Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
« Il existe un proverbe chez les commerçants des Souterrains : le voyageur solitaire se perd à jamais dans les ténèbres. »
Yanika Arunaeh
* * *
— « Voyageurs à bord, voyageurs à bord ! » criait un des bateliers.
Les quelques passagers qui restaient sur le quai s’empressèrent de monter. Nous, nous étions déjà à bord, installés sur un banc entre deux poteaux. Orih observait la barge avec intérêt.
— « Maintenant que j’y pense, » dit-elle, « c’est logique que la barge n’ait pas d’auvent. Ici, il ne pleut pas. Mais, alors, pourquoi les maisons d’Ambarlain et de Sérasel ont-elles un toit ? »
— « Pour se protéger de la chute des stalactites, pour préserver l’intimité et éviter la pollution acoustique… Les toits ne servent pas uniquement à s’abriter de la pluie, » raisonnai-je.
La mirole me regardait avec étonnement.
— « La pollution acoustique, » répéta-t-elle. « C’est quoi, ces mots bizarres ? »
Je souris.
— « Dans les Souterrains, c’est une affaire importante. Les gens parlent aussi de niveau de bruyance. Il change selon les endroits, le type de roches, leur forme… Et cela influe pas mal sur le prix des terrains résidentiels. »
— « Je vois, » médita Orih, palpant son menton.
— « C’est pour ça que la rochelion est si prisée bien qu’elle soit très courante, » ajoutai-je. « Elle ne fait pas que renouveler l’oxygène dans l’air : elle empêche aussi la réverbération du son. »
— « La réverbération, » répéta Orih. « Je vois. »
Au ton de sa voix, je n’en fus pas si sûr, mais elle ne posa pas d’autres questions ; je la laissai donc à ses méditations et m’appuyai contre le banc. La barge était notablement moins confortable que celle que nous avions prise Yanika et moi à l’aller… Mais comme Orih trouvait que c’était du gaspillage de payer davantage pour un peu plus de confort, nous avions pris celle-ci. À vrai dire, cela m’était égal, et Yanika assura qu’elle aussi trouvait que c’était une dépense superflue et qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui serve un jus de zorf et un faux sourire comme à l’aller… Parfois, je me demandais pourquoi je l’avais traitée comme une princesse, la menant dans de bonnes tavernes et auberges, si c’était pour qu’ensuite elle me dise ça. Elle aurait pu me le dire avant. Quant à Saoko, nous ne lui demandâmes pas son avis ; cela n’aurait fait que l’agacer.
La barge s’éloignait déjà du port de Sérasel. Nous voyagions depuis deux cycles. Autrement dit, deux jours. D’abord, nous avions commencé par marcher jusqu’au village d’Artiva, en suivant un chemin bondé de gens évacués. Des diligences, des carrioles, des animaux… Le chaos généré avait réveillé le sentiment de culpabilité d’Orih et, durant toute la moitié d’un cycle, elle avait aidé une famille de bergers de gazelles blanches. Ou, plutôt, nous avions aidé, vu que nous avions tous les quatre prêté main-forte pour charger les sacs et maintenir les gazelles regroupées et, en remerciement, une fois arrivés à Artiva, la famille nous avait invités à manger et à boire un délicieux lait de gazelle blanche. Et, au passage, Orih s’était prise d’affection pour la plus petite gazelle. Quand le père de famille me demanda, souriant, si le tatouage que j’avais appartenait à une corporation de waris samaritains, je ne sus vraiment pas quoi lui répondre. Si je leur avais dit que j’étais un Arunaeh, ils auraient cru que je plaisantais. Quel Arunaeh aurait pris la peine de leur donner un coup de main ? Mar-haï. Moi-même, je n’en aurais pas eu l’idée. Malgré tout, pensai-je, posant les yeux sur l’eau lisse et sombre du lac. C’était amusant.
Le chemin d’Artiva à Sérasel avait été plus tranquille et, à présent, nous quittions la ville portuaire en direction de Donaportella. Le voyage s’annonçait monotone, serein et silencieux. Et, contrairement à l’autre compagnie plus onéreuse, cette barge mettrait quelques heures de plus à arriver.
J’observai, un moment, un nuage de kéréjats qui voltigeait non loin, éclairant l’obscurité, puis je sortis un livre de mon sac et me mis à lire. Il s’intitulait L’incroyable légende d’un saïjit ordinaire. De Sirigasa Moa. Après avoir entendu dire au vampire à lunettes, Waïspo, qu’il avait lu tous ses livres, j’avais eu envie d’en lire davantage et je l’avais emprunté à Loy avant de partir.
Je lisais depuis trois heures peut-être quand mes yeux commencèrent à se fermer. Le clapotis de l’eau contre le bois m’assoupissait et, finalement, malgré la position inconfortable, je m’endormis.
Dans mon rêve, un dragon de terre se traînait au milieu de la roche tout en mâchant patiemment. Je le voyais de très près, mais je n’étais pas là. C’était comme si j’étais devenu la roche qu’il mangeait. Comme si, à force de tant détruire les roches, j’en étais devenu une. Était-ce possible ? Tout compte fait, quelqu’un de la famille disait déjà que Lustogan était une roche. Et Orih disait que j’étais un roc froid…
Soudain, le dragon de terre s’endormit et, sur lui, vint s’asseoir une silhouette floue et sombre avec un masque blanc qui me troubla immédiatement. Je la contemplai un bon moment, silencieusement, avant qu’elle ne dise :
“Alors, tu es une roche ?”
J’acquiesçai mentalement. C’était évident : je me sentais comme une roche et le dragon de terre avait commencé à m’engloutir.
“Non,” rectifiai-je alors. “Je suis toutes les roches.”
Il était difficile d’appréhender l’énormité d’être toute la roche d’Haréka, mais, en cet instant, je pensais pouvoir le faire… J’étais une roche courageuse. La pensée m’arracha un sourire, mais aussitôt je me sentis moins joyeux quand je vis que la silhouette masquée se transformait en un énorme rocher. Il tombait. Une roche pouvait aussi en briser une autre. Mais, moi, je n’étais pas sur son chemin. J’étais un peu plus loin, n’est-ce pas ? Cependant, il y avait quelqu’un sous la roche qui tombait. Le dragon avait disparu. Maintenant à sa place… se tenait Yanika.
L’horreur m’envahit. Mais je ne pouvais pas bouger : j’étais une roche. Je n’y pouvais rien…
Soudain, je m’aperçus que Lustogan était à mes côtés. Il regardait la scène sans bouger et je m’écriai :
“Sauve-la ! Frère, sauve notre petite sœur !”
Lustogan répliquait avec calme :
“Quelle sœur ?” Il marqua une pause puis tourna ses yeux bleus vers moi. “Tu peux détruire cette roche, Drey. Te crois-tu faible ? La force mentale prévaut sur toutes les autres.”
À peine eut-il fini sa phrase que la roche s’écrasa contre le sol dans un bruit de tonnerre. Trop tard ! Je fus pris de terreur et de désespoir. Dans ma triste immobilité, je m’époumonai :
“YANIKA !”
Je me réveillai brusquement avec le Datsu débridé. Dans la barge, l’horreur régnait.
— « Yani, Yani, réveille-toi ! Tu es réveillée ? » disait Orih, paniquée.
Les gens, sur les bancs, se recroquevillaient, muets et tremblants, ou criaient. Certains s’étaient même jetés à l’eau. Ceci n’était pas normal, raisonnai-je. Pourquoi se jetaient-ils à l’eau ? Il n’y avait aucun danger visible à bord.
— « Drey ! » cria Orih, m’agrippant par la manche. « Fais quelque chose, Yani est… »
Sa voix se fit si aigüe que ses mots s’étranglèrent. Son front était trempé de sueur. Ses yeux exorbités. Elle s’écarta de moi vivement. Je révisai mes souvenirs et acquiesçai pour moi-même en observant les actions irrationnelles des passagers. C’était Yanika qui provoquait cela. Je n’arrivai pas encore à très bien comprendre le « cela », mais les faits étaient indéniables.
Je constatai sans le comprendre que mon corps s’était levé. Je m’approchai du bastingage.
— « Non, Drey ! » s’écria Orih. « I-il va se jeter, Saoko, il va se jeter à l’eau !, il est devenu fou, as… as-tu vu ses yeux ? »
— « Ça m’agace, » soupira Saoko sur un ton particulièrement éteint.
Je contemplai les eaux sombres du lac et mes lèvres se courbèrent en un sourire.
— « Est-ce que cela a fonctionné ? » murmurai-je.
Je ne sus pourquoi je disais cela. C’était comme si une autre personne parlait à ma place.
Le bateau fit une brusque embardée et quelqu’un me heurta. Mes bras réagirent tout seuls en le repoussant sans lui jeter le moindre regard, puis ils hésitèrent tout à coup et tremblèrent. Alors, quelque chose dans l’air changea. Je ne sus déterminer quoi, mais je compris que mon comportement n’était pas normal. Et ceci était une raison suffisante pour m’arrêter et analyser la situation.
Me retournant, je pus voir Yanika ouvrir les yeux… et les ouvrir encore davantage en constatant ce qu’elle avait fait.
— « Frè… frère, » murmura-t-elle.
Je sentais quelque chose. Oui, je sentais quelque chose, mais était-ce important ? D’où me venait cette impression que je ratais un point essentiel pour comprendre la scène ?
— « Frère ! » cria soudain Yanika.
La petite kadaelfe aux tresses roses se leva et se précipita dans mes bras, m’étreignant avec force.
— « Frère, qu’ai-je fait ? Pourquoi ne m’as-tu pas arrêtée ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait… ? »
Elle me regarda alors dans les yeux. Les siens étaient noyés de larmes. Et quand elle vit mon visage, ils s’écarquillèrent.
— « Que se passe-t-il, sœur ? » dis-je. « Pourquoi pleures-tu ? »
Ma raison me disait que, si elle pleurait, cela signifiait que quelque chose allait mal. Le fait que les passagers du bateau n’agissaient pas normalement semblait le confirmer. Alors, Yanika sécha ses larmes et son visage se ferma.
— « Je vais bien, » murmura-t-elle. « Je vais bien. Frère, tout va bien. Tu vas… louer une jolie maison avec des fleurs à la Superficie. Sous le soleil et les étoiles. J’aime quand tu me racontes des histoires. Et je sais que tu as confiance en moi. Je suis forte, frère, n’est-ce pas ? Je suis forte… »
À partir de l’évocation de la maison, je crois, mon Datsu avait commencé à se brider et je sentis sa tranquillité forcée s’accroître et son horreur décliner. Sa tristesse subsistait. Mais la mienne, je crois, était encore plus grande. Maintenant, je comprenais tout. Yanika avait eu un cauchemar, elle avait affecté les esprits de tous, elle avait terrifié tout le monde… et, enfin, tout était revenu à la normale, les bateliers s’empressaient de récupérer les passagers tombés à l’eau et les autres parlaient entre eux, demandant que diables il était arrivé, ou alors ils se taisaient, encore sous l’effet de la tension… Et moi, dans tout ça, j’étais le seul à n’avoir rien senti. J’avais même eu le mauvais goût de sourire, allez savoir pourquoi.
— « Yanika, » balbutiai-je.
Son soulagement en me voyant de nouveau normal était évident. Mais son aura était toujours troublée malgré ses efforts pour la réprimer. Je l’enlaçai d’un bras et remarquai le regard choqué d’Orih, rivé sur nous. Saoko, lui, n’avait pas bougé de place, mais il tenait encore un poing sur le pommeau de son cimeterre comme si son arme pouvait le protéger de l’aura. Par chance, les autres passagers ne semblaient pas avoir compris quelle était la source de tous leurs maux. Je poussai doucement Yani et nous nous assîmes de nouveau sur le banc.
— « Drey… » murmura Orih après un silence. « Pourquoi tu n’as rien fait ? Démons, qu’est-ce que tu fabriquais ? »
Je lui jetai un regard foudroyant.
— « Silence. Ne parlons pas de ça. Yani, jouons à la bataille rocale. »
Je sortis le petit damier avec les pièces. Le jeu était simple et consistait à en finir avec les roches de son adversaire ; c’était le jeu idéal pour changer les idées de Yanika. Orih dut le comprendre car elle n’insista pas, mais je continuai à sentir ses regards de reproche. Au bout d’un moment, les bateliers passèrent pour demander à chaque passager si tout allait bien. Un garçon blond assis un peu plus loin assura :
— « Je vais bien. J’ai été bousculé, je suis tombé et j’ai eu comme une vision… Ça a été très bizarre. Qu’est-ce qu’il s’est passé, à votre avis ? »
— « Nous ne le savons pas, » avoua l’un des bateliers. « Certains parlent de la Rêveuse du lac… D’autres disent que cela pourrait être la Sirène du Désastre. On dit qu’après avoir disparu de la mer d’Afah il y a cinquante ans, elle est réapparue dans le Lac Raz il y a peu. »
— « La Sirène… du Désastre ? » murmura le garçon blond. Il avait l’air plus intéressé qu’effrayé. « Elle existe ? »
— « Des contes de vieilles femmes ! » répliqua un moine appuyé avec désinvolture contre le bastingage. « La Sirène du Désastre est une légende païenne. C’est la grande Ohawura qui nous a fait trembler ainsi, ignorants. Une fois arrivés à Donaportella, je lui offrirai un verre de sang en sacrifice. Que ceux qui veulent obtenir Sa protection en fassent autant ! »
Son visage sinistre, traversé verticalement par la flèche tatouée d’Ohawura, était plein de ferveur, probablement due à une tentative d’évacuer la tension. Je roulai les yeux. Les adorateurs d’Ohawura étaient connus pour leurs discours sanguinaires et sombres. Tout compte fait, Ohawura était la déesse wari du Sang et demandait à ses fidèles des sacrifices assez écœurants.
Alors, un commerçant prit la parole. Il portait le tatouage de Latarag, dieu de la Lumière, de la Volonté et de l’Action. Il argumenta que ceci n’était qu’une intervention de Latarag pour nous rappeler combien il était important de se maintenir ferme. À partir de là, d’autres s’animèrent à soumettre leurs divinités favorites et l’atmosphère s’allégea et s’emplit de plaisanteries. Je soupirai et me concentrai de nouveau sur la bataille rocale. Il était curieux de voir comment les gens s’ouvraient et parlaient sans réserve quand un incident inhabituel se produisait.
Tu vois, Yani ? Ton pouvoir apporte aussi de bonnes choses, pensai-je.
Mais je n’osais pas lui en parler. Pas maintenant que ma sœur s’appliquait avec tant d’efforts à penser uniquement aux pièces de la bataille rocale. Même moi, intérieurement, je savais que tous deux nous nous sentions coupables. Et elle, probablement plus que moi, car elle n’avait pas de Datsu. Elle n’était pas comme moi. Maintenant que j’y pensais, mon cauchemar avait très probablement été influencé par l’aura de Yanika. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait… mais c’était la première fois que cela nous surprenait dans une barge avec un tas de gens dessus. Cela aurait pu être pire, me dis-je. Personne ne s’était noyé. Je bougeai une pièce et fronçai les sourcils. Quoi qu’il en soit, ce cauchemar avait été étrangement net, en particulier les paroles de Lustogan. Mon frère avait la mauvaise manie d’apparaître dans mes cauchemars mais, jusqu’alors, je ne m’étais jamais souvenu de ses paroles avec autant d’exactitude. Mar-haï… Le craignais-je tant ? C’était mon frère, mais c’était aussi mon maître, l’homme qui m’avait appris un mode de vie, une façon de penser, une façon de voir le monde, l’homme qui m’avait entraîné impitoyablement pour faire de moi un grand destructeur…
Et c’était aussi l’homme qui avait promis de me séparer de Yanika si celle-ci me faisait du mal.
Je chassai cette pensée. Je savais que Yanika était très sensible à mon état d’âme et ce n’était pas le moment de l’inquiéter davantage. Je finis de détruire toutes les roches de son côté et dis :
— « Tu veux que je te lise le livre de Moa ? »
— « Qu’est-ce qu’il raconte ? »
— « La vie d’un dompteur de chats sauvages qui part en voyage avec un tigre des neiges pour l’aider à retrouver son clan. »
Yanika montra de l’intérêt.
— « Est-ce que le tigre parle ? »
Je souris, ramassant le livre et l’ouvrant.
— « Bien sûr. Mais par voie mentale. »
Je commençai à le lui lire depuis le début et, au bout d’un moment, je me réjouis de constater que l’aura de Yanika était apaisée et absorbée. Quand je me rendis compte qu’Orih écoutait elle aussi, l’air totalement captivée, je me rappelai avec amusement qu’Orih avait une véritable passion pour les félins, tout comme le protagoniste du livre. Elle devait sûrement s’identifier avec lui.
Peu après avoir mangé, alors que mon anneau de Nashtag prenait une couleur vert phosphorescent, nous contournâmes enfin une énorme colonne qui plongeait dans le lac et nous aperçûmes les lumières de Donaportella.
La vue était belle. Les eaux du lac, noires comme l’encre, reflétaient à peine la lumière des milliers de lanternes qui éclairaient les rues pentues de la partie haute de la ville.
— « C’est énorme, » murmura Orih. Ses yeux orangés étincelaient eux aussi comme des flammes, fascinés.
Je me levai à mon tour, fermant le livre.
— « Et ça, c’est seulement la partie que tu vois. La majorité des gens vit dans des galeries intérieures. Certains l’appellent la Ville Labyrinthe. Mais, crois-moi, les rues intérieures sont très larges et il y a de grandes places. C’est un endroit agréable. La seule partie vraiment claustrophobique, c’est le Quartier Faïngal. Comme seuls des faïngals et des hobbits y vivent, ils préfèrent avoir des tunnels plus petits pour que les autres saïjits n’y entrent pas. »
— « Astucieux, » dit Orih en roulant les yeux. « Drey, et ce grand édifice sur la falaise ? C’est le Conseil ? »
— « Non, ça, c’est la Bibliothèque. » La mirole écarquilla les yeux. Je m’appuyai contre le bastingage de la barge, tout en ajoutant : « Jolie, hein ? L’Académie Celmiste est le bâtiment juste à côté. Donaportella est comme un enchevêtrement de toiles d’araignée. Et cela dans tous les domaines. Son administration est si compliquée que même les secrétaires se perdent. C’est aussi pourquoi ils ferment l’œil quand bon leur semble. C’est une ville un peu chaotique, mais c’est peut-être pour ça que les gens sont plus ouverts qu’à Dagovil. Ce qui n’est pas difficile, il faut bien le dire. Ne t’inquiète pas, je suis certain que l’ambiance te plaira, » assurai-je face au regard interrogatif d’Orih.
— « Sûrement, » sourit-elle, optimiste.
— « Excusez-moi, » intervint une voix. « Mais je n’ai pas pu m’empêcher de vous écouter. Vous allez à la Bibliothèque de l’Académie ? »
Le jeune homme blond d’avant était accoudé au bastingage à peine deux mètres plus loin. Je le regardai de haut en bas. Mis à part son écharpe rouge, il portait une longue tunique toute simple d’apprenti de quelque sanctuaire. Il n’avait aucun tatouage, mais son pendentif de forme carrée aux bords concaves et avec une étoile en son centre m’informa de sa provenance : il venait probablement d’une École Savante où l’on vénérait Tatako, le dieu de l’Écriture et de l’Histoire. Orih lui répondit avant que je ne me décide à le faire :
— « Nous irons seulement à la section élémentaire ! Nous n’avons pas de carte. »
— « Une carte ? » répéta le jeune homme. « Oh. Oui. Bien sûr. Une carte. Quel dommage. »
Il n’en dit pas plus et nous tourna à moitié le dos pour continuer à contempler les lumières de la ville. J’échangeai un regard avec Orih, nous haussâmes les épaules et retournâmes près du banc pour prendre nos sacs. Quelques minutes après, nous débarquions. Orih sauta sur la terre ferme et fit un tour sur elle-même, radieuse.
— « Drey, Yani ! Je compte sur vous pour me montrer tout ce qui est intéressant ! Y a-t-il beaucoup de chats par ici ? » demanda-t-elle alors que nous nous mettions en marche.
— « Quelques-uns, » dit Yanika. « Mais tous ne sont pas affectueux. Il faut savoir les reconnaître. »
— « Ne t’inquiète pas ! Pas un seul ne me résiste, » affirma la mirole avec entrain.
Tandis que nous montions une large avenue, elle s’arrêta devant une boutique de vases, émerveillée, et Yanika et moi échangeâmes un sourire amusé. Quelques mètres derrière nous, Saoko s’ennuyait mortellement. Il cheminait avec une certaine lourdeur, comme s’il avait eu la nausée. Mais était-il possible d’avoir le mal de mer sur un lac ?
— « Frère, » dit alors Yanika dans un murmure.
Son aura distillait la fatigue plus que la tristesse. Je me rembrunis, comprenant à quoi elle pensait.
— « Les choses sont comme elles sont, Yani. Tout le monde fait des cauchemars. Même toi. »
— « Je sais… »
Il y eut un silence. Orih contemplait maintenant une boutique d’images fixes et elle y entra, probablement pour voir s’ils avaient des images de chats.
— « Sais-tu à quoi j’ai rêvé ? »
Je me tournai vers ma sœur, les sourcils arqués.
— « À quoi ? »
— « À un énorme dragon qui me confondait avec une roche et me mangeait, puis je cessais de sentir quoi que ce soit jusqu’au moment où j’arrivais dans son estomac et je me retrouvais avec… »
— « Yani… » murmurai-je, posant une main sur sa tête. Son aura se troublait dangereusement…
Mais elle continua :
— « Je me retrouvais avec un tas de serpents enroulés autour de moi. Et je fermais la bouche pour qu’ils n’entrent pas… Je ne pouvais pas me réveiller. Mais alors Lustogan est arrivé et il… »
Je déglutis. Lustogan ?
— « Il m’a dit que j’étais la seule capable de te protéger, frère, » dit Yani d’une voix étouffée. « Et pourtant, il m’a dit : encore… encore une fois tu lui fais mal. Et quand je me suis réveillée… c’était vrai. »
Je fronçai les sourcils. Se pouvait-il que Yanika se préoccupe davantage pour moi, qui n’avais rien senti, que pour ceux qui s’étaient jetés à l’eau, morts de frayeur ? Je secouai la tête.
— « Yani, je te l’ai déjà dit mille fois : quand mon Datsu se libère, tu ne me fais pas mal. Je ne sens rien. »
Yanika cligna des paupières.
— « Tu ne te rends pas compte ? » murmura-t-elle. « Tu ne te rends pas compte que… c’est ça, le pire ? »
Je la regardai avec surprise.
— « Comment ça ? »
— « Que tu ne ressentes rien. Que tu sois même presque incapable de me reconnaître. Je le sais, frère. Je sais que tu as du mal à savoir qui je suis. Cette fois, quand je t’ai regardé… tu avais l’air d’être une autre personne. » Je plissai le front. Une autre personne ? Vraiment ? À ce point ? Ma sœur baissa les yeux vers les pavés de l’avenue, en ajoutant plus bas : « Je t’ai promis que je t’aiderais avec ça et il y a quelque chose que je ne t’ai pas encore dit. Les sentiments que tu ne ressens pas, frère… plus tu libères le Datsu, plus ils sont forts. Et quand tu le libères complètement, tu es comme… comme le spectre de Tchag. Tu as du mal à revenir. Et, sans moi, tu as encore plus de mal à revenir. Lustogan me l’a dit il y a longtemps. Un jour… peut-être que tu ne pourras pas revenir. »
Ses paroles me laissèrent bouche bée. Qu’un jour, je ne serais pas capable de brider mon Datsu ? Que je serais comme un spectre ? Que voulait-elle me dire ? Mes yeux s’emplirent de larmes, pas à cause de ma tristesse mais à cause de celle de Yanika. Je lui pris les mains, le cœur glacé. C’était moi qui étais censé la protéger, moi qui utilisais le Datsu pour la sauver, elle… Jamais je n’aurais pensé que cela puisse être le contraire. Que diables lui avait raconté Lust ?
Je jetai un coup d’œil à Saoko et à Orih. Celle-ci était revenue de la boutique d’images et, à l’expression altérée de la mirole et au geste gêné du drow, je devinai qu’ils avaient entendu les paroles de Yanika. Je soufflai.
— « Une seconde, » leur dis-je.
Et je conduisis ma sœur jusqu’à une ruelle déserte. Là, je la fis s’asseoir sur un tonneau, m’assis à mon tour sur un autre et lançai :
— « Yanika. Je ne sais pas ce que Lustogan t’a dit, mais écoute-moi : est-ce que je me soucie de savoir que ton Datsu ne fonctionne pas comme celui des autres ? Non, n’est-ce pas ? Je m’adapte à lui et je l’accepte comme, toi, tu l’acceptes. Alors, pourquoi n’en faisons-nous pas autant avec le mien ? Il est clair que mon Datsu ne fonctionne pas comme celui de Lust ou comme celui de Père. Si le mien me prive trop de sentiments, il t’aide aussi, toi, et, si le tien les propage, tu m’aides, moi. Pourquoi ruminer ça davantage, sœur ? »
Je me sentais légèrement frustré. Parce que Yanika se préoccupait pour moi et je ne voulais pas qu’elle le fasse. Mes paroles l’avaient laissée muette. Je soupirai et détournai mon regard vers l’avenue. Les passants continuaient à monter et descendre, mais la ruelle où nous étions était silencieuse.
— « Je comprends, » murmura Yanika. « Mais… Lustogan… »
— « Oublie ce qu’a dit Lust, » lui dis-je. « Je ne t’abandonnerai en aucun cas, Yani. C’est vrai que mon Datsu se libère à cause de ton aura, mais paradoxalement je reviens aussi grâce à elle. Chaque fois que mon Datsu se libérera, je reviendrai, je te le promets. Je suis toujours revenu. » Je souris. « Comme dirait Naylah, une promesse est une promesse. »
Yanika me rendit un léger sourire. Elle acquiesça, pensive.
— « Mm… Alors, laisse-moi te promettre quelque chose, moi aussi, frère. » Elle quitta le tonneau, se laissant glisser jusqu’au sol, et plongea ses yeux dans les miens. Elle déclara : « Chaque fois que le Datsu se libèrera, je t’aiderai à revenir. »
Son aura s’était allégée quand elle tendit la paume de sa main vers moi. Dans ses yeux noirs, brillait un éclat de défi déterminé. Je l’avais rarement vue aussi grave. Avec une moue souriante, je posai ma main contre la sienne avec solennité.
— « Une promesse est une promesse, » fîmes-nous en chœur.