Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies

7 Duel

« Draken m’a demandé un jour de lui écrire une histoire en caeldrique. Je lui ai dit : mais presque personne ne sait lire la langue ancienne, alors pourquoi l’utiliser ? Il m’a répondu : va donc détruire de la roche. »

Drey Arunaeh

* * *

Le matin, lorsque je me réveillai dans ma chambre du temple, je repensai à cette époque où je ne comprenais pas grand-chose à la vie et je me demandai si mes crises d’enfance au Datsu complètement débridé n’avaient pas affecté un peu ma compréhension du monde.

Je bâillai, m’étirai, saluai Kala et m’habillai. Je sortis de la chambre pour vérifier que Reyk ronflait toujours dans la pièce voisine. Nous avions dormi comme des ours lébrins, constatai-je, consultant mon anneau de Nashtag. Je me rendis au réfectoire et le trouvai vide. Sur la table, il y avait une panière de pains aux zorfs recouverte d’un linge. J’en pris deux pour moi et deux autres pour Reyk et retournai vers la chambre de celui-ci, ayant l’intention de le secouer pour le réveiller s’il le fallait. Je parcourais le couloir quand un moine drow aux cheveux roux se posta devant moi, me barrant le passage. J’arquai les sourcils, levant les yeux. Il était grand, aux yeux rouges comme le sang et aux lèvres fines et violacées. Il ressemblait beaucoup à Draken en plus jeune. Alors, je le reconnus.

— « Pargwal d’Isylavi ? » fis-je, surpris.

Un éclat ironique passa dans les yeux du jeune drow.

— « C’est bien moi. Je vois que nous avons changé tous les deux. Et, toi, plus que moi. Qui aurait dit que je serais ordonné avant toi. La vie est ironique, n’est-ce pas ? »

Je roulai les yeux.

— « Félicitations. Et Yémon et Naénarax ? Ils ont été ordonnés, eux aussi ? »

Pargwal s’assombrit.

— « Non. Yémon a dû renoncer : son frère aîné est mort et il a dû hériter le titre de son père. Naé… a échoué aux épreuves et il est parti en voyage s’entraîner. » J’opinai de la tête. Il n’était pas rare qu’un apprenti de dix-huit ans ne soit pas encore parvenu à être ordonné. Si Pargwal y était arrivé, il devait s’être considérablement amélioré durant ces années. Il ajouta sur un ton désinvolte. « J’étais au dîner, hier soir. Je suppose que tu n’as pas remarqué. »

Non, je n’avais pas remarqué. Je m’inclinai.

— « Désolé. Hier soir, j’étais fatigué. »

— « Ça ne fait rien. Tu sais, maintenant, je ne suis plus aussi prétentieux. »

J’arquai les sourcils. Faisait-il allusion à nos années d’apprentissage ?

— « Eh bien, je m’en réjouis, » dis-je. « C’est vrai que nous nous parlions peu à l’époque. »

Ma formulation sembla amuser Pargwal, et celui-ci affirma :

— « Assurément, très peu. Tu me tapais sur les nerfs. Mais, tu sais quoi ? Si, toi, tu semblais complètement m’ignorer, moi, je ne pouvais pas t’oublier. Je ne pensais qu’à te surpasser, » sourit-il. Sa confession m’arracha une expression saisie. Le drow tordit les lèvres, pensif. « Si nous faisions une bataille rocale maintenant, je me demande qui gagnerait. Bon, en tout cas, » déclara-t-il, « le Grand Moine veut te voir. »

Je hochai la tête.

— « J’y vais tout de suite. »

J’allai laisser deux pains dans la chambre de Reyk et ressortis arrachant deux bouchées de suite aux miens. À ma surprise, Pargwal était encore dans le couloir. Il commenta :

— « J’espère que tu n’es pas pressé au point de refuser un défi de bataille rocale, n’est-ce pas ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— « Tu veux la revanche, hein ? »

— « Bon… je veux vérifier de mes propres yeux que tu es vraiment un génie. »

Je soufflai.

— « Je n’ai rien d’un génie. Je l’ai déjà dit hier : je n’ai pas choisi d’être destructeur. J’aime ce que je fais, c’est vrai, mais je suppose que, si l’on m’avait enseigné à scier des planches ou à fabriquer des chaussures, cela m’aurait plu aussi. C’est une question d’habitude. »

Pargwal fit non de la tête.

— « Je ne crois pas. Je t’ai vu plus d’une fois t’entraîner… Je sais que tu y prends plaisir. Et ça, c’est la vocation. Je le sais parce que je l’ai, moi aussi. De même que mon oncle Draken. Je ne suis pas destructeur pour sauver des gens comme cet ingénu de Bluz… je suis destructeur parce que j’aime détruire. »

J’arquai un sourcil face à cette affirmation. Ses yeux rouges me scrutèrent.

— « Et toi, tu es pareil. »

L’étais-je ? Je n’en avais aucune idée. Je haussai les épaules.

— « De toute façon, il faudra remettre la bataille rocale à un autre jour. Je pars aujourd’hui pour Kozéra. »

Pargwal acquiesça.

— « Je sais : le Grand Moine m’a demandé de vous accompagner. »

J’eus un sursaut.

— « Quoi ? Toi ? »

— « Je vais à Doz. Alors, nous voyagerons ensemble un bout de chemin. »

J’assimilai la nouvelle. Diables. Pargwal appartenait à la même famille que Draken, c’était un Isylavi, mais il était de la lignée héritière directe, un membre de la Guilde des Ombres… Je lui jetai un regard inquisiteur. Était-il au courant pour Reyk ? Comme s’il devinait mon inquiétude, Pargwal afficha une expression espiègle.

— « Prends garde : si tu refuses la partie de bataille rocale, il se peut que je ne tienne pas ma langue. Et je compte sur toi pour y mettre toute ta volonté. J’en ai assez des adversaires plus attentifs à mon nom qu’au jeu. D’accord ? »

Assurément, je ne le connaissais pas bien… Mais quelque chose, en lui, son caractère direct et franc, me rappelait Draken. Étant petit, il s’était vexé à cause de mon évidente supériorité en destruction ; maintenant, sûr de s’être amélioré, il me défiait d’égal à égal. J’acceptai, amusé :

— « Tant que tu n’es pas mauvais perdant… »

Pargwal poussa un souffle arrogant et s’arrêta devant la porte de la grande salle.

— « Je vais aller me préparer. »

Tandis que le bruit de ses pas s’éloignait, je regardai les deux gardes silencieux de chaque côté de la porte, j’avançai et frappai.

* * *

Nous quittâmes le Temple du Vent peu après, avec une lettre pour le leader des Arunaeh, une tunique et un nouveau masque sans tatouage pour Reyk, ainsi qu’un nouveau compagnon de voyage anxieux de me prouver à quel point il s’était bien entraîné en mon absence.

J’entendais encore résonner la dernière question que m’avait posée le Grand Moine après m’avoir souhaité bon voyage. “Cette mutation,” avait-il demandé, “ce sont les Arunaeh qui te l’ont provoquée ?” J’étais demeuré si surpris, pensant que, de fait, sans l’intervention de ma famille, le sceau de Kala ne se serait pas déstabilisé, que j’étais resté sans voix durant de longues secondes et le Grand Moine avait soupiré et m’avait congédié.

Enfin. Cela me dérangeait qu’il ait tiré de fausses conclusions, mais je ne pensais pas non plus que ce soit une bonne idée de lui expliquer l’histoire des Pixies. Cela n’aurait fait que compliquer les choses.

Reyk était d’une humeur noire. Il avait englouti les deux pains que je lui avais apportés et deux autres avant que je parvienne à lui soutirer une explication : il avait mal à la tête. Et pas que cela, devinai-je. Il devait se rappeler ce qui s’était passé durant son ivresse, car, lorsque nous montâmes sur Neybi, il m’avait grommelé :

— « Ce qui est arrivé hier… pas un mot à mes compagnons, c’est clair ? »

— « Parce que tu t’es mis à pleurer ou parce que tu as demandé pardon à Ohawura ? »

— « Tu veux que je te cogne ? »

Nous n’avions plus échangé un mot. Nous parcourûmes le tunnel d’où les doagals avaient été extirpés, nous arrivâmes à Blagra et prîmes le Grand Tunnel sans aucun problème. Les gardes se contentaient de contrôler l’identité de Pargwal et s’écartaient aussitôt. Nous avançâmes rapidement : si la voie vers Dagovil était un enfer, celle en direction du sud était presque déserte.

— « Drey, » fit à un moment Pargwal d’Isylavi en se retournant. « Attrape. »

Il me lança un objet avec l’orique et, lâchant les rênes, je le récupérai. C’était une petite boîte avec huit pierres.

— « Je les ai préparées pour un adversaire digne de ce nom, » expliqua Pargwal. « Je te les montre pour ne pas être avantagé à Doz. Là-bas, je t’invite à boire un verre et à une bataille. »

La perspective l’enthousiasmait, constatai-je. Laissant Neybi suivre l’anobe de Pargwal, je me concentrai sur les pierres. Je les reconnus, mais quatre d’entre elles ne faisaient pas partie de l’examen que j’avais passé la veille. Pargwal s’était vraiment ingénié à préparer ça, pensai-je, impressionné.

Nous mîmes environ quatre heures pour arriver à Doz, une ville portuaire qui marquait la limite méridionale de Dagovil et la frontière avec le pays de Kozéra. À partir de là, en une heure au plus, nous serions dans la Cité de la Mer et je tirerais Jiyari de son École Savante, me promis-je. Mais avant, je devais offrir à Pargwal un joli duel.

Tandis que nous franchissions les portes de Doz et chevauchions vers des étables, je me demandai jusqu’à quel point Pargwal serait capable de supporter une défaite. Quoi qu’il en soit, je n’allais pas le sous-estimer non plus. En fait, je me sentais même quelque peu impatient de commencer.

Nous entrâmes dans une taverne dénommée La Méduse Géante. Sans surprise, nous mangeâmes de la méduse panée et bien frite, avec un deuxième plat et un dessert assez cher. Pargwal insista pour nous inviter, si bien que je me contentai de me plier à son désir et de profiter du repas. Le Zorkia, par contre, n’avait pas l’air d’avoir grand appétit.

— « Un problème ? » lui demandai-je, tout en m’essuyant la bouche. J’avais ôté mon masque. D’après Pargwal, je n’avais pas l’air si terrible : des yeux reptiliens, les caïtes et certains ternians en avaient aussi, beaucoup de drows avaient les yeux rouges, et ma peau grise un peu brunâtre pouvait passer pour celle d’un bélarque… Enfin, en tout cas, on pouvait croire que j’étais un de ces esnamros qui, à force de croisements, héritaient plusieurs traits des différentes races de leurs ancêtres.

Reyk n’avait pas enlevé son masque bien que Pargwal ait payé pour avoir une petite pièce privée et demandé que personne ne nous dérange —destructeur ou pas, il était toujours un Isylavi de la Guilde et le luxe, pour lui, était de mise.

— « Tu te sens bien ? » insistai-je.

Le Zorkia fit claquer sa langue.

— « Je vais bien. Je n’ai pas faim, c’est tout. »

Il était tendu. Après avoir absorbé la glace à la vanille bleue, Pargwal commenta :

— « Veux-tu que je demande un plat plus facile à digérer ? »

Il y eut un bref silence puis un :

— « Non. »

Son ton était sec. Pargwal comprit pourquoi avant moi et sourit légèrement avant de dire posément :

— « Je comprends. Tu éprouves de la rancœur contre moi à cause de ce que la Guilde a fait aux tiens. Je ne vais pas te mentir : mon père a voté pour que les Zorkias soient mis au placard. »

Je sentis l’atmosphère se tendre. Reyk serra les poings.

— « Mis au placard ? Nous avons été massacrés. »

Pargwal haussa les épaules.

— « Désolé : je ne connais pas bien les détails. »

Reyk enleva son masque d’un geste brusque et, voyant ses yeux flamboyants, je m’alarmai.

— « Écoute, ne t’énerve pas… »

— « Comment ne vais-je pas m’énerver ? » répliqua le commandant Zorkia. « J’ai tout perdu à cause de ces vermines que nous avons servies pendant presque quarante ans et je n’ai pas le droit de m’énerver un peu ? » Il cracha grossièrement dans son assiette sous nos regards interdits et il répéta : « Des détails. Les vies de mes compagnons, c’étaient des détails ? »

Assurément, Pargwal n’avait pas choisi les bons mots et celui-ci sembla le comprendre.

— « Désolé, » dit-il. « Si tu as tout perdu, pourquoi ne t’es-tu pas résigné et n’as-tu pas rejoint les Zombras ? »

Non, il n’avait pas compris, soupirai-je.

— « Pargwal, » intervins-je.

Mais Reyk ne me laissa pas placer un mot.

— « Vous êtes comme ça, vous ? On vous vole votre famille et, au lieu d’essayer de la récupérer, vous vous unissez aux voleurs ? C’est ça votre moralité ? Je vous méprise… Tu ne sais pas à quel point je vous méprise. »

— « À quel point tu nous haïs, plutôt, » fit remarquer Pargwal. « Mais je te rappelle que, moi, je n’ai rien fait et je n’avais même pas seize ans quand ça s’est passé. Je pourrais sortir, crier ‘gardes, gardes’ et t’envoyer directement à Makabath, mais, tu vois ? Je ne l’ai pas fait. »

— « Et je me demande pourquoi, » souffla le Zorkia, croisant à nouveau les bras. « Peut-être que tu t’apitoies. C’est ça ? Tu as pitié d’un mercenaire ? »

Ceci arracha un petit sourire à Pargwal, allez savoir pourquoi.

— « À vrai dire, non, » admit-il. « Si je ne te dénonce pas aux autorités, c’est parce que, premièrement, le Grand Moine me l’a interdit tant que tu ne te montreras pas violent ; deuxièmement, parce que mon oncle Draken m’a dit qu’il te trouvait sympathique ; et troisièmement, » son sourire s’élargit, « parce que Drey semble avoir des projets pour toi et je ne veux pas qu’il refuse mon défi. »

Je roulai les yeux et, voulant changer de sujet, je dis :

— « Alors, que la bataille commence. »

Nous sortîmes tous deux nos boîtes tandis qu’il expliquait :

— « Voici les règles : il faut couper les six premières pierres en deux, par la moitié, et les deux dernières en quatre, toujours par la moitié. Les coupures doivent être nettes. Nous n’avons pas d’arbitre, mais la bonne foi suffira. Voilà le sablier : si nous dépassons tous les deux le temps imparti, on passe à la suivante. Ça te va ? »

C’était l’une des manières les plus fréquentes de jouer à la bataille rocale.

— « Ça me va. »

Nous prîmes chacun la première pierre et Pargwal dit avec un grand sourire :

— « Allons-y ! »

Il retourna le sablier. Je me concentrai. La première pierre était censée être la plus facile des huit, mais ce n’en était pas moins un défi de la couper en deux avec une coupure bien nette. Une minute ne s’était pas écoulée quand Pargwal posa ses deux morceaux en disant :

— « Voilà ! »

Sa coupure était parfaite et je n’émis pas d’objection. Les deux pierres suivantes, c’est moi qui l’emportai. Nous en étions à la quatrième quand Reyk prit son assiette et commença à manger. Soulagé, je fus distrait et Pargwal se moqua, posant la pierre tranchée :

— « Dans une course, celui qui s’arrête pour regarder les papillons perd. Maintenant, ça va se corser. »

Et, effectivement, cela se corsa : à cet instant, la porte s’ouvrit en coup de vent et des saïjits aux visages couverts débarquèrent, si rapidement que Pargwal et moi nous retrouvâmes face à plusieurs dagues étincelantes sans pouvoir réagir. Une voix féminine dit avec froideur :

— « Si vous criez, on vous saigne. »

La porte se ferma derrière elle. Ils étaient quatre. Non, cinq, rectifiai-je. Plus le guetteur qui était resté dehors. Pargwal avait les yeux exorbités ; Reyk avait bondi sur ses pieds et levait les poings ; quant à moi, mon Datsu était débridé et j’analysais la situation. Ces types n’étaient pas des gardes.

— « Est-ce… Est-ce qu’on peut savoir qui vous êtes ? » interrogea Pargwal, d’une voix fluette.

La femme sortit à son tour une dague et la pointa vers Reyk en disant :

— « Toi non plus, ne bouge pas, sinon on tue tes compagnons. »

— « Si tu crois que ça me dérange, » répliqua Reyk. Alors, je remarquai que le Zorkia n’avait pas les poings vides : il tenait un long couteau dans l’un d’eux. D’où diables l’avait-il sorti ? L’avait-il volé au temple ?

La femme haussa les épaules.

— « Du calme. Nous ne cherchons qu’un seul destructeur. Qui des trois a accepté de détruire les Gemmes de Yaraé ? »

Pargwal déglutit. Les Gemmes de Yaraé ?, me répétai-je. Je ne savais pas de quoi retournait cette histoire, mais il était clair que cette femme ne voulait pas qu’on les détruise.

— « C’est bon, » dit alors la femme. « Par élimination, ce doit être le plus âgé. Ces garçons ne sauraient sûrement même pas par où commencer. Toi, » ajouta-t-elle, s’approchant de Reyk sans aucune crainte. « Si nous te voyons prendre le chemin du Temple de Yaraé, tu mourras avant de l’atteindre. Compris ? »

Reyk fit disparaître le couteau sous sa manche, haussant les épaules.

— « Ben, tu sais, je n’avais pas du tout l’intention de visiter ce temple. »

La femme dut prendre ça pour une réplique ironique.

— « Ne sortez pas d’ici avant une heure, sinon, nous nous en prendrons à vous quoi que vous fassiez. »

Elle fit demi-tour et partit avec ses compagnons. Dans le brusque silence, je demeurai pensif, soufflant :

— « Fichtre, Parg, quelle sorte de travail as-tu accepté ? »

Pargwal d’Isylavi secoua la tête, reprenant ses couleurs et, levant un poing, il laissa tomber les deux morceaux de la cinquième pierre, parfaitement coupée.

— « Comme je le disais, celui qui s’arrête pour regarder les papillons, perd. »

Je hoquetai.

— « Sérieusement ? »

Le drow sourit.

— « Dans une bataille, les petites interruptions ne doivent pas te distraire. »

Son sourire s’élargit face à mon expression abasourdie. Ce n’était pas pour rien que mon clan disait que les saïjits sans Datsu étaient si imprévisibles : cet Isylavi ordonnait ses priorités d’une façon incompréhensible. Je baissai mon regard sur ma pierre et protestai :

— « Dis, on dirait que tu es dans une situation critique, tu sais ? N’as-tu donc pas écouté ? »

Pargwal souffla de biais.

— « Je déteste que les gens interrompent mes duels et lancent des menaces. Mon oncle Labri habite à Doz. J’irai le voir, j’arrangerai cette affaire, j’assurerai ma protection et je détruirai ce que j’ai à détruire. »

Il avait l’air si sûr de lui…

— « Les Gemmes de Yaraé, » murmurai-je. « Qu’est-ce que c’est ? »

Pargwal haussa les épaules, l’air mystérieux.

— « Ah, qui sait. »

Je le regardai, ennuyé, et me tournai vers Reyk. Celui-ci s’était plaqué contre le mur près de la fenêtre, sondant la rue.

— « Ils sont sortis ? »

Le Zorkia acquiesça.

— « Du moins, la femme. Elle ne portait plus la cape, mais j’ai reconnu ses bottes. »

Je le regardai, impressionné, et m’empressai de m’approcher de la fenêtre. Reyk m’en empêcha d’un bras ferme.

— « Elle a déjà disparu. Si je me souviens bien, » dit-il, se tournant vers nous, l’expression fermée. « Les Gemmes de Yaraé sont une relique. Elles sont incrustées dans un temple abandonné au nord de Doz. Je les ai vues une fois. On raconte que ceux de la Contre-Balance ont utilisé leur pouvoir pour créer des magaras. Et toi… » Il scruta l’Isylavi. « Tu vas les détruire ? »

Pargwal fit une moue. Je fronçai les sourcils, encore plus sceptique que Reyk.

— « Si c’est une relique puissante, elle doit être faite dans un matériau très résistant, » dis-je. « Ce n’est pas un travail pour un seul destructeur. À moins… que tu n’aies pas l’intention de les détruire, mais de les désincruster. »

Un éclat de frustration passa dans les yeux de Pargwal.

— « Bon sang. Qu’importe cela tout de suite ? C’est bon, » lança-t-il, « je vais t’expliquer : la Guilde m’a demandé de l’aider à extirper les gemmes de la roche pour faciliter leur transport. Le Temple du Vent est au courant. Et, visiblement, l’affaire a été éventée et il y a des types problématiques qui essaient de protéger les gemmes. Le temple n’est malheureusement pas abandonné, » détrompa-t-il Reyk, « il est occupé par une confrérie de fanatiques, les Yaragas, qui pensent que ces gemmes sont un don de leur Dieu Unique. Pouvons-nous poursuivre la bataille ? »

Il y eut un silence. Alors, je retournai jusqu’à mon coussin, m’assis et pris la sixième pierre.

— « Un Dieu Unique ? » dis-je alors.

— « Concentre-toi, » me réprimanda Pargwal.

J’étais concentré : au bout d’un moment, je laissai la pierre coupée en deux sur la table. Pargwal émit un grognement amusé en examinant le résultat.

— « Diable, c’est lisse comme une lame d’acier. Oui, un Dieu Unique, » dit-il. « Je ne sais pas très bien de quoi retourne l’affaire. Une histoire sur un dieu avec un masque noir et sept apôtres. Mon oncle m’a raconté dans sa lettre que, durant leurs orgies, ils se droguent avec du sang d’aliève, forniquent durant tout l’o-rianshu et chantent comme des sauvages avant de sacrifier quelque chose à leur dieu. Et le pire, » ajouta-t-il tranquillement, « c’est qu’apparemment, ce dieu est vivant et ils l’appellent Lotus. Comme le lotus de la paix ! »

Il rit, tant cela lui semblait absurde. Il rit tout seul. Moi, je ravalai ma surprise, pensant que Lotus ne soutiendrait en aucune façon de tels fidèles. De plus, Lotus était mort et les Pixies souhaitaient le ressusciter, n’est-ce pas ? Cependant, ressusciter était impossible. Alors, s’il était vivant, il devait bien être quelque part, non ?

Je ramassai la septième pierre et dis :

— « Nous continuons ? »

— « Avec plaisir, » s’enthousiasma Pargwal. « Les deux dernières comptent double et il faut les couper en quatre. »

Pour une raison ou une autre, il me gagna. N’étais-je pas suffisamment concentré ? Non, je l’étais. C’était Kala qui était altéré par la conversation. Furieux, même. Indigné.

“Calme-toi, Kala. Apparemment, ce n’est qu’un sabbat de sorciers fous qui ont inventé un dieu. Lotus n’a rien à voir avec ça.”

Le Pixie ne répondit pas, mais il se tranquillisa un peu. Suffisamment pour que je rompe en quatre la huitième et dernière pierre de deux coupures nettes et perpendiculaires. Sauf que je perdis un instant à peaufiner le résultat et Pargwal s’exclama :

— « Sept points contre trois, je l’emporte ! »

Dans ces occasions, le perdant se devait de s’incliner devant le gagnant. Je m’inclinai et dis :

— « Merci pour ce grand duel. »

— « Merci à toi d’avoir été mon adversaire ! » répliqua Pargwal. Peut-être qu’il n’était pas bon perdant, mais il était bon gagnant : il s’inclina à son tour et sourit. « L’entraînement, ça paie, pas vrai ? »

Je lui rendis un sourire et acquiesçai.

— « Assurément, tu m’as impressionné. »

— « Et si nous laissions tomber votre blabla et que nous nous mettions enfin en route ? » nous interrompit Reyk.

Le Zorkia mourait d’ennui, sans comprendre la subtilité et la précision de nos sortilèges oriques. J’échangeai un sourire avec Pargwal et me levai.

— « Tâche de bien t’entourer. Visiblement, ces fanatiques se promènent librement dans la ville. »

— « Et ils cesseront bientôt de le faire, » assura Pargwal. « Bon. Je vous souhaite bon voyage et… » Il leva un index. « Juste une chose, Drey Arunaeh. Puisque j’ai gagné… pourrais-je te demander une faveur ? »

J’arquai les sourcils, intrigué. Il était vrai que nous n’avions rien parié avant la bataille rocale. J’acquiesçai.

— « Naturellement. De quoi s’agit-il ? »

Pargwal découvrit toutes ses dents.

— « Dis-moi : tu es meilleur que moi. »

Je clignai des paupières. Et je soufflai, étouffant un rire. Prenant un ton solennel, je m’inclinai et dis :

— « Tu es meilleur que moi, Pargwal d’Isylavi. »

Il demeura satisfait. L’avais-je tant traumatisé ce jour-là, au bord du lac ? Amusé, je suivis Reyk dehors, mais je m’arrêtai sur le seuil en disant :

— « Tu sais ? Dans la pratique, quand il détruit, un destructeur ne lutte pas contre une roche : il lutte contre toutes. »

Et je le laissai là, espérant que cette histoire de Gemmes de Yaraé ne lui serait pas fatale. Quelques minutes après, le Zorkia, Kala et moi étions en route vers Kozéra. Vers Jiyari… et l’île de Taey.