Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies
Lorsque nous revînmes à la plateforme avec les autres, je vis qu’Ordabat et ses compagnons essayaient de soutirer à Yodah ce qu’il planifiait de faire pour reprendre Loéria. Le fils-héritier n’avait pas osé leur dire la vérité : qu’il avait convenu avec le Prince Ancien que nous n’interviendrions pas et que les vampires quitteraient Loéria quand ils seraient disposés à le faire, laissant derrière eux les villageois vivants. Il maintenait sa position : ils devaient tout d’abord se libérer de leurs colliers, sinon ils seraient capables de tuer leurs êtres chers. Une telle possibilité les effrayait tant que, finalement, malgré leurs visages sombres, ils ne firent pas d’objections quand Yodah proposa que, le rigu suivant, nous partions pour le nord.
— « Là-bas, les Zombras nous aideront, mon parent détruira vos colliers et vous vous réveillerez au bout de quelques jours. Ne vous inquiétez pas. Les vampires ont promis de ne plus tuer de Loériens. Je suis inquisiteur bréjique : les mensonges ne m’échappent pas. Je peux vous assurer que ces vampires ne mentaient pas. »
Son raisonnement fonctionna curieusement bien. Telle était la réputation des Arunaeh : leurs arts étaient si terribles qu’ils étaient même capables d’effrayer des vampires. C’est ce que devaient penser ces visages lugubres et à la fois pleins d’espoir. Je croisai le regard de Yodah, pensif, et il établit la connexion bréjique pour demander :
“Pourras-tu tous les détruire d’affilée ?”
“Les colliers ?” Je roulai les yeux. “Bien sûr. Écoute, Yodah… Désolé de t’avoir secoué avant.”
Il me regarda, goguenard.
“N’est-ce pas plutôt Kala qui devrait s’excuser ?”
Je sentis une barrière de fierté butée se dresser dans l’esprit de Kala et j’esquissai un sourire moqueur.
“Mar-haï, tu as raison. Peut-être qu’un jour, Kala apprendra à s’excuser…”
Je souris plus largement en percevant la frustration boudeuse de Kala. Il ne s’excusa pas. Yodah haussa les épaules et je demandai :
“Dis, Yodah. À propos des colliers… Pourquoi tu n’utilises pas cette technique que Liyen a utilisée avec moi ? Couper les fils bréjiques pour éviter qu’ils ne s’évanouissent,” précisai-je.
“À ton avis ?” répliqua Yodah.
Je suivis son regard éloquent vers les vingt-sept dokohis armés et affligés et je grimaçai, comprenant. Si nous leur retirions les colliers ici, ils iraient tout droit à Loéria attaquer les vampires. Il valait mieux essayer de les éloigner de là le plus possible avant de les libérer des spectres… et plus longtemps ils resteraient évanouis, mieux ce serait.
Néanmoins, avoir vingt-sept dokohis si proches de ma sœur m’inquiétait un peu. S’ils perdaient le contrôle face aux spectres, nous étions tous morts.
— « Je vais aller récupérer mon diamant de Kron, » déclarai-je, après un silence.
Il restait dix heures avant le rigu suivant, d’après Yodah. Je convainquis Livon et Jiyari de rester se reposer —tous avaient passé une journée plus mouvementée que moi—, mais Reyk insista pour m’accompagner.
— « Si tu es attaqué par une bande de hawis et que tu meures maintenant, on sera bien avancés, » dit-il.
— « Ne t’inquiète pas, frère, les dokohis ne sortiront pas, » assura Yanika, me voyant hésiter.
Considérant l’affaire comme résolue, Yodah me tendit un papier plié en disant :
— « Zélif nous a laissés une carte de la zone. Peut-être que vous en aurez besoin. » Je l’acceptai et Yodah ajouta avec une pointe de moquerie : « Tu prends vraiment ton entraînement au sérieux. Lustogan serait fier de toi. »
Je poussai un bruyant soupir. Quelques instants après, le Zorkia, Tchag et moi, nous étions de retour dans le tunnel des vampires et nous prîmes la direction qui, à mon avis, devait être celle du tunnel qui menait à la caverne où avait été chassée l’aorgone. Pour retourner au village, les vampires avaient fait le chemin en moins de deux heures, me semblait-il, chargés de lourds paniers. Si nous ne nous trompions pas de chemin, nous arriverions en un peu moins d’une demi-heure, estimai-je.
Au niveau de Loéria, je perçus la présence de deux vampires sentinelles avec mon orique, mais ils ne sortirent pas de leurs cachettes. Quand nous parvînmes à un tunnel plus étroit, je consultai la carte et acquiesçai.
— « C’est par ici. »
Le Zorkia ne disait rien. Nous avancions à un bon rythme et nous atteignîmes la caverne plus tôt que je ne le pensais. Nous nous étions à peine éloignés de l’entrée quand un grognement nous alarma et Reyk dégaina son épée. À la lumière orangée des roche-ambres, je distinguai un rongeur qui disparut entre les roches comme une flèche. Fuyait-il à cause de nous ? Ou à cause d’autre chose ?
Nous demeurâmes attentifs tout en avançant dans la caverne. Je vis la grande stalagmite qui bloquait le passage. Sans l’atteindre, je m’arrêtai pour examiner le sol encore rougi du sang sec de l’aorgone. Où avaient-ils jeté mes habits ? En ce moment, le perceptisme de Zélif aurait été le bienvenu. Tchag, cependant, mettait de la bonne volonté. Reyk se contentait de me suivre pendant que je sondais l’obscurité.
La première chose que je trouvai fut le gant que m’avait donné un des gardes de la caravane. Mon gant de destructeur, c’est Tchag qui le trouva : il apparut en le portant sur la tête comme un chapeau et je souris largement. Il était gélatineux, mais en bon état.
— « Merci, Tchag. Reste à trouver ce diamant. »
Je me promenai dans la zone où je l’avais laissé tomber, me courbant pour scruter le sol. Où diable était-il tombé ? Je me rembrunis. Un vampire l’avait-il pris ? Soudain, l’imp surgit d’entre deux rochers et tendit une main, me montrant le diamant, noir comme l’encre. Je me réjouis de nouveau.
— « Mar-haï, merci, T… »
Je me tus quand je vis Tchag se tourner et commencer à frapper le diamant contre une colonne.
— « Tchag ? » m’étonnai-je.
L’imp se tourna vers moi, acquiesça, et recommença à donner des coups avec le diamant. J’échangeai un regard étonné avec Reyk et me penchai, tendant la main.
— « Eh. Cette pierre n’est pas faite pour jouer. Tu m’entends ? »
Tchag continua de frapper jusqu’à ce qu’inquiet, je lui prenne de force le diamant et le soulève.
— « Allez, Tchag, calme-toi. Qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Il m’adressa une grimace, tordant sa bouche, et je soupirai. « Yéren a dit que tu devrais pouvoir parler. Pourquoi ne parles-tu pas au lieu de grimacer ? »
J’attendis quelques instants dans un silence uniquement interrompu par nos respirations et par le tintement de gouttes d’eau. Alors, Reyk fit :
— « Ça, ça doit être ton gilet de destructeur. »
Il indiquait quelque chose dans la pénombre. Je plissai les yeux, reposai Tchag et mis le diamant dans ma poche. J’allai ramasser le gilet et, au passage, je trouvai aussi la chemise, mais je l’abandonnai en la voyant détrempée et pleine de trous : la flaque dans laquelle elle était tombée devait sûrement être pleine d’acide et je me gardai bien d’y mettre le pied. Enfin vêtu, mon diamant de Kron bien à l’abri dans ma poche, je lançai :
— « Tout est en ordre. »
Nous prîmes le chemin de retour. Reyk était très silencieux et je lui jetai un regard interrogatif tandis que nous avancions.
— « Tout va bien, Reyk ? »
Le commandant Zorkia me jeta un regard sombre.
— « Bien ? » répéta-t-il. « Comment veux-tu que ça aille bien alors que mes compagnons sont à Makabath ? »
Sa réponse mordante me laissa sans voix. Nous marchions dans le tunnel, uniquement éclairés par la lumière ténue de ma pierre de lune. Attah, cela ne paraissait pas le meilleur moment pour parler des Zorkias, alors que nous avions d’autres problèmes plus urgents, mais… Le visage de Reyk se rembrunit encore davantage quand celui-ci ajouta :
— « N’oublie pas pourquoi je suis ici, Arunaeh. Nous avons promis de nous aider mutuellement, mais tu ne m’avais pas dit que les frères que tu devais trouver étaient des Pixies de légende. » Il s’arrêta en plein tunnel et je l’imitai, saisi, tandis qu’il jurait : « Ashgavar… Tout ça me fait rager, gamin. Tu m’avais dit que tu avais des problèmes avec ta famille, je t’en ficherai ! Maintenant, nous nous retrouvons avec un inquisiteur qui dit être ton futur leader. Et ça me fait rager. Moi, je veux juste sortir mes compagnons de prison et je me retrouve avec un groupe de fous qui voyage dans des tunnels infestés de bestioles à la recherche des Yeux Blancs. Des fous cinglés qui négocient avec des vampires et veulent sauver plusieurs dizaines d’Yeux Blancs contrôlés par une gamine bréjiste au pouvoir absurde. Et pour comble, » ajouta-t-il avec un grognement sourd tandis que Kala et moi clignions des yeux, stupéfaits, « maintenant, vous décidez de voyager vers le nord, vers Dagovil, et vous voulez passer une frontière pleine de Zombras. Tu sais quoi ? Je ne sais pas pourquoi diables je t’ai écouté. Je suis peut-être Zorkia, j’ai peut-être vécu des misères que tu ne peux même pas imaginer, mon garçon, mais ça… Avoir un accord avec un fou à lier avec deux personnalités, c’est plus que ce qu’un type rationnel comme moi ne peut supporter. Tu m’entends ? J’en ai assez. »
Étrangement, Kala était intimidé et les larmes lui montèrent même aux yeux. Moi, je toussotai et compris soudain comment Reyk devait se sentir. Impuissant et désarmé face à une Guilde qui lui avait volé ses compagnons d’armes, son unique famille. Saturé et trompé par des Arunaeh qui ne lui avaient apporté que des problèmes. Je savais que, si je ne répondais pas maintenant avec les bons mots, Reyk partirait et irait chercher d’autres méthodes plus pertinentes de mener à bien son sauvetage. Par conséquent, demander pardon n’était pas la bonne voie.
J’inspirai et rompis enfin le silence :
— « Au Sanatorium de la Jouvencelle de la Vie, tu as dit que, tous deux, nous avions un ennemi commun. C’est la Guilde qui a fait des expériences sur Kala. Et c’est elle qui a tué ton commandant… »
— « Et tu vas me dire que, puisque nous avons un même ennemi, je dois résoudre tes problèmes, » me coupa le Zorkia avec un bruyant soupir. « Par Ohawura, tu n’es qu’un gamin. Et cette bande de Ragasakis, pareil. Vous me rappelez ces groupes d’aventuriers insouciants qui se fixent un objectif grandiose et finissent déchiquetés dans quelque coin perdu des Souterrains. De ceux-là, j’en ai vu beaucoup, je te l’assure. Et aussi de jeunes intrépides qui sacrifient leur vie pour les autres. »
Je me redressai, interdit, et Reyk se moqua sur un ton caustique :
— « Tu t’es cru malin quand tu as bloqué le passage avec cette roche ? Tu crois vraiment que je n’aurais pas pu lutter contre ces vampires ? Idiot. J’ai tué des vampires en Dagovil. Je sais que j’aurais pu tous les anéantir. J’étais prêt. Mais comment allais-je imaginer qu’un petit héros comme toi allait sacrifier sa vie comme ça sans réfléchir ? Tu as méprisé ta vie d’une façon stupide. Et ça aussi, ça me fait rager. »
Je lui rendis un regard interloqué. Mar-haï, il me passait un sacré savon… Kala s’offensait à présent. Je me raclai la gorge :
— « Tu as raison, » reconnus-je. « Je ne t’ai pas fait suffisamment confiance. Je n’ai jamais vu un Zorkia se battre. Ma décision est allée à l’essentiel : sauver la vie du fils-héritier et de ma sœur. Tu pourrais sûrement tous nous avoir sauvés, Sanaytay aurait pu utiliser un rugissement terrifiant, Yanika les aurait effrayés… Peut-être que personne ne serait mort. Mais, » ajoutai-je, levant la tête, « pense que, si je n’avais pas agi ainsi, les Loériens n’auraient eu personne pour leur ouvrir la porte, ils n’auraient pas pu s’enfuir, ils auraient résisté et ils seraient morts. » Il me répondit par un souffle et j’insistai calmement : « Je n’ai pas méprisé ma vie. Je suis Arunaeh. Un Arunaeh ne méprise jamais sa vie. »
Le commandant Zorkia me jeta un regard sceptique et haussa les épaules.
— « Kasrada… Peu importe. Si tu ne veux pas le reconnaître, c’est ton problème. »
Je roulai les yeux.
— « J’ai dit que tu avais raison, j’ai été imprudent, mais je n’ai pas pour autant méprisé ma vie. J’ai été imprudent par manque d’analyse, c’est tout. Je te l’expliquerais plus en détail, mais Kala va me dire que je suis assommant, alors laissons le passé où il est et réponds-moi à une question, s’il te plaît. Vas-tu passer la frontière de Dagovil avec les autres ? Si tu ne veux pas, je ne la passerai pas non plus. Tout compte fait… »
— « Je la passerai, » me coupa Reyk. Sa réponse me surprit. « Je la passerai et j’irai libérer mes compagnons à ma manière. Si tu veux m’aider, Arunaeh, aide-moi à passer cette frontière sans qu’on m’envoie à Makabath. Si je réalise mon objectif, je paierai ma dette envers toi pour ton silence et ton aide. Si ces conditions ne te conviennent pas… c’est facile pour toi. Tu n’as qu’à dire quelques mots aux Zombras et ils se chargeront de ce vieux Zorkia qui te donne des sermons. Qu’en penses-tu ? »
Je le regardai dans les yeux. Il était en train d’envoyer promener l’accord initial, mais je ne pouvais pas le lui reprocher. Tout compte fait, au départ, je ne lui avais rien expliqué sur les Pixies, ni sur Liireth ni sur mon manque d’informations sur l’endroit où se trouvaient les frères de Kala. Impatient, ayant son propre objectif, Reyk avait rabaissé l’accord à un pacte de non-trahison.
D’une certaine façon, c’était plus pratique pour moi : je n’aurais pas à me promener avec un fugitif inscrit sur la liste noire de la Guilde. Après un long silence, je soupirai.
— « Je t’aiderai à passer la frontière. Une fois là-bas… si tu as besoin d’un destructeur, tu sauras à qui faire appel. »
Reyk sourit légèrement, puis il fronça les sourcils.
— « Et la bestiole grise ? Où est-elle ? »
Je regardai autour de moi et je ne vis Tchag nulle part. Je m’alarmai.
— « Je ne le vois pas. Tchag ! » l’appelai-je.
Si nous le perdions… Attah, il ne manquait plus que ça. Nous l’appelâmes pendant un moment dans le tunnel ; alors, Tchag apparut soudainement juste devant moi, cessant d’être invisible. Ce diablotin… à quoi jouait-il ? À se cacher de nous. Il souriait largement. Je roulais les yeux et me penchai pour ébouriffer sa touffe de cheveux blancs.
— « Ne me fais pas de telles frayeurs, Tchag. Grimpe. »
Il grimpa sur mon épaule sans hésiter et nous prîmes le chemin de retour vers notre campement. Les alentours de Loéria étaient aussi tranquilles qu’à l’aller. Quand nous arrivâmes à la caverne de la plateforme, je les trouvai tous endormis, hormis Yodah et Livon. L’un avait une expression fataliste, l’autre fronçait les sourcils, concentré, regardant les dokohis.
— « Salut, Drey, » dit Yodah à voix basse. « Tout va bien ? » J’acquiesçai et il ajouta : « Eh bien, ici, nous avons un problème. »
J’arquai les sourcils, montant sur la plateforme.
— « Un problème ? »
Livon hocha affirmativement la tête sans détourner les yeux des dokohis.
— « J’ai un bon œil pour ce genre de choses. J’ai été berger. Je suis sûr que les dokohis étaient vingt-sept. Mais maintenant… » Il leva un regard troublé vers moi. « Ils sont vingt-six. »
* * *
Quand nous nous mîmes en route vers le nord, le rigu suivant, le dokohi manquait toujours. Yodah et moi, nous avions pensé que, le spectre ayant repris le contrôle, il devait probablement être parti loin de là en courant et être retourné à Lédek. Moi, je ne m’inquiétais pas : mis à part mon tour de garde, j’avais dormi comme un ours lébrin.
J’avançais entre Yanika et Jiyari. Yodah, Orih et Livon ouvraient la marche avec Ordabat, le Loérien forgeron. Reyk et Tchag la fermaient. L’imp avait l’air de s’être pris d’une certaine affection pour le Zorkia et celui-ci l’acceptait comme compagnon avec plus de curiosité que d’ennui. Entre ces deux groupes, les vingt-six dokohis nous encerclaient comme un essaim, soucieux de ne pas s’éloigner de la petite Arunaeh qui les aidait à conserver leur identité.
Nous évitions les tunnels trop étroits, prenant les plus larges, plus dangereux, mais qui nous permettaient de demeurer plus groupés. Bientôt les tunnels laissèrent la place à une grande caverne presque dépourvue de lumière, emplie de colonnes et au sol irrégulier couvert d’herbe bleue. Nous effrayâmes une bande de hawis qui s’enfuit prudemment. Je jetai un coup d’œil à la carte avec ma pierre de lune. À un kilomètre plus au nord, nous trouverions un autre tunnel qui se dirigeait tout droit vers le poste frontalier. Nous étions très proches de Dagovil. Mais encore plus près de la frontière avec Lédek, pensai-je. De fait, je ne sus déterminer si, en ce moment même, nous marchions dans le pays de Lédek ou de Kozéra.
Soudain, Yodah leva la main pour arrêter la marche et je demandai, surpris :
— « Que se passe-t-il ? »
— « C’est l’expédition de bloqueurs, » expliqua Yodah.
J’ouvris grand les yeux. Des bloqueurs ? C’étaient des destructeurs dont la spécialité était la destruction de tunnels au lieu de leur création. Je me mis sur la pointe des pieds pour essayer de voir et je m’approchai du fils-héritier, curieux, en distinguant le mouvement de lanternes dans l’obscurité. Les lanternes émettaient une lumière mauve caractéristique, signifiant qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions. Yodah précisa :
— « En réalité, il n’y a qu’une seule bloqueuse. C’est elle qui nous a raconté que cette Naylah avait été arrêtée. Elle nous a rejoints près de la frontière avec des mercenaires. Ce ne sont pas des Zombras : comme tu dois le savoir, ceux-ci dépendent de la Guilde et ne peuvent envahir Kozéra et Lédek comme bon leur semble. Ceux-là, » dit-il, faisant un geste vers les lumières qui approchaient, « ce sont des mercenaires Kartans. »
Il n’y avait rien d’étonnant alors à ce qu’ils ne respectent pas les frontières. Les Kartans étaient une ancienne tribu de caïtes qui se consacraient aux arts guerriers. Et ils étaient impressionnants. Je le savais bien parce que le Temple du Vent avait l’habitude de requérir leurs services pour escorter ses destructeurs.
Alors, je repensai à cette bloqueuse et je plissai les yeux.
— « Dis. Cette destructrice… vient-elle du Temple du Vent ? »
Yodah acquiesça, mais c’est Yanika qui répondit en disant :
— « C’est Sharozza de Veyli. Tu t’en souviens ? »
— « Fichtre. L’Exterminatrice ? »
— « L’Exterminatrice ? » répéta Orih, me regardant avec curiosité. « C’est son surnom ? »
— « Et il lui va comme un gant, » assurai-je. « Mais je suppose que, si tu te mettais à faire exploser des cavernes, tu la surpasserais largement. »
La mirole roula les yeux. Yodah posa un index sur son menton, pensif.
— « De Veyli, » répéta-t-il. « C’est le nom d’un nouveau lignage, non ? »
Je haussai les épaules, observant les lanternes qui avançaient. Je reconnus finalement la silhouette de l’Exterminatrice, son visage rond aux grands yeux et ses cheveux bouclés en bataille. Se plaçant à côté de moi, Yanika confirma ma première impression avec amusement :
— « Elle n’a pas du tout changé. »
Après avoir descendu d’un bond un petit dénivelé du terrain herbeux, l’Exterminatrice leva une main et s’avança d’une démarche désinvolte au milieu de sept caïtes imposants, en disant :
— « Bon rigu ! Vous rentrez déjà ? Quelle bonne coordination ! Nous aussi. »
Yodah s’inclina avec l’élégance d’un gentilhomme en répondant :
— « Je suis heureux de la coïncidence. Tout s’est bien passé ? »
— « Bien sûr ! Deux tunnels à rayer de la carte, » déclara la Moine du Vent avec enjouement. « Maintenant, les Yeux Blancs auront plus de mal à parvenir à Dagovil. »
Voilà pourquoi ils avaient pris la liberté de bloquer des tunnels à la frontière entre Kozéra et Lédek… Enfin, de toute façon, cela ne pouvait pas grandement déranger les Kozériens : leurs terres à moitié abandonnées du nord-ouest n’en devenaient que plus sûres… Il ne leur restait qu’à libérer Loéria des vampires. Sharozza sourit de ses yeux violets bien ouverts.
— « Alors ? Tu as récupéré le jeune Drey ? »
Elle promena un regard attentif sur les dokohis, sur Livon, Orih, Jiyari, ma sœur et Reyk. Ce n’est que lorsque je m’inclinai pour la saluer que ses yeux se fixèrent sur moi, surpris.
— « Cela faisait longtemps, Sharozza. »
— « Drey ? » Ses yeux remarquèrent ma pierre de serment du Vent, suspendue à la chaîne d’argent. « C’est donc vrai. On m’a dit que tu avais changé à cause d’une mutation. Mais ce qui me frappe le plus, c’est combien tu as grandi ! » s’enthousiasma-t-elle. « On dirait que tu es même un peu plus grand que ton frère. À moins que ce ne soit cette tignasse de cerbère que tu as sur la tête ? Gargouilles sacrées, quelle allure, » fit-elle, posant une main sur sa hanche tout en me regardant de haut en bas. « Des yeux de démon, une tête de démon et une odeur de démon… même ton sourire est devenu démoniaque. »
— « On dit que, lorsque les vampires te mordent, ton sang s’emplit de mauvais esprits, » dis-je en plaisantant. « Je suppose que, maintenant, mon sang aussi doit être démoniaque. »
— « Sûrement ! » s’exclama Sharozza plaisantant, elle aussi. Ses yeux étincelèrent. « Alors, comme ça, ils t’ont mordu ? »
— « J’ai participé à une orgie, » détaillai-je. « Et j’ai régalé les leaders. Un festin, m’ont-ils dit. Ils m’ont même remercié. »
— « Pff… Vraiment ? C’étaient quoi ? Des vampires civilisés ? »
— « Sans aucun doute, » intervint Yodah. « Je suis même parvenu à négocier avec eux. On se remet en route ? »
Tandis que nous continuions, Sharozza s’approcha de moi et je m’aperçus que les Kartans m’observaient avec méfiance.
— « Dis, dis, » fit l’Exterminatrice, me prenant par le bras sans la moindre peur de mes attributs démoniaques, « as-tu des nouvelles de ton frère ? On m’a dit que l’Orbe a été rendu… Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? »
Je grimaçai en remarquant le regard curieux de Livon et d’Orih. Eux, ils ne savaient rien des histoires de famille des Arunaeh.
— « À ce que je sais, on lui a donné un mois de vacances avant de se mettre à travailler sérieusement, » répondis-je. « Il devrait bientôt repasser par le temple. »
— « Cet homme ! Si sérieux et droit et si pur… Par Tokura ! Moi qui le croyais innocent comme un enfant, j’ai été toute surprise quand j’ai appris cette histoire de vol ! » À son visage radieux, on aurait presque dit que cela avait été une bonne surprise pour elle. Elle s’écria : « Deux millions ! Ça ne te semble pas exagéré ? »
Ses yeux scintillaient.
— « Euh… » toussotai-je. « C’est une affaire entre le Grand Moine et Lustogan. C’est à eux d’en décider. »
Sharozza libéra mon bras en soufflant.
— « Mais voyons ! Tu ne vas pas l’aider ? Quelle sorte de frère es-tu, Drey ? Tu devrais au moins lui donner ton appui. Moi, je le lui donnerais, mais je ne peux pas me rendre sur votre île. Mar-haï… T’entends-tu si mal avec ton frère ? Souviens-toi de toutes les années qu’il t’a consacrées ! Des heures et des heures interminables, tout pour toi, toujours pour toi… Tu étais la seule personne à qui il prêtait attention, » ajouta-t-elle avec un soupir renfrogné.
Moi, je la regardais, étonné, et je faillis trébucher sur une roche. Je rattrapai mon équilibre en sautant et demandai :
— « Tu ne lui en veux pas, pour ce qu’il a fait ? »
Sharozza s’arrêta, les bras croisés, soudainement offensée.
— « Répète ça, petit malin ! Lui en vouloir, moi ? Lustogan est un destructeur exemplaire. Nous avons appris et travaillé ensemble durant presque vingt ans. Un petit vol passager n’entache pas sa perfection. Que son petit frère lui tourne le dos de la sorte ! Tu me déçois, Drey Arunaeh. »
Je clignai des yeux. Yanika dissimula son sourire, mais son aura dessinait son amusement dans l’air. Je roulai les yeux.
— « Pardon. Je t’ai mal jugée, Sharozza. J’ai lu une fois, dans un livre, qu’il y a des personnes qui ne changent pas avec le temps. Tu dois être l’une d’elles et je m’en réjouis. »
Sharozza tordit sa bouche en une moue évaluatrice. Et brusquement, elle sourit, s’avança et me donna une tape dans le dos.
— « Toi non plus, tu n’as pas changé tant que ça au-dedans. Tu es toujours aussi impertinent, nigaud et adorable que d’habitude. Mais détrompe-toi : les années changent toujours les gens, » ajouta-t-elle alors que nous continuions à avancer. « Maintenant, je suis devenue plus sage, plus puissante et plus prudente. »
Le sourire moqueur qui apparut fugacement sur le visage d’un des caïtes Kartans ne m’échappa pas. Je devinai sa pensée : puissante peut-être, mais sage et prudente ?
Soudain, je remarquai que l’aura de Yanika s’emplissait de confusion et je me retournai. Les dokohis étaient nerveux. Ils se regardaient entre eux comme si quelque chose les avait piqués en même temps…
— « Que se passe-t-il ? » demanda Livon.
Les dokohis s’agitèrent, échangèrent à nouveau des regards inquiets puis s’immobilisèrent, nous forçant à nous arrêter nous aussi. Une femme parmi eux murmura :
— « C’est… comme si… »
— « Quelqu’un nous appelait, » compléta un autre, confus lui aussi.
Alors, l’un d’eux porta les mains à sa tête, deux autres agrippèrent leur collier, pris de panique. Plusieurs tombèrent à genoux.
— « À l’aide ! » balbutia un dokohi, cramponnant son collier.
— « À l’aide ! »
Le cri uni des dokohis fut suivi d’un sifflement qui traversa l’air. Je compris au dernier moment et envoyai une rafale… Trop tard. La pierre lancée frappa Yanika à la tête. Je me précipitai vers ma sœur et parvins à amortir sa chute, mais… Yanika ne répondait pas. Elle était immobile.
Son aura avait disparu.
Mon Datsu éclata. Tandis qu’Orih criait, signalant quelque chose du doigt, derrière une stalagmite, je tenais Yanika dans mes bras et regardais le filet de sang qui s’écoulait de la blessure. Je ne savais pas quoi faire. Je n’étais pas guérisseur. Je ne savais pas guérir… Je lui donnai de petites tapes sur la joue.
— « Yanika ! Yanika, réveille-toi ! »
C’est Kala qui cria. Il criait avec un sentiment dont, moi, je venais de me couper. Pour cette raison peut-être, il fut le premier à relever la tête et à se rendre compte que nous avions un problème : sans l’aura de Yanika, les vingt-six spectres avaient repris le contrôle de leurs corps saïjits. Leurs yeux brillaient comme des lunes.
Le responsable devait être le vingt-septième dokohi qui s’était échappé, compris-je. Kala criait, agrippait Yanika et ne voulait pas la lâcher, bien que les dokohis soient en train de dégainer leurs épées, de saisir leurs haches et de pointer leurs lances. On entendit les premiers heurts avec les Kartans.
— « Yanika, ne meurs pas ! » hurla Kala.
Il voulut lancer son orique, mais il s’arrêta quand Yodah se jeta brusquement sur nous et posa une main sur la tête de Yanika. Le Datsu rouge du fils-héritier était assombri et occupait presque tout son visage. Je ne l’avais jamais vu ainsi.
Je compris qu’il tentait de forcer Yanika à se réveiller. Il posa son front contre le sien, si concentré qu’il semblait que la fureur autour de nous ne lui incombait pas. Sauf que ce n’était pas vrai : les dokohis tournèrent leurs armes vers nous. Leur objectif était Yanika.
À la façon dont tremblait notre corps, je devinai que Kala bouillonnait de rage. Il voulut se lever, mais nous n’en avions pas le temps. Je n’avais même pas le temps de lancer quatre rafales de vent pour nous débarrasser des quatre dokohis qui se ruaient sur nous. J’en projetai un à terre avec mon orique. Le deuxième fut entraîné par le poids d’un autre dokohi transpercé par la lance d’un des Kartans. Le troisième, je le renversai avec une autre rafale… et le quatrième vint assener un coup mortel. L’épée allait droit vers Yodah, qui protégeait Yanika de son propre corps tout en essayant de la réveiller. Kala hurla :
— « YODAH ! »