Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction
La descente par l’échelle fut longue. Nous en étions à la moitié et l’obscurité nous cernait quand j’appelai :
— « Grand-père. »
Sombaw descendait juste avant moi. J’étais le dernier.
— « Quoi, petit ? »
— « Ça va ? »
— « Moi ? Bien sûr. »
On n’entendait que le bruit des bottes contre le métal. Le fer était vieux. Peut-être plus de cent ans ? Mais certains barreaux avaient été ajoutés postérieurement.
— « Grand-père. »
J’entendis un soupir.
— « Quoi, petit ? »
— « Je ne suis pas un petit, » grognai-je.
— « Et, moi, je ne suis pas ton grand-père, » répliqua Sombaw, amusé.
Je roulai les yeux et descendis un autre barreau. Les autres nous avaient distancés. Sombaw, malgré sa progression régulière, prenait son temps et je ne voulais pas le presser. Je fis une moue, pensif.
— « Pourquoi n’utilisais-tu pas ce chemin alors qu’il est beaucoup plus rapide pour rejoindre le Temple du Vent ? »
— « Bouf, » souffla Sombaw, s’arrêtant. « Pour plusieurs raisons. Plus d’un sait que je rends visite à Lanken presque tous les ans. Je ne veux pas que ce chemin se connaisse. En plus… Lanken dit que là-bas en bas, il fait un froid de mille démons. Et moi, le froid… tu me comprends. C’est bien parce que vous êtes là et parce que mes Zatashira ne reviennent pas, sinon, je prendrais l’autre chemin. »
Il reprit la descente. J’acquiesçai intérieurement.
— « Je vois. Tes Zatashira sont les mercenaires que tu as engagés ? »
— « Mm. Je les employais depuis trois ans et je les payais bien. C’étaient de bonnes gens. C’est pourquoi cela m’étonne qu’ils m’aient abandonné comme ça au temple. Je m’inquiète de ce qui a pu leur arriver, » reconnut-il.
Je levai les yeux vers la lumière de la pièce, presque imperceptible maintenant. Nous étions déjà très bas. Combien nous restait-il à descendre ?
— « Certainement, » commentai-je, « la vie d’un mercenaire n’est jamais très sûre. »
Il y eut un autre silence durant lequel nous ne perçûmes que le bruit métallique de nos pas. J’entendis des voix en bas. Elles étaient très loin. Fichtre. Et Sombaw avait raison : il faisait de plus en plus froid.
— « Si tu fatigues, tu me le dis, hein ? » fis-je, rompant le silence. « Ne fais pas le stoïque. »
— « Lanken est à peine plus jeune que moi, » répliqua Sombaw. « Je ne vais pas rester à la traîne. »
— « C’est précisément pour ça que je te demandais de ne pas faire le stoïque, » murmurai-je.
— « Que dis-tu ? »
— « Rien. Continue à descendre. »
Il y eut un silence. Alors, Sombaw demanda :
— « As-tu appris un peu de bréjique ? »
J’arquai un sourcil et agrippai le barreau suivant.
— « Les bases. Pourquoi ? »
“Parce que c’est plus facile pour moi de parler ainsi,” expliqua Sombaw par voie mentale. “Tu m’entends ?”
“Je t’entends. Mais tu devrais cesser de parler et te concentrer sur les barreaux.”
“Tu as raison. Juste une question. Ces compagnons que tu as, tu ne les as pas engagés pour qu’ils te défendent ?”
Je souris. Nous y revoilà ?
“Non. Ce sont des amis.”
Il y eut un silence qui dura plusieurs barreaux. Alors, j’ajoutai avec une certaine exaspération :
“Cela te semble-t-il si impossible qu’un Arunaeh ait des amis ?”
“Hein ? Non. Penses-tu. C’est inhabituel, c’est tout. Moi aussi, j’ai des amis.”
Lanken étant l’un d’eux, devinai-je. Je souris.
“Alors, toi non plus, tu n’es pas un Arunaeh très normal.”
“Aucun Arunaeh n’est normal,” répliqua le vieil homme, moqueur. “Nous sommes tous différents. Ton grand-père Nalem et moi, nous avions la même grand-mère, tu sais ? Savérya Arunaeh. Elle avait l’habitude de dire : la force de notre famille réside en ce que tous sont un et aucun n’est comme tous. Après Irshae, je crois que ça a été la leader qui s’est le plus approchée des préceptes de Sheyra.”
Kala fronça les sourcils. Je devinai qu’il était un peu perdu avec tant de noms. Je roulai les yeux et dis :
“Et Liyen ?”
“Le garçon ? Eh bien… mon neveu fait un bon travail comme leader. Mais je crains qu’il ne s’immisce trop dans le monde. Nous autres, les Arunaeh, nous devons nous maintenir à l’écart de la société. Parce que les sociétés d’aujourd’hui sont tout sauf respectueuses de Sheyra. Mais il est devenu un grand homme,” opina-t-il avec une indéniable affection.
Je souris au-dedans. Il parlait de Liyen comme s’il venait à peine de commencer à diriger le clan, alors qu’il le faisait depuis déjà une bonne vingtaine d’années. La lumière des autres, arrivés en bas, nous parvenait déjà quand je fis :
— « Dis, Sombaw. »
“Quoi ?” dit celui-ci, rétablissant la connexion bréjique.
“Pourquoi notre famille se soucie-t-elle de protéger ce temple ?”
Cela m’intriguait. Que Sombaw ne veuille pas qu’il arrive de mal à ces cinq démons victimes des circonstances, je le comprenais. Mais pourquoi les Arunaeh, en tant que clan, les protégeaient-ils, risquant leur réputation ?
“Ne sois pas cruel, ce n’est pas si étrange,” assura Sombaw. “Sheyra équilibre, châtie et protège. Et à son image, nous équilibrons selon notre balance, nous châtions les excès et protégeons quand cela est possible ceux qui en ont besoin. Les qui, comment et combien sont laissés entre les mains de chacun. À cette époque,” ajouta-t-il après une pause, “Royel était déjà mourant et Liyen était le leader de fait. Quand je lui ai parlé de ce qui s’était passé au temple, il a décidé de protéger les cinq démons et a demandé de les étudier. En tant qu’ami du temple, le travail m’a été confié.”
Je sentis soudain Kala tressaillir.
“Les étudier ?” lâcha-t-il. “As-tu fait des expériences sur eux ?”
“Euh… Que veux-tu dire ? Je les ai seulement étudiés… Attends ! Toi, qui es-tu ?” demanda Sombaw, déconcerté.
Je grimaçai. N’était-il pas au courant au sujet de Kala ?
“Diables, grand-père, depuis quand n’es-tu pas passé sur l’île ?”
“Euh… Deux ans. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela a à voir avec l’intrus ? As-tu des bréjistes dans ton groupe ?”
Je perçus sa curiosité. J’esquivai la question en répliquant :
“L’intrus est dans ma tête. Mais oublie ça pour le moment. Je te l’expliquerai plus tard.”
Il y eut un bref silence.
“Tu m’intrigues,” reconnut-il.
Sombaw posa un pied sur le sol et je le rejoignis d’un bond amorti par l’orique. Je constatai que Lanken et Sawk étaient déjà partis en avant. Perky observait le démon voilé avec curiosité. Les deux Couteaux Rouges attendaient, contenant leur impatience.
— « Nous sommes tous là, Yémin, » l’encouragea Rao.
Une volute de vapeur s’échappa de sa bouche. Là, en bas, il faisait froid. Très froid. Nous nous mîmes en marche.
Tout en avançant, j’examinai les alentours. La roche était tout sauf lisse. De couleur pâle. C’était… Je m’arrêtai un instant, stupéfait. C’était de la roche-froide ! Je savais que c’était typique dans les cavernes du nord de Lédek, de même que dans les fonds marins de la mer de Gassand, mais je n’en avais jamais vu en telle quantité. Les commerçants des Souterrains l’utilisaient pour conserver les aliments, mais même l’entrepôt de Loéria où les vampires m’avaient enfermé avec l’aorgone n’avait pas autant de roche-froide que cet endroit. Nous étions littéralement entourés. Et ce qui n’était pas de la roche était de la glace. Nous nous trouvâmes bientôt dans une caverne basse avec des stalagmites et des stalactites de glace de tous côtés.
Jiyari poussa un cri en glissant sur une plaque d’eau congelée et il rattrapa son équilibre de justesse en s’appuyant sur Chihima. Celle-ci portait comme d’habitude un foulard noir devant son visage, mais je pus clairement voir ses yeux briller de gêne quand le Pixie blond la remercia.
— « Euh… » murmura Yémin. Sa voix se répercuta. « Faites attention aux plaques de glace. »
Nous reprîmes la marche. Le démon avançait avec l’agilité de celui qui est habitué à parcourir le même chemin. Il évitait les stalactites presque sans les regarder, sautait de roche en roche pour ne pas poser le pied sur les flaques congelées de plus en plus nombreuses et il s’arrêtait à contrecœur pour nous attendre. Dans une forêt de stalagmites vaste et dense comme celle-ci, j’étais sûr que, sans son aide, nous nous serions perdus depuis longtemps.
Nous cheminions depuis une vingtaine de minutes quand les stalagmites cédèrent soudain la place à une caverne au plafond plus haut. Il y avait une petite hutte à laquelle on accédait en montant des escaliers entretenus et taillés dans la roche. Les parois de toute la caverne étaient couvertes de glace et les lumières qui brillaient autour de la hutte s’y reflétaient avec de curieuses couleurs turquoises phosphorescentes. Je clignai des yeux face à tant de lumière et je vis Yémin grimper quatre à quatre les marches jusqu’à sa maison. Nous le suivîmes plus prudemment. L’air glacial me coupait chaque respiration et j’avais beau tenter d’étouffer le moindre souffle de vent orique autour de moi, le froid continuait de me mordre sans pitié. En arrivant au pied des escaliers, je m’arrêtai, serrant mes bras autour de moi. J’avais enfilé l’uniforme de destructeur et la tunique de moine et, malgré tout, j’avais toujours froid…
Face au regard interrogateur de Rao, Kala murmura :
— « Le corps saïjit… est faible, Rao. Tu ne sais pas à quel point je me sens faible tout de suite. »
Le Pixie avait peur. Parce qu’il n’avait jamais eu aussi froid. Et sa peur était contagieuse. Mon Datsu se débrida un peu plus.
— « Euh… Ne me d-dis pas que tu es p-paralysé juste à cause d’un peu de f-froid ? » fit Sombaw, grelottant.
Il n’allait pas mieux que moi, constatai-je. Et il était pourtant mieux couvert, emmitouflé dans son épais manteau. Soudain, je sentis une main tiède effleurer ma joue glacée et je croisai le regard de Rao. Elle me souffla une haleine chaude au visage, s’inquiétant :
— « Diables, mais tu es glacé… Maintenant que j’y pense, même autrefois, tu n’aimais pas l’hiver. Ni la neige. »
— « Parce que je rouillais, » sourit Kala. Et il grimaça. « Par contre toi, avec ta fourrure, tu résistais à tout, tricheuse. » Ils se sourirent et le Pixie fit remarquer : « Mais tu n’en as plus maintenant. Comment se fait-il que tu n’aies pas froid comme nous ? »
— « J’ai froid, » avoua Rao. « Mais les humains et les bélarques, nous résistons mieux que les drows. »
Veinarde… C’était vrai que les kadaelfes, nous étions mi-drows, mi-humains, et ni les drows ni les kadaelfes n’avaient jamais bien supporté le froid. M’en souvenant, je me tournai vers Saoko. La peau bleue du Brassarien était d’une pâleur inquiétante. Et Perky n’allait pas beaucoup mieux.
— « Montons, » dit Sombaw. « Dedans, il fait sans doute moins froid. »
J’acquiesçai et m’efforçai d’avancer. Je parvenais à peine à sentir mes membres engourdis et j’étais loin de pouvoir aider Sombaw. Mais Jiyari lui offrit son appui. Rao et Perky montèrent auprès de moi. Et Chihima ferma la marche, s’assurant que Saoko continuait à gravir machinalement la pente. Quant à Samba… il y avait longtemps que le chat noir avait grimpé sur le sac à dos que portait Rao et qu’il s’y était glissé comme un renard dans son terrier. Un des avantages d’être petit…
Quand j’entrai dans la hutte, une vague de chaleur me frappa de plein fouet ; je mis cependant quelques secondes à comprendre que c’était de la chaleur et non du froid. Cela faisait mal aussi. J’avais presque oublié Rodja et c’est avec un sursaut de recul que j’accueillis le cri déchirant de la démon. Elle était allongée sur un lit de roche, sur un matelas, et Lanken s’affairait autour d’elle. Je m’assis, pris de violents frissons. Yémin donna une couverture à Sombaw et une autre que nous partageâmes Saoko, Perky et moi. Tous les quatre, nous étions clairement les plus affectés : les autres se contentèrent de se rassembler autour de la plaque de chaleur. C’était une magara, et pas des plus petites. Elle devait avoir coûté une fortune. Étaient-ce les Arunaeh qui la leur avaient procurée ? C’était possible.
Durant un long moment, je demeurai silencieux et observai ce qui se passait dans la pièce de taille plutôt réduite. Un autre démon, probablement Tarkul, regardait les nouveaux venus, l’expression fermée. Contrairement à Yémin, il ne dissimulait pas ses marques démoniaques sous un voile et, le voyant, Perky demeura paralysé. Il ne dit rien. Ce fut Jiyari qui le tranquillisa :
— « Libère-toi de tes préjugés, mahi. Ce ne sont pas de mauvais démons. »
— « Des dé… mons ? » murmura le scientifique, livide.
À ce moment, Rodja poussa un hurlement qui nous donna à tous la chair de poule. À présent, Kala tremblait non seulement de froid mais aussi de peur.
“Drey… Crois-tu qu’elle va mourir ?”
Je frissonnai. Je ne lui répondis pas. Les cris se firent éternels. Lanken était pâle. Mon corps se réchauffait petit à petit. Au bout d’une heure peut-être, je remarquai une autre âme dans la pièce : une fillette d’environ deux ans qui venait d’apparaître derrière le lit et s’agrippait maintenant au pantalon de Tarkul. Ce devait être la fille de la défunte Arkia. Comme eux, elle portait sur le visage des marques noires qui rappelaient les vibrisses des félins ; elle avait des yeux rouges de serpent et des dents pointues. Je connaissais les marques car, tous les premiers du mois de Ruisseaux, les villageois du Temple du Vent promenaient un faux démon tout peinturluré et ils le poursuivaient pour le fouetter avec des lanières de paille. L’objectif de ce rituel était, paraît-il, d’éloigner les mauvais esprits pour toute l’année.
La fillette avait les yeux grands ouverts. Voyant tant de gens dans sa maison, elle devait être restée tout ce temps cachée derrière son propre lit. Tarkul se pencha et posa une main apaisante sur les cheveux noirs de sa fille.
— « N’aie pas peur, Twira, » lui dit-il avec douceur. « Ce sont des amis des Arunaeh. De bonnes gens. »
J’arquai un sourcil. C’était, je crois, la première fois que j’entendais quelqu’un qualifier les Arunaeh de « bonnes gens ». Généralement, on les voyait comme des inquisiteurs, des liseurs d’esprit, des machines insensibles… Il était drôle que ces démons nous voient avec de meilleurs yeux que les gens normaux.
Alors, Rodja cria, à bout de souffle. Elle était rouge et transpirait profusément. J’entendis Rao déglutir. Jamais je n’avais assisté à un accouchement et ceci ne m’incita vraiment pas à renouveler l’expérience… Brusquement, Perky se leva, repoussant la couverture.
— « Excuse-moi. Excuse-moi, mais ça ne se déroule pas comme il faut, vieil homme. » Il s’avança vers le lit. « Les contractions faiblissent. Il faut l’aider à pousser. »
Le front moite, Lanken répéta :
— « À pousser ? »
Perky souffla.
— « N’as-tu donc jamais aidé à un accouchement ? Par tous les démons, » jura-t-il, retroussant ses manches. « J’ai étudié la médecine à Dagovil avant la bréjique. Je ne suis pas un expert, mais, s’il vous plaît, laissez-moi me charger de ça. »
Lanken inspira.
— « Tu as étudié la médecine à Dagovil ? Tu aurais dû le dire avant… »
Le vieux maître se laissa tomber sur un lit voisin, exténué, pendant que Perky d’Isylavi prenait la relève sous nos yeux stupéfaits. Ce scientifique que nous avions trouvé dans un laboratoire qui expérimentait sur des saïjits… allait aider une démone à accoucher ? Les cris redoublèrent, et, un instant, je craignis qu’il soit effectivement en train de la tuer.
— « Jamais, » entendis-je Rao murmurer. « Je ne veux jamais avoir d’enfants. »
Chihima approuva fermement. Soudain, du sang jaillit. Jiyari devint livide… et s’évanouit. Le voyant, Sawk, l’elfocane, amorça un geste pour s’approcher, mais je levai une main tranquillisante :
— « C’est normal. Il est comme ça. »
À partir de là, nous ne dîmes plus rien. Nous nous tûmes et fermâmes à moitié les yeux, compatissants, souhaitant avec anxiété que tout se termine. Et je pensai avec force que, Rodja et Yémin étant nés démons et ayant été abandonnés, Sheyra ne pouvait faire autrement qu’équilibrer et leur donner une vie heureuse…
Alors, j’entendis un autre cri. Mais ce n’était pas celui de Rodja. C’était des pleurs. Les pleurs d’un nouveau-né. Kala ouvrait grand les yeux, avide de le voir. Le nouvel être vivant était couvert de sang. Mais il vivait.
“U… une vie,” murmura Kala mentalement, émerveillé.
Yémin se précipita.
— « Rodja ! »
— « Elle va bien, » assura Perky. « Diables. Mais elle n’a pas encore terminé. Que quelqu’un le prenne. Toi, » dit-il à Tarkul.
Le démon frémit, mais il s’avança et prit le nouveau-né. Lanken demanda :
— « Elle n’a pas encore terminé, qu’est-ce que tu veux dire par là ? »
Perky fit claquer sa langue.
— « Tu ne sais vraiment rien, vieil homme. » Et il sourit. « Ce sont des jumeaux. Rodja, un petit effort de plus. Tu peux le faire. »
Le voir encourager la démone fut le comble. Je souris cependant. Il semblait que le scientifique savait vraiment ce qu’il faisait. Et de fait, au bout d’une autre heure, le deuxième nouveau-né sortit. C’était aussi un garçon. Et il braillait plus fort que le premier. Yémin pleurait de joie. De fait, tous pleuraient de joie, y compris Rao et Chihima. Les seuls à être moins expressifs furent Sombaw, Saoko et moi. Mais nous sourîmes largement.
— « Eh bien… ça a été toute une expérience, » soufflai-je.
— « Mm. Des jumeaux, » murmura Sombaw. « Quels souvenirs. »
Je lui jetai un regard interrogatif et il haussa les épaules, contrarié.
— « Allons… Tu ne connais donc pas la généalogie de ton clan, Drey ? J’ai eu un frère jumeau. »
J’arquai les sourcils et tentai de me rappeler l’arbre généalogique…
— « Ah oui… Il s’appelait Séketh, n’est-ce pas ? »
Sombaw étouffa un rire.
— « Non. Séketh était le Quatrième Scelliste du clan. Mon frère jumeau s’appelait Lotus. »
J’eus l’impression qu’une enclume me tombait sur la tête. Rao hoqueta. La Pixie le dévisagea comme si elle le voyait pour la première fois. Cela faisait plus de trente ans qu’elle ne voyait pas Lotus et je devinai qu’elle essayait de le reconnaître malgré tout. Sombaw se racla la gorge.
— « Tu ne connais vraiment pas notre généalogie… Et on dirait que Lotus est plus connu que moi, » ajouta-t-il dans un murmure.
Il me regarda, les yeux plissés.
“Que diables as-tu raconté à ces gens, Drey ?”
Je fis une moue.
“Rien qu’ils ne sachent déjà. Le seul qui ne sait rien, c’est Perky.”
Nos regards se tournèrent vers le scientifique qui souriait largement en voyant les deux nouveau-nés, déjà propres, blottis dans les bras de leur mère. L’un portait les marques noires des démons. L’autre non. Cela signifiait-il que ce n’était pas un démon ? Ou que les marques n’étaient pas encore apparues ? Rao se leva.
— « Il vaudra mieux que nous partions. Je ne sais pas si vous savez, mais on a envahi leur maison. »
En l’entendant, Rodja lança d’une voix rauque :
— « Vous ne dérangez pas du tout. Voir tant de vie… m’emplit de joie. »
— « Mais tu es fatiguée, » intervint Perky sur un ton de médecin. « Il vaudra mieux que tu te reposes. S’il vous plaît. Ces petiots se chargeront bien assez de vous fatiguer, » sourit-il.
Tandis qu’il donnait des instructions de base aux parents, nous nous levâmes et chargeâmes nos sacs sur nos épaules. Tarkul s’avança vers nous, sa fille dans les bras.
— « Je ne peux qu’être reconnaissant de l’aide de votre compagnon. Et de l’aide de votre famille, mahis. »
Il effectua une petite inclinaison vers Sombaw et vers moi. Son expression était toujours aussi fermée, mais je devinai que c’était parce qu’il avait des traits de drow. La petite Twira, par contre, avait tout l’air d’être une métisse felrin, mi-drow et mi-elfe de la terre. Elle nous regardait de ses grands yeux châtains. Elle tendit une main vers une mèche mauve de Rao et celle-ci sourit.
— « C’est leur couleur naturelle. Je m’appelle Rao. Et toi, comment t’appelles-tu ? »
— « Twira, » répondit la petiote.
— « Rao ? » répéta Tarkul, saisi. Face à nos regards intrigués, il secoua la tête. « Ce n’est rien. »
— « Ce n’est pas rien, » le détrompa Rao. « Je n’ai jamais connu personne qui porte le même nom que moi. Le nom te dit quelque chose ? »
Tarkul soupira, mal à l’aise.
— « Eh bien… Il est impossible que tu sois la Rao dont on m’a parlé. Elle aurait plus de soixante-dix ans maintenant. »
Rao, Jiyari et moi échangeâmes des regards altérés.
— « La Rao dont on t’a parlé ? » répéta Lanken, s’approchant. « Moi, je ne t’ai jamais parlé de ça. »
Tarkul parut indubitablement nerveux cette fois-ci.
— « Ce n’est rien, » répéta-t-il. « Je vous assure. »
— « Que t’a-t-on dit de cette Rao ? » répliqua Rao.
Encouragé par le regard de Lanken, Tarkul baissa légèrement la tête et avoua :
— « C’était il y a huit ans. Nous vivions déjà depuis des années dans cet endroit, sans avoir à nous cacher comme dans le temple quand il y avait des visites… Un homme est venu et est descendu jusqu’ici. »
Le maître du temple ouvrit grand les yeux.
— « Tu parles de Zarafax ? »
— « Ah, oui. C’est l’ami du philosophe qui aidait à ramener des démons au temple, » nous expliqua Sombaw. Il allait ajouter quelque chose, mais il s’arrêta en voyant nos expressions. « Qu’est-ce qu’il se passe ? »
— « Ce qu’il se passe ? » fit soudain Jiyari en soufflant. Il rit, incrédule. « Eh bien voilà ce qu’il se passe : nous cherchons justement Zarafax. Il… »
Rao le fit taire d’un geste.
— « Que vous a dit Zarafax ? »
Tarkul hésita. Lanken commenta :
— « Vous avez vu que les démons ne sont pas toujours des monstres ; j’espère donc que vous ne cherchez pas Zarafax avec de mauvaises intentions. »
Rao roula les yeux.
— « Bien sûr que non. Zarafax est un bon ami de mon père. »
Tarkul hoqueta.
— « Tu… » Le démon posa Twira avec des mains qui tremblaient légèrement. « C’est impossible. À moins que, toi aussi… »
— « Tu as entendu parler de Roï, » l’interrompit-elle avec douceur. Ses yeux flamboyèrent. « N’est-ce pas ? »
Roï, me répétai-je. C’était le Pixie du Chaos qui, d’après Rao, avait été volé par la Guilde et retrouvé par Lotus dans un laboratoire en pleine guerre de la Contre-Balance. Constatant que la larme draconide avait été altérée par des sortilèges, Lotus était arrivé à la conclusion qu’il ne serait pas capable de le réincarner et il avait laissé Zarafax se charger de le sauver. Et il s’avérait que ces démons du Temple de la Vérité connaissaient Zarafax…
Tarkul soutint le regard de Rao comme s’il tentait de lire ses pensées. Il acquiesça machinalement.
— « S’il vous plaît, sortons. »
L’idée de quitter cet endroit bien chaud ne me disait rien, mais la curiosité de savoir ce qu’allait nous raconter ce démon me poussa à tous les suivre dehors. Nous laissâmes l’heureux couple de démons avec leurs jumeaux endormis. Perky nous suivit, intrigué, ayant entendu à moitié la conversation. Je me demandai si Rao le laisserait partir comme ça ou si elle tenterait une nouvelle fois d’effacer ses souvenirs… Bon, nous arrangerions ce problème plus tard. Tout de suite, l’attention de Rao, de Kala et de Jiyari était entièrement rivée sur Tarkul. Celui-ci était sorti sans même fermer sa chemise. Ne sentait-il donc pas le froid ? C’était un démon, forcément…
— « De fait, j’ai entendu parler de Roï, » dit-il alors. « Zarafax m’a parlé de lui. Il y a huit ans, il m’a dit… qu’il n’était pas une âme aussi charitable que nous le croyions. Que s’il passait sa vie à chercher des enfants démons abandonnés pour les sauver, c’était parce qu’il avait commis un crime en réincarnant quelqu’un du nom de Roï dans le corps du premier démon nouveau-né recueilli par le temple. » Les sourcils froncés, il admit : « Il m’a également dit que Roï était comme un fils pour Lotus. Et que Lotus Arunaeh était un grand ami à lui. Il lui avait promis de sauver Roï. Il a dit… que la magara dans laquelle il était avait été altérée par des gens aux intentions mauvaises et que seule la Sréda, le jaïpu éveillé des démons, pouvait le sauver. »
Il promena un regard sur le petit rassemblement et se frotta le cou, embarrassé.
— « Ce jour-là, il y a huit ans, Zarafax venait chercher Mani, notre frère aîné. Sauf que lui… il était déjà parti depuis longtemps. Moi, je n’avais que dix ans quand je l’ai vu pour la dernière fois. Il avait chargé Arkia de prendre soin de nous tous. » Un sillon se creusa sur son front. « Zarafax avait l’air préoccupé quand il est reparti. Lui non plus, nous ne l’avons pas revu. »
Il y eut un silence. Moi, j’essayais de bouger pour ne pas rester congelé et j’avais du mal à me concentrer sur son histoire. Heureusement, Rao parlait pour moi.
— « Alors, comme ça, Zarafax a réincarné Roï dans un démon, » marmotta la Pixie. « Et tu dis que, maintenant, Roï se fait appeler Mani ? »
— « Bon… Mani n’a jamais dit qu’il s’appelait autrement. » Tarkul haussa les épaules. « Zarafax a dit que les réincarnations ne sont jamais complètes. À vrai dire, je n’ai pas très bien compris, mais il est possible que Mani ne soit pas réellement Roï. En tout cas, il n’a jamais dit qu’il se rappelait de quoi que ce soit de sa vie antérieure. » Il fit une grimace et murmura : « Zarafax a aussi dit que Roï appartenait à un groupe d’enfants qui avait subi des mutations forcées… Et que Rao était la plus âgée et celle qui s’occupait de tous. » Quand Rao acquiesça légèrement, il ouvrit grand les yeux. « Alors, c’est donc vrai. Il m’a demandé de te dire, si tu venais un jour ici demander après Roï, qu’il a tenu sa promesse. »
Un fin sourire étira les lèvres de Rao.
— « Il l’a tenue, » répéta-t-elle. « Alors, Roï est vivant. » Elle se tourna vers nous radieuse. « Il est vivant ! »
C’était elle qui le disait, celle qui nous avait affirmé qu’en aucune façon, Roï ne pouvait être mort. Kala lui rendit un sourire victorieux et se tourna vers Tarkul en demandant :
— « Où est-il ? »
Le démon haussa les épaules.
— « Vraiment, je n’en sais rien. Il est parti, a-t-il dit, chercher des démons. Il a dit qu’il voulait parler avec Zarafax. Et qu’il voulait aussi sauver ceux qui, comme nous, ont été abandonnés parce qu’ils étaient différents. Mani est un démon responsable. Il a pris soin de nous tous presque comme un père quand nous étions enfants. Nous lui devons beaucoup. »
— « Depuis combien de temps est-il parti ? » demanda Jiyari.
— « Depuis longtemps. Quatorze ans… »
— « Quinze ans, » le corrigea Yémin sortant de la hutte. « Cela fait presque quinze ans que notre frère aîné est parti. »
Les yeux du nouveau père brillaient de bonheur.
— « Merci pour tout. Vraiment, » dit-il à Perky d’une voix tremblante d’émotion. « Merci pour tout. Si ça s’était mal passé… je ne sais pas ce que j’aurais fait sans Rodja. »
Perky sourit et lui tapota l’épaule.
— « Prends bien soin d’elle. »
— « Je le ferai ! Et si… » ajouta-t-il se tournant vers Rao, « si, un jour, tu trouves Mani… dis-lui que nous pensons toujours à lui, s’il te plaît. »
Rao sourit, tendit les mains et prit la sienne, le surprenant.
— « Je le ferai. Prends soin de ta famille, Yémin. Savoir que vous considérez mon frère comme le vôtre m’en dit long sur vous. Je généralise rarement et j’admets que j’ai jugé trop rapidement les démons. S’il te plaît, excuse-moi de t’avoir effrayé. »
Yémin hocha négativement la tête, empourpré.
— « C-ce n’est rien. Et puis, ne nous vois pas comme un exemple représentatif des démons parce que… nous, nous n’avons jamais vu d’autres démons à part nous. Et à part Zarafax. »
Rao eut un sursaut.
— « Zarafax ? Lui aussi est un démon ? Impossible, » souffla-t-elle. « Il n’avait pas les marques. »
Tarkul sourit, amusé.
— « Il y a des démons qui ne sont pas capables de contrôler leur Sréda et celle-ci est toujours débridée. Comme nous. Zarafax appelait ces démons les tahmars. Par contre, lui et Mani, sont des yirs. Les transformations des yirs sont plus légères, ils peuvent contrôler la Sréda et faire disparaître les traits les plus visibles. Et c’est, fondamentalement, tout ce que nous savons sur les démons. »
— « N’êtes-vous pas curieux de connaître d’autres démons comme vous ? » demandai-je, tremblant de froid.
Tarkul et Yémin échangèrent des regards et sourirent.
— « Non, » répondirent-ils en même temps.
— « Nous sommes bien ainsi, » acquiesça Yémin.
— « Nous sommes des Moines de la Vérité, » ajouta Tarkul. « Ironiquement, maintenant que les jumeaux sont nés, il se trouve qu’il y a plus de moines démons que de moines non démons. C’est drôle. »
Je souris. Lanken roula les yeux.
— « Et alors, les garçons ! Les temps changent. Qui sait si, dans quelques décennies, les démons ne deviendront pas les nouveaux saïjits modernes. Les jeunes apprennent avec une vitesse qui m’émerveille. Bientôt, je devrai leur laisser la place de professeur. »
Yémin s’esclaffa.
— « Tu exagères, maître ! Nous avons encore besoin de ton enseignement. Ne t’ôte pas de mérite. Si vous voulez bien m’excuser, » ajouta-t-il. « Je vais voir comment ils vont. »
Il disparut prestement à l’intérieur de la hutte. Je dis :
— « Une autre question, Tarkul. Vous ne savez pas non plus où est Zarafax ? »
Le démon secoua la tête et Lanken intervint :
— « Zarafax venait souvent autrefois avec Ralen, le philosophe dont vous a parlé Sombaw. Mais, après le cinquième anniversaire de Mani, il a cessé de venir. Il est repassé il y a huit ans… et il n’est pas revenu depuis. »
Il hésita et Rao le pressa :
— « A-t-il dit quelque chose ? Donné quelque indice ? »
Le maître du temple soupira.
— « Non. Il n’a pas laissé d’indice. Mais son âme n’était pas en paix, ça, je l’ai senti. Peut-être est-il parti à la recherche de Mani. Assurément, j’aimerais savoir si Mani va bien. Ce garçon… n’a jamais été très sociable. Mais, d’une certaine façon, » ses yeux sombres sourirent, humides, « d’une certaine façon, je trouvais qu’il aurait été mon parfait successeur. »
Tarkul ouvrit grand les yeux, stupéfait.
— « Maître… »
Alors, Saoko se racla la gorge et lança :
— « La sortie de cet enfer est-elle loin ? »
Sa question directe rompit toute la magie de la confession de Lanken, mais je fus soulagé de voir qu’ainsi, tous s’animaient. Je n’allais certainement pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps dans ce trou glacial.
— « Je vais vous guider jusqu’à la sortie, » proposa Tarkul.
— « Alors, vous partez, » approuva Lanken. « C’est un plaisir de vous avoir eus ici. Et merci beaucoup, mon garçon, » dit-il à Perky, lui tapotant l’épaule.
Le drow roux eut un mouvement de recul, mal à l’aise. Comme tout mahi, il ne devait pas être très habitué à des traitements aussi familiers, supposai-je, amusé.
— « Ça a été un plaisir… »
— « Aider une vie à naître est assurément un acte merveilleux, » sourit le vieil homme. « Passez quand vous voudrez. Vieil ami, » ajouta-t-il, serrant la main de Sombaw.
— « Vieux maître, » sourit le vieil Arunaeh. « Quand nous nous reverrons, tu as intérêt à être prêt à jouer la dernière partie d’Erlun. Je ne vais pas attendre éternellement et je ne pourrai pas bouger les pièces depuis ma tombe. »
Lanken sourit largement.
— « Tu me dis la même chose tous les ans. Bon retour. Et ne t’enrhume pas. »
Sombaw renifla.
— « J’essaierai, » grogna-t-il. « Salue Anuhi de ma part. Allez, la jeunesse, en marche. »
Après avoir dit adieu à Lanken, à Sawk et aux démons, nous nous mîmes en route, descendant les escaliers derrière Tarkul. Quand j’arrivai en bas, Sombaw me jeta un coup d’œil éloquent et me lança par bréjique :
“Drey. Je ne sais pas si j’ai tout compris de cette conversation sur Zarafax et Roï… mais, si c’est ce que je crois, tu as certainement beaucoup à me raconter.”
J’acquiesçai sereinement.
“Je sais.”
Tandis que nous nous enfoncions dans le bois de stalagmites et de stalactites de glace, je souris légèrement.
“Toi aussi, tu as des choses à me raconter, grand-père.”
“Moi ?”
“Mm,” approuvai-je énergiquement. “Si tu es le frère jumeau de Lotus… tu as dû bien le connaître.”
Sombaw s’arrêta un instant et me jeta un coup d’œil avant de reprendre prudemment la marche.
“Nous étions comme les deux doigts de la main,” raconta-t-il. “Même quand nous avons commencé à travailler comme inquisiteurs, nous nous séparions à peine. Cependant, un jour, Braban, notre père et leader, a donné à Lotus une mission. Une mission qui l’a changé complètement,” murmura-t-il.
“S’infiltrer dans un laboratoire de la Guilde des Ombres,” devinai-je.
Sombaw grogna mentalement.
“C’est cela. Et pas n’importe quel laboratoire. Tu sais, mon garçon ? Un saïjit, même un Arunaeh,” il leva la tête vers une stalactite, songeur, “ne sait pas combien il est fragile tant qu’il ne le ressent pas dans sa propre chair.”
Je frissonnai tandis qu’il ajoutait avec mélancolie :
“Et un saïjit, même un Arunaeh, ne se rend pas compte à quel point une personne est importante pour lui jusqu’au jour où il la perd.”
Tout à coup, je le vis patiner et je tendis une main rapide pour l’empêcher de glisser. Il marmonna et rit.
— « Par Sheyra, je me distrais de plus en plus facilement. La vieillesse ne pardonne pas. »
Ses yeux étaient courbés en un sourire joyeux. Son Datsu débridé palpitait cependant sur son visage.