Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies

16 Éclats

Je me réveillai au son des flûtes, de battements de mains et de cris aigus. Un instant, en ouvrant les yeux, je pensai que je m’étais transporté dans une forêt d’elfes sylvestres, de ceux qui souriaient, chantaient et dansaient de joie toute la journée, vêtus de leurs élégants et légers habits. Je n’étais pas si éloigné de la réalité : les chants, la joie et les habits raffinés étaient là. Sauf que les elfes sylvestres étaient des vampires suceurs de sang. Qui plus est, plus d’un avait l’air saoul. Ils barbouillaient leurs bouches de sang chaque fois qu’ils buvaient de leurs grands gobelets, ils riaient, criaient fort, chantaient et parlaient avec animation.

Que Sheyra me pardonne, j’assistais à une orgie vampirique.

C’était lugubre, bien que je sache que le sang qu’ils buvaient était probablement celui de l’aorgone et non celui de saïjits, mais… Si ces vampires étaient à Loéria et si je n’avais pas vu une âme saïjit, cela signifiait alors que les orgies des semaines passées avaient dû être bien plus sinistres.

À ce moment, précisément, à travers mes yeux entrouverts, écœurés par le sang, j’aperçus une fillette humaine courbée qui servait un gobelet à un vampire. Celui-ci l’accepta, lui ébouriffant les cheveux, et il reprit sa conversation tandis que la petite fille continuait de circuler avec un petit tonneau trop lourd pour elle. Elle était si livide qu’elle avait presque l’air d’un vampire. Je vis trois autres enfants de cet âge servant à d’autres points du cercle et trois autres plus jeunes. Et c’était tout. Probablement, c’étaient les seuls survivants du massacre de Loéria.

Brusquement, les conversations se turent : celui qui était assis à quelques mètres devant moi dans le cercle s’était levé, brandissant son gobelet. Il annonça quelque chose dans sa langue, d’une voix forte et décidée. C’était le même vampire que celui que j’avais vu dans la pièce, assis dans son fauteuil. Grand, les yeux clairs, les cheveux noirs et la peau si pâle qu’elle semblait transparente… Il se tourna alors vers son voisin de table avec un sourire qui aurait pu paraître amène s’il n’avait pas été souillé de sang. Il posa son verre et deux vampires allèrent prendre celui-ci ainsi que celui de son voisin de table avant de s’approcher de moi. J’allais donc être le dessert des leaders, compris-je. Enfin, du chef et de son invité. Je regardai celui-ci. Et je clignai des yeux, sentant que mon cœur faisait un bond de six mètres. Attah. Lui…

Jusqu’alors, l’enfermement et la peur de mourir avaient irrité et courroucé Kala. Mais, là, il ressentit quelque chose de totalement différent. Sa rage ne s’enfla pas comme une bulle : elle éclata. Sa haine se déchaîna, si horrible qu’il m’effraya même davantage que les vampires.

Il émit un cri étouffé par le bâillon. Un cri de démence et de haine. Et ses yeux étaient rivés sur le vieux vampire assis à côté du chef du clan. Car, je ne sais pour quelle raison, il pensait que ce vieil homme était l’assassin de Lotus. Parce que ce vieil homme était le Prince Ancien qui avait prétendu être si pacifique à la Superficie et qui, maintenant, assistait à un banquet de vampires, ni plus ni moins.

Malgré sa rage aveugle, les deux vampires qui s’approchèrent immobilisèrent Kala sans difficulté, ils firent une petite coupure à chaque bras et pressèrent les veines, emplissant chacun un gobelet. Les gouttes tombaient. Et les convives chantaient une chanson visiblement en accord avec les circonstances. Quant à Kala, il commençait à avoir si mal au cœur que je craignis qu’il ne s’évanouisse. Les deux vampires collecteurs de sang emplirent les gobelets à ras bord ; une fois pleins, ils les éloignèrent prudemment de moi, allèrent les déposer devant le chef et le Prince Ancien, et revinrent seulement pour lécher les blessures et les cautériser. Tous deux échangèrent tout bas des grognements blagueurs, et je crus deviner ce qu’ils disaient : c’est délicieux.

Le chef leva alors un gobelet bien plein et le tendit au Prince Ancien en disant :

— « Ur-haït ! »

Et le Gardien Blanc de la Sagesse, le vampire dont l’idéal était la cohabitation entre son espèce et les saïjits, inclina la tête en signe de gratitude, porta le gobelet à ses lèvres et but mon sang sans répugnance, le savourant comme un dégustateur de vins. Ses yeux se fermèrent même de plaisir. Il sourit largement et grogna quelque chose sur un ton indéniablement appréciatif. Le chef s’esclaffa et, après avoir goûté lui aussi, tous deux s’assirent et la fête reprit comme avant, bruyante et joyeuse.

Kala et moi, nous ne quittions pas le Prince Ancien des yeux. Il ne nous avait pas reconnus. C’était clair comme de l’eau de source. Mais, s’il l’avait fait, cela aurait-il changé quelque chose ?

Bien qu’il y ait un bon nombre de vampires ivres de sang, d’autres montaient la garde et il n’allait pas être facile de sortir de là. En plus, trois heures ne devaient pas s’être écoulées depuis que je m’étais endormi et ma tige n’était pas remise. Mais… je devais essayer.

Comme le poteau était en bois, je ne pus utiliser la même technique qu’avant pour me libérer, mais, cette fois, la corde, quoique plus grosse, était ligneuse : je pus utiliser mon orique pour l’entailler petit à petit. Quand elle fut sur le point de céder, je dis mentalement :

“Kala. Tiens-toi prêt. Toi, va vers la gauche, saute par-dessus la table et cours. Moi, je m’occupe de les aveugler avec l’orique. Si je peux concentrer toute mon attention là-dessus, je leur ferai un beau nuage de poussière. Cela nous fera gagner du temps.”

Je marquai une pause. Kala rugissait au-dedans.

“Kala,” ajoutai-je. “Calme-toi, sinon nous ne sortirons pas d’ici en vie, tu me comprends ?”

Je sentis son irritation en plus de sa haine. Mes paroles n’arrangeaient pas les choses. Je soupirai.

“Je te fais confiance, Kala. Ne me déçois pas.”

Je me concentrai. Je sentis l’air s’agiter, je sentis le sable fin qui tapissait la place et j’acquiesçai pour moi-même avant d’étendre mon sortilège. Il allait être efficace, et plus il serait ample mieux ce serait : je n’allais pas permettre qu’ils nous tuent. Finalement, je lançai le sortilège et, soudain, tout le banquet se changea en une tourmente de sable. Je coupai le reste de la corde.

“Maintenant !”

Sans rien voir, Kala secoua ses bras, se libéra, se leva et se rua, évitant de peu un coup de lance asséné à l’aveuglette par un des vampires qui surveillaient. Moi, je m’appliquai à maintenir le vent levé. C’est pourquoi, je mis un moment à me rendre compte que Kala ne courait pas dans la bonne direction. Quand je m’en aperçus, il était trop tard : Kala sautait sur la table et se jetait tout droit sur le Prince Ancien. Il lui donna un coup de poing magistral. Il ôta le bâillon d’un geste brusque et cria :

— « Meurs, assassin ! » Il le saisit par la gorge, le foudroyant de nos yeux exorbités. « Tu as tué mon père, vampire ! Meurs ! »

Il le plaqua au sol et se jeta sur lui comme une bête féroce. Moi, je protestais, je lui criais mentalement de courir, je tentais de lui voler le corps, mais, quand Kala se mettait dans cet état, j’avais la sensation de lutter contre un raz-de-marée.

Mon vent faiblit et le sable tomba plus rapidement que prévu. Je vis les yeux du vieux vampire écarquillés, je vis l’étoile à trois pointes tatouée sur son front qui rappelait à Kala tant de tristesse, et le poing de Kala, qui avait été autrefois métallique et mortel, ne réussit qu’à mâchurer le visage du Prince Ancien, avant que tout un clan de vampires ne se jette sur moi. De nouveau, Kala avait laissé passer l’opportunité de se sauver. Juste pour une question de vengeance. Je ne le comprenais pas. Vraiment, je ne le comprenais pas, pensai-je, tandis que les vampires m’immobilisaient. Dans le brouillard de sable déjà presque inexistant, je vis une lame brillante apparaître et se placer contre ma joue. S’ensuivit une brève conversation durant laquelle le Prince Ancien sembla raisonner les gardes. Ils ne me tuèrent pas. Le Prince Ancien se pencha devant moi et me regarda dans les yeux, l’expression incrédule.

— « Tu es… Drey Arunaeh ? » demanda-t-il.

Kala le foudroya du regard. Je parvins à reprendre le corps et répondis rapidement :

— « C’est bien moi. Pardon pour l’attaque. Ce n’était pas mon intention. S’il te plaît, je ne sais pas ce que tu fais ici à boire du sang de saïjit, mais… s’il te plaît, rappelle-toi ce que tu as dit sur tes idéaux… Fais en sorte qu’ils ne me tuent pas, diables… »

Je perdis à nouveau le contrôle et Kala supplia :

— « Je veux te tuer. Laisse-moi te tuer. Je dois le faire. Pour mon père. Laisse-moi. »

Son ton suppliant s’accordait tellement peu avec ses paroles qu’un instant, je trouvai même cela comique. Étrangement, le Prince Ancien aussi, parce qu’il sourit et dit :

— « Je vois. »

Il posa une main ridée sur mon front et je sentis comme il me sondait avec sa bréjique, cherchant une entrée vers mon esprit. Mais mon Datsu l’en empêcha. Qu’avait-il tenté de faire, l’infâme ?

— « Je vois, » répéta-t-il alors. Et nos regards se croisèrent de nouveau. « Ne t’inquiète pas. Je demanderai à ce que personne ne te tue. Mais, en échange, n’essaie pas de t’enfuir ni d’attaquer les gens. Après ce dîner, je m’entretiendrai longuement avec toi et je te dirai qui était Liireth en réalité. D’accord ? »

Occupé comme je l’étais à lutter contre Kala et à éviter que celui-ci ne fasse empirer les choses, je ne répondis pas. Mais le Prince Ancien prit mon silence pour un consentement. Il se leva et lança des consignes dans la langue des vampires. Finalement, ils m’écartèrent du banquet et m’emmenèrent dans un endroit froid, un entrepôt plein de viande et d’intestins. Marmonnant entre eux, mais sans animosité à mon égard, ils me fourrèrent dans un grand sac élastique qu’ils suspendirent au plafond, laissant juste une ouverture suffisamment grande, en haut, pour que je n’étouffe pas. Je compris bientôt que ce sac n’était rien d’autre que l’estomac de l’aorgone bien nettoyé et récuré. Je ne le dis pas à Kala, de peur que ça lui retourne l’estomac. En tout cas, le Prince Ancien connaissait bien les limites de l’orique, il savait que les tissus vivants ne se brisaient pas si facilement. Et il savait que j’étais un destructeur.

Je m’étendis, me balançant dans l’estomac de l’aorgone, et je fermai les yeux, déçu.

— « Kala, » murmurai-je à voix haute, « cette fois, s’il nous arrive quelque chose, assume ta responsabilité. Parce que, si on a attaqué le Prince Ancien, c’était entièrement et uniquement ta faute. »

“Laisse-moi tranquille,” grogna Kala.

“Je ne veux pas,” répliquai-je. “Tu dois apprendre à te calmer. Moi, je suis peut-être une roche morte pour toi, mais, toi, tu es un feu qui se brûle lui-même. Le Prince Ancien a dit qu’il n’allait pas nous tuer. S’il te plaît, rappelle-toi Rao, rappelle-toi ton rêve stupide de sauver le monde des saïjits, et oublie le Prince Ancien parce que si tu ne le fais pas… nous mourrons à tous les coups.”

Il y eut un long silence. La lumière était partie et le bruit avec elle. Tout était dans le noir. Je ne sais combien de temps passa avant que Kala rompe le silence en murmurant :

— « Ce n’est pas un rêve stupide. »

Je ne répliquai pas. Après un temps, il ajouta :

— « Et le Prince Ancien a fait du mal à Lotus. »

“Mais il ne l’a pas tué,” dis-je. “Parce que, si c’était le cas, pourquoi dis-tu que Lotus est vivant ? Tu te contredis tout le temps, Kala.”

— « Je ne me contredis pas, » contesta le Pixie. Il leva une main dans l’obscurité complète, la main droite. Les trois cercles de Sheyra brillaient très légèrement sur celle-ci. « Le Prince Ancien l’a tué au-dedans. Tu comprends ? »

“Non.”

Il ferma le poing avec irritation.

— « Est-ce que je dois toujours tout t’expliquer ? »

“Contrairement à toi, je n’ai pas autant de facilité pour accéder à tes souvenirs que toi aux miens, pour la simple raison que je ne les ai pas vécus,” lui rappelai-je.

— « Moi non plus, je ne l’ai pas vécu, » répliqua-t-il à voix haute. « Pas ce jour-là. Je connaissais déjà le Prince Ancien. Mais ce qui s’est passé ce jour-là, c’est Rao qui me l’a raconté. »

J’attendis avec curiosité. Je ne savais pas combien de temps duraient normalement les dîners de vampires, mais je devinais que nous allions devoir attendre un bon moment et je n’étais pas fâché de comprendre enfin la haine de Kala envers le Prince Ancien. Le Pixie tendit la main vers le tissu qui nous entourait et expliqua sur un ton plus apaisé :

“Le Prince Ancien n’était qu’un vampire parmi d’autres quand je l’ai vu la première fois. Je m’en souviens à peine. J’avais huit ans et il en avait presque quarante. Les scientifiques du laboratoire l’ont étudié pour réutiliser son mode vampirique sur Rao.”

J’ouvris grand les yeux.

“Rao… ?”

“Tu connais la fable des Sept Infernaux ?” me répliqua Kala, me coupant. “Non. Bien sûr que non. C’est une fable morte depuis longtemps, que, nous autres, nous avons choisie car elle était très proche de nous. Un ours bipède, une sirène qui crie, un grand corbeau, un chat vampire, un golem d’acier, un porc-épic et une rose. Les Sept Infernaux plus le Père de l’Enfer, le masque blanc, qui nous observe… Rao était le chat vampire, bien sûr.”

Attah… Cela signifiait-il que les Masques Blancs du laboratoire avaient utilisé des cellules du Prince Ancien pour faire muter le corps de Rao ? De telles expériences dépassaient mon imagination. Quant au reste… cela coïncidait si bien avec le dessin du livre de Pixies que Jiyari avait trouvé à la bibliothèque de Donaportella qu’un instant, je frissonnai. Pourquoi les Pixies s’étaient-ils identifiés aux Infernaux de cette fable ? Kala murmura :

— « Les clefs ne feront qu’une pour que l’enfer qui vient apporte l’infortune. Ce sont des vers de la fable, » expliqua-t-il. « Le Père de l’Enfer donne une clé à chacun de ses sept fils pour ouvrir la porte de l’Enfer à ce monde. Mes fils, leur dit-il, parcourez ce monde d’horreurs, volez le savoir, accumulez-le, arrachez-le, jusqu’à n’en laisser aucune trace ; alors, retournez à la porte, ouvrez-la et jetez tout en enfer pour qu’il meure éternellement dans une mer d’acide. »

Il inspira et expira. Voler le savoir ? Ceci était sans doute une fable puérile. Une fable où les méchants étaient les protagonistes. Songeur, Kala reprit :

— « Nous nous sommes donné le nom d’Infernaux et de Pixies du Chaos presque en même temps. Nous sommes devenus des créatures légendaires. Et pour de bon. Les cris de Tafaria étourdissaient et rendaient fou comme une sirène. Moi, avec mon corps, j’ignorais les coups comme un golem. Rao se mouvait avec l’agilité d’un félin et se nourrissait de sang. Roï, le porc-épic, avait le corps si couvert de piquants qu’il ne pouvait dormir qu’à plat ventre et personne ne pouvait s’approcher de lui… »

Sa voix trembla et il poursuivit par voie mentale :

“Boki était l’ours et, aussi, le plus naïf de la fable. Il croyait qu’il pouvait convaincre les saïjits d’oublier leurs savoirs pour le bien du monde. Melzar, le corbeau, à qui les Masques Blancs ont ajouté une trompe d’éléphant à la place d’un bec d’oiseau… lui, c’est le plus intelligent de la fable et le plus raisonnable : il ne parle jamais aux gens et il ne se montre presque jamais, il vole le savoir par ruse et il se souvient de tout comme si c’était le présent. Et enfin, Jiyari…” Il serra ses genoux et les enlaça en murmurant : “Jiyari, la rose, est celui qui porte notre cœur à tous et celui qui nous comprend le mieux : quand ils arrivent devant la porte, il se rend compte que ses frères ont changé, influencés par le monde, et il craint que le savoir ne soit pas détruit mais utilisé par les Infernaux. Alors, la rose s’ouvre et les submerge de son amour. À tel point que ses six frères laissent tomber tout le savoir. Jiyari le ramasse et se jette dans la mer d’acide en criant : rien ne doit rappeler ce monde. J’oublierai pour vous et je renaîtrai de l’oubli.” Il ferma les yeux et conclut : “C’est pour ça que Jiyari ressent pour nous et oublie pour nous.”

Moi, j’écoutais sans très bien savoir où il voulait en venir. Qu’est-ce que cette fable farfelue avait à voir avec le Prince Ancien ? Ce qui était clair, c’est que Kala ne pensait pas que ce soit une fable dénuée de sens : il s’identifiait avec elle avec tout le sérieux du monde. Et s’il y croyait vraiment ? J’avais vu des saïjits capables de croire n’importe quoi et, étant donné la vie que Kala avait menée, loin de toute éducation, loin de tout contact normal avec des adultes… comment savoir ce qu’il pensait exactement.

“Qui vous a raconté cette fable ? Lotus ?” demandai-je.

Kala roula les yeux avec une pointe d’amertume.

“Non. C’est le Prince Ancien. Il aimait bien nous raconter des histoires. Il disait que nous ne devions pas nous identifier aux Fils de l’Enfer… mais je n’en avais que faire. D’après lui, cette fable appartient aux croyances de je ne sais quels prêtres de Dézéseth qui pensaient qu’une fois le Savoir mort, le monde se refonderait grâce à la contradiction de leur dieu… Rao disait tout comprendre. Moi, je n’y ai rien compris mais… enfin, le vampire a essayé de nous convaincre que le Savoir, ce n’était pas seulement douleur et souffrance, qu’il y avait aussi de bonnes choses dans le monde. Lui… il pensait que Lotus devait mettre fin aux expériences du laboratoire. Quand il l’a dit haut et clair, un jour, je me suis fâché avec lui, car je pensais encore que les Masques Blancs nous soignaient.”

“Huh,” toussotai-je. “Tel que tu me le présentes, le Prince Ancien était un bon vampire qui vous racontait des histoires en essayant de vous sauver de votre ignorance.”

“Pas du tout !” gronda Kala. Après un silence, il se calma un peu et reprit plus lentement : “C’est Lotus qui l’a fait sortir du laboratoire sans que personne ne découvre comment. Ils étaient… amis, disait Lotus. Sauf que le Chaos et le Savoir ne peuvent jamais être de véritables amis : le premier est toujours trahi par le deuxième. Et c’est comme ça que, beaucoup plus tard, quelques années avant que la Guerre de la Contre-Balance ne s’achève, ils se sont retrouvés. Et ce vampire…” Il ferma les poings avec force. “Ce vampire a profité du fait que Lotus était sensible sans le Datsu pour le changer. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dit, Rao ne le sait pas non plus, mais, quand elle est entrée dans la tente, elle a trouvé Lotus inconscient sur le sol, avec un flacon vide entre les mains. Le Prince Ancien n’était plus là. Il l’avait empoisonné. Ce maudit vampire l’avait empoisonné avec l’une de ses potions. Père a été sur le point de mourir et sa peau est devenue couleur argent. Avant, il souffrait déjà, mais là ça a été bien pire. Père souffrait comme nous… Pendant des mois.” Ses yeux s’emplirent de larmes. “Je me souviens de la voix de Rao. Elle ne voulait pas m’inquiéter… mais je sentais sa colère quand elle me racontait ce qui se passait. Il est très faible, m’a-t-elle dit. Il ne se rétablit pas. Il est en train de mourir… Il se meurt.” Il serra tant les dents qu’il me fit mal. “Durant des mois, Rao l’a vu décliner sans pouvoir rien faire d’autre que de le maintenir loin des affrontements de la guerre. Père lui a demandé pardon car il ne se sentait plus la force de continuer à aller de l’avant, il avait honte, il disait qu’il ne méritait plus d’être considéré comme un saïjit… ni comme un Pixie. Rao, ça la rendait folle… et ça me rendait fou aussi. Lotus est notre sauveur, le seul être dans toute notre première vie qui nous a prouvé que nous étions plus que des cobayes malades condamnés à souffrir et à mourir…” Il déglutit. Notre salive avait un goût de sel. “Un jour où il se sentait un peu mieux, il a dit à Rao : ‘va-t’en. Va-t’en avec tes frères scellés loin d’ici, vis et ne cherche plus à me voir. Je voulais seulement vous rendre heureux. Mais Namun a raison… J’ai été trop loin.’” Il inspira. “Rao a refusé. Et Lotus l’a suppliée et lui a dit… il lui a dit : ‘J’ai juré que je ferais tout ce que vous voudriez et un Arunaeh tient sa parole. Mais la potion a neutralisé mon Datsu et ma tige énergétique ne fonctionne plus. Je ne peux plus jeter de sortilèges. Je ne peux pas vous aider davantage. Et je ne dois pas. Je vous demande seulement la permission de mourir en paix’.” J’ouvris grand les yeux. Lotus avait souhaité mourir ? Un Arunaeh avait souhaité mourir ? “Bien sûr,” continua Kala, “Rao ne le lui a pas permis. Elle lui a dit qu’il ne pouvait pas mourir en paix sans nous avoir vus heureux avant. Huit Pixies délivrés de leurs souffrances. Huit Pixies vivant libres. Ne voulait-il pas nous voir ainsi ? Mais… Père a insisté pour qu’elle s’en aille. Il a promis qu’il vivrait pour voir ce jour… mais il a aussi promis que, ce jour-là, il cesserait d’être notre Père.”

Ses lèvres tremblaient, sa respiration était rauque et mes yeux pleuraient comme pleurent les malheureux dans les livres romantiques. Le Pixie grogna, se redressant dans l’estomac de l’aorgone.

— « Maintenant, tu comprends. Ce vampire, Namun, son ami, son obligé… il l’a empoisonné et l’a tué au-dedans. Cet assassin… a tué Lotus au-dedans. »

Nous demeurâmes en silence un long moment, lui noyé dans ses vieux souvenirs de tant d’années, moi, tentant d’assimiler tout cela. Il était troublant d’essayer de comprendre les agissements de Lotus, mais, d’une certaine façon, ils étaient compréhensibles. Épouvanté par ses propres actes et par ceux de ses collègues de laboratoire, il avait sauvé les enfants cobayes : il les avait tirés de là sans pouvoir éviter un massacre et il avait décidé de leur consacrer sa vie même si ceux-ci engendraient désastre après désastre, même si cela signifiait trahir définitivement le clan des Arunaeh. Cependant, les Pixies étaient condamnés à une mort prématurée due aux expériences et Lotus avait proposé de réutiliser ses arts pour tous les enfermer dans des larmes draconides. Il était même arrivé à accepter l’idée de dérober des corps de nouveau-nés et, quand on lui avait volé une larme, il s’était uni à la Contre-Balance, et qui sait combien d’horreurs il avait perpétrées au nom de sa loyauté envers les Pixies.

Alors, après tout cela, après avoir plongé les mains dans un flot de sang, un ancien ami, un vampire, venait lui donner une leçon d’éthique et un avertissement… et Lotus prenait le temps de réfléchir à ce qu’il avait fait. Ayant eu un Datsu durant presque toute sa vie, comment avait-il pu supporter tout cela sans protection ? Il devait être devenu fou. Sans aucun doute. Il devait avoir sombré jusqu’au fond. Et il avait accepté de renoncer à ses arts bréjiques et… à sa vie.

— « Il nous tuera malgré tout ce qu’il a dit, » affirma alors Kala, rompant enfin le silence de l’entrepôt.

Je plissai le front.

“Le Prince Ancien ? Pourquoi dis-tu cela ?”

Kala s’était mis à donner des chiquenaudes contre la membrane qui nous retenait prisonnier, feignant la tranquillité.

“C’est clair. Le Prince Ancien a deviné quelque chose dès qu’il a examiné ma larme, la dernière fois que nous l’avons vu. Maintenant, il sait que je suis un Pixie. Parce que j’ai trop parlé, tu vas me dire, et tu as raison. Si le Prince Ancien pense que Lotus est allé trop loin en nous aidant… c’est qu’il ne veut pas nous laisser vivre. Il me tuera. Il me saignera. Et, toi, tu mourras avec moi.”

Je ne savais pas ce qui m’inquiétait le plus : son explosion de haine d’avant ou son défaitisme présent. Si je me rappelais bien, c’était la première fois qu’il me donnait raison. Et il ne parlait même plus d’essayer de s’enfuir.

— « Je parlerai avec lui, » dis-je à voix haute. « Le Prince Ancien est avant tout un accapareur d’informations : il voudra connaître ton histoire, il voudra te soutirer tout ce que tu sais. Il nous faudra seulement négocier… »

Kala siffla, m’interrompant.

— « On ne négocie pas quand on est prisonnier. Ça, je le sais très bien. Avec ceux du laboratoire, on n’a pas pu négocier. »

Je soupirai.

— « Eux n’étaient pas pareils : c’étaient des scientifiques sans cœur qui vous voyaient comme des expériences et rien de plus. À ce que tu as dit, le Prince Ancien lui-même a été leur victime. Il a été votre ami, il vous racontait des histoires et c’est Lotus qui l’a sauvé. Le Prince Ancien est peut-être un vieux vampire rusé, mais je ne crois pas qu’il ait pu trahir Lotus alors qu’il lui devait la vie. Il avait sûrement ses raisons… »

— « Des raisons pour l’empoisonner et le laisser à moitié mort, c’est ça ? » se moqua Kala avec sarcasme. « Non, Drey. Tu es trop jeune pour le comprendre. Voilà comment ça fonctionne : lui, il veut notre mort parce que nous sommes le Chaos ; nous, nous voulons sa mort, parce qu’il est le Savoir et la Connaissance. C’est aussi simple que cela. »

Et c’est moi qu’il traitait de jeune… Sa façon de penser était comme celle d’un enfant qui lisait trop de contes merveilleux. Chaos et Savoir, attah…

“Tu simplifies,” lui dis-je. “Et qu’as-tu contre le Savoir ?”

“Je le hais.”

Sa réponse, claire et brusque, me prit par surprise. Il le haïssait, me répétai-je, confus. Je poussai un long soupir. Sa façon de penser était trop éloignée de ma compréhension. C’était déjà difficile de comprendre les saïjits, alors comprendre des Pixies qui disaient ne pas être saïjits… Il valait mieux ne pas essayer.

Kala était toujours nerveux et, en même temps, désireux de paraître tranquille. Mais on ne pouvait tromper quelqu’un qui était dans la même tête. Néanmoins, je ne savais pas quoi lui dire. Si le Prince Ancien ne voulait pas nous laisser la vie sauve, je tenterais une nouvelle fois de m’enfuir, assurément, mais que ferait Kala ? Essayant de me l’imaginer, je grimaçai.

“Kala. Je me suis promis de ne plus passer d’accord avec toi, mais celui d’avant tient toujours. Plusieurs fois, tu n’as pas tenu ta parole et tu t’es approprié mon corps durant ces deux jours accordés. Si tu veux arranger les choses, ne te jette pas sur le Prince Ancien dès qu’il apparaîtra. Laisse-moi lui parler. Et, quand Rao et toi vous retrouverez, je te promets de ne pas intervenir pendant cinq jours.”

Il y eut un silence. Kala souffla.

“Tu me demandes l’impossible. Tu sais combien de souffrance il a fait endurer à Lotus et tu me demandes de l’épargner ?”

Je gardai le silence. Je le laissai réfléchir. Et, finalement, il soupira.

“C’est bon. Mais s’il ordonne qu’on nous tue… tu me laisseras me jeter sur lui.”

Je sentis mes lèvres s’étirer en un sourire.

“Parole d’Arunaeh,” dis-je.

Et, pendant que Kala continuait de tapoter distraitement l’estomac de l’aorgone, probablement sans avoir deviné ce que c’était, je tournai mes pensées vers Yanika, Yodah et les autres. J’espérais qu’ils n’avaient pas échappé aux vampires pour tomber aux mains des dokohis. Mais non, me dis-je. Ils allaient sûrement bien. Yanika devait être en train de maudire mon égoïsme. Moi-même, après coup, je me demandais s’il n’aurait pas mieux valu projeter la stalagmite vers les vampires et laisser Reyk en arrière-garde pour les repousser. Cela aurait pu fonctionner. Mais cela aurait également pu être un massacre. Mon choix avait donc été le bon. En plus, ma situation aurait pu être pire. Maintenant… il ne me restait plus qu’à faire face au Prince Ancien. Et à la haine de Kala.

Rien de plus.

Bien plus tard, alors que Kala et moi, nous somnolions confortablement, la porte de l’entrepôt s’ouvrit, émettant un grincement et la lumière, la lumière du savoir, envahit les lieux.