Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies
Après m’être propulsé avec l’orique, j’entendis le choc métallique de l’épée. J’avais bien calculé : mon diamant de Kron avait arrêté la lame de l’arme sans que celle-ci ne glisse et mon orique avait supporté le coup. Je saisis la lame le plus près possible du pommeau et, constatant que c’était du simple acier, je le fis éclater de ma main gantée.
À peine la lame détruite, je reçus le coup de pied du dokohi en pleine poitrine. La douleur m’envahit et je tombai sur Yodah et Yanika. Kala prit la relève et, tout en tombant, il saisit la jambe du spectre. Il tira. Mais le dokohi ne s’écroula pas en arrière : il se jeta en avant et m’assena un coup de poing sur l’épaule. Cependant, ce n’était pas moi son objectif : c’était Yanika. Sans lâcher son épée brisée, il s’apprêta à l’enfoncer dans son flanc…
Et, soudain, ses yeux blancs s’assombrirent. L’aura de Yanika s’emplit de confusion. Et l’épée brisée tomba des mains d’un villageois aux yeux exorbités. Il balbutia des mots inintelligibles et regarda autour de lui, vers les corps ensanglantés et vers ses compagnons qui étaient restés tout d’un coup confus comme lui. Face à cet horrible spectacle, il poussa un cri de désolation qui n’avait rien de saïjit. Il tenta absurdement de s’éloigner en se traînant, à bout de forces, et j’essayai de l’arrêter. Mais il ne voulait pas. Son esprit était au-delà de la peur et de l’horreur. Il était incapable de raisonner. Je compris seulement un murmure qui disait : mourir. Alors, je fis la seule chose qui me passa par la tête pour résoudre rapidement le problème : je m’assis sur lui pour l’immobiliser et, comme il n’opposa pas de résistance, je saisis facilement son collier à deux mains. Quelques instants après, le collier éclata et le saïjit cessa de bouger, évanoui.
Je le laissai aussitôt et retournai auprès de Yanika. Yodah lui parlait à voix basse, l’empêchant de regarder autour d’elle pour que son aura ne s’emplisse pas d’horreur en voyant les morts. Si Yodah s’occupait de son aura avant de s’occuper de sa blessure, c’est que celle-ci ne devait pas être si grave. Je ne les dérangeai pas et regardai alentour. Sharozza, Livon et Orih étaient bien protégés par les Kartans. Ni Livon ni Orih n’étaient des guerriers et, si celle-ci ne pouvait pas utiliser son sortilège explosif sans faire sauter tout le monde, Livon ne pouvait permuter avec des dokohis sans courir le risque de se retrouver une nouvelle fois avec un collier. Le kadaelfe était penché près de Jiyari. Sans surprise, impressionné par le sang, le Pixie blond s’était évanoui.
— « Drey ! Ça va ? Vous allez tous bien ? » lança Sharozza, en s’approchant.
— « Tous en vie, » assurai-je.
Je me tournai en arrière. Reyk, qui s’était trouvé à l’arrière-garde, avait son épée rougie de sang, mais lui-même ne semblait pas être blessé. Tchag était perché sur sa tête, encore choqué. Quant aux dokohis… des vingt-six, six étaient morts, quatre gravement blessés, huit étaient agenouillés sous les lances des Kartans et les huit restants avaient dû s’enfuir. Il manquait aussi le dokohi fugitif qui avait lancé la pierre à Yanika…
Je fis un pas vers la stalagmite et, les yeux larmoyants, Orih lança :
— « Drey… Il est mort. Il est mort peu après avoir jeté la pierre. »
Je vis le corps, m’approchai et observai sa peau meurtrie avec ma pierre de lune. Non, elle n’était pas meurtrie. Elle était complètement violacée…
— « Ça, je sais ce que c’est, » lança gravement un des Kartans. « Apparemment, il s’est intoxiqué avec de la laibrie tueuse. J’ai vu de ces arbustes dans cette caverne. Deux de ces baies suffisent à vous paralyser l’esprit, votre peau devient violacée et ça vous tue presque instantanément. »
C’était étrange qu’il ait mangé ça, étant de Loéria et connaissant bien la zone, pensai-je. Je fronçai les sourcils.
— « Elles paralysent l’esprit, hein ? »
Se pouvait-il que ce dokohi ait utilisé la laibrie tueuse pour s’approcher suffisamment sans que Yanika puisse l’affecter avec son aura ? Si c’était le cas, il savait que son esprit se détériorerait et… il avait sacrifié sa vie pour sauver ses compagnons dokohis. Je secouai la tête.
— « Pourquoi leur avais-tu laissé les armes, Yodah ? »
— « Pourquoi ? Ils ne voulaient pas s’en séparer, » marmonna celui-ci en se redressant. Yanika avait fermé les yeux. « J’aurais pu leur faire du chantage, mais eux aussi auraient pu. Et ils ne l’ont pas fait. Attah. Si ce dokohi ne s’était pas échappé, rien de tout cela ne serait arrivé. »
Je regardai le fils-héritier qui se levait, pensant que son ton était inhabituellement sec. Était-il frustré ?
— « Enlève-leur les colliers, Drey. »
J’acquiesçai mais dis :
— « À tous ? Et comment allons-nous les emmener ? »
— « Le tunnel à partir d’ici est large. Je t’enverrai une carriole ou un groupe d’anobes dès que nous serons au poste frontalier. Enlève-les tout de suite, » ordonna-t-il. « Yanika a besoin d’un guérisseur. »
Je me tournai vers ma sœur. Le sang continuait de s’écouler de son front et elle n’ouvrait toujours pas les yeux, comme si elle voulait fuir la réalité pour ne pas perdre son sang-froid. Je sentis que Kala s’agitait. J’acquiesçai de nouveau.
— « D’accord. »
— « Ah, » ajouta Yodah. « Dès que tu auras terminé, n’oublie pas de brider ton Datsu. Tu as l’air d’un automate. »
J’acquiesçai.
— « D’accord. »
Sans plus attendre, je me tournai vers les dokohis maîtrisés par l’aura de Yanika et commençai à leur ôter les colliers de fer noir. Sharozza s’enthousiasma un peu en me voyant. Elle n’avait jamais détruit de fer noir. Chaque saïjit me regardait avec une expression singulière quand je m’agenouillais près d’eux pour les libérer. Était-ce de l’espoir ? De la peur ? Avec le Datsu si délié, peu m’importaient leurs sentiments.
Deux Kartans s’occupèrent d’aligner les morts. Dès que tous les dokohis vivants furent inconscients et libérés de leurs colliers, Yodah partit par le tunnel du nord avec Yanika. Je lançai :
— « Livon, Orih, est-ce que vous pouvez partir devant avec eux ? Emmenez Jiyari, s’il vous plaît. Sharozza… »
— « Je t’attends, » assura la Moine du Vent. « J’aime bien voir le petit prodige de Lustogan travailler. »
Livon, Tchag et Orih accompagnèrent Yodah et prêtèrent leur épaule à un Jiyari au cœur retourné. Reyk observait fixement les formes spectrales qui s’étaient échappées des colliers brisés. Je lançai une brise pour les éloigner et me centrai sur les colliers des morts. Je pensai que nous aurions mieux fait de leur avoir ôté les colliers devant Loéria et d’avoir laissé les ex-dokohis aux vampires. Ils auraient bu leur sang, mais ils ne les auraient probablement pas tués.
J’étais en train de faire éclater le dernier collier quand Sharozza, appuyée contre une stalagmite proche, demanda :
— « Dis-moi, Drey, ces dokohis, c’est ta sœur qui les contrôlait, n’est-ce pas ? Dis-moi, » ajouta-t-elle comme je ne répondais pas. « Pourquoi le fils-héritier de ton clan s’intéresse-t-il soudain à cette fillette ? Je croyais qu’à part toi, tous la marginalisaient. »
Le collier éclata et je jetai les deux morceaux sur le tas avant de me lever, bridant doucement le Datsu.
— « Yanika est une Arunaeh. » Je la regardai dans les yeux. « Finalement, même Lustogan l’a reconnu. »
Sharozza de Veyli arqua les sourcils. Puis elle haussa les épaules, s’écartant de la stalagmite.
— « Bon travail. Les métaux purs, ça n’a jamais été ma spécialité. Ni ce genre de choses, non plus, » ajouta-t-elle.
Elle me tendit un objet. Le diamant de Kron. Diables, c’est vrai, il était tombé durant l’affrontement. J’acceptai le diamant et Sharozza sourit de ses yeux bien ouverts posés sur moi.
— « Ton frère continue à t’entraîner, n’est-ce pas ? »
Je fis une moue amusée.
— « D’une certaine façon. Sauf qu’autrefois, il répondait toujours à mes questions, il me donnait des indices et il me faisait des démonstrations… » Je lançai le diamant en l’air et le récupérai, pensif. « Il m’a dit que, le jour où je le briserai, il cesserait d’être mon maître. »
Sharozza inspira.
— « Il y a donc une histoire sentimentale derrière ce diamant ! »
— « Sentimentale ? » répétai-je.
— « N’est-ce pas clair comme de l’eau de source ? Lustogan veut continuer à être ton maître. Tu ne sais pas briser ce diamant, n’est-ce pas ? Bien sûr que non : seuls les plus habiles et minutieux sont capables de rompre un diamant de Kron. On a besoin de suivre un chemin précis. Chose que Lustogan n’a sûrement pas découvert tout seul. Cela signifie… qu’il veut que tu lui redemandes : comment fait-on, frère ? » Elle imita la voix d’un enfant et, face à ma moue surprise, elle rit, étrangère aux morts allongés à nos pieds. « Tu ne connais vraiment pas ton frère ! C’est un maître dans l’âme, mais, comme toute roche, il a son point faible. Et ce point faible, c’est toi. Il veut continuer à t’enseigner et, en même temps, il se rend compte que plus il t’apprend, moins il lui reste de temps à être ton maître, le dragonneau sort du nid et… »
— « Par tous les dieux, Sharozza, » la coupai-je sèchement au milieu de sa diatribe. « Tu parles trop. »
Je me dirigeai vers l’endroit où était le dokohi intoxiqué par la laibrie tueuse et me penchai.
— « Fichtre, » s’étonna Sharozza. « Celui-ci, je l’avais oublié. Rien ne t’échappe ! »
Je roulai les yeux tout en saisissant le collier du saïjit violacé.
— « Avant de détruire des choses de ce genre, j’évalue toujours la quantité de tige à consumer selon l’objectif. Comme ça, je ne peux jamais rien oublier. » Je fis éclater le collier et levai les yeux. « C’est ce que font les destructeurs normalement. »
Et ce que l’Exterminatrice ne savait pas faire, parce que son objectif n’avait jamais de limites : elle détruisait, non pour les saïjits, mais uniquement pour la grandeur de Tokura. Le Temple du Vent lui en avait fait la remarque plus d’une fois et je me demandais jusqu’à quel point Lustogan n’avait pas été influencé par la façon de penser de Sharozza. À moins que ce ne soit le contraire ?
Je me levai et, me tournant vers les sept Kartans, j’inclinai la tête.
— « Merci de nous avoir aidés. Sans vous, cet incident… »
J’hésitai.
— « Se serait transformé en un massacre, » compléta le Kartan qui avait parlé de la laibrie tueuse.
J’observai son expression légèrement railleuse mais tolérante. Son visage me semblait familier. J’acquiesçai.
— « Sans aucun doute. »
Sharozza s’assit sur une roche et m’invita à faire de même, tandis que Reyk et trois des Kartans essayaient d’arrêter l’hémorragie de deux des ex-dokohis blessés. À leur tête cendreuse, je me demandai s’ils n’étaient pas déjà morts.
— « Vingt-sept Yeux Blancs, » médita Sharozza. « Yodah Arunaeh tentait-il vraiment de les sauver ? C’est ce qu’il m’a dit. Sur le moment, j’ai pensé qu’il voulait les utiliser pour te faire sortir de Loéria… Jamais je n’aurais imaginé qu’il essaye réellement de les sauver. »
J’appuyai les coudes sur mes genoux et le menton sur mes mains, levant les yeux vers le plafond couvert d’ombres et de stalactites.
— « Tu penses vraiment que les Arunaeh sont si impitoyables et froids ? Connaissant si bien Lust, tu aurais dû savoir que nous ne sommes pas comme ça. »
Sharozza m’adressa un sourire plein de raillerie.
— « Tu plaisantes ? Être impitoyable et froid est une qualité. Ma mère dit que, si l’on n’apprend pas à avoir un cœur froid comme la glace envers le monde, on n’avance pas et on ne sera pas capable de protéger ceux qui importent vraiment ni de grimper dans la hiérarchie. Les Arunaeh n’ont d’yeux que pour les leurs, » affirma-t-elle, devançant ma réplique. « Et Lustogan en est un grand exemple, ne me dis pas que non. C’est pourquoi cela m’étonne que Yodah, le fils-héritier en personne, ait eu l’air si contrarié que ces pauvres gens soient morts. »
Je soupirai intérieurement. Parler avec Sharozza ne menait nulle part. Cependant, Kala siffla.
— « Toi, cela ne te contrarie pas ? Cela ne t’attriste pas ? Es-tu si froide, Sharozza ? »
L’Exterminatrice me regarda, surprise.
— « Je ne suis pas froide : je suis réaliste. Ne fais pas l’hypocrite. Il y a un instant, tu regardais les morts comme si c’étaient de simples marionnettes. N’ai-je pas raison ? Je ne suis pas aveugle, » murmura-t-elle. « Je sais ce qui t’arrive : je te connais depuis que tu es tout petit. Et je sais que ton Datsu ne fonctionne pas pareil que celui de ton frère. Qu’il fonctionne bien ou pas, la réalité, c’est qu’ici, le plus froid des deux, c’est toi. Tu ne peux pas le nier ! »
Attah… Je tranquillisai Kala :
“Ça n’en vaut pas la peine, Kala : Sharozza parle toujours de trop et sans réfléchir.”
“Moi aussi,” répliqua Kala, outragé.
Il ouvrit la bouche… et je la refermai. Sharozza sourit.
— « Mais pourquoi parler de ça ! » dit-elle alors. « Dis-moi, on m’a dit qu’une fois que tu aurais retrouvé la Ragasaki perdue, tu reviendrais au Temple. Si un jour tu veux du travail, je peux partager avec toi quelques-unes des offres qui me parviennent. Je sais que tu es tout comme Lust : tu aimes davantage détruire librement que sculpter ou aplanir les rues, pas vrai ? Et le travail ne me manque pas. Regarde, » ajouta-t-elle. Elle me montra un pendentif en forme de lotus noir. « J’ai même reçu le titre de Grande Bloqueuse de Dagovil. »
Je fronçai les sourcils, l’examinant avec curiosité. D’habitude, un titre de ce genre n’était pas donné à des destructeurs aussi jeunes. La pièce était fine, mais… elle était fabriquée en diamant de Kron, ni plus ni moins.
— « Félicitations. Tu t’es unie à la Guilde, alors ? »
Sharozza fit une moue.
— « Depuis deux ans. Les Veyli, nous ne sommes pas suffisamment prestigieux pour occuper des sièges, mais… ma famille vise haut. »
— « Elle vise haut, hein ? Qu’elle aille à la Superficie si elle veut monter si haut, c’est plus sûr, » plaisantai-je.
Loin de s’offenser, Sharozza laissa échapper un gros rire.
— « Ne t’inquiète pas ! Une fois que mes frères auront pris le pouvoir à Dagovil, ils feront la conquête de Lédek, de Rayzoria, de Témédia et après ce sera le tour de Rosehack ! »
Assurément, elle plaisantait. Sharozza de Veyli, soupirai-je. Elle n’était pas du tout la personne la plus arrogante ni la plus ambitieuse que j’aie connue : au temple, il y en avait de bien pires. L’ascension sociale préoccupait davantage sa famille que l’Exterminatrice elle-même. Elle était trop franche et insolente pour se soucier de ces questions et elle ne les prenait pas au sérieux. C’est pourquoi elle m’était sympathique bien qu’elle ne sache pas tenir sa langue.
Nous bavardâmes en attendant la carriole promise et, moins d’une heure après, un groupe de Zombras avec dix anobes arriva. Officiellement, nous n’étions pas en Dagovil, mais il n’y avait personne ici qui aille les accuser d’invasion.
On parla peu, les Zombras chargèrent les ex-dokohis inconscients, un guérisseur prit soin des blessés et un autre soldat s’occupa de ramasser les morceaux des colliers : je supposai qu’ils refondraient le métal pour leur propre usage. Quant aux morts, celui qui portait une ceinture et un bandeau de sergent dit :
— « Ceux-là, nous allons les enterrer ici, pour qu’ils ne réveillent pas l’appétit des créatures de la zone. »
Il le disait avec agacement : on voyait que le sergent souhaitait rentrer au poste le plus tôt possible. J’intervins :
— « Si vous voulez, je peux aider : je suis destructeur. »
Le sergent se tourna vers moi et me regarda avec attention.
— « Et toi, qui es-tu ? »
Par Sheyra, parfois, j’oubliais que mon Datsu n’était plus aussi facilement reconnaissable…
— « Drey Arunaeh, » répondis-je.
Une lueur de compréhension éclaira son visage et je devinai que le sergent devait avoir entendu Yodah mentionner qu’un parent à lui attendait dans la caverne. Toutefois… Il fronça le nez.
— « Ouvre la bouche, s’il te plaît. »
La bouche… ? Je lui adressai un très large sourire incrédule.
— « Tu m’as vu une tête de vampire ? »
Nous entendant, Sharozza éclata de rire. Le sergent regarda bien mes dents puis mon cou —cherchant peut-être un collier de dokohi— avant de soupirer et de lancer :
— « Toutes mes excuses. Si cela ne te dérange pas d’aider gratuitement… »
— « Ce sera avec plaisir, » le coupai-je.
— « Travaille bien, moi, je pars en avant ! » annonça Sharozza.
Tandis que les Kartans et Sharozza, escortés de plusieurs Zombras, s’éloignaient vers le tunnel du poste frontalier dagovilien avec les ex-dokohis inconscients et les anobes, je rejoignis les soldats munis de pelles. Je leur souris.
— « Au travail. »
C’était déjà la deuxième fois de ma vie que j’enterrais des dokohis. Ignorant les regards étonnés des Zombras, je me penchai, posai les mains sur la terre et la fis éclater. Moins d’une demi-heure après, nous avions mis les sept morts dans une fosse bien profonde, où aucun hawi ne viendrait les déterrer. Nous n’étions plus que Reyk, moi et une demi-douzaine de Zombras. Le sergent ordonna à ses hommes :
— « En marche, les gars ! »
Reyk et moi, nous avancions derrière eux dans le tunnel, en silence. Le commandant Zorkia était pâle et lugubre. Peut-être se demandait-il si l’un de ces Zombras qui nous accompagnaient avait participé au massacre de ses compagnons deux ans plus tôt. Je m’imaginai qu’il bouillait intérieurement, comme Kala l’aurait fait dans une telle situation. J’espérais seulement que personne ne le reconnaîtrait…
Nous ne tardâmes pas à atteindre les portes qui fermaient le tunnel. Elles étaient ouvertes et une lumière douce de pierre de lune les éclairait. Nous les traversâmes sans problèmes et débouchâmes sur une caverne haute de plafond, plus profonde que large. Après tant de cavernes sombres et infestées de bestioles, je me réjouis de voir cet endroit lumineux et plein de gens. Reyk ne se réjouit pas autant. Cependant, alors que nous traversions la rue principale et montions la rampe vers le centre de commandement, les soldats, garçons d’écurie, commerçants et transporteurs s’avérèrent trop occupés par leurs affaires pour nous adresser plus qu’un regard en passant.
Il y avait plus d’agitation que je ne l’aurais imaginé à un poste frontalier d’une zone sans aucune activité commerciale. C’était la vue typique d’un campement de mercenaires : de petits groupes qui parlaient et riaient fort, d’autres qui travaillaient, portant des vivres et de l’eau, ou courant faire leur rapport à leur supérieur. Des mercenaires, me répétai-je. Mais ils ne faisaient pas partie de n’importe quelle compagnie mercenaire : les Zombras étaient l’épée de la Guilde. Et ils étaient venus régler le problème des Yeux Blancs.
En passant devant une écurie, je vis des hommes charger le dernier ex-dokohi évanoui et le porter à l’intérieur d’un bâtiment contigu à celui du commandement. Remarquant les lourdes clés qu’empoignait le portier, je compris que le fait que ces Kozériens aient perdu leur collier ne signifiait pas que les Dagoviliens excuseraient facilement leurs actes.
— « C’est lui. Eh. Mahi. »
Je détournai les yeux de la geôle en entendant la voix réticente du sergent. Un jeune homme portant l’uniforme de page était sorti du poste de commandement et il s’inclina en disant :
— « Mahi. On m’a chargé de te dire que la jeune fille Arunaeh est assistée par le guérisseur personnel du nahô. Yodah Arunaeh veut que tu restes avec elle en son absence. »
Je fronçai les sourcils. Le guérisseur personnel du nahô ? Ceci était un titre qu’on employait uniquement pour les ministres et les grands dirigeants de Dagovil. Dannélah, se pouvait-il que… ?
— « Qui dirige tout de suite ce poste frontalier ? » demandai-je.
Le page s’inclina de nouveau comme si nous étions dans quelque palais.
— « Le délégué Zenfroz Norgalah-Odali est arrivé ici il y a quelques jours, mahi. Ton parent parle avec lui en ce moment. Si tu veux bien avoir l’obligeance de me suivre… »
Je le suivis à l’intérieur, accompagné de Reyk. Celui-ci marchait sur mes talons si diligemment qu’il avait l’air d’être mon garde du corps et personne n’osa le désarmer. Ce qui allait sûrement contre les règles, mais, les Arunaeh, nous étions pour beaucoup considérés comme des serviteurs de la Justice des plus fidèles. Les criminels étaient nos victimes, pas nos alliés.
Malgré mon aile protectrice, Reyk avait une mine particulièrement sinistre. Norgalah-Odali, me répétai-je tout en marchant dans un couloir grossièrement façonné. Mm, oui, Norgalah-Odali… Si je ne me trompais pas, c’était le nom d’un ministre du cabinet de la Guilde, mais je ne me rappelais pas lequel. Enfin bon, tout de suite, cela m’importait peu.
Nous montâmes des escaliers et le page s’arrêta devant une porte entrouverte. Je passai la tête.
— « Excusez-moi, je suis… »
Le guérisseur de Zenfroz, un drow maigrelet et plus noir que bleu, se tourna, imposant le silence d’un geste impératif. Yanika était allongée sur un lit, bien couverte, le front bandé et le visage propre et paisible. Elle dormait. Dès que je la vis, mon Datsu revint enfin à son état normal et ma préoccupation se dilua dans une mer sereine. Je m’avançai dans la pièce et murmurai :
— « Drey Arunaeh. »
Je m’assis sur la chaise installée près du lit, ignorant totalement le guérisseur. Celui-ci toussota doucement.
— « Drey Arunaeh ? Tu es son frère, alors. Vois-tu… J’étudie les grandes familles comme passe-temps, c’est pourquoi je sais que tu es le plus jeune destructeur Arunaeh du Temple du Vent… »
Son ton trahissait une passion réfrénée. Mar-haï, n’était-ce pas lui qui m’avait fait taire un moment plus tôt ? Je soupirai.
— « Va-t-elle se rétablir rapidement ? » demandai-je.
Le guérisseur acquiesça.
— « Quelques jours de repos et elle sera revigorée. Le choc a entraîné une perte de conscience et elle a perdu pas mal de sang. J’ai dû suturer la plaie et, tant que je ne lui aurai pas retiré les points, il vaudra mieux qu’elle ne voyage pas. Je lui ai donné un sédatif à base d’évandréline et elle va dormir durant un bon moment… »
Je le laissai continuer à parler en chuchotant sans l’écouter vraiment. L’aura de Yanika, tranquille et placide, me disait tout ce dont j’avais besoin. Kala était soulagé lui aussi et notre corps se détendit enfin. Finalement, rien de réellement grave n’était arrivé…
Seuls sept saïjits étaient morts, des saïjits innocents qui avaient cessé d’être eux-mêmes à cause de colliers programmés. Des colliers que Lotus avait fabriqués, le Prince Ancien me l’avait confirmé.
J’hésitai d’en parler avec Kala et je décidai finalement que ce n’était pas le meilleur moment. Pas maintenant que le Pixie se sentait si bien et était sur le point de se laisser gagner par la torpeur. Je levai les yeux vers le guérisseur qui rangeait ses instruments dans sa mallette.
— « Excuse-moi, » dis-je. « Tu sers Zenfroz Norgalah-Odali, n’est-ce pas ? »
Le guérisseur sourit.
— « Exact. Le nahô est un grand homme, qui tombe rarement malade, alors il me donne rarement du travail ! »
— « Il est ministre, non ? »
Le drow maigrelet resta un moment sans voix. Alors, il souffla.
— « Par Tatako, Zenfroz n’est pas ministre, c’est le commandant des Zombras ! Il a été nommé il y a deux ans déjà. »
Je clignai des yeux sans m’altérer.
— « Ah bon ? Je ne sais pas pourquoi j’étais convaincu que le nom de Norgalah-Odali était celui d’un ministre. »
Le guérisseur était ahuri.
— « Tu veux parler de Varandil Noa Norgalah-Odali ? »
J’inspirai, comprenant enfin. Varandil Noa Norgalah-Odali. C’était le plus haut dirigeant du cabinet de la Guilde, celui qui avait pris le contrôle de celle-ci durant la guerre de la Contre-Balance pour établir par la suite une autorité implacable durant trente ans… Cependant, le nom de Zenfroz ne me disait rien.
— « Mm… Bien sûr, » méditai-je. « Zenfroz est un parent de Varandil, alors. »
Le guérisseur secoua la tête, incrédule.
— « De grâce ! On ne plaisante pas avec ces choses, jeune mahi. Tout le monde sait que Zenfroz est le second fils de Varandil. »
— « Maintenant je le sais, » souris-je. « Merci d’avoir pris soin de ma sœur. »
C’était une façon de dire qu’il pouvait se retirer. Le guérisseur ne se départit pas de son expression désapprobatrice quand il s’inclina et sortit de la pièce. Reyk ferma la grosse porte et grommela tout bas :
— « Sérieusement, tu ne savais pas qui était Zenfroz, gamin ? »
Je le regardai avec curiosité.
— « Ben non. La politique ne m’intéresse pas. »
Je me levai, fouillai dans mon sac à dos et en tirai un Œil de Sheyra. Je n’avais pas envie de sortir de cette chambre pour demander à manger. Cependant, quand je mastiquai et que la saveur aigre emplit ma bouche, je regrettai un peu ma décision. J’en proposai un à Reyk, mais celui-ci refusa d’un geste de la tête. Je haussai les épaules, bâillai et, après m’être étendu sur un petit lit de camp situé dans un coin de la chambre, je sortis mon diamant de Kron. Sharozza avait-elle raison ?, me demandai-je, en l’observant. Ne pouvais-je pas réussir à le rompre tout seul ? Lustogan espérait-il que j’aille lui demander conseil ? Ça se pouvait bien. Si mon frère ne m’avait pas aidé, peut-être était-ce parce qu’il voulait effectivement me faire comprendre que j’avais encore besoin de son enseignement. J’avais passé les examens du Vent, j’avais appris à briser le fer noir et, malgré tout, j’étais conscient que j’ignorais encore trop de choses sur les roches.
— « Commandant des Zombras, » laissa soudain échapper Reyk, s’asseyant sur le sol et s’appuyant contre le mur. « Je me demande quel genre d’homme peut bien être ce Zenfroz. »
Je lui jetai un coup d’œil… et esquissai un sourire.
— « Je crois que nous ne tarderons pas à le savoir. »