Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala

4 Le pouvoir d’une réponse

J’inspirai. J’expirai. J’évaluai les flux oriques. Même dans cette chambre de l’auberge, l’air bougeait toujours. Parfois, on les percevait à peine, mais ses mouvements étaient bien là : il montait et descendait en cercles, avec une régularité presque parfaite. Je traçai un sortilège de force suffisant pour créer un vent comparable à celui des orages de Firassa, mais je ne l’achevai pas et laissai le sortilège s’effilocher sans qu’il ne soit parvenu à être plus qu’une esquisse.

Assis en tailleur sur le lit, je joignis de nouveau mes mains et inspirai. Dans l’obscurité de la chambre, régnait un silence presque absolu. L’auberge où nous étions restés était la même que celle où nous avions passé, Yanika et moi, plusieurs semaines, après notre arrivée dans la cité, plus de six mois auparavant. Le propriétaire, un hobbit petit mais robuste, m’avait reconnu aussitôt et, se rappelant peut-être mes paiements diligents, il nous avait reçus comme des clients de confiance, nous donnant les chambres les mieux isolées. Et, de fait, on n’entendait presque aucun bruit. Pourtant, je ne voulais pas m’endormir.

J’ouvris les yeux dans la pénombre. Saoko dormait profondément dans le lit voisin. La chambre d’Orih et de Yanika était juste à côté, mais les murs étaient trop épais pour que je puisse percevoir l’aura de ma sœur. Et c’était cela qui m’empêchait d’être complètement tranquille, car, sans son aura, mes rêves devenaient de plus en plus inquiétants. Jusqu’à récemment, je ne leur avais jamais accordé d’importance, mais j’avais maintenant une autre théorie. Ces sentiments que je ne ressentais pas, cette présence que captait Yanika et dont je n’étais pas conscient… s’ils existaient vraiment, alors cela signifiait que j’avais en moi au moins une partie des souvenirs d’un type dénommé Kala. Après avoir tourné dans ma tête tous les rêves que j’avais faits dernièrement, c’était la conclusion la plus logique. Mais ceci m’apportait plus de doutes que de réponses.

Je baissai mon regard vers mes mains. À la faible lumière du couloir qui s’infiltrait par la fente de la porte, je les vis, lisses, d’un bleu clair et sans tatouages. Mon Datsu, comme celui de n’importe quel Arunaeh, couvrait normalement le torse et le visage. Cependant, contrairement à celui de Lust, quand il se libérait, mes lignes bréjiques saillaient, certaines rougies, d’autres noircies, et elles couvraient aussi les bras, les mains, tout le corps. Je fermai mon poing droit. Mère s’était-elle aussi trompée en fabriquant mon Datsu ? Ou alors le comportement étrange de celui-ci était-il dû à la présence de Kala ?

Suis-je en train de devenir paranoïaque ?

J’inspirai. Et je repris mes exercices oriques. Généralement, je les faisais tous les jours en me levant, mais j’étais resté deux semaines sans les faire à cause de la mission du Gourou du Feu et le détour par la grotte de Myriah. Ils consistaient essentiellement à « écouter » les forces autour de moi et à tracer des sortilèges sans les exécuter pour ne pas gaspiller ma tige énergétique inutilement.

Paranoïaque ou pas, me dis-je alors, maintenant que j’y pense, il se peut que Mère sache quelque chose.

Elle avait examiné mon Datsu chaque fois qu’au début du mois de Cerf, je voyageais jusqu’à l’île de Taey pour y rester trois mois. Étant une experte bréjiste, comment aurait-elle pu ignorer la présence de quelque chose d’inhabituel dans mon esprit ? Si elle n’avait rien mentionné, était-ce parce qu’elle n’avait pas voulu m’alarmer ?, parce qu’elle ne voulait pas se rappeler une erreur ?, ou simplement parce qu’elle n’avait rien vu d’étrange et que je m’imaginais des choses fausses ?

— « Ton frère ne mettait pas aussi longtemps à faire ses exercices. »

La voix bien éveillée de Saoko me tira de mes pensées. Je jetai un coup d’œil dans l’obscurité. Mmpf. Des exercices ? Si j’avais réellement fait mes exercices, je me serais rendu compte qu’il était réveillé. Sans répliquer, je défis le sortilège que j’avais oublié en suspens et je me rallongeai sur le lit. Après avoir contemplé les ombres du plafond quelques instants, je murmurai :

— « Tu as dit que mon frère t’avait sauvé il y a trois ans. Es-tu resté avec lui tout ce temps ? »

Il y eut un silence.

— « Qu’importe ? »

— « Cela importe parce que je te le demande, » répliquai-je.

— « Mmpf. J’ai été avec lui la plupart du temps. Et ton frère posait moins de questions. »

Je lui lançai un regard exaspéré depuis mon lit.

— « Je pourrais compter les questions que je t’ai posées sur les doigts de mes mains. »

— « Tu ne sais pas compter, alors. »

Je souris malgré moi. Qu’un survivant de Brassarie qui ne savait probablement même pas poser une division me dise cela, ça avait un côté ironique.

— « Avant, à Ambarlain, tu m’as demandé si j’avais une mauvaise opinion de mon frère, » dis-je. « Est-ce que je peux savoir quelle est ton opinion sur lui ou vas-tu me dire que ça t’agace de répondre à mes questions ? »

— « Ça m’agace de répondre à tes questions. »

Il n’avait même pas hésité une seconde. Je roulai les yeux.

— « Quel dommage. Alors, encore une fois, doux rêves. »

Je me tournai, tirant sur moi la couverture, et je fermai les yeux. Si la conversation avec Saoko, pleine de questions sans réponses, m’aida sur un point, ce fut à me détourner de l’analyse de mon esprit : en quelques secondes, je m’endormis et fis un rêve stupide. Nous rencontrions un énorme tigre des neiges, et Orih riait et partait en courant vers lui malgré son air menaçant pour lui caresser les oreilles. Viens, Drey, viens, Yani, c’est amusant !, nous disait la Ragasaki. Moi, je soufflai de biais… Et le tigre se mettait à ronronner.

Je me réveillai, le cœur léger. Saoko n’était pas dans la pièce et, en jetant un coup d’œil à mon anneau de Nashtag, je me rendis compte qu’il était déjà plus de neuf heures. Mar-haï. J’avais dormi comme un ours lébrin et personne ne m’avait réveillé.

Je me levai et m’habillai promptement. Je laissai mon sac dans la chambre et pris seulement l’indispensable avant de sortir. La chambre d’Orih et de Yani était fermée. Dans la taverne, quelques habitués déjeunaient encore. Je demandai mon déjeuner au propriétaire hobbit et celui-ci me salua avec un sourire :

— « Bon réveil, mahi ! Comme d’habitude, n’est-ce pas ? Deux petits pains, de l’huile de talvélia et des tugrins grillés ? »

J’acquiesçai, sentant un élan de sympathie envers ce brave homme qui se souvenait même de mon petit déjeuner favori. Le hobbit s’affairait déjà derrière le comptoir. Malgré sa petite taille, on le voyait clairement, car il avait surélevé le sol de son côté pour ne pas perdre de vue ses clients.

— « As-tu vu sortir mes compagnons ? » demandai-je, tout en m’asseyant au comptoir.

— « Oui. Ils sont allés à la Place du Tagon il y a une heure déjà. Ils m’ont demandé de te dire qu’ils t’attendraient là-bas. »

La Place du Tagon était la plus grande place de Donaportella. Elle était pleine de statues waris, d’oliviers blancs et de pèlerins. Je déjeunai rapidement et, pour que l’aimable hobbit ne pense pas que je n’avais pas savouré son plat, je lui dis en me levant :

— « Merci, Xatapek. Toujours aussi délicieux ! »

— « Et toi, toujours aussi poli, mahi, » répondit-il avec une grande révérence et un large sourire. « Passe un bon cycle. »

— « Pareillement ! »

Je sortis de La Maison de Xatapek et pris la direction de la Place du Tagon. Pour y accéder, je n’avais qu’à monter quelques escaliers et à traverser la Grande Avenue dans la partie haute de la ville. Je croisais et dépassais les gens sans les regarder, ignorant les vitrines des boutiques et me concentrant uniquement sur le mouvement de l’air. Parfois, j’avais l’impression que, rien qu’ainsi, même un aveugle aurait été capable d’esquiver les passants. J’évitai un enfant qui descendait la pente avec un cerceau qu’il faisait rouler, puis je tournai à gauche pour grimper les derniers escaliers.

— « Eh… excuse-moi ! » dit soudain une voix derrière moi. « Arunaeh ? »

Un humain brun me rattrapa, le souffle court. Il eut besoin d’un moment pour reprendre haleine et je l’observai, quelque peu intrigué. Il avait des coquillages rouges dessinés sur son tabard de fonctionnaire public. Ceci était le symbole de la ville d’Ambarlain.

— « Excuse-moi, » répéta-t-il, en inspirant. « C’est un gouverneur d’Ambarlain qui m’envoie. Si c’est possible, j’aimerais te parler un court instant. »

Je le regardai, assombri.

— « Si c’est pour m’engager pour l’affaire du fleuve, désolé, mais mon grand-père a dit qu’il n’avait pas besoin de moi. »

De fait, à présent, il devait déjà être sur les lieux du blocage, en train de travailler avec les mineurs.

— « Il ne s’agit pas de ça, » assura l’homme et il s’inclina en se présentant : « Rayafest, pour te servir. En bref, mes supérieurs voudraient savoir comment tu as réussi à trouver le lieu exact du blocage de la Spirale aussi rapidement, mahi. »

C’était donc ça. Je roulai les yeux et haussai les épaules.

— « Qu’ils assument leur ignorance, alors. Même les gouverneurs ne peuvent pas tout savoir. »

Je le vis cligner des yeux, stupéfait. Je lui tournai le dos et continuai à monter les escaliers en ajoutant :

— « Tout de même, te faire venir jusqu’à Donaportella pour ça… Mar-haï. Ils ne manquent pas de toupet. »

— « Eh… Mahi ! » m’appela l’employé, très embarrassé. « Avec tout mon respect, je ne peux pas rentrer et leur dire ça. »

Je tournai la tête et le regardai droit dans les yeux.

— « Ce n’est pas mon problème. »

Je crois que je le décourageai suffisamment, car il ne me poursuivit pas. Mar-haï, soufflai-je intérieurement. Les gouverneurs d’Ambarlain n’étaient-ils pas suffisamment satisfaits de pouvoir débloquer le fleuve plus rapidement grâce à moi ? Il ne manquait plus qu’ils découvrent que c’était Orih qui l’avait bloqué, et leurs avocats n’hésiteraient pas à nous honorer de leur visite pour dommages et préjudices.

Quelques minutes après, j’atteignis la Place du Tagon et ne tardai pas à trouver Yani, Orih et Saoko en train d’admirer la statue d’un arbre tawman, représentation de Sayiro, dieu de la Nature. Disons que Yanika expliquait, jouant le guide, Orih écoutait attentivement et Saoko traînait les pieds derrière. Je crus voir un éclat de soulagement dans les yeux du drow quand il me vit apparaître.

— « Tu es wari ? » demandai-je après avoir zigzagué de statue en statue un bon moment.

— « Non, » dit Saoko. « Là d’où je viens, ils priaient plusieurs dieux, mais je n’ai jamais compris pourquoi. »

Je souris et n’insistai pas. Orih était si concentrée sur les paroles de Yanika qu’elle était drôle à voir. Elle avait l’air d’une élève appliquée. Nous passâmes devant l’autel bleu de Nétel, dieu du Feu, de la Force et de l’Abondance, et je m’aperçus que l’autel suivant était celui de Tokura, la déesse de la Destruction.

— « Ne lui parle pas de celle-là, Yani, » lui dis-je. « Orih est explosionniste. Si jamais elle devient une fidèle de Tokura, adieux les Souterrains… »

— « Tokura ? » s’enquit Orih, intéressée, regardant la statue.

Yanika sourit.

— « La déesse de la Destruction est notre seconde déesse. Enfin, du moins celle de Drey. Moi, je n’ai pas encore décidé. »

— « Alors vous pouvez choisir l’ordre ? Ça me plaît ! » apprécia Orih. « Voyons, vu ce que tu m’as dit… en premier, je prends Kofayura, Déesse du Vent… »

— « Parce que son symbole est un chat ? » s’esclaffa Yanika.

— « Oui. Et en deuxième… la Déesse de la Destruction, bien sûr ! »

Elle m’adressa un sourire aux dents pointues et je lui rendis une mine fataliste. Alors, elle s’exclama :

— « Allons à la bibliothèque ! Elle doit être ouverte, n’est-ce pas ? »

— « Elle est toujours ouverte, » assura Yanika. « Drey et moi, nous allions à la section élémentaire presque tous les jours et à toute heure. Lui, il aime beaucoup les livres romantiques, n’est-ce pas, frère ? Et, moi, j’aime les histoires de la Superficie. Tu vas voir ! On appelle ça la section élémentaire, mais elle est énorme. »

— « Tu m’as donné encore plus envie de la voir ! » La mirole me regarda du coin de l’œil et chuchota à ma sœur trois mots que j’entendis parfaitement : « Des livres romantiques ? »

Je marmonnai entre mes dents et les suivis sur la place en grognant :

— « Ce ne sont pas des livres romantiques, ce sont des livres d’aventures, avec de l’humour, des sentiments, et un peu de tout. C’est différent. Les histoires romantiques stupides sont particulièrement ennuyeuses. Il se passe toujours la même chose : les personnages se disputent sans raison, jouent les sourds, se compliquent la vie, puis se réconcilient ou s’ôtent la vie ou, pire, ils ne se revoient jamais parce qu’ils sont incapables de se dire deux mots clairement. Mes lectures n’ont rien à voir avec ces sottises. »

— « Ce que tu dis prouve le contraire, » commenta Orih, sincèrement surprise. « Jamais je ne l’aurais imaginé… » Je m’empourprai, protestai et Orih se moqua en assurant : « Chacun lit ce qu’il veut ! Moi aussi, j’ai eu une époque où je me posais beaucoup de questions sur ces sujets, ne crois pas. Mais, l’année dernière, quand j’ai demandé à Livon ce que c’était que l’amour pour lui et qu’il m’a dit qu’il ne le savait pas, mais qu’il aimait Myriah de tout son cœur… je me suis rendu compte combien l’amour pouvait être compliqué parfois et je me suis fâché avec lui. »

Je faillis m’arrêter au beau milieu de la rue. Livon… amoureux de Myriah ? Jamais je n’aurais pensé que sa relation puisse être de ce genre.

— « Tu t’es fâché avec Livon ? »

— « Non. Avec l’amour, » me corrigea Orih. « C’est pour ça que les livres que je préfère maintenant, c’est les livres d’exploration où tous sont amis et ont un tas de problèmes ensemble. Mais… maintenant, je pense que, si Livon et Myriah sont de nouveau ensemble, peut-être que le destin n’est pas si cruel. »

Il y avait un accent d’amertume et d’indécision dans sa voix. Elle ralentit légèrement.

— « Dis-moi, Drey. Myriah, comment est-elle ? »

J’arquai un sourcil et réfléchis un instant avant de répondre :

— « Joueuse. Exaltée. Et excessive. En fait, un peu comme toi. »

Yanika souffla, mais Orih répéta, absorbée :

— « Comme moi ? »

Elle ne semblait pas avoir saisi mes insinuations. J’ajoutai :

— « Mais, en plus, elle est autoritaire. Quand elle déplace ses pièces, on dirait le général d’une armée. »

— « Je vois… » Elle se frotta la joue, rougissant. « Elle est belle, n’est-ce p… ? aaah ! »

Elle avait trébuché sur un pavé et, Yanika et moi, nous la prîmes chacun par un bras. Je souris.

— « Je suppose qu’elle est belle, oui, je ne suis pas spécialiste. » Je la vis rougir encore davantage sous mon regard et j’arquai un sourcil avant de la lâcher et de lui indiquer d’un geste du menton le bâtiment en face de nous. « Nous sommes arrivés. C’est la bibliothèque, » annonçai-je.

L’Académie se dressait juste à gauche. Les deux édifices étaient en telkémite grise avec des coupoles en cristal de saphir et des sculptures extérieures discrètes et élégantes. Au temps de leur construction, quatre-cents ans plus tôt, tous deux avaient été des œuvres magistrales, et ils l’étaient toujours.

Nous franchîmes le portail ouvert et la petite cour de la bibliothèque et nous entrâmes par l’énorme porte à deux battants. Le vestibule rappelait un peu celui d’une taverne, sauf que sur les étagères derrière le comptoir, au lieu de bouteilles, il y avait des séries entières de livres de registres. Deux portes de chaque côté de la salle conduisaient à la grande section ouverte au public. Comme Yanika agrippait Orih par la manche, l’encourageant à la suivre vers l’une des entrées, je les laissai s’éloigner et m’approchai d’une petite table où les bibliothécaires mettaient à la disposition des lecteurs plusieurs exemplaires du catalogue des livres disponibles. Il était monumental, mais après avoir passé six mois à le consulter, il ne m’effrayait plus autant. Trois des sièges étaient occupés par trois jeunes étudiants et je m’assis sur le quatrième. Saoko, bien qu’il n’ait probablement jamais vu autant de livres de sa vie, n’avait nullement l’air impressionné et observait alentour avec lassitude, appuyé contre le comptoir. Il ne semblait même pas curieux de voir le véritable intérieur de la bibliothèque. Mar-haï… Il n’avait peut-être pas de Datsu, mais il donnait parfois l’impression d’être plus indifférent que Lust.

Quoi qu’il en soit… je me concentrai sur le catalogue et tournai les pages, les parcourant d’un coup d’œil rapide. Quelques instants plus tard, j’empruntai un morceau de papier à l’étudiant assis à côté de moi et je notai des titres. J’étais là depuis un bon moment déjà quand la voix joyeuse d’Orih rompit le respectueux silence de la bibliothèque.

— « Drey, eh, Drey ! Qu’est-ce que tu fais ? »

Mar-haï… Plus d’un la fixa d’un regard réprobateur quand elle s’approcha. Je la vis se pencher vers mes notes, curieuse, et je roulai les yeux.

— « Je ne fais que suivre ton plan. »

— « Mon plan ? » s’étonna-t-elle.

— « Je cherche des informations sur les dokohis. »

— « C’est vrai ? » s’enthousiasma-t-elle.

— « Baisse le ton, tu veux bien ? » soufflai-je.

En voyant passer un bibliothécaire, je craignis qu’il ne nous expulse et, avec un soupir, je me levai, emportant le morceau de papier. Je fis signe à Orih de me suivre.

— « Voyons, Orih, ici, c’est une bibliothèque, » lui murmurai-je, une fois entrés à la section élémentaire. « Les gens d’ici ont leurs traditions, et le silence est l’un des piliers les plus sacrés qu’il y ait. Tu ne peux pas être irrespectueuse comme ça et interrompre leur concentration. »

Orih prit une mine contrite.

— « Désolée. »

Elle avait vraiment l’air désolée. Je souris avec malice et dis :

— « Tu es excusée. Comme tu es explosionniste, je suppose que le bruit a dû te laisser à moitié sourde. »

Elle écrasa mon pied sans pitié et j’étouffai un grognement de douleur sans cesser de sourire.

— « Mes oreilles fonctionnent parfaitement, » croassa-t-elle.

— « Qu’est-ce que vous faites ? » demanda Yanika à voix basse, s’appuyant sur la balustrade de l’étage supérieur. Elle tenait un livre à la main. Elle s’était donc déjà installée à sa place préférée, hein ? Je souris.

— « Nous faisons des recherches, » dis-je. Et je divisai le papier avec les titres en deux, tendant un morceau à Orih. « Les numéros vont ainsi : section, étagère, rayon. Le reste va par ordre alphabétique, normalement. S’il y a un astérisque devant, ne cherche pas : cela signifie que le livre est dans une section spécialisée. »

Orih acquiesça regardant fixement son papier avec un sourire décidé.

— « Clair comme de l’eau de source. Au travail ! »

Cette fois, elle essaya même de chuchoter… mais elle y parvenait très mal. Je jetai un coup d’œil en arrière et constatai que Saoko s’était éclipsé, probablement jusqu’à l’entrée. Quand il y a du travail, il sait se tenir suffisamment à l’écart, n’est-ce pas ?

Après avoir assuré Yanika que je n’avais pas besoin d’aide, je laissai mes bottes en bas avec celles des autres et grimpai quelques étages. La grande salle était triangulaire avec des murs courbes contre lesquels s’élevaient, presque jusqu’aux coupoles, d’immenses étagères de pierre chargées de livres de toutes tailles et couleurs. Plusieurs escaliers de roche couverts de doux tapis aux couleurs vives conduisaient aux étages supérieurs. Après une observation minutieuse le premier jour où j’étais entré là, j’étais arrivé à la conclusion que cet édifice avait été creusé dans la roche même. Et ce n’est pas tout : les constructeurs avaient utilisé des minéraux, les fusionnant avec les murs pour les rendre plus robustes. Une tâche laborieuse, ardue, qui requérait une grande habileté. Un travail magistral.

Je me rendis alors compte que j’effleurais de la main la paroi de roche, tentant à nouveau de deviner tous ses composants et je soufflai intérieurement. Mar-haï… Parfois, je suis exactement comme Lust.

Je m’arrêtai devant un rayonnage et consultai mon papier. J’avais noté tous les titres ayant trait à la guerre de Liireth et à la magie noire, mais la plupart se trouvaient dans les sections spécialisées, hors de portée du public. Si seulement j’avais pu y avoir accès… j’aurais pu chercher librement tout ce qui concernait non seulement Liireth mais aussi les Huit Pixies. J’aurais aimé savoir pourquoi le Prince Ancien m’avait parlé d’eux juste au moment où son attention s’était posée sur la larme de cristal que m’avait donnée Rao. Tant de coïncidences me dérangeaient. Et mon ignorance m’inquiétait. Je me rappelais bien les paroles que Lustogan m’avait dites un jour : “De même que l’oubli détruit ce dont tu n’as pas besoin, l’ignorance détruit les possibilités : c’est un destructeur sans boussole. Tant que tu ne l’arrêtes pas et ne l’analyses pas, elle peut provoquer n’importe quel désastre.”

D’une façon ou d’une autre, je devais donc analyser cette ignorance. Je jetai un coup d’œil en bas, aperçus Yanika blottie dans son fauteuil avec son livre, souris et m’attelai à la tâche.

Les premiers livres que je feuilletai parlaient de la guerre de Liireth comme d’un conflit collatéral aux guérillas entre la Grande Guilde des Ombres de Dagovil et le Cercle de la Contre-Balance. Ce dernier, composé de nombreux criminels et de celmistes bannis pour mauvaises pratiques, avait tenté d’étendre son pouvoir dans les terres de Dagovil en utilisant des mercenaires mais aussi en forçant des villageois et enfants à combattre pour eux. Se pouvait-il que ces guerriers contraints aient été des dokohis ? On ne faisait aucune allusion aux colliers. Pourtant, comme il fallait s’y attendre, Liireth était mentionné de nombreuses fois, soit comme le leader suprême du Cercle de la Contre-Balance, soit comme un monstre des arts noirs ayant l’apparence d’un saïjit… Dans le livre le plus scientifique que je trouvai, on le présentait comme un celmiste aux origines inconnues, expert en énergies bréjique et essenciatique et on proposait diverses théories sur son impact dans la guerre, aucune attestée, aucune démontrée. Alors, un paragraphe retint mon attention.

« Selon les registres du port de Kozéra, le présumé mage noir dénommé Liireth embarqua à destination de l’île de Taey le jour cinq de Mussarre de l’an 5584, cinq ans avant que le Cercle se dresse contre la Grande Guilde. Nakérya Arunaeh, alors Scelliste de son clan, confirma avoir reçu la visite d’un saïjit portant un masque blanc, mais elle refusa de partager plus d’informations sur le sujet. Cette visite, fut-elle la raison pour laquelle les Arunaeh décidèrent de ne pas intervenir dans le conflit ? »

La possibilité que ma grand-mère maternelle, aujourd’hui défunte, ait rencontré Liireth m’étonna, mais, quand je lus la question, je perdis quelque peu confiance en l’auteur du livre. Ignorait-il que les Arunaeh avaient l’habitude de toujours se maintenir en dehors des conflits ? Comme on disait, Sheyra, divinité de l’Esprit et de l’Équilibre, était querelleuse en temps de paix et sereine en temps de guerre : elle allait toujours à contre-courant.

— « Oh-oh ? »

La soudaine voix me fit sursauter. Je levai les yeux vers un humain blond qui s’était arrêté devant ma table et je le vis lire à voix haute :

— « Histoire de Dagovil, La Rébellion du Cercle de la Contre-Balance, La légende du Grand Mage Noir de Dagovil… Je comprends maintenant pourquoi je ne trouvais aucun livre sur le sujet dans cette section, tu as pris toute la collection. »

Le blond rit doucement. Il me regardait avec des yeux noirs souriants, un livre sous le bras. Je clignai des paupières. Après avoir feuilleté les livres tant de temps et avec tant de concentration, j’avais l’impression de voir des lettres partout.

— « Désolé, » dis-je. « Je n’avais pas l’intention de les accaparer. Ceux-là, j’y ai déjà jeté un coup d’œil. Tu peux les prendre. »

— « Ah bon ? » dit-il, surpris, et il sourit largement. « Merci. »

Cependant, au lieu de partir, le jeune fit glisser les livres indiqués de l’autre côté de la table et s’assit en face de moi.

— « Je peux ? »

Tu me le demandes après t’être assis ? Je haussai les épaules et reportai mon attention sur mon livre. Cependant, il m’avait déconcentré, et mes pensées erraient à présent sans but… Quelques instants après, je remarquai que le livre que le blond portait sous le bras et qu’il avait posé près d’un autre comme pour les comparer avait une étiquette rouge. Il venait de la section spécialisée. À un moment, quand il bougea la couverture, je pus lire très rapidement le titre : Les Huit Pixies du Désastre. J’inspirai silencieusement, jetai un coup d’œil au visage concentré du blond et… brusquement, je le reconnus. Il ne portait pas l’écharpe rouge, mais il était revêtu de la même soutane grise d’apprenti que le type qui nous avait abordés dans la barge. Je le vis sourire sans détourner les yeux de sa lecture.

— « Curieux, » dit-il. « Nous nous sommes rencontrés hier sur le même bateau et, aujourd’hui, nous sommes assis à la même table, nous intéressant aux mêmes livres. N’est-ce pas amusant ? »

Lui, en tout cas, cela semblait l’amuser, parce qu’il rit de nouveau doucement. Je l’observai avec attention. La veille, je l’avais pris pour un garçon d’à peine quinze ou seize ans, mais maintenant que je le voyais à la lumière blanche et intense des pierres de lune, il avait l’air d’avoir mon âge.

— « Pour le moins inattendu, » convins-je. « Mais, contrairement à toi, je n’ai pas la permission d’entrer aux bibliothèques spécialisées. »

Face à ma grimace, le blond sourit avec une pointe d’amusement.

— « Exact. Avoir étudié dans une École Savante doit bien avoir quelque avantage, n’est-ce pas ? »

Mon regard glissait irrésistiblement vers le livre des Pixies. Me laisserait-il y jeter un coup d’œil si je le lui demandais ? Il n’avait pas l’air d’être un type revêche…

— « Jiyari Tatako, » se présenta-t-il alors. « On m’a envoyé à Donaportella en mission d’étude et j’ai l’obligation de lire au moins deux-cents livres de la bibliothèque spécialisée et de rédiger un résumé de tous avant de partir. Lorsque je rentrerai, je serai Scribe-Poète officiel de Kozéra ! » Il haussa les épaules avec une moue comique. « Je n’ai qu’un seul problème, » avoua-t-il.

— « Avoir à lire deux-cents livres par obligation me semble déjà être un problème, » commentai-je, baissant les yeux sur mon livre. Ce type… s’était-il assis là pour étudier ou pour me raconter sa vie ?

— « Exactement, c’est un problème, » dit-il. « Et c’est plus fatigant que de faire la fête toute la nuit, crois-moi. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est que je n’aime pas lire. »

Je levai les yeux, en soufflant. Alors pourquoi étudies-tu pour être Scribe-Poète et que diables fais-tu dans une bibliothèque ? Devinant ma question, il sourit largement et admit sur un ton coupable :

— « Rien que de voir tous ces livres, j’ai mal au cœur et, parfois, je me dis que ça ne serait pas plus mal si un malheur arrivait et que tout soit réduit en cendres… De mauvaises pensées, je suppose. Il faut dire que… » avec langueur, il baissa un regard vers le livre des Pixies et posa les mains dessus en avouant : « la seule chose qui m’intéresse… c’est ça. »

Et à ma joie, il poussa le livre des Pixies vers moi. Sur les deux pages qu’il voulait me montrer, se trouvaient dessinées avec élégance des formes bien distinctes : quelque chose qui ressemblait à un ours sanfurient sur deux pattes, une sirène avec un trident, un corbeau avec un très long bec, un chat aux dents de vampire, un golem d’acier, un porc-épic, une rose et… Je fronçai les sourcils.

— « Il en manque un. »

Jiyari s’était mis à l’aise, appuyant la tête contre ses bras, comme assoupi, mais il tendit son long index pour m’indiquer quelque chose de dessiné au-dessus du titre. Quand je vis le masque, je frissonnai. Il était très semblable à celui que je me rappelai avoir vu dans les souvenirs de Kala, dans la caverne des coquillages. C’était le masque de Lotus. Après avoir examiné les dessins avec curiosité, je demandai :

— « Jiyari, n’est-ce pas ? Pourquoi t’intéresses-tu aux Huit Pixies ? »

Ne recevant pas de réponse, je détournai mon regard du livre et, quand je vis le blond, la tête plongée entre ses bras, je fis une moue de stupéfaction. S’était-il vraiment endormi ? Après l’avoir observé quelques secondes rêver placidement, je me demandai ce que penseraient ses supérieurs de l’École de Scribes de Kozéra s’ils le voyaient là en train de ronfler le premier jour de sa mission d’étude… Je me levai et jetai un coup d’œil par-dessus la balustrade vers les étages inférieurs. Orih avait rejoint Yanika et elles travaillaient à voix basse, entourées de livres. Du moins, c’est ce qu’il me sembla jusqu’au moment où je vis la mirole faire un geste comique et soutirer à Yanika un éclat de rire étouffé… En train de travailler sérieusement, hein ? Enfin, peu importait. J’allai me rasseoir et je profitai de la sieste de Jiyari pour examiner plus attentivement le livre des Pixies. Je tournai une page. Blanche. J’en tournai une autre. Et je plissai le front tout en feuilletant. Toutes les pages étaient blanches hormis le dessin du début. Comment diables un livre vide avait-il pu se retrouver dans une bibliothèque ? Ce n’est que lorsque j’arrivai à la fin que j’aperçus deux lignes. Elles étaient écrites en caeldrique, la langue ancienne de la Terre Baie, mais ceci ne me découragea pas. Draken, le célèbre Moine du Vent que j’avais vu à moitié écrasé sous les roches du tunnel de Kozéra, m’avait enseigné les bases suffisantes en caeldrique pour me permettre de le lire. C’était un des rares moines auxquels Lustogan avait eu recours pour compléter mon éducation. Peut-être parce qu’il le respectait.

Ainsi, en peu de temps, je déchiffrai les deux lignes et les traduisis dans ma tête. Elles disaient ainsi :

« Dans la lumière, chasse les roses, suit la parole, flotte et tournoie. Et entre le sable et le sel, bondit le chat, griffe et s’assoit. »

L’écriture était soignée. Cela avait tout l’air d’être une énigme. Est-ce que le chat et les roses avaient un rapport avec les Pixies représentés par ces éléments ? Ou bien ce livre était-il seulement une plaisanterie qu’avait laissée un professeur blagueur ? Je n’en avais pas la moindre idée, et je ne comprenais absolument rien à cet élan poétique.

Après avoir recopié les deux lignes sur un papier, je m’assurai qu’il n’y avait rien d’autre écrit à l’intérieur et j’examinai la couverture. Elle était en cuir. Je fus incapable d’évaluer son ancienneté et, finalement, je contemplai à nouveau les dessins. Il n’y avait pas de couleurs, c’étaient de simples tracés.

Une demi-heure s’était peut-être écoulée quand je remarquai que la respiration de Jiyari s’accélérait légèrement et, rapidement, j’écartai le livre des Pixies et me levai, empilant les autres ouvrages. Il ne me manquait plus que celui sur lequel dormait le blond… Alors, celui-ci leva la tête en bâillant. La marque du livre était restée sur sa joue. Il me regarda avec étonnement.

— « Qui es-tu… ? »

J’arquai les sourcils. Je m’étais déjà présenté, mais…

— « Drey Arunaeh, » dis-je. « J’allais replacer les livres… Veux-tu que je te les laisse ? »

Jiyari massa ses joues énergiquement et, soudain, il se mit à rire.

— « Drey ! C’est vrai. Pardon, quand je me réveille, j’ai du mal à me souvenir. Je me suis endormi ? Quelle honte, » rit-il, frottant ses mèches blondes. « C’est une des raisons pour lesquelles je n’aime pas lire. Cela m’endort comme si on m’avait donné de la morsodine. Tu t’en vas déjà ? »

— « Oui. Il se fait tard, » dis-je. « Alors, je te laisse les livres ou je les rapporte à leur place ? »

Jiyari jeta un regard sur l’énorme horloge de la bibliothèque et se leva prestement.

— « Je vais t’aider à les replacer, si ça ne te dérange pas. Comme ça, demain, je saurai facilement où les trouver. »

Je ne protestai pas. En quelques minutes, nous laissâmes tous les livres et nous descendîmes jusqu’au premier étage où Orih et Yanika m’accueillirent en posant des yeux curieux sur mon accompagnateur.

— « Je dois encore rendre le livre des Pixies, » se rappela l’apprenti scribe. Et il se tourna vers moi avec désinvolture. « Au fait ! Ce tatouage… je suis sûr de l’avoir déjà vu. Tu es de la famille des Bokmanon, n’est-ce pas ? »

Yanika pouffa de rire. Je roulai les yeux.

— « Tu es sourd ou quoi ? Je suis Drey Arunaeh. C’est la troisième fois que je te le dis. »

Comment se pouvait-il que quelqu’un qui étudiait pour devenir scribe ne sache pas reconnaître les tatouages des grandes familles des Cités de l’Eau ?

— « Ah… oui, je suppose que oui, » sourit-il, dégageant une mèche de cheveux de son visage d’un geste de la tête. « Alors, tu dois être bréjiste. Tu ne serais pas en train de lire mes pensées tout de suite, n’est-ce pas ? »

Ceci était une croyance sur les Arunaeh assez répandue, quoique fausse. Et, généralement, elle suscitait la peur. Cependant, Jiyari avait l’air blagueur. Sans lui répondre, je soufflai de biais et dis :

— « Avant, tu ne m’as pas répondu. Pourquoi t’intéresses-tu aux Huit Pixies du Désastre ? »

Jiyari sourit. Il croisa les bras adoptant une pose de séducteur et ses yeux noirs étincelèrent.

— « Pourquoi je m’intéresse à eux ? Parce que j’en suis un. »

Je crus avaler un cube de glace. Je le regardai dans les yeux. Il plaisantait. Ce dandy blond en soutane grise plaisantait. Cependant, Yanika ne réagit pas face à son mensonge, et lui-même ne s’esclaffa pas cette fois. Il se frotta la tête en ajoutant, l’expression pensive :

— « Du moins, c’est ce que je crois. Mais, comme je te l’ai dit, ma pauvre mémoire ne tourne pas rond. »

C’était sa tête qui ne tournait pas rond. Attah… Avais-je réellement rencontré un Pixie ou alors ce blond avait-il un sérieux problème mental ? Le deuxième cas était le plus probable. En plus, s’il avait réellement été un Pixie, pour quelle raison l’aurait-il dit à des inconnus ?

— « Qu’est-ce que c’est que cette histoire des Huit Pixies ? » demanda Orih, perdue, en s’avançant. « Les pixies ne sont-ils pas des sortes de fées ? »

— « Dans la tradition, » convins-je sans quitter Jiyari des yeux.

— « Les légendes peuvent renfermer une vérité cachée, » intervint celui-ci. « En fait, si je suis venu jusqu’ici, c’est aussi parce que je veux savoir si ce que je crois est réel ou non, si la réalité se mêle à l’imagination ou bien si tout n’est qu’un songe, et je veux savoir s’il est vraiment possible de se rappeler l’antérieure réincarnation… C’est pourquoi les contes de fées ont leur importance. »

Orih le dévisagea, ébahie. Je fronçai les sourcils. Entendre cet apprenti blond parler de songes, de réalités et de réincarnations me troubla profondément. C’était peut-être tout simplement un érudit fasciné par la psychologie et l’ésotérisme ou que sais-je mais… pourquoi s’intéresser aux Huit Pixies ?

— « Vous m’attendez ? » ajouta Jiyari avec un large sourire. « Je rends ça et, après, je vous raconte pourquoi je suis arrivé à cette conclusion. En échange d’un dîner gratuit. Je t’assure que ça en vaut la peine, Grand Chamane. »

Grand Chamane ?, me répétai-je, stupéfait. Jamais aucun scribe des Cités de l’Eau n’aurait osé donner à un Arunaeh un surnom aussi ridicule. Était-ce vraiment un scribe ? Je le regardai avec ennui.

— « Viens si tu veux. Mais ton dîner, c’est toi qui le paies. »

— « Avec plaisir… ! Quoi ? Non, attends ! Je n’ai pas un kétale. Tu ne comprends pas, » assura-t-il. « Les moines scribes ne paient jamais leurs repas. Nous vivons de la charité. »

— « La charité, c’est plutôt commode, » répliquai-je.

— « Invitons-le, » dit subitement Orih.

Je la regardai avec surprise, et elle déclara :

— « Il ressemble à Néfaïstos comme deux gouttes d’eau ! »

Je battis des paupières.

— « Qui ça ? »

Orih souffla.

— « Tu n’as jamais entendu parler de Néfaïstos ? C’est une de mes histoires préférées ! » Elle leva la main comme pour brandir une épée. « Le chevalier Néfaïstos l’Impavide ! Il anéantit quatre-cents ennemis en défendant un château de l’île d’Euktipre à lui tout seul, sauva les paysans des pirates et mit les voiles vers des terres inconnues… Il avait la peau bronzée comme la terre et les cheveux si blonds qu’on l’appelait le Champion du Soleil. Exactement comme lui, » assura-t-elle, montrant Jiyari du doigt. « Je t’avais montré le dessin, Yani, tu t’en souviens ? »

Yanika observait l’apprenti désemparé avec un subit intérêt.

— « Je m’en souviens. Il y ressemble un peu. »

Je roulai les yeux. Un apprenti scribe en soutane ressemblait à un guerrier légendaire ?

— « Le Champion du Soleil… Oui, il ne lui manque que l’armure. »

— « Tu vois ? » s’émut Orih.

Mar-haï, elle était sérieuse. Je me raclai la gorge.

— « Et tu veux l’inviter parce qu’il ressemble à ce Néfaïstos… »

— « On ne va pas perdre cette opportunité d’obtenir des informations ! » rit Orih. « Je suis sûre qu’il a des tas de choses à nous raconter ! »

Oh, sûrement… Je jetai un coup d’œil à Jiyari. Qu’on l’ait comparé à un héros semblait l’avoir flatté. Je haussai les épaules.

— « Faites ce que vous voulez. Moi, je sors. »

Tout en me dirigeant vers la sortie avec Yanika, je plongeai les mains dans mes poches, ressentant un mélange d’impatience et d’ennui. Voilà que, maintenant, un dandy s’invitait à dîner avec nous, un scribe qui n’aimait pas la lecture et disait être un des Huit Pixies du Désastre… Le dîner promettait.

Yanika leva un regard vers moi et observa sur un ton innocent :

— « Tu sais, frère ? Parfois, ton aura est comme celle de Saoko. »

Il ne manquait plus que ça, que ma sœur me compare à ce drow éternellement agacé… Je ne pus m’empêcher de lui rendre son sourire.