Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies

8 Une arme espionne

Nous passâmes le contrôle de Kozéra, avec nos masques, sans qu’on nous dise un mot. Une fois dans la ville, nous laissâmes Neybi dans une étable et je dis à Reyk :

— « Je vais aller remettre la lettre du Grand Moine à Rafda avant d’aller chercher Jiyari. Tu n’as pas besoin de m’accompagner si tu ne veux pas. »

Reyk acquiesça.

— « Ta famille ne va pas t’enlever, au moins, hein ? »

— « Mmpf. Ma famille n’est pas comme ça, » assurai-je. « Normalement, je ne serai pas long. On se retrouve sur la Grande Place, d’accord ? Je te laisse mon sac. Ah, et tiens, » ajoutai-je, lui tendant quelques pièces. « Au cas où tu voudrais manger quelque chose. Pas boire, » précisai-je.

Reyk grinça des dents, mais il accepta les pièces en marmonnant dans sa barbe :

— « Que les harpies me dévorent. »

Je souris, levai une main et me fondis dans la foule. Je me trouvais dans la partie nord de la ville et je dus descendre plusieurs longues rues et passer sous de nombreux ponts de pierre avant d’atteindre le port. Je le longeai, comme toujours en fronçant légèrement le nez à cause de l’odeur, j’évitai un anobier qui allait trop vite et parvins à une zone de la berge plus tranquille. Finalement, j’aperçus la maison et le quai à demi caché par les arbres. Je passai la barrière… et grimaçai en constatant qu’il n’y avait personne sur le quai. Je consultai à nouveau ma pierre de Nashtag. Diables. D’habitude, à cette heure, il y avait toujours un des passeurs.

Je m’armai de patience, entrai dans la maison et saluai la vieille Kabou, qui s’occupait de l’entretenir. La petite kadaelfe répondit d’un simple geste de la tête. Elle n’était pas muette, c’était presque pire que ça : tout ce qui n’avait pas à voir avec le nettoyage de la maison, elle s’en contrefichait. L’intérieur n’avait pas changé. Il était plutôt vide, hormis un buffet avec des verres, une table et quelques chaises. Sur la table, il y avait un petit livre vert. J’y jetai un coup d’œil. Il était écrit : « Poèmes de la vie, de Yodah Arunaeh » Je clignai des yeux, stupéfait. Yodah ? Le fils-héritier avait écrit un livre de poésie ? Ignorant la vieille Kabou qui passait avec son balai, je m’assis, ouvris le livre et lus le premier poème.

On m’appelle le tortureur,
Mais je suis inquisiteur,
J’ouvre l’esprit comme un docteur,
J’extirpe les vérités pour la loi
Je creuse les neurones comme trois
Pour les détenus je suis comme un roi.

Je ne pus me retenir : je ris à gorge déployée. Les vers étaient mauvais. La vieille Kabou s’arrêta un instant pour me regarder avant de reprendre ses tâches sans un mot. Je continuai de lire.

Mon criminel ne connaît rien à la justice :
Son monde était misère et non délice.
S’il n’a connu que perfidie
Comment ne pas comprendre son délit ?
Mais, moi, je dois lui soutirer des noms :
Sa condition ne doit pas troubler ma mission.

Je ne manquai pas d’observer, en lisant quelques poèmes de plus, que Yodah semblait avoir longuement réfléchi sur son travail, sur ce qu’éprouvaient les criminels et sur la loi.

Et si tous, comme moi, étaient
Des hommes sans complications,
Sans tourments ni perversions,
Ne serait-ce pas un progrès ?

C’étaient les derniers vers du recueil. Et ils me laissèrent pensif. Avec ça… suggérait-il d’utiliser le sceau du Datsu sur d’autres saïjits que les Arunaeh ? Certainement, si tout le monde avait un sceau, il n’y aurait plus de criminels, ni de haines, ni de soifs excessives de pouvoir.

— « En train d’admirer mon œuvre ? » dit tout à coup une voix.

Je sursautai et sentis un soudain courant d’air très proche. Comment ne l’avais-je pas perçu plus tôt ? Je tournai la tête vers Yodah. Il avait l’air d’attendre une réponse. Je souris largement et retirai mon masque.

— « Eh bien… Je ne m’y connais pas beaucoup en poésie, mais je crois que les vers s’améliorent au fur et à mesure qu’on avance… Tu ne l’as pas publié, n’est-ce pas ? »

Les yeux noirs de Yodah m’observèrent un instant… et sourirent.

— « Ils sont horribles, hein ? » Il s’approcha et me prit le livre des mains. « L’année dernière, j’ai déjà publié un livre sur la psychologie du criminel moyen, tu ne le savais pas ? Il a pas mal de succès parmi les geôliers. Mais, rassure-toi, celui-ci, je ne vais pas le publier. Je suis trop timide pour écrire de la poésie. »

Je roulai les yeux. Timide, lui ? Yodah regarda, songeur, la couverture verte de son livre. Dans le silence de la salle, on n’entendait que les coups de balai que la vieille Kabou donnait dans le couloir. Elle était sortie de la pièce sans même s’étonner de ma peau grise et de mes yeux, et j’en déduisis que soit elle était à moitié aveugle soit elle se fichait de mon apparence du moment que j’étais un Arunaeh.

Je détournai les yeux de Yodah, mal à l’aise. Je savais que Lustogan m’avait averti de ne pas retomber entre les mains de ma famille. Je savais que ce piètre poète qui était debout, à côté de moi, avait fouillé dans mon esprit durant des jours, bloquant mon Datsu, me faisant souffrir au point que, même maintenant, plusieurs jours après, j’éprouvais encore une amère et désagréable sensation en y pensant. Cependant…

J’inspirai. Cependant, c’était ma famille. Et je n’allais pas la fuir à moins qu’elle ne tente une nouvelle fois de soutirer à Kala tous ses souvenirs. Je levai un regard évaluateur vers le fils-héritier de mon clan. Il le capta et une ombre inhabituelle passa dans ses yeux. Tous deux, nous commençâmes à dire en même temps :

— « Dis… »

— « Écoute… »

Le silence retomba. Alors, Yodah arqua un sourcil.

— « Dis-moi. »

Je sortis la lettre et la lui tendis.

— « C’est du Grand Moine. Je ne sais pas ce qu’il dit dans sa lettre, mais je suppose que ça doit avoir un rapport avec les deux millions et l’Orbe. »

Les yeux de Yodah étincelèrent.

— « Alors comme ça, tu viens du Temple du Vent ? »

— « Ce n’était pas mon intention, » avouai-je. « Mais, au passage, je me suis fait ordonner. »

Je lui montrai ma pierre de serment. Yodah haussa les épaules et accepta la lettre.

— « Je vois. Je vais y jeter un coup d’œil. »

Il rompit le sceau de la lettre sans aucun scrupule. Elle était adressée à Liyen et non à lui, mais bon… Le fils-héritier lut rapidement et acquiesça plusieurs fois.

— « De bonnes nouvelles. Tout est en ordre. Oh, » dit-il avec étonnement, en arrivant vers la fin de la lettre. « Un Zorkia ? Vraiment ? Encore ? »

Le Grand Moine avait donc vendu la mèche, espérant peut-être que les Arunaeh se chargeraient de me raisonner et me feraient renoncer à une alliance aussi dangereuse. Je soupirai.

— « Il m’a sauvé la vie. Je lui ai promis de l’aider s’il m’aidait à chercher… les frères de Kala. »

Yodah resta un moment à me regarder sans ciller.

— « Je vois. De fait, s’il est au courant, il vaut mieux qu’il ne tombe pas aux mains des Dagoviliens. »

Non, Reyk ne savait rien des Pixies, mais je ne pensais pas le lui cacher durant très longtemps de toute manière.

— « Tu as tout à fait raison. Et Yanika ? » demandai-je. « Comment va-t-elle ? »

Yodah sourit.

— « Elle travaille comme une championne. Elle y met une passion dont aucun autre Arunaeh ne serait certainement capable. »

Il l’acceptait donc comme Arunaeh, constatai-je, soulagé. Cela signifiait beaucoup : cela signifiait que mon clan la protégeait autant que moi. Cependant…

— « N’est-ce pas trop dangereux ? » m’inquiétai-je. « Être si près du Sceau… »

— « Elle le supporte bien, » assura Yodah. « En plus, nous lui avons ajouté une barrière de protection, au cas où. Sans aucun risque, » ajouta-t-il face à mon regard froncé. « Elle est contente de pouvoir enfin connaître sa famille. La Scelliste la dorlote outrageusement, elle est tranquille et, tout ce temps, elle n’a subi aucune crise d’anxiété… depuis le jour où Kala a attaqué le Sceau. » J’ouvris grand les yeux. Ce jour-là, Mère avait eu une attaque ? Je ne m’en souvenais pas. Yodah reprit : « Quant aux autres, tous vont bien. Lustogan s’amuse à ramasser des palourdes avec ce vieux Rayp. »

— « Vraiment ? » soufflai-je. Mon frère passait son temps avec mon grand-père maternel à ramasser des palourdes… C’était du jamais vu.

— « Vraiment, » confirma le fils-héritier, moqueur.

Son sourire se fit soudain pensif puis disparut promptement tandis qu’il glissait son livre de poèmes dans une de ses poches. Je lui jetai un regard curieux et me levai.

— « Bon, si tout le monde va bien, alors, je suppose que je n’ai pas besoin de me préoccup… »

— « Je n’ai pas terminé, » m’interrompit-il. « J’ai pris une décision au sujet de Kala. »

Je m’immobilisai, intrigué et tendu à la fois. Yodah me regardait fixement. De fait, il avait vraiment l’air décidé, me dis-je. Mais décidé à quoi ? Il n’allait pas tenter de m’attirer à nouveau sur l’île pour fouiller dans mon esprit, n’est-ce pas ?, m’inquiétai-je. Maintenant que je connaissais Kala, je ne voulais pas qu’il nous touche, ni l’un ni l’autre. Je fis :

— « Désolé, Yodah. Mais j’ai changé d’av… »

Je me tus, stupéfait, en voyant Yodah s’incliner profondément devant moi.

— « J’ai outrepassé les bornes et je te demande pardon, » dit-il d’une voix ferme et sincère. « J’ai fait passer ma curiosité scientifique avant un membre de ma famille, et ceci est une faute grave. »

Je le regardai avec stupéfaction. Fichtre. S’était-il senti coupable ? Je me raclai la gorge.

— « J’avais donné mon accord, tu sais ? Alors… »

— « C’est pour cela, » continua Yodah, se redressant. Ses yeux brillaient d’excitation. « C’est pour cela que je veux me racheter et que je vais renoncer à mon travail durant un temps. »

Je clignai des yeux. Renoncer à son travail ?

— « Tu veux parler du travail comme inquisiteur ? »

Je savais à quel point il aimait son travail, mais… son expression joyeuse me portait à penser le contraire.

— « C’est cela, » confirma le fils-héritier : « j’ai décidé de t’accompagner et d’aider Kala. »

Je le regardai, les yeux écarquillés. Aider Kala ? Je grognai.

— « Toi, ce que tu veux, c’est prendre des vacances. »

— « C’est possible, » dit-il sans le nier, « mais je le fais pour toi, pour Kala… et pour le clan. Je suis le fils-héritier, Drey, le futur leader des Arunaeh : je ne peux pas laisser un déséquilibre comme celui que j’ai créé durer plus longtemps. Je corrigerai mon erreur. Et je t’accompagnerai, au nom de Sheyra. »

Je restai impassible face à son affirmation solennelle. Il ajouta :

— « Ou peut-être devrais-je dire ‘je vous accompagnerai’ ? »

Je le regardai. Il parlait sérieusement, compris-je. Mar-haï… Je secouai la tête, me dirigeant vers le couloir en disant :

— « Laisse tomber, Yodah. C’est ridicule. »

— « Je n’ai pas le sens du ridicule, » répliqua Yodah, en me suivant.

Je passai près de la vieille Kabou et je m’arrêtai dans l’entrée, exaspéré.

— « Ya-naï. Je te pardonne, tu m’entends ? Ça y est : l’équilibre est restauré. Maintenant… »

— « N’insulte pas ma balance, » me prévint Yodah.

Je le regardai, la mine ennuyée.

— « Et la mienne ? Je te dis que tout est parfait. »

— « Même avec Kala ? Le sceau a maintenu l’esprit de Kala endormi pendant dix-sept ans. Sa rupture peut avoir des conséquences imprévisibles. Je n’ai pas l’intention d’entrer dans ta tête à moins que tu me le demandes, mais… »

— « Yodah, » le coupai-je. « Tu es le fils-héritier : s’il t’arrive quelque chose… »

“Précisément,” m’interrompit Yodah par voie bréjique. Je me raidis et il déclara : “Je suis le fils-héritier et je souhaite savoir pourquoi mon père a mis tant de temps à me révéler les détails d’un évènement important qui s’est déroulé il y a plus de soixante ans. Quelque chose qui a à voir avec Lotus. Ça t’intéresse… Kala ?”

Je rivai mon regard dans le sien, saisi. Kala était agité.

“C’est à moi qu’il parle ?” murmura le Pixie.

“C’est à toi que je parle,” confirma Yodah avec un inhabituel sérieux. “Est-ce que ça ne t’intéresse pas d’en savoir davantage sur la raison pour laquelle ton sauveur a été expulsé de notre clan ?”

Lotus avait donc été expulsé. Je ne me rappelais pas avoir entendu que quelqu’un du clan Arunaeh ait jamais été expulsé. De fait, je n’avais pas imaginé que ce soit possible.

Kala grogna de manière ambigüe.

“Savais-tu que les sept larmes draconides dans lesquelles il vous a mis appartenaient à notre clan ?” ajouta Yodah.

J’inspirai brusquement. Sentant la nervosité de Kala, je grommelai :

“Laisse-le tranquille, tu veux bien ? Tu réveilles en lui de mauvais souvenirs.”

Yodah sourit et reprit à voix haute :

— « Pardon. Je vois que tu as commencé à l’accepter, hein ? »

Je soupirai pour toute réponse et il ajouta :

— « Alors, je peux ? »

Mar-haï, me demandait-il la permission de m’accompagner ? Bah, Yodah allait faire ce que bon lui semblait même si je lui disais que non : seul Liyen pouvait l’arrêter. Je fis coulisser la porte de sortie pour l’ouvrir, tout en disant :

— « Fais ce que tu voudras, mais remets cette lettre. Je ne partirai pas de Kozéra avant demain matin de toute façon. »

— « C’est vrai, » fit Yodah, sur un ton amusé. « Tu dois récupérer un Pixie, hein ? C’est bon, » reprit-il, agitant la lettre du Grand Moine. « Je vais la donner à mon père. On se retrouve demain matin, ça te va ? Et je te raconterai certains détails intéressants sur Lotus. Oh, au fait, j’allais oublier : je viens de parler à des amis à toi qui ont contacté le clan, demandant ce qu’il t’arrivait. Ils logent à La Vague d’Or. Nous nous verrons là-bas, d’accord ? »

Déjà sur le seuil, je m’arrêtai, saisi par ses paroles.

— « Tu as dit des amis à moi ? Des Ragasakis ? Dans la ville ? »

Étaient-ce Livon et les autres ? Avaient-ils trouvé Orih ? Yodah haussa les épaules, me tournant le dos.

— « Tu sais ? » Il pencha la tête vers moi avec un sourire désinvolte. « Ils ne se sont même pas effrayés en me voyant. C’est-y que je perds de ma prestance ? »

Mmpf. Je remis mon masque.

— « Ce sont des gens de la Superficie, c’est tout. Kabou, un plaisir de te voir, comme toujours. » Je m’inclinai et la vieille grogna. Bon, c’était tout un progrès par rapport à mes autres visites… « Yodah, » ajoutai-je. « S’il te plaît, transmets mes respects à ma mère et à mon père, s’il est là. Et si tu peux dire à Yanika que… bon, que je me réjouis que tout aille bien… »

— « Je le ferai, » assura Yodah depuis le fond du couloir.

Je m’inclinai.

— « Merci. »

Je les laissai là et sortis rapidement du jardin.

La décision du fils-héritier de m’accompagner m’inquiétait. Était-ce un caprice ? Une proposition pour voir ma réaction ? Des envies d’aventure ? Qui sait. En tout cas, je n’allais pas m’en préoccuper. J’étais sûr que son père le ramènerait à la raison.

La Vague d’Or se trouvait sur le port, sur ma route. J’écartai le rideau insonore qui faisait office de porte et jetai un coup d’œil.

L’intérieur de cette auberge était spacieux et haut de plafond, avec des plateformes surélevées, des pots avec des plantes, des mosaïques et des colonnes ouvragées. Près du comptoir, une balustrade courbe et couverte d’or conçue par un artiste célèbre avait donné son nom à l’endroit. Malgré tout, ce n’était pas l’auberge la plus chère de Kozéra, loin de là.

J’entrai et me dirigeai vers le comptoir, d’où le gérant se pencha.

— « Bienvenue à notre auberge de La Vague d’Or, mahi. Que désires-tu ? »

— « Te souviens-tu d’avoir vu un autre Arunaeh par ici il y a peu ? » demandai-je.

— « Oui, mahi. Il est sorti il y a un moment. »

— « Et les personnes avec qui il a parlé ? Sont-elles toujours ici ? »

Le gérant cligna des paupières.

— « Les personnes avec qui il a parlé, » répéta-t-il, tentant de se rappeler. « Oh… une petite blonde avec un drow albinos ? » Ce devait être Zélif et Yéren, soufflai-je mentalement, tout en acquiesçant. La leader et le guérisseur. Que faisaient-ils dans les Souterrains ? L’homme secoua la tête. « Ah… Je suis désolé de te dire que je les ai vus sortir peu après. »

— « Dannélah, » fis-je.

— « Mais je les ai entendus dire qu’ils allaient au bazar, » se hâta d’ajouter le gérant. « Ce ne sont pas des criminels, j’espère ? Mahi, je peux avertir le patron… »

— « Oublie ça, ce sont d’honnêtes gens, » le coupai-je. Et je lançai tout en me dirigeant déjà vers la sortie : « Merci ! »

J’allai tout droit vers le bazar. Cela aurait été ridicule de perdre la piste de Zélif et de Yéren alors qu’ils étaient si proches. Le bazar se trouvait près de la Grande Place et je passai par celle-ci sondant le lieu, cherchant Reyk. Je le vis assis sur un banc, taillant un morceau de bois avec son couteau, l’air ennuyé. J’avais craint que, fatigué d’attendre, il soit allé dans quelque taverne et que les gardes l’aient peut-être alors reconnu ou emprisonné… mais, visiblement, je me préoccupais pour rien. Je m’arrêtai devant lui et le Zorkia se leva avec un bruit de bâillement.

— « Tu en as mis du temps pour remettre la lettre, » marmonna-t-il. « On va chercher ton frère ? »

Je mis mon sac sur le dos.

— « Oui, mais, avant, nous allons jeter un coup d’œil au bazar. Apparemment, deux Ragasakis sont à Kozéra. »

— « Cette confrérie de chasseurs de récompenses ? »

— « Tout juste. »

Nous nous mîmes en marche pendant que je les lui décrivais :

— « Yéren est un drow albinos, petit, aux cheveux blancs, à la peau blanche un peu verdâtre, il a du sang vert, des yeux verts, une sorte d’écaille noire sous l’œil droit et, d’habitude, il porte une casquette noire sur la tête. » À part le sang vert, qui était de trop, le reste était une description assez réussie. J’ajoutai : « Zélif est une faïngale, petite, avec des cheveux blonds très longs, on dirait une petite fille, mais elle a plus de trente ans et c’est une grande perceptiste, euh… elle porte une écharpe grise normalement. Si tu les vois, tu me dis. »

Sur ce, nous arrivâmes aux premiers étals. Il régnait un chaos impressionnant dans toute la zone. Les odeurs fortes s’entremêlaient, les voix, bien que basses, résonnaient et se répandaient dans toute la ruelle et dans tous les passages supérieurs parallèles. Trouver quelque chose de spécifique dans ce bazar était une tâche laborieuse. C’était un véritable enchevêtrement de courants d’air, pensai-je.

Peut-être justement parce que mon attention était fixée sur l’air, je remarquai immédiatement la main qui s’approchait de ma poche et de mon diamant de Kron. J’écartai la main voleuse d’un courant orique sans me retourner. Si je voyais la tête du voleur, je me serais vu obligé à interrompre ma recherche pour le conduire à un garde. Et je n’en avais pas envie. Mar-haï, depuis quand un voleur osait s’en prendre aux destructeurs ? Ce devait être un novice. Je marmonnai mentalement et plongeai mes mains dans mes poches tout en continuant à avancer sur le marché.

Je ne cessais d’être assailli par des vendeurs qui me murmuraient :

— « Puissant mahi, une belle tunique pour les Guiblancs ? »

— « Une tranche fine de rowbi rôti ? »

— « Mahi, par ici ! Nous avons une offre de fleurs tout juste arrivées de la Superficie, des roses merveilleuses et des camélias tout frais… »

— « Dis, mahi, aimes-tu les pierres précieuses ? »

— « Beaucoup, » répliquai-je au joaillier, « mais elles me restent sur l’estomac. »

Reyk pouffa de rire. Nous continuâmes à avancer jusqu’au bout de la rue. Pas trace de Zélif ni de Yéren. Je soupirai et j’allais renoncer en pensant que je repasserais par La Vague d’Or en fin de journée quand je vis une scène singulière : sortant d’une gargote, une faïngale et un petit drow blanc traînaient pour ainsi dire un humain blond qui ne tenait pas debout.

— « C’est Jiyari ! » le reconnut Reyk, surpris. « Il est complètement saoul. »

Je soupirai.

— « Avoir affaire à quatre ivrognes en l’espace de deux jours, ça commence à bien faire. Allons-y. »

Nous les rejoignîmes quand, ne pouvant plus supporter son poids, Yéren et Zélif laissèrent Jiyari s’asseoir sur le bord d’une fenêtre. Le blond délirait en riant doucement :

— « Vous êtes si gentils… Merci… merci… vous pouvez m’oublier, les enfants, moi, je ne fais que… hips… je ne cause que des malheurs. »

— « Nous ne sommes pas des enfants ! » protesta Zélif. À son ton, je devinai que ce n’était pas la première fois qu’elle le lui disait.

— « Tu ne nous reconnais donc pas ? » ajouta le petit drow albinos. « Je suis Yéren, des Ragasakis. Le guérisseur, tu ne te rappelles pas ? »

— « Je n’ai jamais eu une bonne mémoire, » murmura Jiyari.

— « Mais tu te souviens de moi, non ? » intervins-je, les faisant sursauter. « J’ai promis que je reviendrais… Désolé pour le retard. »

Curieux, Yéren et Zélif scrutèrent mon masque, tentant de deviner qui j’étais… Jiyari, lui, se leva ébloui de soulagement et il s’exclama d’une voix tremblante :

— « Grand Chamane ! »

Il se jeta sur moi et me serra dans ses bras. Je m’efforçai de ne pas perdre l’équilibre. Un mélange de culpabilité et d’exaspération m’envahit tandis que je sentais, à travers un voile, que Kala se laissait submerger par l’émotion. Le Pixie répondit à son étreinte sans que je fasse quoi que ce soit. Je pariai qu’il ne s’était même pas rendu compte qu’il s’était emparé du corps.

— « Tu es réel, » bégayait Jiyari. « Tu es réel. »

— « Mais bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? » marmonnai-je. « Salut, Zélif. Salut, Yéren. »

— « Drey ? » dit finalement Yéren, stupéfait. « C’est toi ? »

— « C’est bien moi. Je ne m’attendais pas à vous voir par ici. Est-ce que Livon et les autres sont aussi à Kozéra ? »

Zélif s’assombrit sans cesser de scruter mon masque.

— « Non. Ils ne sont pas encore rentrés, mais ce n’est pas surprenant : ils sont partis d’ici il y a tout juste une semaine. Pourtant… j’ai un mauvais pressentiment. »

Jiyari bavait sur mon habit de destructeur, riant tout bas, les dieux savent de quoi. Soufflant, je l’écartai et l’agrippai de nouveau en le voyant chanceler.

— « Diables. Je suis sûr qu’ils vont bien, » dis-je.

— « Pourquoi dis-tu cela ? » demanda Yéren.

— « Euh… Eh bien, dans le pire des cas, si les dokohis les ont capturés, on peut toujours espérer qu’ils leur mettront des colliers. Enfin, s’il leur reste des colliers libres. »

Mon raisonnement arracha une moue inquiète aux deux Ragasakis et je compris que je ne les avais pas du tout tranquillisés. Se balançant, Jiyari me murmura, sans force :

— « Grand Chamane, je t’avais promis de ne pas boire, mais comme tu ne revenais pas… »

— « Je sais, Jiyari. J’ai mis un peu plus longtemps que prévu. »

— « Ouiii, c’est pour ça… » Il s’accrocha à ma manche. « Je suis un Champion déplorable. Mais ça ne se reproduira pas… hip… je te le promets. »

Je haussai un sourcil.

— « Promets-le-moi quand tu seras sobre, d’accord ? »

“Mar-haï, je parie dix kétales qu’il ne se rappellera pas,” dis-je à Kala.

Kala souffla.

“Qu’est-ce que ça peut faire, si les kétales sont dans la même poche ?”

Il n’avait pas tort.

— « Où est ta sœur ? » demanda Zélif.

Ignorant les délires de Jiyari, mais sans le lâcher, je répondis :

— « Yanika est avec ma famille et… » Remarquant le regard curieux que Zélif lançait au masque de Reyk, je le présentai : « Lui, c’est un ami. Yodah m’a dit que vous logiez à La Vague d’Or et que vous avez parlé avec lui… Vous êtes là depuis longtemps ? »

— « Depuis deux jours, » répondit le guérisseur. « Rentrons à l’auberge, d’accord ? J’avais oublié combien le bazar de Kozéra était animé ! »

J’acquiesçai et, à nous deux, Reyk et moi agrippâmes Jiyari et nous reprîmes la direction du port. Tout en marchant, Zélif me jetait de fréquents coups d’œil peu discrets.

— « Dis, Drey, » fit-elle finalement. « Ce parent à toi, Yodah Arunaeh, il nous a dit que tu n’étais pas en condition de voyager et de traverser la Mer d’Afah, mais… tu m’as l’air en pleine forme. »

Je grimaçai derrière mon masque et assurai :

— « Je vais mieux. »

Yéren et Zélif échangèrent un regard, mais ils n’insistèrent pas. En pleine rue, nous tombâmes sur un enfant humain qui nous contemplait Reyk et moi avec quatre doigts dans la bouche et des yeux curieux. Subitement nerveuse, sa mère l’écarta promptement de notre chemin, le tirant vers la vitrine d’une boutique, et elle s’inclina humblement vers nous pour s’excuser du dérangement.

Bien que l’excuse ne lui soit pas adressée, Yéren s’empourpra comme un zorf. Moi, je l’ignorai. La déférence des gens envers les destructeurs me déconcertait plus qu’autre chose.

Finalement, nous entrâmes à La Vague d’Or. Après avoir allongé Jiyari dans la chambre de Yéren, nous allâmes nous installer sur le plancher de la chambre de Zélif, recouvert d’un confortable tapis coloré.

— « Drey, est-ce habituel de porter le masque même dans les chambres ? » demanda Yéren avec curiosité.

Je me raclai la gorge et retirai mon masque.

— « Non, mais comme vous pouvez le voir, j’ai une drôle de tête, maintenant. »

Tous deux me regardèrent, bouche bée. Je sortis l’insigne bleu des Ragasakis de ma poche, assurant :

— « Je suis toujours le même, rassurez-vous. »

Les yeux de Zélif brillaient, m’observant comme si elle tentait d’élucider le mystère. Yéren s’inclina pour me voir de plus près avec un intérêt professionnel.

— « Ma foi, c’est vraiment curieux. Une mutation, n’est-ce pas ? Ne t’inquiète pas ; assurément, tu as une drôle de tête… mais je dirais que pas autant que la mienne ! » rit-il. « Ton sang est toujours rouge, n’est-ce pas ? Voyons voir, tire la langue… »

Je soufflai mais tirai la langue, arrachant un large sourire au guérisseur.

— « Bien rouge, » confirma-t-il.

— « Ça t’est arrivé d’un coup ? » demanda Zélif.

— « Euh… oui, bon… d’une certaine façon. » Je fermai la bouche. Les yeux bleus pénétrants de la faïngale me mirent mal à l’aise. J’enlevai mes gants de destructeur et lançai un coup d’œil aux trois cercles sur ma main droite en ajoutant : « En réalité, je ne sais pas comment mais… euh… je suis comme ça. »

Je n’eus soudain pas le courage de leur raconter la vérité. Nous avions assez de problèmes avec les dokohis et l’enlèvement d’Orih pour qu’en plus je commence à leur raconter les miens.

— « Trois cercles et trois lignes, » lâcha Zélif, saisie. Je la regardai, surpris, tandis qu’elle fermait les yeux quelques instants avant de les rouvrir. « Est-il possible que… ? »

J’ouvris grand les yeux, déconcerté. Avait-elle deviné quelque chose en regardant simplement le symbole ? Ou ne faisais-je que me l’imaginer ? Yodah lui avait-il dit que… ? Impossible. Alors, comment ? Néanmoins, Zélif ne termina pas sa phrase. Est-ce que je tirais trop de conclusions ?

— « Zélif ? » s’inquiéta Yéren.

La faïngale secoua la tête, songeuse, et murmura :

— « Ce n’est rien. »

Elle changea ainsi brusquement de sujet et, en quelques phrases, la leader des Ragasakis me mit au courant de ce qu’elle savait sur Livon et les autres : les deux harmonistes, Naylah, Livon et Tchag avaient quitté Kozéra depuis une semaine, le troisième blizzard de Mussarre. D’après Yéren, Tchag s’était remis rapidement de son inconscience après la perte du collier, mais l’expérience l’avait traumatisé.

— « Il est resté muet, » dit Yéren. « À part ça, il va bien et ses cordes vocales sont en parfait état. La cause doit être psychologique. Je dois dire que, quand je l’ai examiné… j’ai regretté de ne pas l’avoir fait plus tôt. Tchag n’est pas une créature normale. De fait, je soupçonne… »

Il jeta un regard prudent à Reyk, qui avait retiré son masque et écoutait, appuyé contre le mur, sans montrer un grand intérêt.

— « Tu peux parler sans crainte, » affirmai-je. « En réalité, Reyk n’est pas un destructeur : c’est un mercenaire fugitif, tout à fait inoffensif. »

— « Merci pour la présentation, » grommela Reyk, me foudroyant du regard. « Tant que tu y es, dis-leur que je suis un Zorkia recherché par les autorités de Dagovil. »

— « Ça, c’est toi qui l’as dit, » fis-je remarquer avec un demi-sourire. Les deux Ragasakis le regardaient, surpris.

— « Un Zorkia, » murmura Zélif. « Je vois. »

Il semblait que cette faïngale comprenait tout avec une facilité exaspérante. Je me tournai vers le guérisseur.

— « Pourquoi dis-tu que Tchag n’est pas une créature normale ? » m’enquis-je.

— « Eh bien… » Yéren mordilla sa lèvre et soupira. « J’ai examiné son corps en profondeur, et il ne ressemble à rien que je connaisse. Son cerveau est parfaitement sphérique, mais ça, ce n’est pas le plus étrange : sans aucun doute, il lui manque des organes qui, pour nous, sont vitaux. »

— « L’appareil reproducteur, » devinai-je.

Yéren secoua la tête, avec un léger sourire.

— « Bon, c’est un organe important, mais je ne dirais pas qu’il est vital, non, c’est plus grave que ça… » Il s’assombrit. « Ses poumons inspirent et expirent, mais l’oxygène qu’il aspire ne va pas au sang. Parce qu’il n’en a pas. »

J’ouvris grand les yeux. Tchag n’avait pas de sang ?

— « Impossible. Alors, pourquoi respire-t-il ? »

Yéren expliqua :

— « Pour alimenter son corps, qui n’est fait d’aucun matériau que je connaisse. C’est du morjas, de l’énergie vivante… et, en même temps, ce n’est pas ça. Et, manifestement, dans ces circonstances, comme l’oxygène se répand dans son corps sans besoin de sang ni de veines… Tchag n’a pas de cœur non plus. »

Je demeurai stupéfait, et Yéren couronna le tout en concluant :

— « Il est clair que Tchag est une créature unique. Vu qu’il est capable de se rendre invisible quand il ne respire pas et ne bouge pas, il ferait un excellent espion. Avec un esprit qui semble aussi compliqué que le nôtre même s’il est inséré dans une sphère… avec le temps, il pourrait être capable de raisonner comme nous. »

Il marqua un temps dans le silence de la pièce et termina, l’expression troublée :

— « C’est une arme vivante fabriquée par des saïjits. »