Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

12 Le Temple de la Vérité

« Levant la tête vers les naseaux fumants du dragon de terre, le Golem d’Acier sourit : ne t’inquiète pas, laisse-moi faire, les saïjits ne te dérangeront plus. »

Souvenirs de Kala, années 5572-5576

* * *

Dès que Kala commença à avancer vers Rao, celle-ci s’immobilisa, souriante, confirmant mes soupçons : elle aussi était une illusion. La lumière aveuglante sur le champ ne me laissait pas bien voir et j’étais trop loin pour distinguer son visage avec précision, mais ses cheveux violets et noirs était indubitablement plus volumineux et plus longs qu’avant. En plus, en aucune façon, la véritable Rao n’aurait pu être là si tranquille sans s’inquiéter de Samba et de nous. Je maudissais la crédulité de Kala et tentais de freiner ses impulsions quand, soudain, d’autres femmes apparurent autour de Rao. Toutes portaient une fine tunique blanche vaporeuse et une couronne sur le front. On aurait dit…

— « Des fées, » souffla Kala. « Rao… Ce sont des fées ! »

Il rampa à quatre pattes vers elles avec un émerveillement évident. Je grognai.

“Ou peut-être que ce sont tous des orcs sanguinaires…”

“Et qu’est-ce que tu en sais ?”

En effet. Je n’en savais rien. Mais lui, visiblement, encore moins. Cette Rao avait tout l’air d’être une illusion et pourtant… elle respirait. J’en étais sûr maintenant : mon orique venait de percevoir son soupir. Les autres femmes ne respiraient pas. Mais celle-là si. Je paralysai de nouveau nos mouvements.

“Désolé, Kala,” lui dis-je, “mais tu devrais apprendre à utiliser tes neurones.”

“Mes quoi ?” répliqua Kala, furibond.

Mes lèvres se tordirent en un sourire incrédule.

“Tu ne sais pas ce que sont les neurones, Kala ? Tu en as besoin pour penser. Si tu arrêtes d’être aussi têtu, je t’en prêterai quelques-unes, d’accord ?”

Kala marqua un temps d’arrêt.

“D’accord.” Il me prenait au sérieux ? Il ajouta : “Mais je sais penser : si Rao n’est pas la vraie, alors c’est un imposteur. Je le saurai si je la touche.”

“Et une fois que tu auras touché l’imposteur, que vas-tu faire ? Le réduire en morceaux ?” m’intéressai-je. “Apparemment, ces harmonies étouffent les voix, alors vous ne pourrez pas vous parler. Ne te fie pas à ce que tu vois et ne te fie pas non plus au toucher. Ni au sol. Qui sait si l’objectif de ces harmonies n’est pas de nous conduire jusqu’à une fosse, une cage ou une marmite d’eau bouillante. Tu y as pensé ?” Il y eut un silence. “Calme-toi et laisse-moi faire…”

— « Ça m’est égal ! » croassa Kala. « J’y vais. »

Il continua à avancer vers le groupe de fées. À présent, Rao ne portait plus les habits sombres de Couteau Rouge mais la même parure que les autres fées. Ça lui allait bien… Mais, attah, et si Kala avait raison et que ce soit la vraie ? Non, me dis-je. La possibilité était minime. Mais enfin, où était passé tout le monde ?

J’oubliai mes réflexions quand, soudain, alors que nous marchions à quatre pattes, notre main tomba sur un trou et, avec son élan, Kala faillit nous y projeter. Heureusement qu’il n’avait pas foncé en courant.

Quand nous relevâmes les yeux, la scène avait changé. Les fées avaient disparu. Notre cœur fit un bond quand nous vîmes les corps de Rao, Chihima, Jiyari et Perky étendus sur un sol rocheux, au pied d’une énorme croix de Tokura. Nous nous trouvions dans une lugubre caverne terreuse faiblement éclairée par une roche-ambre. Était-ce réel ? Ou était-ce aussi une illusion ?

Nous contournâmes le trou et nous allions atteindre les corps quand ceux-ci, d’un coup, commencèrent à se fondre dans la terre et tout, autour de nous, sombra dans l’obscurité. Notre respiration s’accéléra.

“C’est une folie,” gémit Kala.

De fait, ça l’était. J’avais entendu parler d’endroits instables, avec des illusions naturelles, mais ceci était tout sauf naturel. Quelqu’un était derrière tout ça, certainement, mais qui ? Ou quoi ?

Je sentis alors l’air bouger derrière moi et je fis volte-face. Rien. Personne n’attaquait. J’aspirai une bouffée d’air. Elle sentait la terre. Par conséquent, le sol terreux n’était peut-être pas une illusion… Je fis un pas. Ma main toucha un barreau. Étions-nous entrés dans une cage ? Par Sheyra… Était-ce du métal ? Oui. C’était du fer forgé. Rien qui ne m’empêche de sortir. Je faisais le tour de la cage touchant les barreaux pour m’assurer que j’étais réellement enfermé quand j’entendis soudain un rire.

— « Un autre ! » dit une voix joviale. « Un autre est tombé, un autre est tombé ! La Cage des Sens veut te tourmenter davantage. Vérité contre mensonge. Mensonge contre vérité. Quel mot dis-je sans harmonies quand je dis ‘L’apprenti loquace va secourir ses amis, il marche à quatre pattes comme un chat et se laisse séduire par les fées’ ? Donne la bonne réponse et je te rendrai l’ouïe. Donne une mauvaise réponse et je te ferai entendre des horreurs. »

Nous demeurâmes déconcertés dans l’obscurité la plus complète. Ce type voulait-il maintenant nous faire passer un examen de capacités harmoniques ou un truc du style ? Le silence se prolongea.

— « Amis, » dis-je soudain.

C’était le seul mot qui m’avait révélé par l’orique la position de la personne qui parlait. Celle-ci respirait très doucement et j’aurais eu du mal à la localiser si elle n’avait pas prononcé ce mot à voix haute et sans harmonies de son. Je me rappelais avoir entendu dire une fois à Sanaytay qu’imiter une voix avec des harmonies était une des techniques les plus difficiles de son art. Cet harmoniste… devait assurément être habile.

— « Qui es-tu ? » demandai-je.

Je n’entendis pas de réponse ni ne perçus aucun mouvement d’air hors de la cage. Mais j’entendis des voix. Oui. Autour de moi, il y avait des bruits de voix.

— « Est-ce que c’est l’enfer ? » demandait une voix hystérique. « C’est l’enfer ? C’est… l’enfer… »

— « Ce sont des illusions, seulement des illusions, » répétait la voix tendue de Chihima.

— « … Tu m’entends, canaille ? » croassait Rao, de mauvaise humeur. « Nous ne sommes pas des apprentis harmoniques, nous sommes des voyageurs. J’aime les jeux, mais pas celui-ci. Si tu ne nous sors pas de là tout de suite, tu vas le regretter ! »

Ignorant les voix, l’harmoniste lança sur ma droite :

— « La Cage des Sens veut te tourmenter davantage. Vérité contre mensonge. Mensonge contre vérité. Des lumières que tu vois, laquelle est réelle ? Laquelle est la vraie ? Donne la bonne réponse et je te rendrai la vue. Donne une mauvaise réponse et je te ferai voir des horreurs. »

Moi, je ne voyais aucune lumière. S’adressait-il à quelqu’un d’autre ?

— « À-à l’aide. » C’était Jiyari. Le vrai ou un faux ? « Tatako. Kala. Rao. À l’aide. S’il vous plaît. S’il vous plaît… ! »

Il cria de désespoir. Kala ne pouvait plus attendre et, moi, je ne trouvais pas de raison de ne pas agir. Un des barreaux de ma cage éclata. Je sortis de là à l’aveuglette en jurant :

— « Explique-nous. Que diables fais-tu, harmoniste démoniaque ! Si tu penses nous tuer, je te ferai exploser. Je suis celmiste. J’ai le pouvoir de te faire éclater en morceaux à cinquante mètres de distance. Peu importe où tu te trouves. Alors, défais ces harmonies maintenant. Tout de suite. »

Tout en parlant et lançant mes mensonges, j’avançais vers l’harmoniste, une main menaçante tendue vers lui. Je suivais sa respiration. Je remarquai qu’il inspirait de surprise. Et je fus moi aussi surpris quand, à mi-chemin, je marchai sur quelque chose et entendis un feulement. Kala se baissa et toucha une chose poilue qui continuait de feuler. Il la prit par le cou et la souleva, soulagé. Ce devait être Samba et, vu comme il remuait et agitait ses pattes en l’air, il avait l’air de bien se porter.

Avant que nous puissions avancer davantage, j’entendis un cri lointain et un :

— « Anuhi ! Ça suffit maintenant ! Défais les harmonies ! »

L’espace d’un instant, l’obscurité se fit encore plus dense. Puis elle se dissipa. Une faible lumière de roche-ambre éclaira les cages, disposées dans une caverne terreuse. Jiyari était recroquevillé et tremblait de la tête aux pieds. Rao était en train de batailler contre la serrure de sa cage. Chihima se bouchait les oreilles comme si elle avait lutté contre un orchestre infernal. Perky, à l’extérieur des cages, gisait, inconscient, près de la fosse où j’avais failli tomber.

Je levai les yeux vers l’entrée de la petite caverne. Quatre personnes étaient apparues : Saoko, qui observait la scène avec agacement sans éloigner sa main de la poignée de son cimeterre ; un elfocane d’âge moyen, plus grand que musculeux ; et deux vieux —un humain dans une longue soutane et un kadaelfe à l’abondante chevelure blanche. Se posant sur ce dernier, mon regard s’arrêta, saisi.

Il portait un tatouage sur le visage. Un tatouage rouge avec une forme précise que je reconnus immédiatement. Tandis que Samba, que je tenais toujours, tournait vers moi sa tête féline, un éclat furibond dans ses yeux verts, je soufflai. Que faisait là un Arunaeh du lignage héritier ? Était-ce une illusion ? Le vieil homme sourit et indiqua Saoko du pouce.

— « Heureusement que celui-ci s’est échappé et nous a avertis. Qui aurait imaginé que des gens apparaîtraient de ce côté. Et ni plus ni moins que toi, Drey. Dès le jour où tu es né et que tu as empli toute l’île de tes cris, j’ai pensé : ce petit nous réserve de grandes surprises. » Il rit. « Mais comme tu as grandi, petit. Comme tu as grandi ! »

Je clignai des yeux tandis que les deux vieux s’avançaient de même que Saoko. L’humain dit, d’une voix sincèrement navrée :

— « Je suis vraiment désolé. Anuhi a dû penser que vous étiez des apprentis venus vous entraîner. Sauf que nous n’avons pas de nouveaux apprentis depuis déjà plus de quinze ans. Excusez-la. C’est une harmoniste hors pair, mais elle est… particulière. Moi, Lanken, en tant que maître de ce temple, je vous demande pardon. »

Assurément, il pouvait : l’« entraînement » d’Anuhi aurait pu tourner au désastre. Je poussai un long soupir.

— « Par Sheyra, Saoko, je t’en dois une. »

Le Brassarien m’ignora. Après avoir posé Samba sur le sol, je me tournai à nouveau vers le vieil Arunaeh. Tandis que le vieux maître du temple ouvrait les cages et que l’elfocane retournait doucement Perky, toujours inconscient, je le détaillai du regard. Il toussota, de bonne humeur.

— « Ton compagnon drow nous a brièvement raconté ce qui s’était passé. Je comprends que, si vous avez atterri dans le puits plein de charognes, vous avez dû imaginer le pire. Mais les hawis ne viennent pas jusqu’ici, rassurez-vous : ils vivent en haut du canyon et jettent leurs déchets en bas. Ici, les seuls dangers sont les jeux d’Anuhi, » sourit-il.

— « Anuhi, » répétai-je, jetant un regard vigilant alentour. « Où est-elle ? »

Les yeux du vieil Arunaeh étincelèrent d’amusement.

— « Elle est un peu spéciale. Elle n’aime pas qu’on la voie. Même moi, qui connais cet endroit depuis de nombreuses années, je n’ai jamais vu son vrai visage. »

J’arquai un sourcil.

— « Je vois. L’autre vieil homme a dit que nous étions dans un temple. Un temple de quoi ? »

— « D’harmonies, » expliqua le kadaelfe. « Autrefois, on l’appelait le Temple de la Vérité. »

— « Autrefois ? Et aujourd’hui ? »

Ses lèvres parcheminées s’étirèrent.

— « Aujourd’hui, il n’a plus de nom. L’ère moderne est arrivée et il est tombé dans l’oubli. Plus personne n’est prêt à risquer sa vie pour passer l’Épreuve de la Vérité. Les temps changent. Et les enfants se font grands, » ajouta-t-il, me jaugeant des pieds à la tête. « Ah ! La nature est une merveille, tu ne trouves pas ? »

Je me sentis gêné sous son sourire appréciatif.

— « Euh… Si tu le dis. »

— « Drey, » fit Rao, s’approchant prestement, Samba ronronnant dans ses bras. Tout d’un coup, elle eut un mouvement de recul prudent. « Dis… Tu es réel, n’est-ce pas ? »

Je souris.

— « Je crois que nous le sommes. »

Ma réponse au pluriel ne lui laissa pas de doutes. Elle jura :

— « Ashgavar, ce type… il est de ta famille ? »

Chihima la suivait et avait tout l’air de vouloir poignarder quelqu’un. Jiyari s’approcha également, aussi raide qu’un barreau.

— « Tu le connais ? » demanda le Pixie blond. Ses yeux étaient rougis et ses mains, pleines d’égratignures, tremblaient.

J’inspirai. Je le connaissais ?

— « Non. Diables. Que je sache, ça pourrait être encore une illusion. »

— « Ça, c’est un peu vexant, » protesta le vieil Arunaeh. « Je suis réel. Je suis Sombaw Arunaeh. Tu ne te souviens pas de moi ? »

J’ouvris grand les yeux.

— « Sombaw Arunaeh ? »

Le joueur d’Erlun ?

— « Tu te souviens ! »

— « Non. Je ne me souviens pas, » le détrompai-je. « C’est juste qu’aux réunions sur l’île, ils avaient l’habitude de blaguer sur toi et sur l’endroit où tu pouvais bien te trouver. Tu es le frère de ma grand-mère Anatha, n’est-ce pas ? Nous nous connaissons ? »

Sombaw plissa son front, l’expression déçue.

— « Bien sûr. Bon, c’est vrai que la dernière fois que nous nous sommes vus, tu avais à peine un an. »

Et il espérait que je me souviendrais de lui ?, soufflai-je.

— « C’était durant la réunion pour t’apposer le Datsu, » se rappela-t-il à voix haute. « Lustogan avait son Datsu si débridé que je lui ai dit : on voit, petit, que ce frère sera spécial pour toi. Et quand j’ai entendu qu’il était devenu ton maître destructeur, j’ai pensé : eh bien, pour une fois, ma prédiction était juste. »

Il souriait, enjoué. Contrairement à presque tous les Arunaeh que je connaissais, Sombaw semblait se comporter comme un vieil homme normal. Quelque chose dans sa façon de parler et dans ses gestes tranquilles me rappelait mon grand-père maternel de l’île.

Une fois tous libérés, Lanken, le maître du Temple oublié de la Vérité, nous invita à le suivre dans un tunnel jusqu’à une porte de bois massif. Perky d’Isylavi s’était évanoui d’épouvante face aux harmonies qu’il avait vues et, Saoko et moi, nous le portâmes et franchîmes le seuil du temple encore un peu confus après cette expérience.

— « Normalement, cette porte est fermée, » assura le vieux Lanken et, tout en avançant dans un couloir faiblement éclairé par une bougie, il admit : « Mais Anuhi est une diablotine. Elle vole les clés avec une facilité surprenante. Le sol de la caverne des épreuves est particulièrement approprié pour utiliser des harmonies durables. C’est pourquoi elle aime cet endroit. Elle le connaît comme sa propre main. Il n’y a que là qu’elle parvient à obtenir des illusions aussi convaincantes. En particulier les voix, vous avez remarqué ? Anuhi adore les voix. À tel point que nous l’avons parfois surprise en train de parler avec elle-même comme s’ils étaient trois ou même six personnes. Elle est joueuse, » affirma-t-il avec tendresse. « Mais je vous demande d’être compréhensifs, étant donné son passé… S’il vous plaît, posez ce brave homme ici. Je ne suis pas guérisseur, mais j’ai une certaine expérience auprès des malades… je vais voir ce que je peux faire pour lui. »

Nous déposâmes le scientifique roux sur une paillasse. Le Temple de la Vérité avait sans nul doute connu de meilleurs jours. Le sol était fait de bois, ce qui, dans les Souterrains, était déjà un signe de richesse. Et de plus, cela n’avait pas l’air d’être n’importe quel type de bois. Il était résistant contre le feu : les parties noircies qui apparaissaient un peu partout en témoignaient, comme s’il y avait eu quelque incendie par le passé. Je me redressai et sondai la grande salle où nous étions arrivés, chaudement éclairée par deux candélabres. Il y avait des paravents clairs avec de jolis motifs, abandonnés dans un coin. Installé contre un des murs, se dressait un autel avec une belle statue, de bois elle aussi, qui représentait une femme avec deux têtes.

— « La Xoga, » nous la présenta Sombaw Arunaeh, captant nos regards. « C’est une divinité plus ancienne encore que les divinités waris. La tête gauche indique la Vérité. La tête droite, l’Illusion. »

— « C’est le contraire, » répliqua Lanken avec une moue amusée, agenouillé auprès de Perky.

— « Ah. Le grand dilemme des suiveurs de Xoga, » sourit Sombaw, s’asseyant sur des coussins. « Laquelle des deux têtes est la vraie ? »

— « Les deux ont l’air assez vraies, » observai-je. « Pour changer de sujet, grand-père. Je ne vais pas te demander que diables tu fais là parce que je ne veux pas que tu me demandes que diables je fais là, mais… où sommes-nous exactement ? »

Sombaw promena un regard curieux sur notre groupe. Rao était nerveuse. Chihima foudroyait Xoga du regard. Jiyari se laissa tomber sur les coussins en soupirant :

— « S’il vous plaît, dites-moi que tout ceci n’est pas une illusion. Vous êtes tous réels pour de vrai, n’est-ce pas ? »

Sombaw sourit.

— « Voilà des questions compliquées. Où sommes-nous ? Quelle est la vérité ? Comment va le garçon ? » ajouta-t-il se tournant vers Lanken.

Le maître du temple haussa les épaules.

— « Il a quelques égratignures, mais rien de grave, je crois. J’espère qu’Anuhi ne l’a pas trop traumatisé. Comme je vous le disais, elle a un passé un peu tourmenté et ses illusions peuvent être brutales, » avoua-t-il en se levant. « Elle est très farceuse. Je réitère mes excuses et, je vous en prie, asseyez-vous. Vous avez ici une bassine d’eau si vous voulez vous laver les mains. Et voici une pommade pour les petites blessures, car je vois que vous en avez plus d’une… »

— « Ne t’inquiète pas, aucune n’est grave, et toutes ne sont pas de la faute d’Anuhi, » lui dis-je.

Lanken inclina la tête.

— « Ah… Je suis heureux de l’apprendre. Reposez-vous. Je vais vous apporter une illusion de simella. »

— « Une illusion ? » s’exclama Jiyari, alarmé.

Lanken s’empourpra et joignit ses mains, rectifiant :

— « Excusez ma tête, je voulais dire une infusion. Sawk et moi revenons tout de suite. On dit que la simella guérit tout. Ce qui n’est pas vrai, mais une boisson chaude réchauffe toujours. »

— « Moi, j’aurais besoin d’une bonne lampée de camoun, » grommela Rao à voix basse.

— « Tu l’as dit, » appuya Jiyari. Et il m’adressa une moue d’excuse, se rappelant qu’il m’avait promis de ne plus toucher à la boisson.

Les trois Pixies, nous nous assîmes. Saoko et Chihima déclinèrent l’invitation. En voyant l’expression fermée du drow aux cheveux en brosse, je me demandai à quoi diables il pouvait penser. Peut-être pensait-il que son protégé était un incapable qui n’avait fait que tomber dans les pièges ‘farceurs’ d’Anuhi ? Mais bon… nous étions tous tombés à part lui.

Tandis que le maître du temple sortait de la salle avec l’elfocane, probablement vers la cuisine, je rendis la corde à sauter à Rao, ce qui améliora un peu son humeur. Elle alla se laver les mains dans la bassine. Ses yeux vivaces scrutaient l’endroit avec la curiosité d’une espionne. Tout en appliquant à Jiyari un peu de pommade sur sa joue éraflée, je remarquai :

— « Ce temple a l’air un peu vide. »

Sombaw haussa les épaules.

— « Vous comptez plus d’âmes que celles qui habitent ici. De fait, il ne vous reste plus à voir que le jeune Snofiro et vous aurez vu tout le monde. Le temple est un peu abandonné. Mais c’est un bon endroit pour mourir. »

J’ouvris grand les yeux. Pour mourir ?

— « Euh… Grand-père, tu es vieux, mais… tu t’enterres déjà ? »

Sombaw s’esclaffa de bon cœur.

— « Non. Pas encore. Et je ne m’enterrerai pas tout seul. Je ne suis pas si tragique. Le jour où on m’enterrera, ce ne sera pas sans un damier d’Erlun, un bon livre et une coupe pleine de zorfs. »

“Lui aussi, il aime les zorfs,” observa Kala.

Et les livres, soupirai-je. Je secouai la tête, laissant la pommade sur la table basse qui nous séparait.

— « Ça, c’est penser tragiquement, » le corrigeai-je. « Pourquoi veux-tu un damier, un livre ou des baies si, une fois mort, tu ne pourras pas jouer, ni lire, ni manger ? Quand tu es mort, tu es mort. »

— « La vérité tautologique est la seule vérité, » repartit Sombaw.

J’observai son visage amusé avec un tic nerveux.

— « La vérité quoi ? »

— « Par Sheyra. Tu ne sais pas ce que c’est qu’une tautologie ? » s’étonna le vieil homme. « La mort est la mort, le jeu est le jeu, un chat est un chat, » ajouta-t-il baissant les yeux vers Samba. Le chat noir s’était roulé en boule sur un coussin rouge un peu élimé et il lui rendit un regard moqueur. Les yeux de l’ancien, dorés comme les miens, étincelèrent à la lumière des bougies. « Mais le chat que je vois est-il réellement un chat ou ne l’est-il pas ? Ça, c’est la question clé. »

J’entendis intérieurement le petit rire moqueur de Kala.

“L’érudit qui sait tant de choses ne sait pas ce que c’est qu’une tautologie,” se moqua-t-il.

“Tu le savais, toi ?”

“Non. Mais, moi, je ne suis pas un érudit.”

Je roulai les yeux. Depuis quand m’avait-il adjugé le titre d’érudit ? Passant à autre chose, j’indiquai le damier d’Erlun qui se trouvait sur une autre table basse, juste devant l’autel de Xoga.

— « Nous vous avons surpris en pleine partie ? Sur l’île, on dit que tu es un Arunaeh un peu spécial. Tu es vraiment un passionné de l’Erlun, à ce que je vois. »

— « Les apparences sont trompeuses, comme je te dis, » sourit Sombaw. « Cette partie s’est figée il y a plus de dix ans, quand l’ancien maître du temple est mort et a laissé le jeu sans l’achever. Selon ses dernières paroles, le jour où deux adversaires poursuivront cette partie, tout dépendra de la beauté du jeu. Si elle est digne, elle permettra alors au gagnant de découvrir la Vérité et au perdant l’Illusion. Xoga disait que ses deux têtes n’en étaient qu’une. Si je comprends l’une, je comprends l’autre. » En voyant nos expressions confuses —ou peut-être ne les vit-il pas—, son sourire s’élargit, découvrant ses fausses dents blanches. « Alors, je passe tous les ans par ici demander à Lanken s’il est prêt pour la partie finale, mais il dit qu’il n’est pas encore assez préparé et n’a pas atteint le niveau de son maître. Il a encore plus de patience que moi. »

— « Je prends ça pour un compliment, » dit Lanken, entrant de nouveau dans la pièce avec un grand plateau et de la vaisselle plutôt raffinée.

Il était suivi de Sawk, l’elfocane, et d’un bélarque relativement jeune qui devait être le dénommé Snofiro. Alors… était-ce là tous les membres de ce temple ? Mar-haï, et étant donné qu’il n’y avait pas, d’après Zélif, d’agglomération plus proche que celle du Temple du Vent dans toute la zone… Assis face à Sombaw et aux trois moines illusionnistes, Rao, Jiyari et moi, nous échangeâmes un regard du coin de l’œil. Cet endroit paraissait vraiment un refuge d’ermites.

Sawk, l’elfocane, servait diligemment et je remarquai qu’il n’avait pas encore prononcé un seul mot, mais il souriait et inclinait la tête fréquemment. Le silence se prolongeait… La Pixie se racla la gorge.

— « Est-ce qu’Arhum est loin d’ici ? »

Les deux vieux prirent une gorgée de leur infusion et ce fut Snofiro qui répondit.

— « Arhum ? Il n’y a pas si longtemps, je suis allé là-bas acheter une nouvelle lanterne. C’est énorme ! Et tant de gens ! Y êtes-vous déjà allés ? C’est incroyable. N’est-ce pas ? »

— « L’incroyable, Snofi, c’est que tu nous sois revenu sans lanterne et avec une amulette de bonne fortune achetée pour soixante kétales à un marchand ambulant, » se moqua Lanken.

L’apprenti grimaça.

— « Oui. Les villes… »

— « Elles sont très traîtresses, » approuva le vieil homme, compréhensif. « Pour ta question, jeune… euh… jeune saïjit… »

— « Je suis une bliaque, » affirma Rao.

Je m’étonnai. Je croyais qu’elle était humaine. Je ne pensais pas qu’elle soit métisse avec du sang bélarque dans les veines. En tout cas, ce n’était pas la réponse que Lanken attendait. Il sourit.

— « Ah. Bon… qu’importent les classifications et les noms. Comme le jeune drow, je suppose qu’aucun de vous ne nous dira ce que vous faisiez réellement à creuser comme des dragons de terre jusqu’à déboucher dans notre caverne d’épreuves… Mais bon, ce n’est pas grave, vraiment, » assura-t-il. « Je ne prétends pas demander des explications à un Arunaeh. J’ai, comme vous le voyez, un grand respect pour cette famille ainsi qu’une éternelle reconnaissance pour avoir gardé le silence sur des vérités de ce temple qu’il vaut mieux maintenir enterrées. Aussi, euh… qu’est-ce que je disais déjà ? »

— « Le chemin, » lui rappela Rao. « J’ai l’impression que ce temple est un peu… comment dire… perdu au milieu du monde sauvage. Je me trompe ? »

Le maître du Temple de la Vérité soupira, amusé.

— « Mm. On peut le voir comme ça ou on peut voir le contraire si l’on considère que le monde des saïjits est un monde de sauvages. Toutefois, nous ne sommes pas si à l’écart de ces sauvages-là. Même si la distance est subjective elle aussi. Le chemin le plus sûr serait le tunnel qui part d’ici sur la gauche. Il descend beaucoup, mais il remonte ensuite. En trois jours, peut-être quatre, vous arriverez aux mines abandonnées au nord de Blagra. Je sais, c’est long pour un trajet si court, mais le tunnel zigzague beaucoup. Par ailleurs, » ajouta-t-il, levant un index, « vous pourriez tomber sur un narkog, une bande de nadres ou de hawis. Et sur des doagals bien sûr : dernièrement, ils sont partout. Oh, et il y a une partie inondée. Mais si vous savez nager, vous survivrez très probablement. »

Je faillis m’étrangler avec mon infusion de simella. Quelle sorte de chemin sûr était-ce là ?, m’exclamai-je intérieurement.

— « C’est celui que j’emprunte, » intervint Sombaw. « Bien sûr, je me fais escorter par plusieurs mercenaires, tous bien armés ; cependant… ils auraient dû revenir me chercher depuis quatre mois déjà, » admit-il, fronçant les sourcils. « Je me demande s’il leur est arrivé quelque chose. »

Quatre mois… Je l’observai, me demandant combien de temps il pensait encore attendre l’escorte de ses mercenaires pour repartir.

— « Le chemin le plus sûr ? » répéta alors Rao. « Il y en a d’autres ? »

— « Bien sûr qu’il y en a d’autres, » affirma Lanken, faisant un ample geste. « Les chemins sont partout. Certains plus ardus que d’autres, mais tout, autour de toi, est un chemin. Surtout pour un destructeur comme lui. » Il me désigna avec un sourire empli d’un respect non feint. Pensait-il que je pouvais creuser la roche indéfiniment ? Ma tige, aujourd’hui, commençait précisément à en avoir plus qu’assez des sortilèges. Lanken se fit alors sérieux et assura : « Pour ce qui est des chemins ouverts et connus… il n’y a que celui que je vous ai mentionné. »

Je fronçai les sourcils. Quelque chose ne collait pas.

— « Si ce chemin arrive à Blagra… pourquoi as-tu envoyé ton apprenti acheter la lanterne à Arhum ? Ça, c’est la direction opposée. Je ne veux traiter personne de menteur, mais… il existe un autre chemin, n’est-ce pas ? »

Lanken se fit réservé et échangea des regards avec Sawk et Snofiro. Sombaw toussota.

— « Allons. Pourquoi parler de chemins alors que vous êtes exténués ? Il vaudra mieux que vous vous reposiez avant de reprendre votre voyage. Il y a des thermes au fond de ce couloir, si cela vous intéresse. Mon nez est peu sensible, mais celui de Snofiro n’a pas arrêté de se froncer depuis qu’il est arrivé. » Celui-ci rougit comme un zorf. « Où vas-tu les installer, mon vieil ami ? » demanda-t-il à Lanken.

Celui-ci se leva.

— « C’est vrai ! Nous recevons si peu de visites que j’oublie facilement les devoirs d’un amphitryon. S’il vous plaît, suivez-moi, je vais vous montrer vos chambres. Vous pouvez rester autant que vous voudrez. Ici, comme vous le voyez, nous sommes un peu coupés de tout. Une fois que vous vous serez un peu reposés et lavés, peut-être que vous pourrez vous joindre à notre humble dîner et partager des nouvelles du monde avec nous. »

Sawk, l’elfocane, sourit face à la perspective. Les yeux de Snofiro s’illuminèrent.

— « Je ne veux pas rater ça ! »

Je terminai ma tasse de simella d’un trait et la posai sur la table basse avec une légère moue. Ces trois Moines de la Vérité avaient l’air si déconnectés de la réalité que cela en était même inquiétant. Mais ils avaient l’air d’être d’honnêtes gens. Cependant, tout bien réfléchi, de quelle réalité voulais-je parler ? La vie isolée d’un ermite était-elle moins réelle que la vie mondaine ? Je secouai la tête, soufflant intérieurement. Je commençais déjà à penser comme ce vieux Lanken.

* * *

Le bain thermal nous vint à merveille, il détendit tous mes muscles, m’ôta toute la poussière accumulée après un jour d’excavations et améliora mon humeur. En contrepartie, une profonde torpeur m’envahit et, si je n’avais pas été affamé, je me serais couché, sûr de m’endormir à peine ma tête posée sur l’oreiller. Saoko et Jiyari étaient déjà sortis des bains, mais, si le deuxième était retourné aux chambres, le premier était resté à m’attendre. Je lui adressai un coup d’œil curieux, mais continuai à avancer dans le couloir.

— « Dis-moi. Qu’as-tu dit à ces moines ? »

Me suivant, le drow ne s’altéra pas quand il répliqua :

— « Que nous cherchions une mine de darganite et que nous sommes tombés sur le canyon. »

Il avait repris l’histoire que j’avais inventée pour Perky d’Isylavi, compris-je. Je haussai les épaules.

— « Si tu ne leur en as pas dit plus, comment se fait-il que l’elfocane te regarde avec cet air de ne pas vouloir s’approcher de toi ? »

Saoko fronça les sourcils.

— « Le grand type ? Mmpf. Qu’est-ce que j’en sais. »

Je roulai les yeux. Les coups d’épées récents sur la grosse porte qui communiquait avec la caverne des épreuves ne m’étaient pas passés inaperçus. Une façon comme une autre de frapper à la porte… Mais je ne fis pas de commentaire.

— « Comment as-tu fait pour éviter les harmonies ? »

Saoko marmonna tout bas :

— « Toujours à poser des questions… Je ne les ai pas évitées. »

Je m’arrêtai, perplexe.

— « Tu ne les as pas évitées ? »

Face à mon regard incrédule, le drow me scruta comme si j’étais stupide.

— « J’ai cherché à tâtons et j’ai trouvé la porte, » clarifia-t-il.

— « Vraiment ? Comme ça, au hasard ? » soufflai-je. « Sais-tu que tu as une chance de mille démons, mon ami ? »

Saoko grogna.

— « Ce n’est pas de la chance. Et je ne suis pas ton ami. Tu es mon protégé, c’est tout. »

Il posa la main sur la poignée de la porte de la chambre et il allait la tourner quand il hésita soudainement et lança dans le silence du couloir :

— « Tu as dit que tu m’en devais une. »

Il se tourna et croisa mon expression surprise.

— « Je l’ai dit, » confirmai-je. « Sans toi, j’aurais peut-être attaqué cette Anuhi et, après, je l’aurais regretté… »

Je me tus face aux yeux rougeoyants de Saoko. Je n’avais jamais pris le temps d’y penser, mais y avait-il quelque chose que souhaitait Saoko ? Lui qui, une fois sorti de l’enfer de Brassarie, avait dédié ses efforts à suivre les décisions de mon frère, lui qui m’avait protégé et aidé à trouver Rao… Que pouvait souhaiter un homme comme lui ?

— « Souviens-t’en, » dit Saoko, tournant la poignée de la porte.

Il entra dans la chambre plongée dans le noir, et moi derrière lui, avec un temps de retard. Que je m’en souvienne, disait-il. Je vis Jiyari et Perky, complètement endormis dans leurs lits. Ce dernier ronflait maintenant avec des inspirations sonores et, avec une moue, je le poussai de côté pour qu’il ne fasse pas tant de bruit. Dans le silence retrouvé, je souris légèrement et murmurai :

— « Tu sais, Saoko ? Si ma mémoire est bonne, je t’en dois plus d’une. Tu m’as sauvé la vie, là-bas à la Superficie. Ça non plus, je ne l’oublie pas. Si je peux faire quelque chose pour toi, tu n’as qu’à demander. »

Saoko s’allongea sur un lit avec un grognement.

— « Je te l’ai dit : souviens-t’en, c’est tout. Maintenant, je suis fatigué. Je n’ai pas envie de réfléchir. »

Je souris plus largement, rangeant l’uniforme de destructeur dans mon sac.

— « Alors, bon o-rianshu, Saoko. On dirait qu’aujourd’hui, vous vous passez de dîner. Je vais aller parler avec eux de toute façon. Et tu n’as pas besoin de me protéger de deux vieillards, ne t’inquiète pas… mon ami. »

Le drow ne me répondit pas et, avec mon orique, je constatai qu’il s’était déjà endormi. Mar-haï. Il était littéralement tombé comme un sac de drimis dans son lit. Il devait être réellement épuisé et, pourtant, il m’avait attendu à la sortie des bains… peut-être parce qu’il souhaitait simplement parler avec moi ? Je secouai la tête et, dans la demi-obscurité de la chambre, je les écoutai tous les trois inspirer et expirer durant un moment. Jiyari semblait avoir un rêve agréable. Perky marmonnait en dormant :

— « Je l’ai fait. Je lui ai demandé de m’épouser. Et elle a dit : oui. Elle a dit : oui. »

Il souriait comme un bienheureux. Jusqu’alors, je n’avais jamais connu personne qui parle autant que Perky en dormant. Même avec la satranine, il lâchait des phrases, presque toutes relatives à sa mère, qui, manifestement, le traitait encore comme un gamin. Mais, maintenant, il parlait de sa fiancée avec laquelle il allait se marier dans quelques jours à Dagovil.

— « Je ne mettrai pas ton costume, mère, il ne sied pas du tout, » se plaignit Perky dans un balbutiement. Et il rit doucement, se tournant de nouveau sur le dos. « Belle Line… »

Il laissa échapper un ronflement et tendit une main vers l’air. Était-il somnambule en plus ?, m’exclamai-je.

— « Je t’aime. »

Je rougis. Il continua à bafouiller :

— « Au diable… le lignage. Line, Line. Je t’aime, » répéta-t-il. Il se mit soudain à trembler et sa respiration s’accéléra. Il gémit d’horreur. Il se débattit.

À ma surprise, Kala s’avança et posa une main apaisante sur le front moite du scientifique endormi.

— « Calme-toi, saïjit, » murmura-t-il. « Tu es entre amis et je te protègerai. Tu n’as pas à avoir peur. »

J’eus un tic nerveux. Fichtre…

“À quoi joues-tu, Kala ? Nous connaissons à peine ce type.”

Kala s’écarta en constatant que Perky s’était tranquillisé. Il haussa les épaules.

“Et alors ?”

Comment ça ‘et alors’ ? Je secouai la tête, sortis de là et refermai la porte. Kala, celui qui, avant, se méfiait des saïjits et les haïssait, se montrait soudain compatissant et affectueux avec un étranger. Ne connaissait-il donc pas le sens de la mesure ?

Lorsque je passai devant la chambre de Rao et de Chihima, je constatai que la porte était fermée et que toutes deux étaient probablement endormies depuis un bon moment. Dans le salon, les trois Moines de la Vérité m’attendaient avec Sombaw Arunaeh et une fillette étrange couverte d’une grande cape noire. Une mèche blonde s’échappait de sa capuche. Quand je posai mes yeux sur la jeune fille, celle-ci sourit, pencha la tête de côté et une deuxième tête identique apparut, à l’image de Xoga. Je roulai les yeux. Elle n’avait pas besoin de me montrer ça pour que je comprenne que son visage était dissimulé par des illusions. Malgré tout, Kala s’effraya. Je souris et m’inclinai.

— « S’il vous plaît, excusez mes compagnons. Ils se sont endormis. Un plaisir de te revoir, Anuhi. Ton épreuve était amusante. »

Je perçus leur surprise à tous. Les yeux harmoniques d’Anuhi étincelèrent de plaisir et sa deuxième tête disparut. C’était une fillette de conte, irréelle, au teint blanc comme la craie, aux grands iris, émotifs et bleus comme le saphir. C’était une illusion et, en même temps, je compris que c’était l’image qu’elle adoptait habituellement. Celle qu’elle voulait que tout le monde voie.

— « C’est vrai ? » s’enthousiasma-t-elle. « Elle t’a vraiment plu ? Veux-tu jouer demain aussi ? »

— « J’aimerais bien, » répondis-je. « Malheureusement, demain, nous nous en irons. »

“Tu aimerais bien ? Amusante ?!” répéta soudain Kala, s’emportant mentalement. “En quoi est-ce amusant d’entendre des appels à l’aide et de tomber dans des trous ?”

Je l’ignorai et m’assis à la table basse. Ce qui se trouvait dans la marmite sentait merveilleusement bon. Je regardai la tranche fumante que me servit Lanken et demandai :

— « Qu’est-ce que c’est ? »

Le maître du Temple de la Vérité sourit jusqu’aux oreilles :

— « C’est Snofiro qui l’a cuisiné. Goûte avant et dis-nous si tu trouves ça bon. »

Je goûtai. C’était bon. Lorsque je le dis à Snofiro, celui-ci demeura muet de plaisir. Alors, Sombaw Arunaeh sourit à son tour et dit :

— « Tu as le palais fin, Drey. Tous ne savent pas apprécier la viande de rat. »

J’inspirai d’un coup. Quoi ?! Sentant peut-être mes haut-le-cœur, Kala sourit et dit :

— « Un autre tranche, s’il vous plaît. C’est délicieux. »

Il n’avait aucune pitié.

Comme récompense, je lui laissai l’honneur de mâcher.