus mon attention était Anuhi. Je ne savais rien d’elle. Je secouai la tête. Enfin, que m’importait le passé de cette illusionniste à l’aspect de fillette, qui qu’elle soit ? Ce n’était pas comme si je n’avais pas d’autres affaires auxquelles penser.

“Drey, tu écoutes la conversation ?” me demanda Kala. Je sursautai et constatai qu’effectivement, la table était à présent animée par une conversation plus sérieuse. Kala souffla patiemment. “Je me doutais bien que tu n’écoutais pas. Ils parlent du chemin. Lanken est triste que nous partions si tôt, Snofiro dit que nous ne lui avons rien raconté sur le monde, Anuhi n’a rien dit, Sombaw dit qu’il va peut-être venir avec nous.”

Je me redressai d’un coup.

“Euh… Merci pour le résumé.”

“Tu m’en dois une,” sourit Kala mentalement. “Sois plus attentif à ton entourage, Drey. Parfois, tu as la tête aux quatre vents et tu rates des choses importantes.”

Je roulai les yeux.

“Je ne l’oublierai pas.”

Alors, Kala se tourna vers Sombaw et demanda avec inquiétude :

— « Grand-père. Nous transportons déjà le malade et ça va être dur de te porter toi aussi. Crois-tu que tu pourras marcher ? Tu es si vieux… »

L’Arunaeh avala de travers et Lanken lui donna de petites tapes, étouffant son rire.

— « Xoga bénie, les jeunes d’aujourd’hui sont directs, hein ? »

Sombaw frappa sa poitrine en toussant.

— « Ça, tu l’as dit… C’est vrai que je suis vieux, Drey, mais je sais encore marcher. Si nous n’allons pas trop vite. »

Je voyais déjà venir le voyage à pas de guéladère… Rao se leva.

— « Nous allons nous préparer, alors. Maître, merci pour ton hospitalité. »

— « C’était la moindre des choses après la frayeur que vous a faite Anuhi, » sourit Lanken. Il ne mentionna pas la frayeur que, nous, nous leur avions faite en arrivant d’un endroit où n’existait aucun tunnel.

Rao et Chihima s’éloignaient déjà vers les chambres. Sombaw me donna un léger coup de coude.

— « Dis-moi, Drey. Ces jeunes filles ont l’air d’athlètes. Elles travaillent avec le drow, n’est-ce pas ? Tu as l’œil pour engager des mercenaires. On dirait des professionnels. »

Toutes deux étaient sur le seuil de la porte et, sans nul doute, elles durent l’entendre. Je roulai les yeux en me levant et Kala répondit :

— « Tous sont mes bien-aimés. »

Je demeurai stupéfié. Plus encore que Sombaw, je crois.

“Comment ça, tes bien-aimés ?” fulminai-je, incrédule. “Pourquoi parles-tu au pluriel ?”

“Et pourquoi pas ?” répliqua Kala. “Je commence à aimer Chihima parce qu’elle s’occupe très bien de Rao, elle est toujours attentive à tout et, même si elle ne parle pas beaucoup, je sens qu’elle a un cœur tendre. Et Saoko…”

“Par tous les démons, arrête-toi là, je vais m’écrouler de rire,” l’interrompis-je avant qu’il ne dise que Saoko avait aussi un cœur tendre. “Mais est-ce que tu sais ce que c’est qu’un bien-aimé, Kala ?”

“Quelqu’un qu’on aime bien. Non ?” s’irrita Kala.

Je me frappai les joues de mes deux poings. Ignorant les regards stupéfaits des moines, je bredouillai une excuse et m’éloignai de là tout droit vers les chambres. J’entendis Lanken commenter :

— « Par Xoga. Ces jeunes d’aujourd’hui, hein ? »

Sombaw approuva en soufflant. Je passai devant Rao et devant Chihima sentant le rouge me monter aux joues. Et je poursuivis tout en essayant d’expliquer à Kala :

“Tu dois faire plus attention aux mots que tu emploies. ‘Amis’ aurait été plus approprié. Vois-tu la différence ?”

“Non.”

Je sentis son irritation. Je ralentis le pas en soupirant.

“Avec un ami, on passe du temps et on se divertit. Avec un bien-aimé…”

“On passe du temps et on se divertit,” répliqua le Pixie. “Quelle est la différence ? J’aime Rao plus que les autres. Cela ne signifie pas que je n’aime pas les autres. Et ne m’embête pas avec le protocole. Je sais que tu allais me le sortir.”

“Je n’allais pas le faire,” assurai-je. Soudain, je m’arrêtai à l’angle d’un couloir, riant au-dedans. “Mar-haï, as-tu vu la tête de Saoko ? Il est resté comme un poisson avec la bouche ouverte. Il ne veut déjà même pas que je l’appelle mon ami, et toi, tu dis carrément que c’est ton bien-aimé… !”

Je retins difficilement un brusque éclat de rire, serrant le poing contre ma bouche. À ce moment, je sentis un courant d’air accompagné de bruits de pas. Une silhouette apparut au coin du couloir perpendiculaire. Je n’eus pas le temps d’esquiver. Nous nous percutâmes. Par prudence, je repoussai le nouveau venu avec la force orique et l’homme fut projeté en arrière et tomba lourdement sur le sol. Le vent avait écarté le voile qu’il portait sur le visage, découvrant une expression de profonde stupéfaction. Il revêtait des habits usés et délavés mais chauds. Tout en replaçant son voile, il lança un cri guttural d’appel à l’aide :

— « Maître ! »

Il avait à peine appelé que Rao s’interposa entre lui et moi, une dague à la main, tendue comme la corde d’un arc. Chihima se joignit à elle. Je sursautai.

— « Rao ! Chihima ! Que faites-vous ? »

— « Tu n’as pas vu sa tête ? » siffla Rao. « C’est un démon. »

J’en eus le souffle coupé. Elle le disait sérieusement… Un démon ? Un vrai démon ? Assurément, j’avais vu des marques noires sur son visage, mais j’avais cru que c’étaient des tatouages comme, moi, j’en avais. Lanken arrivait au pas de course, Snofiro et Sawk sur ses talons.

— « N-ne lui faites pas de mal ! S’il vous plaît, » supplia le vieil homme, très pâle. « Il ne va rien vous faire. »

Rao ne bougea pas. Je me sentais mal à l’aise de voir le peu de temps qu’il leur avait fallu à toutes deux pour s’interposer entre le démon et moi. Comme si j’étais un gamin sans défense qu’il fallait protéger… Mais, diables, d’une certaine façon, en cas d’agressions, elles se débrouillaient assurément bien mieux.

Regardant par-dessus l’épaule de Rao, j’entrevis le démon par terre. Il tremblait. Très lentement, il s’inclina jusqu’à ce que son front voilé touche le bois. Voyant que les Couteaux Rouges se détendaient très légèrement, Lanken s’enhardit et passa près d’elles pour s’agenouiller auprès de son protégé.

— « Yémin. C’est bien toi ? Que se passe-t-il ? N’as-tu pas vu le signal rouge ? Monter ici aujourd’hui n’était pas une bonne idée… »

— « M-maître, » balbutia le démon sans lever la tête. « J’ai besoin de ton aide. C’est Rodja. Elle… elle va déjà… S’il te plaît. Tarkul n’en sait pas plus que moi. Tu as promis de la sauver… »

Lanken était devenu encore plus pâle s’il se peut.

— « Et je le ferai. » Il se tourna vers nous et se leva. « Pardon pour cet incident, mais… » il fit face à Rao, « nous ne pouvons pas vous laisser partir sans que vous nous promettiez de garder le silence sur ceci. Je sais que Drey ne parlera pas, parce que sa famille protège ce temple. Si vous êtes ses amis, » je toussotai intérieurement, « alors, vous ne voudrez pas entacher le nom des Arunaeh, » affirma Lanken.

— « Ce serait une mauvaise idée, » approuva Sombaw depuis l’entrée de la grande salle, nous faisant tourner la tête. Le vieil Arunaeh s’avança calmement, nous disant d’une voix sereine : « En échange, permettez-moi de vous raconter une histoire. Je serai bref parce que les circonstances l’exigent. J’espère que, lorsque j’aurai terminé, vous comprendrez que les démons ne sont pas des monstres comme les décrivent tant de légendes. Ce sont de simples saïjits avec un jaïpu un peu plus actif dans leur corps, rien de plus. »

Rao fronça les sourcils.

— « Une fois, j’ai vu un démon, vieil homme. Je sais de quoi ils sont capables. Mais bon. Tu essaies de nous convaincre que ce démon-là est différent. Pourquoi le serait-il ? »

Sombaw hocha négativement la tête.

— « Je n’essaie de vous convaincre de rien. Et ce démon n’est pas différent. Les démons, comme je le dis, sont des saïjits avec un jaïpu mutant. Aujourd’hui, ils sont si peu nombreux que certains doutent même qu’ils existent. Mais, parfois, il arrive qu’un couple, » dit-il en posant ses yeux dorés sur Yémin, « ait la surprise d’engendrer un enfant avec des marques noires, des yeux rouges comme ceux des serpents, des dents affilées comme celles des miroles. Que des mères saïjits normales accouchent d’un démon est rare, mais cela arrive. Et, dans ces cas, la plupart du temps, on garde le secret. On abandonne le nouveau-né. On ôte la vie de celui qui n’a pas encore vécu. »

Je frissonnai. Sombaw reprit :

— « Le Temple de la Vérité était, autrefois, une prolifique école de génies harmoniques, de savants et de philosophes. Il y a trente-trois ans, l’un d’eux a précisément trouvé un démon nouveau-né abandonné devant un autel de Xoga, près de Blagra. La Guilde n’avait pas encore retiré les statues de Xoga des chemins. Le philosophe a recueilli l’enfant et l’a ramené à son temple, où le maître lui a donné refuge, disposé à découvrir la vérité sur la nature des démons. Et qu’ont-ils découvert ? Que le garçon grandissait et ne montrait aucun signe de violence. Si bien que le philosophe a continué à sauver des enfants démons. Au total, il en a sauvé cinq. Le plus âgé est parti poursuivre l’œuvre de son sauveur. Les quatre autres, » dit-il, tournant un regard vivace vers Lanken, « vivent toujours près de ce temple et ils n’ont jamais causé de problèmes. Le maître du temple d’alors leur a promis paix et affection. Une promesse que son successeur tient toujours. Et une promesse que, moi, Sombaw Arunaeh, je veux continuer à tenir. Car ces démons n’ont rien fait de mal. »

Il termina son histoire avec un sourire triste. Snofiro était sombre. Sawk, l’elfocane, acquiesçait, perdu dans le passé. Et Anuhi ? Je la cherchai du regard… et ne la trouvai pas. Où était-elle allée ? En tout cas… attah, jamais je n’aurais cru que ma famille puisse protéger des démons. Jusqu’alors, je ne m’étais jamais posé de questions sur ces créatures. Je me les étais imaginées un peu comme des vampires à cornes, que sais-je… Et Rao avait dit qu’elle en avait vu un ? Mon regard se reporta sur le démon voilé, immobile sur le parquet. D’après le Prince Ancien, les démons étaient les ennemis jurés des vampires. Mais ils ne s’étaient jamais bien entendus avec les saïjits non plus…

Lanken rompit le silence.

— « Yémin, » il posa une main sur l’épaule du démon voilé, « est mon protégé et je le protègerai avec ma vie. Ne vous en prenez pas à ma famille. »

Ses yeux vieillis par le temps s’enflammèrent, inflexibles. Je sentis le tremblement de Kala et je crus comprendre pourquoi : ce vieil homme lui rappelait Lotus s’efforçant de défendre les Pixies. Ceux-ci étaient des monstres, selon les scientifiques. C’étaient des êtres qui ne méritaient pas de vivre autrement que comme des cobayes, de même que ces cinq êtres abandonnés ne méritaient pas de vivre parce qu’ils étaient des démons…

S’emparant du corps, Kala s’avança, passa entre Rao et Chihima et s’agenouilla devant le démon.

— « Rodja. C’est ta bien-aimée ? » demanda-t-il.

Yémin semblait paralysé. Il parvint à bouger imperceptiblement la tête en guise d’acquiescement.

— « Elle est enceinte de moi, » murmura-t-il. « Il y a deux ans, Tarkul a mis Arkia enceinte, ils n’ont pas demandé d’aide à Lanken et elle est morte en accouchant. C’est pour ça… c’est pour ça qu’elle a besoin de l’aide du maître. Je ne veux pas qu’elle meure. S’il vous plaît, si vous pouvez m’aider, je ferai tout ce que vous voulez. Je vous laisserai me tuer pour elle, tout ce que vous voudrez, mais aidez-moi… » Il reposa son front contre le bois dur du plancher. « Je vous en supplie ! »

Il était si préoccupé pour Rodja qu’il était même prêt à accepter l’aide d’étrangers. Lanken ajouta comme à contrecœur :

— « Si vous n’interférez pas… je promets de vous montrer un chemin qui vous mènera à la caverne du Temple du Vent avant l’o-rianshu. »

Rao émit un bruit de gorge impressionné.

— « Oh, oh. Là, nous avons un marché. Nous ne dirons pas un mot sur tes démons, ne t’inquiète pas, » sourit-elle. « Par où y va-ton ? »

Le vieil homme toussota, la regardant comme s’il essayait de découvrir si Rao était sincère ou non.

— « Par le même endroit où je vais. Au fond de ce couloir, » il indiqua la direction d’où était venu Yémin, « il y a une salle avec une trappe. Je dois réunir certains instruments avant de descendre. S’il vous plaît, préparez-vous et nous descendrons ensemble si vous ne tardez pas. Yémin, attends-nous. Sawk, accompagne-moi. Tu sais ce dont nous avons besoin. »

L’elfocane et le maître du temple se mirent en mouvement. Le démon, lui, demeura immobile tout en murmurant des remerciements. Rao se racla la gorge.

— « Tu n’as pas besoin de rester figé comme ça, démon. »

— « C’est vrai, » intervint Snofiro. « Viens avec moi. Je vais te donner une infusion. Il en reste encore. Ça t’apaisera un peu. Tu vas voir comme tout ira bien. Rodja est forte. Allez, courage. »

Il releva aimablement le démon et le conduisit à la cuisine. Les autres, nous nous dirigeâmes tous vers nos chambres. Mon sac fut prêt en un clin d’œil. Perky d’Isylavi venait de se réveiller.

— « Allez, Perky, » lui dis-je. « Dans peu de temps, nous serons au Temple du Vent. Peut-être que tu y trouveras ton frère Pargwal. Je suis sûr qu’il saura s’occuper de toi mieux que moi. »

— « Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi, » protesta le drow roux en se levant. « Que faisait mon carnet et le flacon endormeur dans ton sac ? »

Je m’arrêtai sur le seuil et lui adressai une moue moqueuse.

— « As-tu fouillé dans mes affaires ? Enfin, qu’importe. Je n’avais pas l’intention de te les voler. Je te les gardais simplement. Alors comme ça, c’est un flacon endormeur ? Comment fonctionne-t-il ? » demandai-je avec curiosité.

Perky fronça les sourcils, confus.

— « Eh bien… on l’ouvre. J’en ai toujours un sur moi au cas où des gens m’attaqueraient. Ma mère les fabrique. Elle est alchimiste. Et… euh… Pourquoi diables suis-je là ? »

Je soupirai, plongeai une main dans ma poche et lui tendis une lettre scellée.

— « Tu la portais quand nous t’avons trouvé. Peut-être que cela répondra à tes questions. En tout cas, tout de suite, il vaudra mieux que nous bougions. »

En voyant qu’il regardait la lettre avec l’intention de l’ouvrir et de la lire, je m’éloignai en ajoutant :

— « À moins que tu veuilles que nous te laissions seul dans cette maison perdue. »

— « Attends ! » s’écria Perky.

En entendant les pas précipités derrière moi, je souris. Bientôt, nous fûmes tous dans la pièce où se trouvait la trappe. Sombaw portait un sac à dos léger et il avait attaché sa longue chevelure blanche avec un ruban. Snofiro était le seul qui ne portait rien.

— « Maître, » dit-il, « es-tu sûr que tu ne veux pas que je vous accompagne ? Même pas pour vous aider à porter quelque chose ? »

— « Non, Snofi. Cela pourrait être long et quelqu’un doit s’occuper du temple. » Lanken lui tapota l’épaule. « Je te ferai appeler quand il naîtra. »

Les yeux de Snofiro brillèrent de curiosité.

— « Merci, maître ! »

Sawk passa le premier avec les instruments médicaux et il empoigna l’échelle. Il disparut au milieu de l’obscurité. Le démon, Lanken, Saoko, Rao et Chihima le suivirent. Perky s’agrippa à l’échelle. Je promenai un regard alentour dans la petite pièce.

— « Et Anuhi ? » m’enquis-je.

Sombaw hocha doucement la tête.

— « Va savoir. »

Je plissai les yeux avec une subite pensée.

— « Ne me dis pas qu’elle aussi est… ? »

— « Mmpf. Non, » me détrompa Sombaw roulant les yeux. « À ce que je sais, c’est une saïjit normale. Elle est perturbée mentalement, c’est tout. Elle a vu des choses horribles. C’est une enfant de la guerre. »

Une enfant de la guerre, me répétai-je. De la guerre qui s’était achevée il y a trente ans ? Je ne me trompais donc pas : Anuhi n’était pas une enfant. Elle avait plus de trente ans.

Je vis Jiyari serrer énergiquement la main de Snofiro.

— « Un plaisir de t’avoir rencontré, Snofiro ! Je ne sais pas quel sera le résultat, mais j’essaierai de mettre en pratique tes recettes de cuisine. Par Tatako, je le jure. »

L’apprenti sourit jusqu’aux oreilles.

— « Tu es encore tout jeune : je suis sûr qu’avec un peu de pratique, tu deviendras un grand cuisinier. Je suis toujours content de connaître de nouvelles gens. Mais cela n’arrive pas souvent ici ! » admit-il avec un éclat de rire. Il leva une main. « Je prierai pour que Xoga te guide sur le bon chemin. Un plaisir, vraiment ! »

Jiyari descendit l’échelle, un sourire heureux aux lèvres. Il ne restait plus que Sombaw et moi. Je jetai un coup d’œil au vieil homme. Et je lançai, railleur, en faisant un geste galant :

— « Les vieux d’abord. »

Sombaw roula les yeux.

— « J’ai entendu dire que les jeunes qui s’acharnent à vieillir les vieux sont ceux qui craignent le plus la mort. Je ne suis pas si vieux. »

— « Combien ? »

Le vieil homme eut un tic nerveux et ses rides se crispèrent.

— « Bah. Cent-trois ans. »

Je m’esclaffai. Étant donné que l’espérance de vie pour les Souterriens était d’environ cent ans, il avait dépassé la barre. Malgré tout, il conservait une certaine vigueur. Il se cramponna bien à l’échelle et commença à descendre en grommelant :

— « Maudite jeunesse… »