Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies
Temple du Vent, an 5624 : Drey, 12 ans ; Yanika, 7 ans.
— « Pauvre de moi ! —disait Félissa, affligée—. Pour sauver l’honneur de mon père, j’ai accepté d’être princesse et renoncé à mon amour pour Varandil. Qu’y faire ? Par tous les dieux, je vivrai à jamais malheureuse, car mon destin est le devoir et non l’amour ! »
Allongé sur un des bancs moelleux de la diligence vide, je déglutis, le regard rivé sur la dernière phrase, et je refermai le livre, sentant mon Datsu se délier légèrement. Renoncer à l’amour par devoir… Je fermai le poing contre ma poitrine. C’était une fin si triste !
Je perçus un changement de lumière au-dehors et me redressai pour jeter un coup d’œil par la vitre. Nous étions déjà arrivés à la caverne du temple et la diligence traversait la Forêt de Kofayura.
Je rangeai le livre et regardai les feuilles en forme de clochettes lumineuses suspendues aux arbres. Bien que je les aie vues durant toute mon enfance, je les contemplai alors avec une émotion nouvelle, parce que c’était précisément en avançant au milieu d’arbres-perles que Félissa avait lancé sa dernière réplique.
Alors, je vis une silhouette entre les troncs lumineux et j’inspirai brusquement. J’ouvris la vitre et lançai :
— « Cocher ! Je descends ! Tu m’entends ? Arrête les anobes ! »
Le cocher m’écouta de mauvais gré en marmonnant :
— « Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? Toutes mes excuses, mahi, mais on m’a dit de te conduire jusqu’au temple… Eh ! Où vas-tu ? »
J’étais descendu de la diligence d’un bond et je m’écartai du chemin en direction des arbres en lui disant :
— « Continue jusqu’au temple et laisses-y mon sac, s’il te plaît ! »
J’avançai en courant entre les troncs, entendant le grognement résigné du cocher. À peine quelques mètres plus loin, je perçus l’aura radieuse et je souris en voyant ma sœur, toujours aussi petite, avec ses cheveux roses en bataille. Elle courait vers moi.
— « Frère ! Tu es revenu ! Tu es revenu ! »
Je l’accueillis entre mes bras avec un large sourire.
— « Bien sûr que je suis revenu. Pour rien au monde je ne resterais à Dagovil : cette ville est trop peuplée. Qu’est-ce que tu fais ici, petite vagabonde ? »
— « Vagabonder, » sourit Yanika. Et elle haussa les épaules, avouant : « Je m’ennuyais. Tu m’as apporté quelque chose ? »
— « Non, » dis-je. Et j’éclatai de rire face à son aura déçue avant de sortir quatre anneaux de ma poche et de les lui tendre.
La curiosité brilla dans les yeux de Yanika.
— « Qu’est-ce que c’est ? »
— « Des anneaux d’or pur. Pour les tresses. Ils te plaisent ? »
L’aura joyeuse me suffit comme réponse et, quelques instants après, nous étions installés sur un muret de roche, non loin du chemin et non loin du lac. Tout en l’aidant à tresser ses cheveux correctement pour fixer les anneaux, je lui dis :
— « Si, un jour, tu te retrouves toute seule quelque part, tu n’auras qu’à les vendre pour en tirer une bonne somme et rentrer ici. »
Yanika me jeta un regard curieux.
— « Et où donc irais-je ? »
— « On ne sait jamais. »
Yanika fit une moue renfrognée et souffla :
— « Je ne vais pas les vendre. Je ne les vendrai pas, parce que c’est toi qui me les as offerts. » Nous échangeâmes un sourire et, alors, elle se balança sur le muret en disant : « Dis, dis. Et l’examen ? Tu es arrivé premier ? »
Je roulai les yeux.
— « Tu ne me laisses même pas me vanter, » me plaignis-je, moqueur.
— « Premier ? » s’exclama Yanika.
— « Premier, » confirmai-je, enfilant le dernier anneau. Et je fis un geste vague, me tournant vers la colline du Temple du Vent. « Ce n’étaient pas les examens finaux. Les examens pour être destructeur officiel, je les passerai dans deux ans. Mais… » Je sortis une chaîne d’argent avec un petit médaillon au bout qui représentait un lotus noir, symbole de Dagovil. « Un type qui disait être ministre de la Guilde des Ombres m’a donné ça comme médaille. »
La joie et la curiosité de Yanika m’arrachèrent un sourire et je la laissai examiner le prix que j’avais gagné pour m’être classé premier aux examens d’apprentis destructeurs.
— « C’est joli ! »
— « Vraiment ? Je te le donne, » dis-je.
Yanika sourit de toutes ses dents et je le mis autour de son cou tout en plaisantant :
— « Regardez la première destructrice de Dagovil, Yanika Arunaeh ! »
Elle éclata de rire et je ris moi aussi en lui disant :
— « Tu ris comme une folle, Yani. »
— « Et toi comme un cheval ! »
Nous nous esclaffâmes. Cela faisait moins de deux semaines que je ne la voyais pas et, cependant, je me rendais compte à présent à quel point elle m’avait manqué. Elle était toujours si joyeuse…
Un sifflotement serein nous fit lever la tête vers le chemin, et nous vîmes passer un bélarque avec son âne. Yanika leva la main en disant :
— « Salut ! »
Le bélarque tourna la tête vers nous et interrompit sa paisible marche et son sifflotement mélodieux.
— « Les enfants, » lança-t-il. « Salut à vous. Dites-moi, avez-vous l’heure ? »
— « Oui, » confirmai-je. Et je consultai ma pierre de Nashtag, celle que m’avait offerte Lustogan deux ans auparavant. « Dix-sept heures. Ici, l’o-rianshu est à vingt heures. »
Je lui dis cela, parce qu’il me semblait que cet homme n’était pas d’ici. Celui-ci posa un poing contre sa hanche en disant :
— « À vingt heures, dis-tu ? Fichtre. Et moi qui pensais que j’arrivais juste pour l’o-rianshu. » Il expliqua sur un ton plutôt fier : « Le Grand Moine du Vent m’a fait venir ici pour un portrait et il m’a invité à dîner. »
— « Un portrait ? » répétai-je, curieux, en m’approchant. « Tu es peintre ? »
Le voyageur était un saïjit d’âge mûr, aux yeux bridés et à la peau d’un brun verdâtre, traits caractéristiques des bélarques. Il confirma d’un geste, en se présentant :
— « Temb Ayobarde, peintre portraitiste et artiste, assez renommé à Dagovil, mais je doute que des jeunets comme vous aient entendu parler de… »
Il se tut brusquement, cligna des yeux, nous regardant tour à tour, Yanika et moi, puis il souffla, s’inclinant.
— « Par Tatako, mes plus sincères excuses, mahis ! »
Je haussai les épaules et m’inclinai moi aussi en disant :
— « Drey Arunaeh. Elle, c’est Yanika, ma sœur. Renommé, dis-tu ? Qu’est-ce que tu as peint ? »
— « Ne me dis pas que le jeune mahi s’y connaît en peinture, » s’impressionna Temb Ayobarde.
— « Pas du tout, » fis-je avec franchise. « Mais j’ai vu des portraits au Palais d’Ambre, à Dagovil. »
— « Alors, tu as sûrement vu celui de notre bon dirigeant Varandil ! » s’enthousiasma Temb. « C’est moi qui l’ai fait ! »
Il en avait l’air très satisfait. J’essayai de me rappeler le portrait du dirigeant de la Guilde des Ombres, mais, en cet instant, je ne pus que me rappeler le Varandil désespéré de mon livre, rejeté par la triste Félissa.
— « Oui, il était très beau, » dis-je cependant.
Yanika fronça les sourcils.
— « Pourquoi mens-tu, frère ? »
Je m’empourprai comme un zorf.
— « Je ne mens pas, sœur ! Je suis sûr qu’il était beau. Désolé, mais je ne me souviens pas très bien parce que j’avais des examens, » m’excusai-je.
— « Il n’est nul besoin de t’excuser ! » protesta l’artiste.
Je souris, tout en l’observant. Sa façon de parler me rappelait aussi celle de mon livre.
— « Temb. Es-tu aussi poète ? » demandai-je.
Temb ouvrit grand les yeux et ôta son chapeau extravagant en disant :
— « Les dieux soient témoins de ta sagacité, jeune mahi ! J’ai été versificateur et troubadour à la cour de Lédek, exilé pour mes rimes osées. Depuis lors, j’ai décidé de me consacrer à la peinture. Les portraits… » Il approcha son visage des nôtres, affirmant sur un ton complice : « Je sais que, dernièrement, les images fixes qui utilisent des harmonies et des magaras de haute technologie sont à la mode… mais, si vous me demandez mon avis, il n’y a rien de mieux qu’un véritable coup de pinceau et un œil d’artiste pour peindre les visages sous un angle favorable. »
On disait que Varandil, celui de la Guilde, était un drow laid avec une grosse tache de naissance au milieu du front. Je me demandai sous quel angle il avait pu le peindre. Temb Ayobarde s’était tourné vers le lac et il s’exclama :
— « Je ne savais pas que le Temple du Vent avait de si belles vues ! J’avais entendu parler du Bosquet, mais pas du lac. Les dieux me pardonnent si je consacre un moment à les peindre. J’ai encore le temps, » affirma-t-il pour lui-même.
Avec curiosité, Yanika et moi, nous le vîmes tirer l’âne réticent hors du chemin, sortir son matériel, chevalet, palette, peinture et pinceaux. Il nous vit le regarder avec intérêt et s’excusa une nouvelle fois précipitamment :
— « Mes plus sincères excuses de ne pas vous avoir reconnus, mahis. Et si vous vous asseyiez là, sur le muret ? Je pourrais alors vous peindre vous aussi, qu’en dites-vous ? »
Tous deux, nous clignâmes des yeux, surpris.
— « Combien ça nous coûterait ? » demandai-je.
— « Eh ? Oh… Je ne pensais rien vous demander. Je fais cela par pure inspiration. N’ayez crainte, mais, dès que je vous ai vus, j’ai été inspiré par votre silhouette, vos visages, votre port… Ne me parlez pas d’argent maintenant. »
J’échangeai un regard amusé avec Yanika et nous nous assîmes sur le muret tandis que le peintre se préparait. Avec des yeux d’expert, il observa le paysage, nous observa, nous, et, peu après, il commençait déjà à donner des coups de pinceau. Tout en essayant de demeurer immobile, je me mis à penser au métier de peintre. C’était très différent du métier de destructeur. Il considérait les détails, assurément, mais la ressemblance s’arrêtait là. Le reste, c’était de la reproduction, des couleurs… Mais il y avait aussi de l’émotion, pensai-je, voyant comment Temb murmurait pour lui-même, nous examinant sans nous regarder vraiment, absorbé, perdu dans sa fièvre créatrice.
Un bon moment s’était déjà écoulé quand je remarquai que l’aura de Yanika changeait, et je tournai les yeux pour voir deux silhouettes en soutane quitter le chemin et s’approcher de la rive. L’une était Sharozza, une humaine, Moine du Vent, d’une vingtaine d’années, aux cheveux bouclés et au visage excentrique que l’on surnommait l’Exterminatrice en raison de sa manie de détruire plus que nécessaire. L’autre silhouette… Je me levai, inspirant brusquement.
— « Lust. »
— « Salut, petit ! » s’écria Sharozza. « Temb Ayobarde, le Grand Moine m’envoie te chercher… Gargouilles sacrées ! » rit-elle soudain, pointant le tableau du doigt : « C’est vous ? Oh, oh ! Mais vous êtes vraiment sérieux ! On dirait deux nécromanciens… Et qui est celui qui est derrière ? Le reflet du peintre, hein ? On dirait un assassin de Makshun avec ce chapeau ! »
Tandis que Sharozza parlotait si agréablement, mon frère jeta un coup d’œil au tableau que je n’avais pas encore vu, il s’en désintéressa et me transperça de ses yeux bleus. Depuis l’incident du Grand Tunnel, quelques mois plus tôt, il était devenu particulièrement distant et je frissonnai.
— « Bien, le voyage ? »
Il attendait les résultats… mais il ne demanda pas directement. Je souris et acquiesçai.
— « Oui. J’ai été premier aux examens, frère. Ils m’ont même donné une médaille. »
— « Une médaille ? » s’exclama Sharozza. « Ai-je bien entendu ? Est-ce que je peux la voir ? Tu dois être fier de ton petit frère, Lustogan ! »
Tandis que Yanika la lui montrait, Lust arqua un sourcil.
— « Premier, hein ? Il ne pouvait en être autrement. Viens. Le Grand Moine t’invite à dîner. Il veut que tu lui racontes tout ça. »
Yanika, par contre, n’était pas invitée, compris-je. Je ravalai mon exaspération et indiquai Temb.
— « Ce bélarque est un peintre connu. Temb, je te présente mon frère, Lu… »
— « Nous nous connaissons, » me coupa Lustogan.
Le peintre, qui avait rougi face aux paroles de Sharozza, s’inclina profondément vers mon frère, en pâlissant. Il bredouilla :
— « Enchanté de te revoir, mahi. »
Yanika avait froncé les sourcils, signe que le peintre n’était peut-être pas aussi enchanté qu’il le disait. Je me tournai vers Lustogan, étonné.
— « À toi aussi, il t’a fait un portrait, frère ? »
Se figurant déjà le tableau, les yeux de Sharozza s’illuminèrent… Yanika m’avait demandé une fois si Sharozza était amoureuse de Lust. Et, moi, je m’étais déjà imaginé toute une scène romanesque, mais… tout bien pensé, l’Exterminatrice avait davantage l’air d’une casse-pieds espiègle et lunatique que d’une princesse Félissa. Lustogan roula les yeux.
— « Ya-naï. Ce bélarque a participé à l’élaboration d’un catalogue de roches, en y joignant des dessins. C’est tout. Allons-y, Drey. »
— « Oui. Attends. Je veux voir le résultat. »
Malgré le soupir de Lust, Yanika et moi nous approchâmes du chevalet et regardâmes la peinture. Elle était presque terminée. Il manquait des détails au fond, mais, nous, nous étions là, avec des expressions plus sérieuses que je ne l’aurais pensé. Quant à la silhouette qui se dressait derrière, avec une cape sombre et un chapeau, elle ressemblait effectivement à un assassin de Makshun… Néanmoins, face au visage interrogatif du peintre, je dis :
— « Joli. Merci. »
— « Dès que je l’aurai terminé, je l’enverrai au Temple, » promit le peintre.
Lustogan fronça les sourcils.
— « Pas question. Quand tu l’auras terminé, détruis-le, » répliqua-t-il.
Et il s’en fut sous le regard offensé du peintre et le rire sourd de Sharozza. Je grimaçai et, me raclant la gorge, je fis un signe de salutation au peintre et m’éloignai avec Yanika, la prenant par la main pour qu’elle ne reste pas en arrière. Généralement, je ne questionnais pas les réactions de mon frère, elles me semblaient tout à fait normales, mais dernièrement… elles m’emplissaient de doutes.
— « Frère, » dis-je, le rattrapant avec Yanika. « Tu l’as offensé, tu sais ? »
— « Vraiment ? »
Je clignai des yeux. Ne s’en était-il pas rendu compte ? J’échangeai un regard confus avec Yanika, celle-ci acquiesça énergiquement et j’affirmai de nouveau :
— « Tu l’as offensé, et pas qu’un peu. »
Lustogan ne me contredit pas. Il grimpait le Chemin Bleu d’un bon pas et ma sœur avait du mal à suivre le rythme. Au bout d’un moment, je vis Yanika tourner la tête vers le portraitiste, qui avait ramassé son attirail avec l’aide —et les papotages— de Sharozza et nous suivait à distance avec son âne. Je m’immobilisai d’un coup.
— « Frère. »
Lustogan s’arrêta et tourna des yeux interrogateurs vers moi.
— « Tu as dit que la diplomatie est importante pour le métier de destructeur et aussi pour notre famille, » fis-je. « Demander à Temb de détruire un portrait où il a mis toute sa passion, son temps et son art, c’est comme de demander à notre grand-père de détruire la statue du dragon noir de Dagovil. »
— « Il la détruirait si la Guilde le payait pour ça, » rétorqua Lustogan avec calme.
Certainement, il le ferait. Je n’avais pas trouvé un bon exemple. Je lançai :
— « Alors, c’est comme de dire à une amante de détruire son véritable amour. »
Dans les yeux clairs et froids de Lustogan, je vis un éclat amusé.
— « Tu es de plus en plus théâtral, Drey. Et tu lis trop de livres. » Je rougis légèrement en pensant : là, tu m’as eu. Les commissures de ses lèvres se courbèrent. « Ce que ce peintre fait de sa peinture m’importe peu. Peut-être que je n’ai pas été diplomatique avec lui et je réparerai mon erreur. Mais il n’est pas nécessaire que les Arunaeh soient immortalisés en peinture. C’est une vanité. Et la vanité n’entre pas dans notre esprit. C’est tout. »
Il nous tourna le dos pour continuer de grimper. Après un instant de surprise, je souris. J’aimais bien quand Lustogan m’expliquait ses raisons. Durant un moment, il m’avait semblé qu’il était redevenu le même qu’avant. Je jetai un regard en arrière, vers le peintre qui montait aussi la colline avec son âne, et je tirai Yanika par la main.
— « Allez, Yani. Je te garderai le dessert. »
L’aura confuse de Yanika s’égaya aussitôt.