Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies
Sud-ouest de Dagovil, an 5626 : Drey, 14 ans ; Lustogan, 26 ans.
Nous arrêtâmes nos anobes et démontâmes tous les trois d’un bond. Marovil était un village de moins de cent habitants et sa taverne, comme nous pûmes le constater en y entrant, était tout sauf luxueuse. Nous étions déjà entrés dans des auberges miteuses durant nos voyages… mais celle-ci n’était pas seulement pauvre : personne ne s’occupait de la nettoyer. Les chaises étaient cassées, les tables couvertes de poussière. La seule chose relativement propre était le comptoir. Le caïte qui se tenait derrière, bossu et vieux, croassa en nous voyant :
— « On frappe à la porte avant d’entrer, malotrus. »
Lustogan et moi, nous nous immobilisâmes à mi-chemin. Alors, je reculai d’un pas et frappai quelques coups forts sur la porte.
— « Comme ça ? »
Sharozza éclata de rire. Lustogan s’avança jusqu’au comptoir, abrégeant :
— « Nous venons pour l’Œil d’Éol. Ce village a-t-il un maire ? »
L’aubergiste cligna ses yeux, qui avaient tout l’air de nous voir trouble.
— « L’Œil d’Éol ? » répéta-t-il. « Bah, depuis qu’il s’est installé dans la caverne, il y a pas mal de curieux qui sont passés pour le voir. Enfin, avec lui, au moins, nos sales rats sont tous partis. Marovil, le village des Rats, qu’on nous appelait par ici, tellement nous en avions… Hein, Bakwug ? »
Il s’adressait à l’unique client qui se trouvait dans la taverne : une silhouette avec un vieux chapeau, assise à une table, nous tournant le dos. Celui-ci ne nous répondit pas. Avec des gestes maladroits, le tavernier tendit une main vers une bouteille. Il ne calcula pas bien et ne parvint pas à l’attraper. Lust la lui approcha aimablement. L’aubergiste voulut servir un verre et visa si mal que, m’appuyant sur le comptoir, je m’amusai à lancer un léger sortilège pour dévier le jet sombre dans le verre. En soulevant celui-ci, l’homme sembla étonné de constater qu’il était plein. Il l’avala d’un trait.
— « Mar-haï. Ça, c’est avoir l’esprit commerçant, » sifflai-je, admiratif.
Lustogan émit un bruit semblable à un rire étouffé et je le regardai, stupéfait. Avais-je enfin réussi à le faire rire ? Au bout de deux ans de tentatives frustrées ? Il écrasa ma botte, me laissant dans le doute. J’échangeai avec Sharozza un sourire dissimulé.
— « Excusez-moi, » dit mon frère sur un ton sec. « Nous ne nous sommes pas présentés. Nous sommes des destructeurs du Temple du Vent. Elle, c’est Sharozza de Veyli, lui, mon frère, Drey Arunaeh, et je suis Lustogan Arunaeh. On nous a dit que cet Œil d’Éol est logé dans la rochereine de votre caverne et qu’il ne vous laisse pas dormir. »
Le vieux tavernier émit une exclamation.
— « Ah ! Vous êtes venus chasser le Démon Soliste ! Alors comme ça vous êtes les briseurs ? Tu entends, Bakwug ? Toi qui disais qu’ils ne viendraient pas… Hé, je te parle, Bakwug ! » tonna-t-il.
Celui-ci se tourna enfin. Il portait une longue barbe blanche d’humain et des bandes crasseuses autour des mains, entre lesquelles il tenait son pendentif, trois cercles noirs avec une ligne verticale, symbole d’Antaka, Dieu du Temps, des Cycles et de la Roche. Il avait l’air de s’éveiller d’un long sommeil.
— « Vous l’entendez ? » fit-il brusquement.
Je demeurai interdit. Faisait-il allusion au boum-boum qui résonnait dans la caverne ? Qui ne l’aurait pas entendu ?
L’Exterminatrice avait saisi un verre d’une pile et l’examinait d’un air critique. Elle le reposa, jugeant sans doute qu’il était trop sale pour y boire, et affirma :
— « Et de loin. Il résonne comme une horde de gobelins tapant du pied sur un immense tambour métallique. Bakwug… C’est toi qui as requis notre aide, n’est-ce pas ? Tu as promis une récompense de deux-cents kétales… » Lustogan et moi, nous ne pûmes éviter de rouler les yeux face à la misérable récompense et Sharozza poursuivit : « Mais le régisseur d’Arhum a décidé de subventionner le travail car c’est un endroit de passage vers des zones frontalières, alors, vous, ceux de Marovil, vous n’aurez qu’à nous donner le gîte et le couvert… »
Elle hésita soudain en jetant un coup d’œil peu convaincu à la taverne sordide. Bakwug se leva lourdement, grognant tout haut :
— « Qu’est-ce que tu dis, ma petite ? Je ne t’entends pas, par Antaka, parle plus fort ! »
— « De bonnes nouvelles, Bakwug, de bonnes nouvelles, » insista le tavernier, levant la voix. « Elle dit que nous n’avons pas à payer ! »
— « Nous n’avons pas à payer ? Ah non ? »
Tandis que tous les deux braillaient pacifiquement, Sharozza nous consulta, acquiesça et beugla :
— « Bon ! Oublie le gîte et le couvert, grand-père, nous nous occuperons de ça nous-mêmes, occupez-vous simplement des anobes ! Nous vous préviendrons dès que nous aurons chassé ce Démon Soliste ! »
— « Je ne suis pas si sourd ! » protesta Bakwug.
Je sortis de là en riant sous cape, suivi de mon frère et de l’Exterminatrice. Lustogan était moins sombre… mais il ne riait toujours pas.
Nous nous installâmes dans une grotte proche du village et personne ne vint nous offrir de meilleur refuge. Nous étions des « briseurs », et les briseurs pour les gens normaux n’étaient pas faciles à aborder, et encore moins si l’on savait que deux d’entre nous étaient des Arunaeh. Après avoir allégé nos sacs, gardant le strict nécessaire, nous mîmes un isolant harmonique sur nos oreilles pour réduire le bruit, enfilâmes nos masques et prîmes la direction de la zone de rochereine. Nous n’avions pas à craindre d’être attaqués par des créatures : celles-ci devaient avoir fui en débandade face au tumulte, comme les sales rats dont avait parlé le tavernier.
Quand nous arrivâmes sur les lieux, Lustogan leva une main et nous nous séparâmes. Même nos magaras protectrices ne parvenaient pas à étouffer complètement le vacarme. Jamais je n’aurais imaginé qu’un Œil d’Éol pouvait être aussi persistant. S’il avait choisi la rochereine comme maison… il fallait l’expulser de là. Avec un peu de chance, en rompant ne serait-ce qu’un morceau de rochereine, nous l’effraierions et il s’en irait.
Le premier jour, nous sondâmes la zone. J’arpentai toute la partie sud, cherchant la source du bruit, tentant de localiser le Démon Soliste. Quand nous nous rejoignîmes, tous trois, nous hochâmes négativement la tête. Rien. Le son se répandait dans toute la zone de manière si uniforme que cette méthode n’allait pas fonctionner. Quand nous revînmes à la grotte, Lustogan avala un Œil de Sheyra et dit :
— « Demain, nous essaierons de sonder avec des sortilèges, sans le piéger, sinon il s’effraiera et se mettra à cogner plus fort. »
Il parlait sur un ton encore plus froid que d’habitude. Sharozza lui jeta un coup d’œil curieux.
— « Cela te fait rager de devoir t’occuper de ça, hein ? Je ne sais pas si tu sais, Drey, que ton frère est un grand admirateur des Yeux d’Éol, » me confia-t-elle, inclinant la tête vers moi. « Étant enfant, il m’a dit qu’ils étaient en quelque sorte les gardiens de Sheyra… et que m’as-tu dit d’autre ? Ah, oui ! Celui qui boit de l’eau a le devoir de protéger la source. En fait, il voulait dire que, si tu détruis la roche, tu dois aussi protéger ceux qui aident à la créer. C’était tout un poète à l’époque. Je parle de quand il était jeune et n’avait même pas ton âge. Avant, il était plus amusant. Maintenant, il est devenu un mur de marbre, » rit-elle.
Lustogan soupira, saisit les outres et me les lança. Je les attrapai au vol.
— « Va les remplir. »
Je grommelai :
— « Un vrai mur de marbre, ça oui, il ne bouge pas un doigt… »
Sharozza éclata de rire et Lustogan me rappela :
— « Tu as insisté pour venir. Tu as dit que tu ferais tout ce que je te demanderais. Maintenant, assume. »
Sharozza ajouta avec un large sourire :
— « Passe par l’étable pour vérifier que nos anobes sont bien soignés. Oh, et, tant que tu y es, demande dans le village si quelqu’un en sait davantage sur l’Œil. Tu apprendras peut-être quelque chose d’utile. »
Je soupirai en partant de là avec les outres. Je me rappelais avoir vu une fontaine au centre du village. Je me dirigeai vers celle-ci, passai devant le regard curieux de plusieurs villageois qui s’occupaient de piler quelque chose dans leurs mortiers. Il y avait un grand chêne blanc qui se dressait près de la fontaine. Ses feuilles, rouges, s’agitaient doucement sous la brise de la caverne. Je m’accroupis et commençai à remplir les outres tout en jetant un coup d’œil alentour. Sans l’interminable fracas de l’Œil d’Éol, je devinai que ce village, bien que pauvre, devait être paisible. Enfin, je me relevai, passai les outres attachées à une courroie sur mon épaule et me tournai… Je croisai le regard d’une jeune fille qui attendait prudemment avec sa cruche vide, à quelques mètres. Un instant, nous demeurâmes immobiles tous les deux. C’était une kadaelfe de mon âge, vêtue d’une robe usée mais propre. Finalement, je me rendis compte que je perdais mon temps. J’avançai vers elle et la vis ouvrir grand les yeux. Je passai près d’elle sans un mot et pris le chemin de retour vers la caverne.
J’étais presque arrivé quand j’entendis les voix de Lustogan et de Sharozza et je m’arrêtai, surpris, en entendant Lustogan souffler :
— « Désolé. Je ne peux pas. »
On entendit un grognement de frustration.
— « Pourquoi tu ne peux pas ? »
— « Parce que je ne peux pas. Les Arunaeh… »
— « N’aiment que les Arunaeh ? » siffla Sharozza. « Nous nous connaissons depuis toujours, Lust, mais ta bêtise me surprend. Ton Datsu se libère-t-il ainsi juste pour un baiser ? Comment se déchaînera-t-il pour le reste. Penses-tu accepter n’importe quelle femme que ta famille te désignera ? N’as-tu pas pensé que l’intolérance de ta famille envers les gens sans Datsu est une erreur dans leur idéal d’équilibre ? »
Je m’empourprai comme un zorf et mon Datsu se débrida. Un… baiser ? Je savais que Sharozza et Lustogan se connaissaient depuis toujours, mais… malgré tout… malgré tout, je croyais qu’elle avait cessé de… Soudain, je me rappelai que je n’étais pas passé voir les anobes et que je n’avais interrogé personne dans le village sur l’Œil d’Éol et ma tension s’accrut, libérant encore davantage mon Datsu. Mais je n’osais plus bouger, de peur d’agiter l’air et de trahir ma présence.
Sharozza ajouta dans un murmure étouffé :
— « Me trouves-tu si pathétique ? Ne suis-je pas ton amie ? Tout ce temps où nous avons travaillé ensemble… n’as-tu jamais rien ressenti ? N’as-tu… ? »
Elle se tut. Mais ses sanglots étaient là. C’était la première fois que j’entendais Sharozza pleurer.
— « Je suis désolé, Sharozza, » dit Lustogan, si bas que je l’entendis à peine.
— « Je sais que tu es désolé, » répliqua Sharozza. « Faisons un pari, Lust. Si tu réussis à chasser l’Œil d’Éol, je ne t’embêterai plus. Mais promets-moi que, si tu n’y arrives pas, tu oublieras exceptionnellement les coutumes de ta famille et tu me montreras ce que tu ressens réellement. D’accord ? »
Il y eut un long silence. Alors, Lustogan répliqua :
— « Je n’ai jamais raté un travail, tu sais ? »
— « Celui-ci est différent. »
Il y eut un autre silence. Puis :
— « C’est bon. J’accepte le pari. Parole d’Arunaeh. »
Finalement, je m’entourai d’un sortilège pour ne pas troubler l’air. Je m’éloignai aussi silencieusement que je pus vers le village.
— « Attah, » laissai-je échapper en arrivant à l’étable. Je posai une main sur le front d’un anobe. « J’aimerais presque que l’Œil d’Éol ne s’en aille pas, tu sais ? »
* * *
Le lendemain, nous nous mîmes aussitôt au travail. Mes interrogatoires avaient eu quelque effet. La mère de la kadaelfe de la fontaine m’avait dit que, lorsque tout avait commencé, deux mois plus tôt, le bruit provenait de la zone nord-est de rochereine. Nous savions par où commencer.
Lustogan travaillait avec un acharnement inhabituel. Il sondait la roche à quatre pattes sur le sol tandis que, Sharozza et moi, nous faisions de même quelques mètres plus loin. Chaque mouvement qui frôlait la rochereine émettait un fort son métallique d’outre-tombe qui venait s’associer aux coups donnés par l’Œil d’Éol. Ce Démon Soliste était-il devenu fou ? Ou aimait-il tout simplement faire du bruit ?
Durant une pause, de retour dans la grotte, je demandai :
— « Les Yeux d’Éol ont-ils le sens de l’ouïe ? »
Sharozza était allée à la taverne rendre compte de nos avancées et voir si elle ne trouvait pas d’autres informations utiles. Lustogan baissa l’outre dont il buvait et répliqua :
— « Et toi, Drey, as-tu l’ouïe fine ? »
Perdu, je clignai des yeux avant de comprendre l’allusion et je libérai consciemment mon Datsu. Je soufflai de biais.
— « Avec ce bruit que fait le Soliste ? Je suis sourd comme une pierre. »
Attah… Il savait que je savais. Je détournai les yeux, me sentant soudain comme un voyeur. Lustogan soupira.
— « Eh bien, je m’en réjouis. »
J’arquai un sourcil. Et alors je souris.
— « Comme dirait Père, chaque Arunaeh doit découvrir sa propre Voie, non ? »
La moquerie surgit dans les yeux de Lustogan.
— « Pour une fois, tu as raison. »
* * *
Le jour suivant, la situation du Démon Soliste nous échappa. Nous avions commencé à fendre la rochereine, émettant un fracas encore plus infernal que celui de l’Œil d’Éol, quand, tout à coup, j’entendis un cri étouffé de surprise. Levant la tête, je vis Lustogan décoller du sol, projeté de quelques mètres vers le haut.
Durant un bref instant, l’horreur s’empara de moi… puis mon Datsu se libéra. Je me rappelai à temps les paroles de Lustogan : “Si ton Datsu se libère une nouvelle fois complètement, Drey, ce sera la dernière fois que je t’emmènerai travailler avec moi”.
Je parvins à me tranquilliser sans que le Datsu ne s’excède. L’instant d’après, Lustogan atterrissait hors de la rochereine, amortissant la chute avec l’orique, et il nous faisait un signe, nous pressant de nous éloigner nous aussi. Je crus entendre son cri d’avertissement, à moitié étouffé par nos magaras protectrices…
Trop tard. Avec nos sortilèges de destruction, le Démon Soliste nous avait localisés et il souhaitait nous expulser. Une force violente me projeta directement vers une stalagmite qui bordait l’endroit. En plein vol, je déviai la trajectoire avec l’orique et atterris avec plus ou moins d’élégance à quelques mètres de Lust. Sharozza nous rejoignit juste après, criant :
— « Mais d’où sort-il cette force ? »
Lustogan secoua la tête sans savoir quoi répondre. Il y avait tant de choses que nous ignorions sur les Yeux d’Éol… Cet Œil d’Éol avait tout l’air d’être un maître orique.
Soudain, un gros morceau de rochereine fusa avec une telle force qu’il s’éleva d’environ six mètres avant de commencer à tomber.
— « Dannélah, » murmurai-je.
À ma stupéfaction, Lustogan se précipita vers la rochereine et Sharozza le suivit en criant quelque chose que je ne parvins pas à distinguer.
Quand je compris que la chute d’une pierre de rochereine de cette dimension sur un terrain de rochereine pouvait tous nous rendre sourds même avec nos magaras de protection et que le choc pouvait provoquer une résonance magistrale capable de fissurer ou même de déséquilibrer toute la caverne… quand je compris cela, Lustogan s’arrêtait déjà sous la pierre et levait les mains pour ralentir sa chute. Sharozza se joignit aussitôt à lui et j’observai avec admiration les deux Moines du Vent unir leurs efforts.
Cependant, le Démon Soliste était un véritable démon. À peine tous deux arrêtèrent-ils la pierre, la supportant, que d’autres, plus petites, furent propulsées, mais… Lustogan et Sharozza n’allaient pas pouvoir les arrêter, ayant les mains occupées. Je m’avançai, préparant un sortilège orique. Les pierres avaient été lancées plus haut encore et toutes n’avaient pas été projetées avec la même force, mais toutes étaient dans la partie où nous étions : l’Œil d’Éol était en train de rompre la rochereine que nous avions fendue. Le faisait-il contre nous ou était-il simplement en train d’aplanir sa maison ? Allez savoir.
Quand les pierres commencèrent à descendre, je lançai une rafale, espérant que Lustogan et Sharozza se protègeraient avec leur propre orique. Je repoussai hors de la rochereine une pluie de pierres. Mais je ne les chassai pas toutes, et le fracas des premières fut étouffé par le vacarme provoqué par les autres.
Ma concentration se brisa et je me courbai, appuyant mes mains contre mon masque, là où étaient mes oreilles. J’entendis un autre fracas et d’autres coups qui retentirent à mes oreilles comme d’énormes coups de marteaux. Les magaras de protection s’étaient-elles déplacées ? Non. Elles étaient en place et malgré tout… Attah. J’étais sûr que, même dans le village, plus d’un devait avoir eu les tympans déchirés par ce concert de rochereine.
Quand je me redressai, Lustogan et Sharozza couraient vers moi. Le geste qu’ils me firent était clair : il était temps de se retirer. Sauf que, même de retour dans la grotte, il nous fut impossible d’ôter les protecteurs : le Démon Soliste était déchaîné. Était-il de mauvaise humeur ? Nous ramassâmes nos affaires sans un mot et ce n’est que lorsque nous sortîmes que Lustogan me lança, retirant prudemment un protecteur :
— « Conduis les anobes au tunnel. »
— « Nous partons ? » m’étonnai-je. « Et le Démon Soliste ? »
— « Je vais m’occuper de lui. Toi, attends-nous dans le tunnel. Je dois avertir les villageois de Marovil que leur caverne n’est pas sûre. N’as-tu pas remarqué les tremblements ? »
Je fus déçu qu’il me chasse de cette façon, mais j’avais promis de faire ce qu’il me demanderait… Je soupirai et acquiesçai.
— « La caverne est en si mauvais état ? »
— « Elle souffre d’un déséquilibre aigu ! » confirma avec entrain Sharozza, sortant à son tour de la grotte. Elle en parlait comme s’il s’agissait d’une maladie réelle. « L’Œil n’a pas arrangé les choses. Allons-y. »
J’allai récupérer les anobes et aidai mon frère et Sharozza à avertir les villageois que nous croisions. Dans l’étable, tandis que j’essayais de calmer nos anobes, agités par le vacarme, je vis la jeune kadaelfe de la fontaine. Elle était assise sur un seau en guise de tabouret et bouchait ses oreilles, l’expression angoissée. Un filet de sang s’écoulait de son oreille gauche. Je m’inquiétai.
— « Peux-tu m’entendre ? Eh. La caverne est en danger et tu dois partir d’ici le plus vite possible. Est-ce que tu m’entends ? »
La jeune fille leva les yeux, pas tant parce qu’elle m’avait entendu, mais plutôt parce que je lui avais touché le bras. Ses yeux s’ouvrirent encore davantage. Alors, sa mère apparut à l’entrée et, me jetant à peine un coup d’œil, elle pressa sa fille. Quand je sortis avec les anobes, je n’attendis pas de voir Lustogan et Sharozza. Je ne savais pas où ils étaient de toute façon. Je tirai les montures jusqu’au tunnel du nord et m’y enfonçai un peu jusqu’à ce que le bruit devienne supportable. Alors, j’enlevai les protecteurs et me retournai.
Mon Datsu mit un moment à retrouver un niveau plus normal. C’est pourquoi, au début, j’attendis sans impatience, me disant que Lustogan et Sharozza étaient de meilleurs oristes que moi, qu’ils savaient faire leur travail et qu’ils n’avaient pas besoin de moi. Mais, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, mon inquiétude grandit. Plusieurs villageois de Marovil passèrent, n’emportant que le strict nécessaire. Ils ne me dirent rien… mais je perçus des regards de reproche que je ne compris pas. Ne venait-on pas de les prévenir pour leur propre sécurité ?
J’attendis durant un temps interminable que mon frère et l’Exterminatrice reviennent. Je pensais déjà que je devrais peut-être aller à Arhum demander de l’aide ou, du moins, revenir à l’entrée du tunnel pour voir si je les voyais quand ils apparurent au bout du tunnel, épuisés, leurs uniformes couverts de poussière. J’inspirai et expirai de soulagement.
— « Frère ! Sharozza ! »
Lustogan boitait. Je venais d’entendre un fracas dans la caverne. Une roche lui était-elle tombée dessus ? Je me précipitai.
— « Je vais bien, » dit Lustogan, anticipant ma question. Il retira son masque, me regarda, regarda Sharozza et grommela : « Combien de villageois sont passés par là ? »
Je fronçai les sourcils. Aurais-je dû les compter ? Je haussai les épaules.
— « Je ne sais pas. Quelques-uns. Pas tous. »
Je ne me rappelais pas avoir vu la jeune kadaelfe. Lustogan grimaça sans regarder en arrière et s’empara des rênes d’un anobe.
— « Ils sortiront. Retournons à Arhum. »
Il monta et Sharozza l’imita. Je me hissai sur mon propre anobe en demandant :
— « L’Œil d’Éol est-il parti ? »
— « N’as-tu pas entendu le fracas ? » dit Sharozza. « Des stalagmites sont tombées sur la rochereine et le Soliste a cessé de cogner. »
Son ton était sombre. Très sombre. Lustogan la regarda de nouveau. Et il répliqua :
— « Nous attendrons quelques jours à Arhum et nous reviendrons pour le vérifier. »
* * *
Assis sur les coussins, près de la lanterne blanche, je lisais les aventures de Danfan le filou, de Sirigasa Moa, depuis plusieurs heures. Il me restait quelques pages seulement quand la porte de la taverne s’ouvrit et je levai la tête, curieux, pour regarder en bas à travers les balustres. C’était un habitué, qui s’inclina et salua avec un sourire amène le grand tavernier. Je soupirai. Rien. Lust et Sharozza ne revenaient toujours pas. Et, moi, j’étais là, à La Pierre de Lune, à lire la même page depuis un bon moment…
La Pierre de Lune était une auberge tenue par des elfocanes du peuple yorusha, connu pour ses arts culinaires traditionnels, ses musiciens spirituels et ses danses lentes. Par moments, je me laissais assoupir par la douce musique qui flottait dans la grande auberge. J’étais là depuis trois jours, deux depuis que Sharozza et Lust étaient partis vérifier si l’Œil d’Éol avait effectivement fui. Se rendre à la caverne depuis Arhum en anobe prenait à peine une heure et demie. Que diables faisaient-ils ? J’aurais aimé le savoir, surtout si le Démon Soliste n’était pas encore parti. J’aurais aimé être avec eux pour les voir travailler. Mais…
“Un disciple obéit à son maître, n’est-ce pas ? Ne bouge pas d’ici, Drey.”
Les paroles de Lustogan, sèches et strictes, résonnaient encore dans ma tête. Je soupirai et continuai de lire jusqu’à la page suivante. À la fin, Danfan le filou décidait de se faire honnête et s’exclamait : « Si le bonheur ne vient pas à moi, c’est moi qui irai le chercher ! » Je me répétai la phrase. J’inspirai et refermai le livre avec résolution.
— « Un disciple doit aussi se préoccuper de ne pas se retrouver sans maître, » murmurai-je.
Je me levai, allai ranger le livre dans la chambre, me rendis jusqu’à l’étable et détachai mon anobe. En route, me dis-je. À ce moment, je vis apparaître l’aubergiste, un elfocane de grande taille, blond et habituellement serein et souriant. Il s’inclina en disant :
— « Mahi ? Crois-tu que ce soit vraiment nécessaire ? Ton frère… »
— « Il fait ce qu’il veut, » le coupai-je. « Et moi aussi. Merci de toute façon, yorusha. »
— « Mon nom est Kaxen, » soupira l’elfocane, parce que ce n’était pas la première fois qu’il me le disait.
Je ne répliquai pas, montai sur l’anobe et partis. Je fus rapidement hors d’Arhum, je parcourus des cavernes, croisant des villages et des bergers d’anobes et de moutons, avant d’arriver au Tunnel de la Pointe, comme on l’appelait. L’entrée était surveillée par des gardes. Près du chemin, se tenait un campement de villageois. En passant devant, je reconnus la jeune kadaelfe. Un grand bandage couvrait ses oreilles. Était-elle devenue sourde pour de bon ? En tout cas, je devinai que les villageois de Marovil attendaient avec impatience l’autorisation de pouvoir retourner chez eux. Je grimaçai. Malheureusement, à en croire Lust et Sharozza, la caverne ne semblait plus un lieu sûr où habiter.
— « Petit ! » me dit soudain une voix alors que je m’approchai de l’entrée du tunnel. Je me tournai et reconnus le tavernier myope. « C’est toi qui venais avec les briseurs, n’est-ce pas ? Soyez maudits… Je ne sais que diables vous avez fait, mais soyez maudits… »
Il n’en dit pas plus. Les gardes me jetèrent un regard, l’air de se demander si le gamin Arunaeh laisserait passer la malédiction ou si eux-mêmes devaient intervenir… Finalement, je les interpelai :
— « Gardes. »
— « Oui, mahi ? » répondit l’un d’une voix réticente.
— « Les destructeurs sont-ils encore dans la caverne ? »
— « C’est ce qu’on dirait, mahi. »
— « Eux, ils sont partis aux trousses du Démon, » intervint une des villageoises, « Nous savons que c’est la faute du Démon, mahi. Bénis soient les destructeurs, bénis soient-ils et… j’espère qu’ils nous permettront de rentrer bientôt. »
Sa voix s’était faite de plus en plus basse au fur et à mesure qu’elle parlait. Je ne répondis pas, mais, dans le fond, je me demandais s’il n’aurait pas mieux valu pour eux qu’ils abandonnent définitivement cette caverne qui les avait plongés dans une telle pauvreté. D’un geste de la tête, j’encourageai mon anobe et disparus dans le tunnel, tenant haut ma pierre de lune. J’avais à peine parcouru la moitié du large tunnel quand je perçus de la lumière et arrêtai mon anobe. Quand je discernai mon frère et Sharozza sur leurs montures, je grimaçai.
J’attendis qu’ils soient proches pour leur grommeler :
— « J’arrive juste quand vous partez. Pourquoi avez-vous mis si longtemps ? »
— « Et toi, pourquoi désobéis-tu à ton maître ? » répliqua Lustogan.
— « Parce que j’ai décidé de suivre ma propre Voie, » rétorquai-je avec un petit sourire de défi.
Mon frère me regarda, l’air moqueur. Je m’étonnai. Son expression était étrangement tranquille et satisfaite.
— « Alors ? Ce Démon Soliste ? » m’enquis-je.
Lustogan fit avancer son anobe et je m’empressai de faire faire demi-tour au mien pour les suivre.
— « Tout est fini, » dit-il.
Et que devais-je donc comprendre par là ? Je regardai Sharozza. La Moine du Vent avait sur son visage des sentiments opposés : de l’amusement, de la compréhension… et aussi de la contrariété. Huh. Je les regardai tour à tour. Que s’était-il passé entre ces deux-là ?
— « Le Démon Soliste est parti ? » insistai-je.
Tous deux me transpercèrent du regard. Aucun ne répondit. Mais je crus comprendre et grommelai :
— « Maître : que vas-tu faire maintenant ? »
Lustogan roula les yeux et sourit.
— « N’est-ce pas évident ? Suivre ma propre Voie. »
À ce moment, je ne compris pas pourquoi Sharozza se rembrunit. Avais-je raté quelque chose ? Avais-je mal interprété la satisfaction de Lust ?
Deux mois plus tard, Lustogan avait disparu du Temple du Vent avec l’Orbe. Je tardai à faire le rapprochement entre les deux, mais, quand je le fis, je compris que, sur sa Voie, sa famille passait avant. Avant tout autre chose.
Et à présent, tout en chevauchant vers Arhum avec Sharozza, suivant de loin la troupe de Zombras et de Kartans… je compris à quel point Sharozza aimait Lustogan. Au point d’avoir laissé passer le Temple après lui : peu lui importait qu’il ait volé l’Orbe, car elle…
— « Tu le savais, n’est-ce pas ? » demandai-je. Sharozza arqua un sourcil interrogateur, et je murmurai : « Pour l’Orbe. »
Un sourire étira les lèvres de l’Exterminatrice.
— « De quoi me parles-tu ? »
Je soupirai et secouai la tête sans insister, car je commençais à soupçonner que non seulement elle le savait… mais qu’elle avait aussi participé au vol avec Lust.
Allez savoir combien Sharozza avait dû insister pour que mon frère la laisse l’aider… Je roulai les yeux. Si Lustogan avait un point faible autre que celui de son cher disciple, c’était bien elle.