Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies
Les rues d’Arhum m’avaient toujours semblé plus animées que celles de Dagovil et, ce jour-là, quand nous entrâmes dans la cité, ne fut pas une exception. Contrairement à Dagovil, où la population de drows était bien plus importante que les autres, il y avait à Arhum une diversité plus équilibrée. Il y avait autant de drows que d’humains, beaucoup d’elfes et d’elfocanes, des bélarques et même toute une communauté de tiyans qui vivait dans la rue contigüe à l’auberge de La Pierre de Lune.
Nous passions par là quand, remarquant mon regard, le conseiller de Zenfroz Norgalah-Odali dit :
— « La Pierre de Lune. Un bon endroit pour passer ses soirées. Traditionnel et avec une cuisine exquise pour un prix plus que raisonnable, n’est-ce pas ? Moi, je vais loger chez le ministre Azergaich. C’est un bon ami à moi… Je sais que, vous autres, les destructeurs, il vous tient en très haute estime, » sourit-il. « Je suis sûr qu’il se sentirait honoré si vous passiez le saluer. »
— « Le ministre Azergaich ? » répéta Sharozza. « Ah ! Bien sûr. Drey et moi, nous passerons le voir cet après-midi. »
J’ouvris grand les yeux, la regardant. Pourquoi m’incluait-elle ? Sur le moment, je ne trouvai aucune excuse pour me dérober et je soupirai tandis que nous prenions congé et que le conseiller poursuivait son chemin avec ses Zombras vers la maison du ministre.
— « Sérieusement, Sharozza : tu m’as vu la tête de quelqu’un qui veut parler avec des ministres ? »
— « Je l’ai précisément dit pour cette raison. » Sharozza s’esclaffa. « Rassure-toi !, ce n’est pas pour ça, » reconnut-elle. « C’est parce que… »
— « Parce que ta famille t’a demandé d’être courtoise avec les nahôs, » complétai-je avec moquerie.
L’Exterminatrice mordilla sa joue et affirma :
— « Exactement. »
— « Et tu ne veux pas être toute seule à faire des révérences. »
Sharozza sourit de toutes ses dents et me donna une tape sur l’épaule.
— « Exactement ! Tu es sacrément malin. »
— « Non. Je suis idiot. Si j’avais prévu ça, je me serais plaint de mon mal de tête en chemin. »
Sharozza éclata bruyamment de rire. Elle laissa les rênes à un Kartan et poussa la porte de La Pierre de Lune. Reyk tendit une main et prit les rênes de mon anobe.
— « Je m’en occupe. Je vais suivre les Zombras et laisser les anobes dans la même étable qu’eux. »
Je le regardai, étonné. Le Zorkia… allait-il entrer dans une étable avec des Zombras ? Tout seul ?
— « Tu en es sûr ? »
Le commandant Zorkia feula tout bas et partit sans un mot avec les deux anobes, prenant la même direction que le conseiller et son escorte. Je regardai Jiyari, perplexe, et celui-ci secoua la tête. J’espérais seulement que l’étrange comportement de Reyk ne signifiait pas qu’un Zombra l’avait reconnu. Je ne voulais pas que Reyk termine sur la potence, mais je ne voulais pas non plus qu’il tue un Zombra pour le réduire au silence…
— « Veux-tu que je l’accompagne ? » suggéra soudain Jiyari.
J’arquai un sourcil, remarquai le regard curieux des Kartans et haussai les épaules.
— « Non. Laisse-le faire. Ce ne sont pas nos affaires. »
Nous entrâmes dans l’auberge. Elle était toujours aussi accueillante et tranquille. L’elfocane qui tenait le local, Kaxen si je me souvenais bien, n’avait pas changé non plus. Il parlait avec Sharozza, se réjouissant de la voir, aussi souriant et serein que dans mes souvenirs.
— « Et lui, c’est le petit Drey ! » me présenta Sharozza en me prenant par le bras tandis que je m’avançais, sondant le lieu.
Les yeux de l’elfocane s’écarquillèrent.
— « Drey Arunaeh ? »
Il était si appliqué à m’observer qu’il mit quelques secondes de plus que d’ordinaire avant de s’incliner profondément.
— « C’est un honneur de te revoir chez moi, mahi. »
— « Quatre ans ont passé depuis la dernière fois, » fis-je, levant les yeux vers la file de lanternes suspendues aux hautes poutres. « Dis-moi, yorusha. Est-ce que des aventuriers sont venus ce matin ? Un groupe disparate avec une fille armée d’une lance, une autre avec une flûte… ? »
— « La flûtiste, » affirma alors Kaxen, à ma joie. « Ils sont venus ici et m’ont demandé de te dire qu’ils logent à la pension Merveille dans la zone basse. Hum. Entre nous, je crains qu’ils n’aient pas beaucoup de moyens, mahi. »
Et moi encore moins… Je souris et frappai doucement le comptoir.
— « Merci, Kaxen. »
L’elfocane sembla étonné que, pour une fois, je me souvienne de son nom. Sharozza protesta en me voyant sortir.
— « Tu t’en vas déjà ? Et la salutation au ministre ? Ne me laisse pas toute seule, Drey ! »
— « Si tu me paies la chambre et que tu m’achètes des gants neufs de destructeur, j’irai, » répliquai-je, levant un poing en signe de promesse, sans me retourner.
J’entendis son éclat de rire indigné avant de fermer la porte et de me diriger avec Jiyari vers la pension Merveille. Je ne connaissais pas cette pension, ni la zone basse d’Arhum, en réalité, et nous commençâmes à parcourir les ruelles sales, un peu perdus. Dans quel taudis les Ragasakis étaient-ils entrés ? Les gens que nous croisions avaient plus l’air de délinquants que de pauvres. C’était une chance que mon tatouage d’Arunaeh ne soit pas facilement reconnaissable : dans ce genre d’endroits, les Arunaeh, nous étions haïs comme les bêtes nuisibles.
— « Vous cherchez quelque chose, jeunes gens ? »
La voix éraillée provenait d’une vieille femme qui s’arrêta en nous voyant passer. Comme je regardais fixement l’énorme verrue qu’elle avait sur le nez, c’est Jiyari qui répondit :
— « La pension Merveille. Tu ne saurais pas où elle est, vieille femme ? »
— « La pension Merveille ? Bien sûr, jeunes gens. C’est par là. Continuez et, quand vous verrez une pancarte avec un triangle rouge, prenez à droite, puis… »
Elle se perdit en indications et, moi, je me perdis avec elle. Jiyari, par contre, écoutait avec attention et il sourit finalement :
— « Merci beaucoup, vieille femme. »
— « Mais de rien ! »
Quand nous reprîmes la marche et arrivâmes face à la pancarte au triangle, nous tournâmes à droite. Nous continuâmes à avancer dans un dédale de ruelles sombres, à peine éclairées, car le plafond de la caverne d’Arhum était ici orienté de telle sorte que la lumière des pierres de lune, sur les hautes parois, parvenait à peine aux maisons. Levant ma petite pierre de lune, je suivais Jiyari, de plus en plus impressionné. Au bout d’un moment, je demandai :
— « Comment fais-tu pour te souvenir de tout ce que t’a dit cette sorcière ? »
Le Pixie blond fit un pas, deux… puis s’arrêta, un sourire amusé aux lèvres.
— « On dirait presque que je m’en souviens, hein ? En fait, j’ai déjà tout oublié. Moi, je te suis, c’est tout. »
— « Quoi ?! » m’exclamai-je. « Mais c’est moi qui te suivais ! »
Nous nous regardâmes, comprîmes notre erreur, et soupirâmes, découragés. Ronchonnant, je m’appuyai contre le mur d’une maison, perçus la protestation de Tchag aux secousses de mon sac à dos et me redressai aussitôt.
— « Pardon, Tchag. Je t’avais oublié. »
“Vous vous êtes vraiment perdus ?” lança Myriah sur un ton de reproche depuis mon sac.
— « C’est ce qu’on dirait, » avoua Jiyari.
Prisonnière dans sa larme, la permutatrice arlamkienne nous était de peu d’aide… Je soupirai, levant les yeux vers un escargot qui grimpait un mur de pierre. En ce moment, je me sentais aussi lent que lui.
— « Mar-haï… C’est Arhum, diables, ce n’est pas Dagovil. Ça ne devrait pas être si difficile de trouver cette Merveille. Par Sheyra, la pension doit être si merveilleuse que seuls les plus vaillants peuvent la trouver. Et, moi, je commence déjà à avoir faim et je n’ai pas envie de manger un autre Œil de Sheyra… »
— « Ne te désespère pas, » rit Jiyari. « Nous avons connu de pires moments. »
À cet instant, je vis deux hommes approcher sur notre droite et deux autres sur notre gauche. Je me raidis. Tant de gens dans une ruelle… ce ne pouvait pas être une coïncidence. Je m’écartai du mur en sifflant :
— « Cette sorcière… » J’agrippai Jiyari et lui dis : « Cours. »
Nous courûmes vers la droite, surprenant les quatre individus. Mon instinct ne m’avait pas trompé : les deux vers qui nous nous précipitions cachaient des armes dans leur manche, prêts à nous menacer et à s’emparer de nos biens.
— « Désolé, mais nous n’avons pas un sou ! » leur dis-je tout en me ruant vers eux.
Je soulevai la poussière de la rue et l’envoyai droit sur eux. Je les aveuglai, tendis une main, touchai l’un, peut-être son épaule, et, amplifiant ma force orique, le projetai contre son voisin. Jiyari passa et, moi, après lui. Nous ne nous attardâmes pas et disparûmes au milieu du nuage de poussière.
Quelques ruelles plus loin, nous nous arrêtâmes. Jiyari respirait précipitamment. Je le laissai s’asseoir sur une caisse brisée et commentai, moqueur :
— « Nous avons connu de pires moments, mais, tu sais quoi ?, je n’aime pas ce genre de quartiers. »
Après une courte pause, nous reprîmes notre recherche. Nous mîmes un moment à nous rendre compte que nous tournions en rond. Les ruelles, à présent toutes désertes, loin d’être droites, se courbaient de telle sorte qu’il était impossible de savoir où l’on se dirigeait. Quand nous nous retrouvâmes de nouveau devant la pancarte au triangle rouge, je marmonnai :
— « Retour à la case départ. Tu sais ce que je te dis, Jiyari ? Retournons en terrain connu et que les Ragasakis viennent nous chercher quand ils voudront. »
Mon Datsu s’était débridé apaisant mon exaspération. Je me tournai, contemplai les rues désertes… et soupirai. Se pouvait-il que nous ne sachions même pas par où nous étions arrivés au bas quartier ?
— « Kala, aide-nous un peu, » grognai-je à voix haute. « Tu es plus silencieux qu’un doagal. »
Le Pixie souffla.
— « Et que veux-tu que je te dise ? Si tu t’es perdu, tu t’es perdu. Assume ta défaite. »
— « Je l’assumerai si tu me dis que tu sais comment revenir, » lui répliquai-je.
Kala sourit, victorieux, et indiqua une rue.
— « Par là. »
Un quart d’heure plus tard, nous étions de retour devant la pancarte rouge. Jiyari était fatigué, et mon Datsu de plus en plus débridé. Kala était de mauvaise humeur. Je le taquinai :
— « Assume ta défaite, Kala. Si tu t’es perdu, tu t’es perd… »
Serrant nos dents, il me força à me taire et j’éclatai de rire.
— « Tu es susceptible. Ashgavar. J’aimerais presque que la sorcière réapparaisse. »
— « Tu veux parler de la vieille femme ? » dit Jiyari, assis sur un rebord. « Et si nous frappions à une porte et demandions ? »
Tant d’échanges verbaux avec des inconnus pour trouver une maudite pension me semblait excessif, mais… Jiyari avait raison. Parvenant à la même conclusion que moi, Kala s’avança vers la première porte et frappa. Nous attendîmes. Personne n’ouvrit.
J’allais frapper à une autre porte quand je sentis l’air s’agiter dans une des ruelles. Enfin un passant. Je levai la pierre de lune… et j’entendis soudain un arc se tendre derrière moi.
— « Rendez-vous et il ne vous arrivera rien, » fit une voix féminine et claire. « Mes flèches ne ratent jamais. »
Je remarquai qu’une ombre encapuchonnée s’était glissée derrière Jiyari et le menaçait avec une dague. Kala perdit son sang-froid. Il fit volte-face et se rua comme un idiot sur l’archère. Je compris qu’il avait complètement oublié que son corps n’était plus en métal. Si j’avais été certain qu’il n’y avait qu’une archère, j’aurais peut-être pu dévier la flèche… Mais quelque chose dans l’air me disait qu’ils étaient plus de dix. Heureusement, je parvins à faire trébucher Kala, nous nous étalâmes de tout notre long et je sifflai tandis que l’archère nous visait de près :
“Assume ta défaite, Kala : ils disent qu’ils ne vont pas nous tuer.”
“Mensonges : les saïjits ne savent dire que des mensonges…”
Je sentis une lame froide contre mon cou. Une voix éraillée lança :
— « Pardon pour les mesures drastiques, mais on nous a dit que tu étais une personne importante. »
Mon cœur se glaça. Avaient-ils découvert mon identité ? Diables… S’ils ne l’avaient pas encore découverte, ils le feraient dès qu’ils trouveraient dans mon sac mon diplôme de destructeur de Dagovil.
— « Importante, » répétai-je. « Dans quel sens, sorcière ? »
Ils me laissèrent m’asseoir et, entre deux encapuchonnés, je vis la sorcière approcher une lanterne de mon visage. Tous deux, nous nous observâmes quelques instants. La vieille femme plissa les yeux, souriante.
— « Ça, la personne qui nous a demandé de t’attraper te l’expliquera. Enchantée, » ajouta-t-elle, tendant la main. « Je suis la leader des Couteaux Rouges d’Arhum. »
Je fronçai les sourcils, déconcerté par ses manières : je ne connaissais pas les Couteaux Rouges, mais je me dis que ça avait tout l’air d’être une confrérie illégale. J’avançai ma main pour serrer la sienne malgré tout. Cependant, avant que je ne puisse le faire, elle attrapa une extrémité de mon gant et me l’arracha.
— « Tu le vois, Chihima ? »
L’archère acquiesça derrière son foulard.
— « Je le vois, grand-mère. »
— « Fichtre. » La sorcière sourit, découvrant ses dents jaunes ou manquantes. « Alors, en route. Quelqu’un veut te parler, mon garçon. »
— « Jiyari, il vient avec moi. »
La sorcière arqua les sourcils.
— « Jiyari ? Tu veux parler du blond ? » Elle le regarda plus attentivement. « Bien entendu. En avant. »
Nous avançâmes dans les rues sombres, entourés par les Couteaux Rouges. Nous passâmes par une porte, sortîmes dans une autre rue, et arrivâmes dans une maison étrangement bien éclairée, propre, avec une table ronde au centre du séjour. Kala grommelait sourdement et, en entrant, il lança :
“S’ils essaient de nous tuer, qu’est-ce que tu feras ?”
“Je trouverai bien quelque chose,” assurai-je. “Tant que tu ne touches pas à mon orique… Ma tige est presque entière tout de suite.”
Ils nous invitèrent à nous asseoir à la table. Jiyari était très nerveux. Était-ce pour cela que sa peau hâlée était devenue grise ? Ses yeux noirs rougissaient par moments.
— « Les Couteaux Rouges, » fis-je dans le silence qui était tombé. « Vous êtes des criminels ? »
L’archère tourna vers moi des yeux moqueurs.
— « Des survivants, » rectifia-t-elle.
Je clignai des yeux face à l’étrange réponse. Alors, j’entendis un bruit de pas sur des marches de bois, les mêmes marches qu’avaient grimpées la sorcière un moment plus tôt. Je me tournai vers l’escalier, me demandant qui diables avait pu ordonner à ces gens de m’attraper. Une possibilité m’inquiétait particulièrement : Zenfroz Norgalah-Odali avait-il pu entendre ma conversation bréjique avec Yodah, avait-il pu découvrir mes intentions de détruire les colliers et m’avait-il tendu un piège ?
J’entendis une inspiration et levai la tête vers la silhouette qui venait d’apparaître dans l’encadrement. Elle portait une robe bleu clair avec un justaucorps noir, elle avait les cheveux longs et mauves avec des mèches noires, une peau aussi grise que la mienne… et les trois cercles de Sheyra sur son front.
Avant que je ne puisse réagir, avant même que Kala puisse réagir, Rao s’avança, ses yeux bleus rayonnants.
— « Kala ? »
Celui-ci se leva, tremblant, vibrant d’émotion, obligeant mon Datsu à se libérer. Il fit tomber la chaise sans le vouloir, contourna la table et prit Rao dans ses bras, la regardant dans les yeux, abasourdi.
— « Rao… » murmura-t-il d’une voix étouffée. « C’est toi ? C’est toi ? »
Tandis que leurs yeux s’emplissaient de larmes, la Pixie sourit avec toute la joie du monde et se tourna aussi vers un Jiyari stupéfait avant de confirmer :
— « C’est moi. »