Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
Après y avoir réfléchi à peine une seconde, je laissai Orih choisir la taverne pour le dîner. Sûre d’elle, elle nous conduisit à travers des ruelles et réussit à faire en sorte que nous nous perdions. Quand, finalement, nous revînmes à La maison de Xatapek, personne n’avait plus envie de bouger et ce furent l’aimable hobbit et sa famille qui nous préparèrent le dîner.
— « Y’a tout de même quelque chose qui me trouble dans chette ville, » disait Orih tout en arrachant avec délice un bon morceau de viande à sa patte de poulet. Ses dents affilées rappelaient celles des hawis.
— « De quoi s’agit-il ? » demandai-je.
— « Mm-mm, » fit-elle en avalant. « Nous nous sommes réveillés à sept heures et demie, n’est-ce pas ? Bon, toi, à neuf heures. Eh bien, à dix heures et quelques, nous étions à la bibliothèque. Nous en sommes sortis à trois heures, nous nous sommes perdus dans cette ville de fous et… selon Xatapek, c’est déjà l’heure du dîner à six heures de l’après-midi. À Firassa, on ne dîne pas avant huit heures… »
— « Chacun ses coutumes, » lui dis-je tout en me servant une nouvelle portion de pâtes. « Tu sais, à Donaportella, les horaires ne changent presque pas en comparaison avec la Superficie. À Dagovil capitale, c’est différent. »
— « Ch’est vrai ? »
— « C’est vrai, » acquiesçai-je. « À Dagovil capitale, on se lève à midi et on dîne à deux ou trois heures de ce qui serait la nuit à Firassa. »
— « On se lève à midi ! » L’idée avait illuminé ses yeux.
— « Mais ce n’est pas comme à Firassa, » fis-je. « L’heure est la même, mais les coutumes sont différentes à cause des cycles des pierres de lune. Comme Loy t’a sûrement expliqué, les cycles durent vingt-quatre heures et la luminosité de la pierre change selon l’heure. »
— « C’est vrai ? » s’émerveilla Orih.
— « Ch’est vrai, » dit Yanika. « Ch’est pour ça… Les voyageurs ont du mal à ch’habituer au changement de chycle. »
— « Ne parle pas la bouche pleine, Yani. »
— « Toi aussi, tu parles avec la bouche pleine, frère, » répliqua-t-elle sur un ton mordant.
Nous nous regardâmes… et nous sourîmes. À droite de Saoko, Néfaïstos l’Impavide et Champion du Soleil avalait son repas comme s’il n’avait rien mangé depuis plusieurs jours. La charité dans les Cités de l’Eau fonctionnait-elle si mal ces derniers temps ?
— « Et bon, Champion, » lui dis-je, « n’allais-tu pas nous raconter une histoire ? »
Il ne restait personne assis aux tables à part nous. Il y avait encore quelques clients près du comptoir, en train de boire et de bavarder, mais tous les résidents de l’auberge dormaient déjà. Rien d’étonnant. Je ne l’avais pas dit à Orih, mais les Donaportelliens avaient l’habitude de se lever avant six heures.
— « Mm-mm-mm, » dit Jiyari, ingurgitant un verre entier de vin de zorf. C’était Orih qui avait voulu le goûter et avait commandé toute une bouteille… L’humain poussa un soupir de satisfaction et joignit les mains, reconnaissant. « Que Tatako vous bénisse ! Après ça, je me dois de vous composer une ode. »
Il éclata de rire. Était-il saoul ? Comme ce type s’esclaffait pour un rien, au début, j’eus des doutes, mais, quand je vis son visage étrangement rougi, je cessai de douter.
— « Je crains que notre Champion Impavide ait un peu trop caressé la bouteille. »
— « Non, non, non, » assura Jiyari, en riant. « Ce n’est rien. Je vais bien. C’est… c’est tout à fait normal. Cela m’arrive toujours quand je bois. Le maître Jok dit que je ne supporte pas la boisson. Mais je ne peux pas arrêter, » assura-t-il avec un petit rire. « Sinon… je n’aurais pas d’amis. On se fait des amis quand on cesse de penser, n’est-ce pas ? Parce que quand on se souvient… quand tu laisses voir plus que ce que tu es, les gens te traitent de fou et, alors, tu t’enfermes dans ta tête, mais, elle aussi, tu la crains, et la terreur à l’intérieur fait que les autres te voient encore plus bizarrement, mais… mais quand on ne pense plus, tout… va… bien. » Il se balança sur sa chaise et, avec de bons réflexes, Saoko tendit une main pour l’empêcher de tomber par terre. Des larmes s’échappèrent des yeux de l’apprenti. « Grand Chamane… Grand Chamane… » répéta-t-il, la voix pâteuse.
— « Je ne suis pas ton Grand Chamane, » lui répliqua Saoko, agacé. Et il le remit en place de telle sorte que la tête de l’apprenti scribe atterrit contre la table et cessa de bouger.
— « Il s’est endormi ? » m’enquis-je.
— « Non, » dit Yanika. « Il dit encore des choses. »
De fait, il continuait à murmurer tout bas, mais il était à présent impossible de comprendre de quoi il parlait.
— « Mar-haï… Qu’est-ce que tu vas faire de lui, maintenant, Orih ? » demandai-je.
La mirole avait fini son dessert et essuyait sa bouche, ne prêtant guère attention à l’ivresse de Jiyari. Elle me regarda, l’air perplexe.
— « Moi ? »
— « Bon… C’est toi qui as invité Néfaïstos, tu te rappelles ? Et c’est toi qui as commandé la bouteille de zorf. »
Orih souffla bruyamment.
— « Tu ne vas pas me laisser tout le poids mort sur le dos ? »
— « Il n’est pas mort, il est saoul, » nuançai-je, blagueur. « Mar-haï, si les Arunaeh, nous n’avons pas le sens de la charité, ce n’est pas pour rien : la charité est improductive. Nous ne tirerons rien de cet ivrogne. »
Il y eut un silence. Alors, à ma grande surprise, Orih se leva et me donna une gifle. Elle s’entendit dans toute la taverne et je la reçus, l’expression stupéfaite. Pourquoi donc ?
— « Te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ? » s’exclama-t-elle. « La charité est improductive ? Aider ses semblables est improductif ? C’est la plus grande idiotie que j’aie entendue de ma vie, Drey Arunaeh. »
Je clignai des paupières. Les trois buveurs qui restaient au comptoir s’étaient retournés, curieux. Xatapek avait porté des poings inquiets vers son visage sans savoir quoi faire. L’aura de Yanika s’était emplie d’étonnement… Je levai deux mains en signe d’apaisement, plus perplexe que tous.
— « Euh… Désolé, Orih. Tu t’es fâchée ? »
Orih secoua la tête, les yeux brillants, et, brusquement réservée, elle nous tourna le dos et dit :
— « Bonne nuit. »
Et elle s’éloigna vers les escaliers sous mon regard abasourdi. Au bout d’un silence, Yanika soupira :
— « Tu as dit des mots de trop, frère. Doux rêves. »
Et elle s’empressa de suivre Orih en montant les escaliers. Jiyari continuait de balancer la tête contre la table et de délirer tout bas. Je massai ma joue. Bien qu’il ait résonné dans toute la taverne, le coup n’avait pas été très fort. Attah… Jusqu’à présent, très peu de gens s’étaient réellement fâchés avec moi —il n’était pas facile de s’emporter contre quelqu’un qui ne pouvait pas vraiment se mettre en colère— et j’avais très peu d’expérience pour gérer une situation comme celle-ci. Il valait mieux laisser Yanika s’occuper de la calmer. Cependant… Je secouai la tête, confus.
— « Je n’ai fait que répéter les paroles de mon père sans y penser… Attah. Parfois j’oublie que je parle à des saïjits sans Datsu… Saoko. Toi, qu’est-ce que tu en penses ? S’est-elle fâchée pour de bon ? »
Le drow me jeta un regard las et finit son verre de vin de zorf avant de déclarer :
— « Aucune idée. Ce n’est pas mon problème. »
Je lui lançai un regard en coin et soupirai. Demander des conseils à Saoko sur le comportement saïjit, c’était comme demander des zorfs à un arbre tawman.
— « Enfin, » dis-je, en me levant et en jetant un coup d’œil à la triste figure de Jiyari. Orih s’était peut-être fâchée, mais elle me laissait bel et bien m’occuper du présumé Pixie… « Mar-haï. On va devoir mettre le Champion quelque part. Nous avons un autre lit dans la chambre… Tu me donnes un coup de main, Saoko ? »
À mon soulagement, le drow, cette fois-ci, ne se déroba pas et m’aida. Nous mîmes Jiyari sur pied et celui-ci toussa, se racla la gorge et cligna des yeux.
— « Par-hips-don d’arriver… hips… si tard, maître… hips… Jok. »
Il délirait, s’imaginant probablement qu’il rentrait à son sanctuaire après une soirée festive. Je roulai les yeux, tandis que nous le traînions sur le plancher de la taverne.
— « Maî-tre, » sanglota soudain Jiyari. « Crois-moi. Je dois aller trouver les… hips ! Pixies… Je dois… »
Il répéta plusieurs fois la même chose et, finalement, alors que nous arrivions en haut des escaliers, il termina la phrase :
— « Je ne veux pas que tu me laisses… hips… seul. Maître… Tous… nous les avons tués… tous… détruits… tous… morts… »
Il sanglota. Par Sheyra… Ses paroles commençaient à m’inquiéter sérieusement. Était-il raisonnable de laisser ce type bizarre dans la même chambre que nous ?
Subitement, Jiyari recouvra un certain équilibre et, entre ses mèches blondes désordonnées, je vis ses yeux sombres plonger dans les miens. Il dit d’une voix rauque :
— « Je ne suis pas… fou. »
Après cette affirmation douteuse, il baissa la tête et s’endormit. J’échangeai un regard indécis avec Saoko ; bon, en fait, celui-ci n’était pas exactement indécis, il semblait plutôt attendre de voir si je me décidais à faire entrer Jiyari dans la chambre ou si j’allais le laisser dehors. Mais le laisser dehors signifiait le laisser dans l’avenue, où il pouvait arriver n’importe quoi à l’apprenti… Je fis claquer ma langue et marmonnai :
— « Entrons. »
* * *
Les trois jours suivants, nous ne revîmes pas Jiyari. Une fois réveillé et lucide, le jeune blond avait lâché un « désolé » honteux et était retourné à sa propre auberge. Orih ne me reparla pas de lui. De fait, durant ces trois jours, je la vis se comporter de façon étrange. Elle me regardait quand je ne la regardais pas, détournait les yeux pour ne pas croiser les miens, mais, au lieu de rougir comme l’aurait fait Sanaytay, elle se renfermait sur elle-même et adoptait une expression grave peu habituelle chez elle.
Le troisième jour, après être sorti de la Bibliothèque de l’Académie, nous nous installâmes sur un banc de la Place du Tagon pour regarder passer les gens. Ceux-ci étaient différents de ceux de Firassa : il y avait un grand nombre d’étudiants de l’Académie dans leurs longues tuniques noires, des pèlerins couverts de tatouages, des employés publics dans leurs pompeux habits officiels, mais aussi des aventuriers distants aux vêtements sombres, souillés de sang ou en haillons, de mystérieux personnages encapuchonnés, certains armés, d’autres pieds nus, des enfants et des vieillards… On pouvait imaginer vingt-mille histoires pour chaque figure qui passait. Après avoir observé un groupe d’enfants qui suivait avec obéissance un prêtre de Tokura sur la place, je commentai :
— « C’est étrange. Nous avons feuilleté tous les volumes concernant Liireth et, à aucun moment, les colliers ne sont mentionnés. »
— « Exact, » convint Orih.
Sa réponse laconique… était-ce parce qu’elle était distraite ou simplement parce qu’elle ne voulait pas me parler ? Je tournai la tête vers l’autel de Tokura, embarrassé.
— « Orih. »
— « Mm ? »
— « Euh… tu… tu es encore fâchée ? » Je sentis que la mirole se tournait vers moi et je grimaçai. « Je regrette ce que j’ai dit sur la charité. Je n’ai pas réfléchi avant de parler. »
Il y eut un silence, suivi d’un souffle de stupéfaction.
— « Drey… ! Tu penses encore à ça ? À la fin, tu as permis à Néfaïstos de dormir dans ta chambre jusqu’à ce qu’il se remette, non ? En plus, je ne m’étais pas fâchée : j’étais juste irritée. »
Et tu donnes des gifles quand tu es irritée ? J’eus un tic nerveux alors qu’elle ajoutait, inquiète :
— « Je… je t’ai fait mal ? »
Je roulai les yeux.
— « Non. » Je me levai en bâillant. « Je vais faire un tour. Je ne m’en vais pas loin, » ajoutai-je à l’intention de Saoko.
Je m’éloignai sur la grande place, les mains dans les poches. Passant près d’une fontaine, je donnai un coup de pied à une boule de papier abandonnée et contournai un grand chêne blanc ainsi qu’un groupe de pèlerins absorbés dans leur dîner frugal. Finalement, nos efforts pour en apprendre davantage sur les dokohis avaient été vains. Pendant ces trois jours, nous avions fouillé dans la bibliothèque sans trouver grand-chose de nouveau ; nous avions demandé des renseignements aux Dorohos, une des confréries les plus puissantes de Donaportella, et la seule chose qu’ils avaient pu nous dire, c’était qu’effectivement, il y avait des rumeurs selon lesquelles des saïjits aux yeux blancs rôdaient dans la zone sud de Dagovil. La zone sud de Dagovil… C’était là où se trouvait le Temple du Vent, et je me demandai si le Grand Moine avait plus d’informations sur le sujet… Mais il n’était pas question que j’aille là-bas le lui demander.
J’arrivai de l’autre côté de l’énorme place presque sans m’en rendre compte. Je m’arrêtai au pied de l’autel désert de Kofayura, déesse du Vent, et je retirai une feuille de tawman qui était restée coincée sur la statue du petit félin qui la représentait. C’est alors que je le vis, recroquevillé sur un banc à l’écart des lanternes, avec son écharpe rouge dissimulant à demi son visage. Jiyari. Son regard fixait le vide, mais ses yeux, eux, n’étaient pas vides : ils flamboyaient, rougeoyants, et ils débordaient de souffrance, de douleur et d’une immense solitude.
Solitude, douleur, souffrance…
Quelque chose, dans tout ça, me fit sentir si mal que mon Datsu se libéra, bien que pas suffisamment pour que je cesse totalement de sentir. Ce fut comme si quelque chose, dans mon esprit, avait dépassé une barrière et saisi des rênes abandonnées. Mon cœur s’accéléra, mes mains tremblèrent et devinrent moites, mes yeux s’embuèrent sans que je comprenne pourquoi. Je m’avançai vers Jiyari et m’arrêtai devant lui. Je le vis lever son regard vers moi, surpris, et, sans comprendre encore pourquoi, je lui souris et lui tendis une main grisâtre tatouée de trois cercles.
— « Bien… venu, » articulai-je, comme si j’avais du mal à parler.
Les yeux de Jiyari s’illuminèrent. Il se leva en tremblant et prit ma main. La sienne me parut à la fois froide et chaude au contact. L’ombre d’un élan d’empathie, non, plus que ça, le reflet flou d’un sentiment intense que je n’avais jamais éprouvé même pour Yanika, me poussa à l’étreindre…
— « Frè…re, » murmurai-je. « Où sont… les autres ? »
Jiyari s’écarta, les yeux brillants et craintifs à la fois.
— « J-je ne sais pas de quoi tu parles mais… es-tu vraiment… ? Je te connais, n’est-ce pas ? Autrefois, nous étions… Je… Si c’est vraiment toi… Cela signifie que je ne suis pas aussi fou que je le croyais… n’est-ce pas ? »
Tandis qu’il bredouillait, son écharpe rouge glissa, dévoilant son visage, et je pus voir le blanc de ses yeux virer au noir profond, ses iris rougir comme le sang, sa peau devenir grise comme la cendre et… il me sourit, vacillant, avec une lueur d’espoir.
— « Frère… Ma mémoire est en lambeaux. »
Je lui rendis un sourire torve.
— « La mienne ne va pas beaucoup mieux. Je n’arrive même pas à contrôler ce corps comme je veux. »
Contrôler ?, m’alarmai-je. Que diables arrivait-il ? Mes sentiments fluctuaient, s’intensifiant et s’éteignant comme la lumière d’un kéréjat moribond à travers un voile. Je martelai ma conscience. Quelque chose ne tournait pas rond. Je n’étais pas le frère de Jiyari. J’étais… j’étais…
Drey Arunaeh.
La seconde suivante, je crus entendre un souffle mental. Je clignai des yeux, étourdi, comme si je venais de m’éveiller d’un rêve.
— « Que s’est-il passé ? » murmurai-je.
Jiyari battit des paupières, interrogateur, puis soudainement une lueur de compréhension apparut dans ses yeux. Il contempla la main qui serrait encore la sienne et me regarda avec une expression mi-moqueuse mi-embarrassée.
— « Nous sommes frères. C’est ça ou alors tu flirtes avec moi. »
Je le lâchai et reculai maladroitement, pris de vertiges. Aussi incroyable que cela puisse paraître, quelqu’un avait contrôlé mon corps. Mais qui ? Kala, sans nul doute. Ce devait être lui. Ce n’était donc pas que des souvenirs : j’avais bien dans mon esprit une autre conscience… Était-ce possible ? Attah… La même chose était arrivée sur la barge, en me réveillant du cauchemar, compris-je. Ma peau avait pris une couleur grise et trois cercles et trois lignes s’étaient dessinées sur ma main droite… C’était comme si quelque chose, dans mon esprit, s’était libéré. Et ce n’était pas que le Datsu… c’était différent. Quant à Jiyari… Je contemplai le blond. Son visage, grisâtre un instant plus tôt, avait repris une couleur vive et hâlée.
Mon Datsu se brida progressivement. J’inspirai et marmonnai :
— « Qui diables es-tu ? »
— « Je peux te poser la même question, » me répliqua-t-il. « J’étais tranquillement assis en train de réfléchir à ma vie et, toi, tu viens et tu me serres dans tes bras. Je n’ai peut-être pas le sou, mais je ne suis pas désespéré au point d’accepter n’importe quoi… »
— « Mais que dis-tu ? » soufflai-je.
— « On se connaît ? »
— « Ne me dis pas que tu as oublié ! » m’exaspérai-je. « Je t’ai invité à dîner il y a trois jours. Drey Arunaeh. Et je n’avais pas la moindre intention de te prendre dans mes bras : pour je ne sais quelle raison, je t’ai donné la main et… et… »
— « Tu m’as pris dans tes bras. » Je m’empourprai. « Et tu m’as appelé frère. »
Il se rappelait donc ça, hein ? Son sourire m’arracha un soupir fatigué.
— « Apparemment oui, » convins-je. « Mais je ne l’ai pas fait volontairement. »
Je l’avais fait uniquement parce que j’avais perdu le contrôle de mon corps…
Jiyari posa une main sur mon épaule, souriant.
— « Ne t’inquiète pas. Moi aussi, j’ai des problèmes parfois pour savoir si mes souvenirs sont exacts. Mais tu viens de me montrer que toutes ces années passées à croire que j’avais été réincarné… je ne me trompais pas. Je ne rêve pas. Je ne sais pas qui tu es et, en même temps, quelque chose me dit que je te connais depuis de nombreuses années. C’est de la folie, n’est-ce pas ? » s’esclaffa-t-il.
Sa mine, auparavant perdue dans je ne sais quel puits noir, exprimait uniquement la compréhension et la solidarité. Mar-haï. Ce type était vraiment bizarre… Mais l’était-il plus que moi ? Troublé, je chassai sa main de mon épaule sans égards et fis une moue bourrue.
— « Qu’est-ce que tu fais ici à ne rien faire ? N’avais-tu pas deux-cents livres à lire ? »
Jiyari ouvrit grand les yeux.
— « C’est vrai… » Et il passa une main dans ses cheveux, en se redressant. « Mais j’ai changé d’avis. À partir de maintenant… » Il sourit de toutes ses dents. « Je vais accompagner mon frère ! »
J’arquai un sourcil.
— « Parfait. Eh bien, alors, passe un bon cycle. »
Jiyari éclata de rire et croisa les bras, un large sourire sur les lèvres.
— « Tu es long à la détente, hein ? Je suis Jiyari. Et, toi, tu es Kala. Et… zut, qui est Kala ? » il rit, confondu, frottant ses cheveux en bataille. « Enfin, ce qui compte c’est que je sais que personne d’autre n’aurait pu me serrer comme ça dans ses bras. Et personne d’autre ne verrait apparaître trois cercles et trois lignes sur sa main. Tu es Kala. Nous sommes les Pixies du Désastre. Nous sommes frères. Sur la barge, en venant à Donaportella, je t’ai vu transformé, je t’ai vu avec les yeux rouges et la peau grise… Je croyais que c’était une autre hallucination, mais ça ne l’était pas, et tu ne sais pas à quel point je m’en réjouis, tout cela est réel, tout ce que le maître Jok traitait de délires… c’est réel. Je suis un Pixie. Et tu es un Pixie comme moi. Nous sommes de retour, frère. C’est la seule chose dont je sois sûr maintenant. Oh, et aussi d’une autre chose, » ajouta-t-il, tandis que je le regardais, bouche bée. « L’énigme du livre que tu as lue pendant que je dormais à la bibliothèque… c’est notre père qui l’a écrite. »
Il pencha la tête de côté.
— « Ou, du moins, c’est ce que je crois. »
Je le contemplai fixement. Il disait être sûr et, la seconde d’après, il se montrait indécis… Mar-haï. Je levai les yeux vers les lointaines stalactites avant de les reposer sur l’apprenti scribe.
— « Jiyari, n’est-ce pas ? Maintenant, je m’en souviens. Tu étais un ami de Kala. Mais désolé de te le dire : moi, je suis Drey Arunaeh. Pas Kala. »
— « C’est pareil, » assura-t-il. « Moi, je suis Mensig sur les papiers officiels, mais je suis toujours Jiyari. »
Ce n’était pas pareil… Je secouai la tête.
— « Tu crois peut-être que je vais t’inviter à d’autres dîners caritatifs, ‘frère’ ? »
Le sourire de Jiyari s’évanouit.
— « Euh… Eh bien, je… je suppose que je pourrais ne pas manger tous les jours… »
Je soupirai tandis qu’il continuait à bredouiller. Lustogan aurait dit de lui que c’était une personne instable, déséquilibrée, mais, moi, je commençais à trouver son comportement plus compréhensible. Tout compte fait, s’il était vraiment un Pixie du Désastre ressuscité dans le corps de cet humain et s’il avait tant de problèmes pour se rappeler qui il était, il était normal qu’il se sente aussi instable, étant donné qu’il n’avait pas un Datsu pour le protéger.
— « Je peux vivre en ne mangeant que du pain et des drimis pendant un mois, » continuait à dire l’apprenti. « Je l’ai fait il y a trois ans quand le maître Jok m’a puni pour avoir été inconvenant avec le Grand Scribe. Quels souvenirs… Franchement, parfois j’ai l’impression que je pourrais vivre sans manger, mais ensuite je me rends compte que je ne peux pas et, alors, d’un coup, j’ai une faim si vorace que je pourrais manger un rowbi entier et… »
— « Tais-toi et viens avec moi, » le coupai-je.
Je m’éloignai, prenant le chemin de retour vers le banc où j’avais laissé Yanika, Orih et Saoko. Je m’étonnai moi-même. Étais-je en train de lui permettre de me suivre ? Vraiment ? Avant de lui tourner complètement le dos, j’aperçus un éclat d’espoir dans les yeux de Jiyari.
— « J’arrive ! » dit-il joyeusement. Et, me rattrapant, le Pixie du Désastre ajouta sur un ton moqueur : « Grand Chamane. »
— « Mmpf. Tu dis ça à cause du tatouage ? »
— « Non, non, » sourit-il. « Je le dis parce que Kala est le Grand Chamane, de même que Tafaria est la Grande Navigatrice, Rao, la Chercheuse, Jiyari l’Oubli… Et c’est peut-être précisément pour ça que j’ai toujours du mal à me rappeler, » rit-il. « Tu ne te rappelles pas ? »
— « Non. »
Nous fîmes quelques pas en silence. Alors, il récita :
— « Dans la lumière, chasse les roses, suit la parole, flotte et tournoie. Et entre le sable et le sel, bondit le chat, griffe et s’assoit. »
Il éclata de rire et je m’arrêtai un instant, le regardant fixement… Le blond se tourna vers moi avec un large sourire marchant à reculons.
— « Notre père joue avec nous, même au bord du précipice, tu ne crois pas ? »
Mon véritable père n’a jamais joué avec moi, pensai-je, exaspéré, mais je repris la marche en demandant malgré tout :
— « As-tu une idée de ce que cela signifie, Champion ? »
Le sourire de Jiyari s’élargit.
— « Pas une traître idée, Grand Chamane. »