Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies
Cinq jours, pensai-je.
Selon l’accord, j’avais promis à Kala cinq jours sans intervention une fois que nous aurions trouvé Rao… Cela ne tombait pas au meilleur moment, mais, moi-même, j’étais curieux de la connaître.
Lorsque Kala ramassa son sac et suivit Rao dans les escaliers, je remarquai que celui-ci était étrangement léger et je compris que Tchag était parti. Depuis quand ? Je n’en savais rien. S’il était dans la maison… il avait intérêt à être prudent avec les Couteaux Rouges.
Nous arrivâmes dans une chambre avec un grand tapis, un lit et un bureau. Du coin de l’œil, je vis un tableau qui représentait un chat au pelage gris s’étirant de tout son long. Il ressemblait un peu au Cyclone que nous avions repêché Yanika et moi sur l’île, pensai-je. Sur le tapis, dormaient trois chats, ceux-ci bien réels, l’un roux, l’autre noir comme l’encre, le troisième brun. Ils bougèrent à peine quand nous entrâmes, mais, tout comme Kala, leurs yeux étaient rivés sur Rao.
Celle-ci s’arrêta lestement en disant :
— « Je vous présente Braise, Samba et Rô. Ce sont mes compagnons depuis plusieurs années ! Samba, le noir, est le plus vieux. Mais asseyez-vous, asseyez-vous ! »
Elle nous prit les mains, à Jiyari et à moi, pour nous inviter à nous asseoir sur le tapis, annonçant joyeusement :
— « Nous avons tant de choses à nous raconter ! »
Kala ne parvenait pas à dire un mot. Jiyari souriait, les joues encore humides. Il bredouilla :
— « C’est… un rêve qui devient réalité. Nous sommes réels. »
— « Bien sûr que nous sommes réels ! »
Rao s’accroupit en face de nous. Kala la dévorait des yeux. J’en profitai pour la détailler avec curiosité : le nez petit, les lèvres noires, le teint gris, son front à demi dissimulé sous des mèches mauves, ses mains fines et d’apparence si douce… Euh, douce ? À quoi pensais-je donc ? Le cœur du Golem d’Acier battait à tout rompre à mes oreilles, à tel point que j’osai murmurer, moqueur :
“Tu vas nous tuer d’une crise cardiaque, Kala…”
Il m’ignora si bien que j’eus l’impression de ne plus exister, mais je ne protestai pas. Lui, tout compte fait, était resté longtemps sans intervenir ces derniers temps —mis à part les crises de rage intérieures— et il ne s’était pas jeté sur le Prince Ancien —sauf la première fois… En définitive, il s’était mieux comporté que je ne l’aurais espéré. Je lui devais ça. De plus, un Arunaeh ne rompait jamais ses promesses et il donnait l’exemple.
Brusquement, Kala se pencha, effrayant les trois chats, et tendit une main vers la joue de Rao. Tout son corps, mon corps, tremblait d’émotions opposées : plaisir, peur, joie et angoisse… La Pixie se remit de la surprise et sourit avec tendresse.
— « À travers ta peau métallique, tu ne m’avais jamais sentie comme, moi, je te sentais, n’est-ce pas, Kala ? Maintenant, après tant d’années… tu as de nouveau ta voix, j’ai de nouveau mes yeux. Nous sommes enfin saïjits. »
Kala se raidit et la fixa du regard.
— « Saïjits ? » répéta-t-il. Il retira sa main. « Que veux-tu dire par saïjits ? »
Rao battit des paupières et Jiyari se racla la gorge en avouant :
— « Kala est toujours en rage contre les saïjits et il n’accepte pas le fait que nous en soyons aussi. »
— « Quoiii ? C’est vrai ? Depuis tout ce temps ? » souffla Rao, impressionnée.
Kala les foudroya du regard et, croisant les jambes et les bras, il grommela :
— « Qu’est-ce que vous voulez ? Que je leur pardonne ? »
Rao inspira une bouffée d’air et son expression amusée se ferma.
— « À ceux du laboratoire ? Jamais, » affirma-t-elle. « Mais ceux-là étaient des monstres saïjits. Il y a une différence. »
— « Et comment voit-on cette différence ? » grogna Kala.
Rao sourit et, à la surprise de Kala, elle lui poussa la tête comme elle le faisait lorsqu’ils étaient enfants tout en disant :
— « Gros bêta. La réincarnation ne t’a pas rendu plus malin, hein ? Vois-tu : la différence, c’est qu’il y a des saïjits qui méritent de vivre et d’autres qui méritent de mourir. »
Ses paroles me firent frémir mentalement… Que voulait-elle expliquer par là ? Kala, cependant, se fit pensif et, sans répliquer, il demanda :
— « Pourquoi n’es-tu pas venue avant ? Tu savais que je vivais au Temple du Vent… Pourquoi… ? »
— « Tu ne te souvenais de rien, Kala. Tu étais endormi, tu croyais être Drey et seulement Drey. »
— « Je n’ai jamais été Drey. Et Drey est toujours là, » grommela Kala.
Rao écarquilla les yeux.
— « Que veux-tu dire ? Vous n’avez pas fusionné ? »
Je sentis la légère satisfaction de Kala et je compris que ça l’amusait que, pour une fois, ce soit lui qui explique et moi qui me taise. Il raconta :
— « Quand je suis arrivé à la cime du Sceau des Arunaeh, Mère… la Scelliste m’a scellé avec les souvenirs… et je ne me suis réveillé tout à fait que lorsque Drey est revenu sur l’île il y a quelques semaines et que les bréjistes se sont introduits dans notre tête. Depuis, nous sommes deux dans ce corps. »
Rao me regardait, ahurie.
— « Deux ? Drey n’a pas disparu ? Il te parle ? »
— « Et il vole mon corps, » marmonna Kala. « Mais il a promis que, le jour où je te retrouverais, il me laisserait cinq jours en paix. »
Rao était de plus en plus frappée. Elle tendit une main vers mon visage, le toucha au grand plaisir de Kala et je sentis de l’énergie bréjique se promener à la barrière du Datsu avant d’entendre :
“Tu m’entends ?”
“Je t’entends,” confirmai-je. “Puisque tu me parles ainsi, je prendrai la liberté d’ajouter une petite correction à ce qu’a dit mon compagnon de corps : notre mère ne l’a pas scellé entièrement.”
Rao cligna des yeux, médita mes paroles, puis murmura :
“Alors qui es-tu ?”
“Drey Arunaeh.”
Rao acquiesça pour elle-même et nous regarda dans les yeux.
— « Je suppose que je ne devrais pas être surprise qu’une Scelliste Arunaeh ait été capable de sceller un esprit. Kala. Dis-moi. Drey te dérange-t-il ? »
— « Beaucoup. »
Quoiii ?! Alors, Kala sourit :
— « Mais lui aussi a le droit de vivre. »
Je soufflai intérieurement. C’était exactement ce que j’avais dit au Prince Ancien quand celui-ci m’avait parlé de la possibilité de « retirer » Kala de mon esprit. Ce Pixie se fichait de moi.
— « Alors, nous laisserons les choses comme ça pour le moment, » sourit Rao. Elle regarda tour à tour Jiyari et Kala et ajouta : « Ça a été une chance de vous retrouver aussi rapidement. »
— « Comment as-tu fait ? » demanda Jiyari.
— « Grâce à Lustogan Arunaeh. Il a envoyé un mercenaire à ma recherche. Il m’a trouvée et il m’a raconté que vous étiez tous les deux ensemble et que vous étiez entrés dans une confrérie de la Superficie. Les Ragasakis. »
Ses yeux bleus étincelèrent. Moi, je faisais des efforts pour ne pas intervenir. Ce mercenaire… était-ce Saoko ? Mais pourquoi Lust s’était-il évertué à chercher Rao ? La Pixie reprit :
— « Le mercenaire est revenu des jours après pour m’informer que tu étais parti de la capitale de Kozéra vers le nord-est avec des Ragasakis, à la recherche d’une confrère capturée par les dokohis. J’attendais le retour de Melzar quand un Couteau Rouge a dit avoir vu un Arunaeh à la peau grise à la frontière dagovilienne de la Pointe… si près d’Arhum ! » sourit-elle. « Puis on m’a prévenue que des Ragasakis étaient arrivés à Arhum mais que tu n’étais pas avec eux. Alors, j’ai envoyé quelqu’un les inviter dans une pension qui n’existe pas, nous les avons capturés et interrogés. »
J’ouvris grand les yeux. In-terroger ? Kala me sermonna :
“Calme-toi, d’accord ? Tu m’as promis.”
J’eus l’impression que les rôles étaient inversés, mais cela ne dura pas : mon Datsu se libéra et je me retranchai dans mon coin. Kala marmonna :
— « Rao… Ces Ragasakis sont mes amis. »
Elle haussa les épaules, caressant la tête du chat roux.
— « Je ne leur ai pas fait de mal. Nous avons emprunté les habits de deux d’entre eux pour déguiser deux Couteaux. Ils sont entrés à La Pierre de Lune pour avertir que les Ragasakis logeaient dans le bas quartier à la pension Merveille. » Elle m’adressa un sourire moqueur. « Mais maintenant que j’y pense, tu as dit que ce sont tes amis, Kala : des amis saïjits. Ne me dis pas que les Ragasakis ne sont pas des saïjits. »
Kala souffla de biais.
— « Où sont-ils maintenant ? »
— « Les Ragasakis ? » Elle indiqua le plancher. « En bas, au sous-sol, avec Saoko. »
Le ‘mercenaire’ était donc effectivement Saoko. Mais pourquoi mon frère souhaitait-il que je rencontre Rao ? Kala avait les sourcils froncés.
— « Je ne veux pas que tu les traites mal. Fais-les sortir… »
Rao posa une main sur la mienne avec douceur.
— « Je le ferai, » promit-elle. « Et je ne les ai pas mal traités, crois-moi. Ne me compare pas avec les geôliers du laboratoire, Kala… »
— « Je n’ai pas fait ça ! » s’altéra Kala.
— « Je le sais. En fait… Je suis embarrassée parce qu’apparemment, une des Ragasakis, la leader, est la fille d’un couple de cartographes qui sont morts un peu par ma faute et… je ne sais pas quoi lui dire. »
Attah… Je blêmis, me rappelant. Il y avait dix-huit ans, Zélif d’Éryoran avait perdu ses parents alors que ceux-ci aidaient Rao à chercher la racine du Sceau des Arunaeh. Comment Zélif pouvait bien avoir réagi en se retrouvant face à la femme qui avait altéré ses souvenirs ? Bien qu’avec une apparence différente, c’était toujours Rao. Percevant mon inquiétude, Kala demanda :
— « Qu’est-ce que tu lui as fait, Rao ? »
La Pixie secoua la tête.
— « Il y a très longtemps de ça… J’avais engagé des cartographes pour chercher la racine du Sceau et ainsi pouvoir te fusionner, Kala. Nous étions sur le chemin de retour, plus très loin de la ville de Djaborka, quand des milfides ailées nous ont attaqués. Les parents de Zélif étaient en train de parcourir un petit tunnel qui n’apparaissait pas sur leurs cartes… Ils se sont à peine éloignés, mais les deux Stabilisateurs qui nous accompagnaient ne sont pas arrivés à temps. Quand ils ont enfin fait fuir les milfides… les parents de la fille étaient déjà en train d’agoniser. Ils n’ont rien pu faire d’autre que d’écourter leurs souffrances. »
Il y eut un lourd silence. Elle reprit :
— « Zélif a souffert un profond traumatisme en voyant ses parents dans cet état. J’ai craint qu’elle ne le supporte pas. Alors j’ai effacé quelques souvenirs pour qu’elle ne souffre pas autant et… j’ai effacé tout ce qui avait à voir avec le Sceau et moi-même, bien sûr. »
— « Et tu l’as laissée à Donaportella avec la récompense, tout seule et confuse, » murmura Kala.
Rao grimaça.
— « Que voulais-tu que je fasse ? Que je l’adopte ? Mon corps était si malade que j’arrivais à peine à me charger de moi-même. Cette maudite racine du Sceau était plus loin que la Lune et tu ne sais pas le mal que j’ai eu à l’atteindre, Kala. Si je n’y étais pas allée, les cartographes ne seraient pas morts, c’est vrai, mais… que voulais-tu que je fasse ? »
Sa main, sur celle de Kala, tremblait un peu. Elle semblait sincèrement et profondément troublée. Kala écarta alors une mèche mauve de son visage et lui sourit.
— « Ce n’est pas ta faute. Tu l’as fait pour nous. Parle à Zélif et dis-le-lui. Dis-lui la vérité et je suis sûre qu’elle comprendra. Parce que tu l’as fait pour nous. »
Les lèvres noires de Rao se courbèrent, hésitantes.
— « J’aimerais voir les choses aussi simplement que toi, Kala. »
Elle serra notre main avec chaleur et le cœur de Kala s’accéléra de nouveau. Nous nous rapprochâmes tandis qu’il murmurait :
— « Rao. Comme je voulais te voir. Te toucher. Te sentir. Je voulais te voir depuis si longtemps… »
— « Moi aussi… »
Leurs —ou nos— lèvres se rencontrèrent et il sembla soudain que Kala me balayait avec ses émotions. Mon Datsu se libéra encore davantage. Jiyari étouffa à moitié un raclement de gorge en voyant ses aînés s’embrasser et s’enflammer sous ses yeux et il se leva pour sortir de la pièce. Moi, dans mon coin, j’étais exalté malgré le Datsu, pas tant par les vagues étonnées de plaisir de Kala, que de découvrir que finalement cet amour passionnel dont parlaient les livres existait réellement. Kala venait de me le prouver : son amour était si profond qu’il donnait le vertige.
Cependant, quand Kala commença à la déshabiller, Rao se fit plus réservée et elle mit finalement une main entre nous. Son teint gris s’était-il un peu empourpré ? Elle secoua la tête.
— « Je suis désolée mais je ne sais pas si… »
— « Tu ne sais pas quoi ? » s’étonna Kala.
Rao se troubla, sans s’écarter, plongée dans ses pensées.
— « Dis… Suis-je vraiment la Rao de tes souvenirs, Kala ? »
Kala la dévisagea, confus.
— « Comment ça ? Tu es Rao. Bien sûr que tu es exactement comme celle de mes souvenirs… »
— « Mon visage a changé. »
— « Quelle importance ? Je ne t’aimais pas pour tes moustaches de chat ni pour tes beaux yeux de vampire, tu sais ? »
Rao éclata de rire.
— « Bah, oublie ça ! » dit-elle, agitant la main. « C’est juste que… parfois je me demande si, après tout ce temps, je suis toujours la même. Les gens changent. Je me suis déjà réincarnée deux fois et, deux fois, j’ai fusionné avec un autre esprit. Alors, je voulais savoir… toi qui m’as connue dans ma première vie… est-ce que tu trouves que j’ai changé ? »
Kala fronça les sourcils et posa nos mains sur nos genoux, inhabituellement sérieux.
— « Rao. Tu ne te souviens pas de la promesse ? À la Superficie, à la lumière des étoiles, toi et moi allongés… Je te décrivais les étoiles en silence en les dessinant du doigt sur ton front parce que tu ne pouvais pas les voir. Cette nuit-là, tu m’as dit : quand Père nous mettra dans les larmes, il se peut qu’on doive attendre longtemps avant de pouvoir nous réincarner, mais je te promets que, quoi qu’il arrive, nous nous retrouverons un jour, et nous resterons ensemble pour toujours. Ce jour est arrivé, Rao. Comme disait Lotus, une promesse véritable ne s’oublie pas. » Notre voix trembla sous l’effet de l’émotion. Je réprimai mal l’envie de souffler d’incrédulité. Une promesse véritable, disait-il ? Maintenant je comprenais mieux pourquoi il prenait nos accords si à la légère : il devait sans doute penser que ce n’étaient pas des promesses sérieuses… Le Pixie affirma, solennel : « Le temps ne change pas une promesse. Celle que j’aime, c’est la Rao intrépide qui nous a donné courage à tous, celle qui m’a guidé dans la vie et m’a aidé à me réincarner, celle qui pousse ma tête en se moquant, celle qui comprend les choses toujours avant moi et mieux que moi. Et celle-là… c’est toujours toi. »
Rao demeura silencieuse quelques instants, comme muette. Alors, elle sourit avec tendresse.
— « En tout cas, toi, tu n’as pas changé. » Elle pencha la tête de côté et son sourire s’élargit. « Tu sais ? Ces derniers jours, je me suis amusée à imaginer comment serait notre rencontre. Je nous voyais, nous précipitant dans les bras l’un de l’autre, et nous nous chuchotions des promesses, comme quand nous étions enfants. Mais… » elle baissa les yeux vers ses mains, toujours souriante, « je suppose que je suis trop vieille pour être aussi impulsive. Je suis désolée, » rit-elle en s’allongeant sur le tapis, les mains derrière la tête.
Kala se détendit et sourit à son tour, s’allongeant auprès d’elle.
— « Ne t’inquiète pas. Maintenant que nous sommes ensemble, nous pourrons réapprendre à nous parler, à nous embrasser, à nous aimer autant que nous le voulons. C’est pour ça que, les Pixies, nous continuons à vivre : pour réaliser nos rêves. Et l’un des miens était celui de t’aimer pour toujours. C’était aussi le tien, pas vrai ? »
Les yeux bleus de Rao nous observaient, émus.
— « C’est vrai. »
Après avoir contemplé quelques instants le plafond de la chambre, elle appuya son coude sur le tapis et passa doucement une main sur notre chemise déboutonnée. Elle toucha le pendentif de la pierre de serment du Vent.
— « Finalement… tu as appris la bréjique ? » demanda-t-elle.
Le sourire de Kala disparut.
— « Non. À peine. Et l’orique, je ne la contrôle pas bien… C’est Drey qui s’occupe de ça. »
Rao eut un petit rire.
— « Les choses ne se passent pas toujours comme on le voudrait. Je te l’avais dit. » Elle caressa ma poitrine couverte de tatouages en murmurant : « Tu n’as pas besoin d’apprendre, Kala. Je serai bréjiste pour toi. »
— « Et, moi, je convaincrai Drey pour qu’il soit destructeur pour toi. »
Il l’embrassa et Rao rit.
— « Je suis sûre que tu y parviendras. S’il a une partie de Kala dans son esprit, il tombera, comme toi, éperdument amoureux de moi. »
Kala arqua les sourcils et, un instant, je sentis son conflit intérieur. Il n’avait pas encore tout à fait accepté l’idée qu’il n’était pas entièrement Kala et que, moi, j’en étais aussi une partie. Il dut arriver à quelque consensus avec lui-même parce qu’il se détendit et acquiesça.
— « Certainement. S’il a vraiment une partie de moi en lui… il tombera éperdument amoureux de toi, Rao. »
Elle rit de nouveau et prit ma main pour examiner mon anneau de Nashtag.
— « Ce n’est pas un anneau de mariage, hein ? »
— « Mais non voyons. Drey l’utilise comme montre. »
— « Vraiment ? Du Nashtag ? Et c’est précis ? Les destructeurs sont incroyables. Quelle heure est-il ? »
Kala attendit, et je soupirai en disant :
“Une heure.”
— « Une heure, » transmit Kala.
— « Une heure ? Si tard ? » s’agita Rao. « J’ai dit à mes compagnons de ne pas s’inquiéter, mais… »
Elle voulut se redresser et Kala l’en empêcha.
— « Tes compagnons sont les Couteaux Rouges ? »
Rao acquiesça.
— « Tout juste. C’est une petite confrérie… mais assez connue. Tu n’en as jamais entendu parler ? Moi, je me suis réincarnée dans le corps de la petite-fille de la leader et j’ai grandi avec eux. »
— « Cette sorcière ? » s’exclama Kala.
Rao s’esclaffa bruyamment et jeta un coup d’œil aux trois chats qui somnolaient de l’autre côté du tapis, tout en expliquant :
— « Elle s’appelle Néma, et c’est ma grand-mère. Melzar est mon petit frère et il appartient aussi aux Couteaux Rouges. Ils savent qui nous sommes et nous vouent un grand respect. Et ils m’ont aidée à fonder le groupe des Yaragas… »
— « Les fanatiques de Doz ? » s’étonna Kala avec moi. « Ceux des Gemmes de Yaraé ? Alors, le dieu Lotus… »
— « C’est moi, » dit Rao. « Et eux, ce ne sont pas des fanatiques, Kala. Quoiqu’il y ait parmi eux des gens à qui il manque un peu de jugeote. À dire vrai, je n’avais pas l’intention de créer un groupe de ce genre. Il m’a un peu glissé des mains et… En fait, il m’a complètement glissé des mains, » rectifia-t-elle. Elle sourit comme si cela n’avait pas d’importance et elle avoua : « Je me suis réincarnée dans le corps d’une petite fille qui avait déjà quatre ans, mais… je voulais avoir plus ou moins le même âge que toi. »
Kala roula les yeux.
— « Tu as tout planifié. »
Je soupirai mentalement. Kala ne pensa pas à demander à Rao pourquoi diables elle s’était fait passer pour un dieu, pourquoi diables elle avait créé cette secte, pourquoi diables elle s’était réincarnée en la petite fille de la leader d’un groupe de criminels « survivants ». Cela ne le dérangeait-il absolument pas que sa bien-aimée se soit réincarnée dans une fillette de quatre ans ? Rao pencha la tête.
— « Drey a-t-il un problème ? »
— « Il a toujours un problème, » grogna Kala.
Rao sourit.
“Et lequel ?”
Je pensai à plusieurs répliques. Mon problème ? Qu’elle retenait mes amis enfermés dans la cave de cette maison, qu’Orih était aux mains de la Guilde les dieux savaient où et… Avec le Datsu débridé, je mis de l’ordre dans mes pensées et me centrai sur ce que je pouvais faire actuellement. Je lançai :
“J’ai promis à une amie que j’irais avec elle voir un ministre cet après-midi dans la partie haute d’Arhum… Et les Arunaeh, nous tenons toujours nos promesses.”
Kala souffla. Rao arqua les sourcils.
“C’est vrai ?”
— « Il dit des bêtises, » croassa Kala tout haut. « Qu’est-ce qu’on en a à faire, des ministres ? »
Rao rit et dit :
— « Je t’accompagne. »
Je demeurai paralysé dans mon coin. Quoi ? Kala écarquilla les yeux. Et il oublia toute protestation. Je devinai sa pensée : si cela signifiait être avec Rao, il irait n’importe où, même parler à des ministres.
* * *
Nous avancions dans les ruelles de la partie basse d’Arhum en silence. Rao avait revêtu une robe élégante comme celles que portaient à Dagovil les demoiselles bien nées. “Avec ces gens-là, plus on va à la mode, moins on se fait remarquer,” avait-elle affirmé sur un ton professionnel. Je commençais à comprendre que les arts de camouflage n’étaient pas chose futile pour les Couteaux Rouges.
Kala baissa les yeux vers nos propres vêtements. Rao lui avait demandé de troquer l’uniforme de destructeur, “sale, déchiré et puant”, pour un costume plus en accord avec ce que portaient les Dagoviliens de la cour de la Guilde. Le Pixie, quoiqu’un peu réticent aux grands changements, l’avait écoutée. Quand nous passâmes par une place avec une petite fontaine et que je vis notre reflet dans l’eau, je soufflai mentalement. Lustogan aurait ri. Nous ressemblions à un démon déguisé en courtisan. Je ne me moquai pas de Kala parce que je devinai qu’il en pensait tout autant… et, de toutes manières, se moquer de son apparence signifiait se moquer de la mienne.
Malgré tout, je commençais à me rendre compte à quel point Kala et moi, nous pensions différemment. Dès que Rao lui avait assuré que les Ragasakis allaient bien, il avait cessé de s’inquiéter pour eux.
“Et s’ils sont effrayés ?” le houspillai-je tout en marchant. “Et s’ils ont faim ou froid ?”
Il se préoccupa. Je me réjouis de constater qu’il n’était pas aussi tranquille qu’il avait voulu le faire croire. Mais il rouspéta :
“C’est toi qui as voulu voir le ministre pour tenir ta promesse. Dès que nous reviendrons, je demanderai à Rao de les relâcher. Si tes promesses sont si sacrées, arrête d’en faire autant.” Là, il marquait un point. Ses lèvres se tordirent en un sourire. “Et maintenant, ne m’embête pas et arrête de me parler.”
Il ne me reprocha pas clairement de ne pas respecter l’accord, parce que lui-même ne l’avait pas respecté, devinai-je, moqueur. Je soupirai et me retins de lui demander ce que penserait le ministre Azergaich en voyant un destructeur Arunaeh accompagné d’une femme inconnue… Les rumeurs se propageraient. Enfin, au moins, il s’était avéré que Rao était capable de contrôler à volonté la mutation de la peau grise et les cercles de Sheyra, et elle n’attirerait pas l’attention sur ce point. Elle disait que c’était de la brulique implantée avec de la bréjique et qu’avec un peu de temps, elle pourrait me montrer comment en faire autant. Mais Kala lui avait dit que cela ne l’intéressait pas : il était fier de porter la marque des Pixies du Chaos. Que le vent l’emporte… Kala, visiblement, se fichait comme d’une drimi de notre apparence de démon gris. Il semblait même l’apprécier.
Une fois hors du quartier, je sentis que notre discrète escorte se dispersait. Ces Couteaux Rouges… avaient vraiment l’air de vouloir protéger Rao à tout prix.
Jiyari marchait à nos côtés, en silence. Son costume rouge et blanc le faisait presque paraître adulte, remarquai-je. Il avait l’air absent et, s’en apercevant, Rao s’inquiéta :
— « Jiyari ? Ça va ? »
Le Pixie blond leva la tête, sursautant.
— « Moi ? Oui. Je vais bien… Je… »
Brusquement, il s’arrêta, tremblant et les yeux brillants, et Kala et Rao l’entourèrent, inquiets.
— « Jiyari ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? » lança Kala.
“Tu crois que nous l’avons trop délaissé ?” se préoccupa Rao par voie bréjique.
Kala se sentit mal… Et Jiyari renifla.
— « R-rien, Grand Chamane. C’est juste que… je suis si heureux. »
Il nous regarda et sa voix se brisa quand il passa un bras sur nos épaules, s’exclamant :
— « Je suis si heureux ! »
L’émotion les submergea tous… Et, moi, je réprimai un soupir. Diables. Un Pixie émotif était déjà difficile à contrôler, mais ils étaient trois, maintenant, et bientôt quatre d’après Rao, puisque Melzar, son petit frère, ne tarderait pas à rentrer à Arhum…
Alors, percevant peut-être mon impatience, Kala toussota.
— « Bon, nous sommes tous heureux… Il vaudra mieux que nous y allions. »
Jiyari acquiesça énergiquement et rit tout en nous poussant en avant et en disant :
— « Désolé ! Je suis un sentimental, ne faites pas attention à moi. Mais, vous savez quoi ? » ajouta-t-il, tandis que nous avancions, « je suis très heureux… Nous voir ainsi ensemble, ça me réjouit le cœur. »
Rao le regarda et, avec mon orique, je perçus un étrange soupir qui se mêla à un sourire affectueux.
— « Jiyari. Tu as parlé avec ma grand-mère, n’est-ce pas ? Elle m’a dit que tu es un garçon charmant. »
Jiyari arqua un sourcil et lui adressa un sourire moqueur.
— « Vraiment ? Ta grand-mère aussi est… charmante. »
— « Elle le cache bien, » souffla Kala.
Ils éclatèrent de rire et continuèrent à avancer. Je me sentais un peu laissé de côté… et le cœur léger en même temps.
Lorsque nous parvînmes à La Pierre de Lune, je cherchai Reyk au passage, pensant qu’il serait là à nous attendre. Rien. Il n’était pas revenu. Où pouvait bien être allé ce Zorkia ? Sharozza nous attendait, assise à une table de la taverne. Elle sourit largement en me voyant.
— « Mais tu t’es mis sur ton trente-et-un, dis donc ! » Elle posa des gants de destructeur sur la table en disant : « Chambre numéro vingt-cinq. »
Kala regarda fixement les gants.
“Drey. Comment savais-tu qu’elle allait nous payer la chambre et nous acheter des gants ?”
Je souris mentalement.
“Parce que Sharozza est comme ça.”
L’Exterminatrice dévisageait ma belle compagne. Elle pencha la tête de côté.
— « Une Ragasaki ? »
Kala sourit largement.
— « Non. C’est ma déesse. »
Sharozza cligna des yeux, tarda à comprendre… et demeura alors bouche bée.